Éditions Édouard Garand (p. 14-15).

VIII


L’automobile s’engagea sur la Place Dominion, bordée à droite par l’Archevêché et la Grande Basilique, suivit quelques instants la rue Ste-Catherine, encore silencieuse, tourna à gauche la rue de l’Université McGill et prit la rue Sherbrooke, la grande artère aristocratique de Montréal. Paul Demers n’échangeait que quelques mots avec le conducteur ; il admirait les belles proportions de ces rues, l’aspect soigné de ce quartier où rien ne révélait la misère. Quand on atteignit le Parc Lafontaine avec ses pelouses entremêlées de massifs de fleurs, il se retourna légèrement vers les deux compagnes de cette promenade matinale, qui restaient blotties sur leurs coussins : « J’ai l’illusion, dit-il d’être encore dans un coin du Bois-de-Boulogne. » La femme et la jeune fille sourirent aimablement. Mais, avant de leur laisser le temps de répondre, Robert arrêtait sa voiture. La maison Desautels occupait l’angle de la rue Chambord et du Parc Lafontaine. C’était une propriété de famille.

« Nous voilà chez nous », dit le conducteur.

Paul Demers s’empressa de descendre et offrit courtoisement la main aux deux femmes pour leur aider à mettre pied à terre. Le ronflement de l’auto avait donné l’alerte à toute la famille, qui se montra sur le perron. Robert se chargea de présenter les siens à son ami : « Maman et Papa ; mes sœurs Aurore et Bébé ; le fils et la fille de mon frère aîné, arrivés hier au soir, Rosaire et Jeanne d’Arc ; cette dernière est née pendant que nous nous battions en France ; elle porte un nom symbolique. »

On s’empressa d’introduire le voyageur, après avoir échangé de bonnes poignées de main. « Vous devez être bien fatigué, dit la vénérable Madame Desautels ; mes filles vont vous conduire dans vos appartements. Yvonne et Aurore, je vous confie notre hôte. » Les deux jeunes filles prièrent le voyageur de les suivre à l’étage supérieur, où les fenêtres s’ouvraient sur un double panorama : au Nord-Ouest, le Mont-Royal dominant la ville ; au sud le Parc Lafontaine, la partie basse de la cité, le port, le St-Laurent, et toute la verte campagne de la rive sud. « Vous m’avez trop gâté, Mesdemoiselles s’écria Paul Demers, je vois bien que vous voulez me faire aimer votre beau Canada. » — « Vous l’aimerez, reprirent les jeunes filles, et vous nous aimerez aussi un peu, comme nous aimons ceux qui viennent de France. »

Un gros bouquet, où pendaient des rubans tricolores, était sur le bureau destiné à M. Demers. « Ça, dit Yvonne, c’est l’œuvre de Bébé : elle y a travaillé longtemps, hier au soir. » — « Remerciez Bébé pour moi en attendant que je descende, dit le jeune homme. Je me sens trop ému pour vous dire toute ma reconnaissance. » Les jeunes filles se retirèrent, promettant à leur hôte de venir l’appeler bientôt, pour le premier déjeuner.

Resté seul pour un moment, Paul Demers put voir tout le confortable des maisons bourgeoises dans le Nouveau-Monde ; sous ce rapport le Canada va de pair avec les États-Unis : aération, hygiène, éclairage, chauffage, tout est disposé pour assurer l’indépendance des facultés supérieures dans l’être humain ; un cerveau qui veut produire, sans se mêler au tourbillon des mondanités, ne perd pas un instant dans les mille détails matériels qui encombrent la pensée et en ralentissent la marche.

Si le génie latin de l’Ancien Monde avait ce sens pratique, il décuplerait son rendement. La race canadienne est admirablement placée pour faire triompher cette double tendance, pour rester française dans un cadre américain.

On a vu que Paul Demers, par ses origines flamandes, portait en lui à la fois les hautes spéculations de l’esprit et le besoin d’ordre dans la vie physique, l’amour de l’art et de la science ; il réalisait, autant qu’il se peut, l’homme complet entrevu par le Père Gratry dans son beau livre intitulé : « Les Sources ». Les circonstances qui l’arrachaient à sa vie antérieure le jetaient dans un milieu fait pour lui. Ce n’était pas, du reste, les commodités matérielles de son installation qui l’absorbaient en ce moment : il avait le cœur rempli des douces images qu’il venait d’entrevoir dans cette famille : ces physionomies si ouvertes, si franches, cette cordialité si simple, cette bonne grâce dans les moindres gestes, tout lui rappelait la haute distinction des vieilles familles de France restées fidèles à leur province ; la vraie noblesse des manières produit l’aisance des relations et ne met personne à la gêne. Sa dernière toilette était à peine achevée, qu’il entendit frapper à sa porte. C’étaient Yvonne et Aurore qui venaient le chercher : le déjeuner était servi.

Yvonne, que Paul Demers avait mal vue dans ses fourrures, était encore dans son négligé du matin : elle avait épinglé quelques œillets rouges à son corsage rose-pâle. Sa physionomie, d’un ovale très pur, révélait entre dix-neuf et vingt ans. Ses grands yeux bleus avaient une expression peu commune ; les étrangers sont unanimes à trouver particulièrement expressif le regard des jeunes Canadiennes. De longues nattes de cheveux blonds formaient quelques nœuds négligemment disposés sur sa nuque ; quelques boucles, émergeant çà et là, encadraient son profil. Son teint respirait la santé : on voyait de prime abord que ses lèvres empourprées et ses joues roses n’avaient besoin d’aucun fard artificiel. Sans être grande, elle était de taille élancée, et sa démarche trahissait des lignes d’une admirable harmonie.

Quant à Aurore, elle semblait la bien-nommée par ce clair matin ; elle n’était déjà plus une enfant, mais ses longs cheveux bouclés flottaient encore sur ses épaules. Sans le savoir, ou pouvait lui donner seize ans, dix-sept au plus. Contrairement à sa sœur aînée, elle était brune, avec des yeux très vifs. Vigoureusement musclée, elle paraissait une fervente des sports féminins : c’était une superbe académie ; elle était presque aussi grande que sa sœur Yvonne, mais ses formes plantureuses, sa forte prestance, lui donnaient un aspect plus ramassé. Nature ardente, précoce, passionnée de bonne heure, elle contrastait avec le caractère plus doux de son aînée, et son éducation avait donné lieu à quelques démêlés avec ses maîtresses. La piété qui régnait dans la famille avait eu raison, sans trop de peine, de cette exubérance de vie.

D’un coup d’œil, le physionomiste qu’était Paul Demers n’eut pas de peine à pressentir ces nuances qui différenciaient les deux jeunes filles ; mais il ne s’y arrêta pas, et ne voulut voir en elles que deux jeunes cousines d’un degré lointain, deux petites françaises du Canada : « Je suis fier de ma race, se dit-il en lui-même ; elle s’est magnifiquement embellie sur ces bords lointains ; combien de jeunes Français, sur l’autre continent, auraient les yeux éblouis par ces fleurs éclatantes ! »