Éditions Édouard Garand (p. 12-14).

VII


Il est environ cinq heures du soir : la vieille cité laisse voir sa silhouette, ses fortifications, son Château Frontenac, tous ses murs fièrement campés sur le haut promontoire qu’ils occupent. Québec est peuplé d’anciens souvenirs. Paul Demers arrête un moment ses regards sur cette vaste citadelle, mais l’idée ne lui vient même pas d’interrompre son voyage, pour passer la journée du lendemain parmi ces vénérables reliques ; il doit s’y attarder en d’autres circonstances. Sa pensée va maintenant tout entière vers la famille qui l’attend, et à laquelle il ne veut pas causer une déception par le moindre contre-ordre.

Lentement, l’Empress fait son entrée dans le port ; deux puissants remorqueurs aident le mastodonte à toucher le quai, et le débarquement commence. C’est une opération assez longue que d’évacuer un pareil navire de ses habitants, avant de commencer le déménagement des bagages et des marchandises. Les deux amis étaient près de la passerelle, attendant leur tour. Enfin, le défilé commença, et ils se retrouvèrent sur la terre ferme, ayant encore dans les jambes cette impression d’instabilité qui dure plusieurs jours après un long voyage en mer.

Le train maritime était formé, sur les lignes parallèles au quai de débarquement ; Paul Demers pria le Père Garnier de l’excuser un instant, pendant qu’il allait réserver sa place ; il revint après quelques minutes. Le train ne devait partir qu’assez tard dans la nuit, mais le religieux était attendu chez ses confrères de Québec, qui avaient envoyé une voiture à sa rencontre ; c’était le moment de se séparer.

« Mon fils, dit le prêtre, je vous appelle volontiers de ce nom après toutes nos confidences réciproques. Quelque chose me dit que nous devons nous revoir, mais les impressions sont souvent trompeuses. Je vais partir pour un désert relativement lointain, et vous allez vers les régions populeuses. Dieu veuille que vous y trouviez un vaste champ d’activité, après y avoir refait vos forces. Je ne vous oublierai pas soyez-en sûr. Vous êtes un peu comme ce jeune homme que le Sauveur aima dès qu’il l’aperçut, d’après le texte des Évangiles. Laissez-moi donc vous ouvrir mes vieux bras de missionnaire et vous presser paternellement sur mon cœur, avec l’espoir de vous retrouver dans le grand repos de l’Éternité. »

Paul Demers ne put que répondre quelques mots de remerciement : l’émotion de ce vieillard l’avait gagné, et il comprenait tout ce qu’un vieux cœur peut renfermer de tendresse, au moment où il va quitter les êtres qui le comprennent pleinement. Le Père prit place dans la voiture qui lui était destinée, et, après un dernier salut, le jeune homme monta à son tour dans le confortable wagon du Pacifique Canadien. Il alla prendre un léger repas au wagon-restaurant, se promena encore sur le quai, tandis que le crépuscule jetait un dernier reflet sur les hauteurs de la ville ; la nuit enveloppa bientôt tout le port. Ému, remué jusqu’au fond de l’âme par l’affection dont il était l’objet dès sa descente sur le sol de sa nouvelle patrie, Paul Demers regagna sa place dans le train : le nègre avait transformé les sièges en lits moelleux. Le jeune voyageur s’ensevelit derrière ses rideaux, et, vers dix heures du soir, le convoi s’ébranla dans la direction de Montréal.

C’est la dernière étape qui commence : le train glisse sur ses bogies ; Paul Demers se laisse doucement bercer par ce mouvement plus ferme et plus régulier que le roulis et le tangage de l’Empress, et il ne tarde pas à s’endormir profondément. Au bout de quelques heures il a l’impression vague d’un va-et-vient dans le couloir du wagon ; des voyageurs se dirigent vers la porte de sortie ; sans être complètement réveillé, il perçoit la voix du contrôleur qui annonce Trois-Rivières. La moitié du parcours est déjà franchie. Il se rendort de plus belle et ne sort de son sommeil qu’aux lueurs de l’aube naissante. Le fidèle nègre a déjà commencé son travail de transformation dans ce vaste dortoir ; les lits disparaissent comme par enchantement, les matelas sont hissés dans les placards supérieurs de la voiture, les sièges sont remis en place, tandis que les voyageurs se dirigent vers le lavabo où s’étalent les coffrets de toilette. Paul Demers procède aux soins minutieux de sa personne, selon sa coutume ; il veut se présenter en bonne forme à ses amis et faire disparaître toute trace de fatigue.

L’aurore fait bientôt place au plein jour ; le train file à toute vapeur ; on aperçoit des villas coquettes, entourées de jardins ; c’est la banlieue de la grande ville. Des tramways circulent sur les routes voisines de la voie ferrée ; il y a déjà un moment que le pont de Lachine, sur le St-Laurent, a été franchi. Dernier arrêt : Montréal Ouest ; on pénètre au cœur de la ville, et le train ne tarde pas à faire son entrée dans la gare Windsor.

Malgré l’heure matinale, nombreuses sont les familles massées sous le grand hall de sortie pour attendre les voyageurs : la foule se presse, des remous se produisent, on se reconnaît de loin, ce sont des acclamations sans fin. Paul Demers s’avance, accompagné du porteur nègre qui tient sa valise ; avant même qu’il ait pu distinguer ses amis dans cette foule bruyante, il s’entend appeler par son nom : « Paul Demers, mon vieux camarade, par ici ! » C’est Robert Desautels qui est là, avec sa jeune femme et sa sœur aînée ; les deux camarades de tranchées s’embrassent comme des frères ; Robert présente Madame Desautels et sa sœur Yvonne ; le voyageur s’incline avec respect ; mais ces aimables personnes lui tendent familièrement la main.

« Mon brave Paul, s’écrie Robert, tu excuseras le reste de la nichée de n’être pas venue à ta rencontre ; jeunes et vieux commençaient à ouvrir l’œil quand nous sommes partis. Je suis sûr qu’ils se préparent à te recevoir, car il n’est plus question que de toi depuis des semaines. »

— « Mon cher Robert, répond le voyageur, tu n’as pas à t’excuser ; tu ne saurais croire combien je suis touché de cette chaude sympathie… J’aurai à te raconter mon premier contact avec le monde canadien : il s’est produit au cours de mon voyage, et s’est complété dès hier par ta bonne missive. Soyez tous remerciés. »

— « As-tu des formalités à remplir auprès de la douane, reprend Robert ; je crois que ces opérations ont lieu à Québec, pour les vaisseaux qui ne viennent pas à Montréal. » — « C’est exact ; nous avons eu un assez long arrêt pour faire visiter nos bagages. » — « Alors, en route ! Il y a assez longtemps que tu roules, mon vieux : tes malles seront retirées plus tard. J’ai laissé mon auto à quelques pas d’ici. » Le groupe sort de la gare et s’approche d’une riche limousine. « Si tu veux bien, dit Robert, nous laisserons ces dames à l’arrière de la voiture. Ici, nous nous passons de chauffeur à gages. Je me mets moi-même au volant ; prends place à côté de moi. »