Éditions Édouard Garand (p. 11-12).

VI


Cette radieuse après-midi touchait à sa fin ; le Père Garnier demanda la permission de se retirer avant le repas du soir, pour vaquer à ses prières. Le jeune homme, de son côté, se rendit au petit salon, le drawing-room, pour y retrouver ses livres ; chemin faisant, il rencontra la charmante Françoise de Bellefeuille qui le désigna à sa famille : on échangea quelques compliments, avec la promesse de se revoir à Montréal.

À l’issue du dîner, les deux amis passèrent encore une bonne heure ensemble. Mais déjà, les ponts étaient envahis par toute une jeunesse cosmopolite qui se préparait au traditionnel dancing : « Laissons la place à cette sémillante société, dit le Père ; tous ces snobs vont se dégourdir les jambes en de fringants tourbillons, et la sauterie ne se terminera pas de bonne heure. Nous, gens plus rassis, nous allons dormir ; je crois parler pour vous et pour moi, car vous ne me semblez pas un habitué de ces réjouissances à la mode. » — « Vous l’avez dit, Révd Père, répondit en riant Paul Demers ; j’ai trop connu la danse des obus pour me livrer ici à pareil sport. » — « Oui, ajouta le missionnaire, nous sommes des sages pour qui les idées valent mieux que la dissipation. Bonsoir, mon bon ami ; nous nous réveillerons demain sur le fleuve St-Laurent. »

Le lendemain matin, en effet, l’Empress of France voguait entre deux rives recouvertes de verdure. Paul Demers, levé de bonne heure, jeta un coup d’œil sur ce magnifique spectacle. Mais selon sa coutume, il se rendit à la Messe que le Père célébrait à bord, et il reçut, mêlé à un groupe pieux, le Dieu qui apaise les plus grands chagrins et prépare à ses fidèles, après les jours d’orages, une période de sérénité.

Il se sentait déjà dans une France nouvelle ; quand il retrouva le missionnaire, après le premier déjeuner, ils admirèrent ensemble les superbes paysages qui s’étalaient sous leurs yeux : d’élégantes maisons blanches apparaissaient çà et là dans la verdure. Les travaux du printemps battaient leur plein, le blé sortait de terre, dru et vigoureux ; les prairies apparaissaient, herbeuses, jonchées de fleurs. De loin, on pouvait distinguer les paysans, les habitants, selon le terme canadien, qui se répandaient vers la campagne. Paul Demers pensait en ce moment aux grands aïeux, à Champlain, à Laval, à Montcalm, qui étaient arrivés là sur de frêles embarcations, trois siècles plus tôt : « C’est égal, dit-il au Père, nos ancêtres avaient préparé ici une belle France ; et malgré les malheurs survenus, leurs descendants n’ont pas lâché prise. On est fier de penser que ces rives sont encore françaises de langue, françaises de cœur, par la fidélité à nos meilleures traditions d’autrefois. »

Une ville se dessinait sur la rive sud : des cheminées d’usines se dressaient dans la plaine : « Nous arrivons à Rimouski, dit le Père Garnier ; nous aurons un court arrêt à la Pointe-au-Père pour changer de pilote et pour prendre le courrier. »

Effectivement, l’Empress ralentit majestueusement sa marche et s’arrêta vers le milieu du fleuve, tandis qu’un remorqueur venait rapidement s’appuyer contre lui : c’était un nain flanqué contre un géant. Une porte inférieure s’ouvrit au-dessus de la carène de l’Empress, un pont mobile fut tendu, et, tandis que le remorqueur s’agitait dans les vagues, sans pouvoir se fixer complètement contre l’immense transatlantique, le nouveau pilote sauta prestement sur le pont lancé au-dessus des flots, un sac de dépêches le suivit à travers l’espace, et le grand navire fit entendre sa sirène ; déjà les hélices étaient en marche : l’Empress confiait son sort au pilote spécial qui connaît les moindres accidents du fleuve, de Rimouski à Québec.

C’est un enchantement pour les yeux que cette marche triomphale sur le fleuve royal, surtout pour les passagers qui assistent nouvellement à ce spectacle ; les paysages les plus gracieux se détachent sur un fond grandiose : au nord, les découpures des Laurentides ; au sud, les Monts Notre-Dame. Peu à peu, le fleuve se rétrécit ; on distingue nettement ce qui se passe sur les deux rives ; les paysans agitent leurs mouchoirs pour saluer les voyageurs qui arrivent d’Europe.

Paul Demers avait contemplé longuement, en compagnie du Père, ce panorama unique au monde. Ayant regagné un instant sa cabine, il trouva sur la tablette fixée au bord de son lit un pli à son adresse : le courrier de Rimouski venait d’être distribué ; il lut sur l’enveloppe : « Monsieur Paul Demers, à bord de l’Empress of France, Pointe-au-Père, Province de Québec. » Le cachet postal de départ portait Montréal, mais l’écriture lui était inconnue. Il se hâta d’ouvrir cette mystérieuse missive : « Cher Monsieur Demers, vos amis qui vous attendent impatiemment s’empressent de vous souhaiter la bienvenue sur la terre canadienne. » Et toute la famille présente avait signé : « Monsieur et Madame Desautels, père et mère ; Monsieur et Madame Robert Desautels ; Yvonne, Aurore, Bébé. » Ce dernier nom désignait la plus jeune des filles qui s’appelle toujours Bébé dans la famille canadienne ; son vrai nom était Rolande. Le jeune homme, vivement touché de cette délicate attention, court au Bureau de Télégraphie sans fil et répond par ce radiogramme : « Aux prévenants amis de Montréal, mille choses affectueuses ; voyage excellent ; dernière étape idéale. À bientôt. » Ainsi donc sa famille d’adoption ouvre déjà les bras pour le recevoir ; il entrevoit un toit des plus hospitaliers, il sent battre des cœurs sympathiques.

« Ils sont bien tous, se dit-il, tels que les exemplaires connus en France. Quelle destinée Dieu me réserve-t-il dans ce peuple si accueillant ? Je l’aime de toute mon âme, cette nation sœur de la mienne. »

Sur ces douces réflexions, le jeune homme va rejoindre son vieux compagnon et lui raconte la délicieuse surprise qu’il vient d’avoir. « Je n’en suis pas étonné, dit le bon Père ; vous aurez mille occasions de constater ces dispositions amicales. Le cœur canadien est sensible jusqu’à l’excès ; c’est le cœur d’une race encore candide dans sa spontanéité ; le moindre geste bienveillant remplit ces gens-là d’enthousiasme. Vous aurez simplement à prendre garde de ne pas les froisser, car ils ont la susceptibilité des âmes aimantes ; un rien leur fait plaisir, un rien les assombrit. Au demeurant ils sont foncièrement bons et sauront vous pardonner les quelques manquements involontaires que vous pourriez commettre. »

Paul Demers enregistrait soigneusement ces fines réflexions, pour sa gouverne personnelle dans son nouveau genre de vie. Les conversations se prolongèrent, sur toutes sortes de sujets, durant cette dernière journée de voyage maritime. Le fleuve se resserrait de plus en plus, des falaises montraient leurs crêtes sur les rives, on n’était plus loin de Québec.