Éditions Édouard Garand (p. 9-11).

V


De nouveau, on se croirait en pleine mer : les côtes ont disparu de l’horizon et le vaisseau fait cap vers le sud-ouest. Paul Demers, le repas fini, est allé prendre un peu de repos dans sa cabine, tandis que l’intrépide missionnaire arpente à grandes enjambés le pont presque désert. Il a revu et salué tout-à-l’heure les rivages proches de sa mission ; il y reviendra par un vapeur côtier, quelques jours plus tard. Il pense au pays natal qu’il a quitté sans doute pour toujours ; il a retrouvé son vieux père, vénérable patriarche breton de 87 ans, il est allé prier sur la tombe de sa mère, morte en son absence ; ses frères, ses sœurs, ses neveux, ses nièces, tant d’êtres chers qu’il ne reverra plus, lui ont fait d’émouvants adieux.

Mais il ne s’attarde pas en regrets trop humains qui amolliraient son courage : ouvrant son bréviaire, il se met à prier pour sa famille, pour la France, pour sa paroisse du Labrador qui l’attend, là-haut, sur les bords de la Rivière-au-Tonnerre ; il prie aussi pour ce jeune compagnon dont l’âme si noble l’a ravi : « Ah ! se dit-il, nos prêtres de France ne font pas œuvre vaine en formant des tempéraments de cette trempe ; c’est la belle réserve de demain, dans une société trop indifférente. La guerre en a fauché un bon nombre, mais ils sont allés grossir les rangs de nos Alliés du Ciel, sous l’étendard de Ste-Jeanne d’Arc : Jésus, Marie ! Et moi, pauvre missionnaire, perdu dans les neiges durant huit mois de l’année, je travaille aussi à étendre le règne du Christ « qui aime les Francs ». Je suis aux limites les plus abruptes de ce Canada resté français sous la domination anglaise ; je parle notre langue à mes ouailles, cette langue qui se prête si merveilleusement à l’explication de l’Évangile. Mon Dieu, que notre grande famille se retrouve un jour dans les splendeurs de votre gloire, agrandie sans fin, autour des Ste-Clotilde, des St-Louis, des St-Vincent de Paul, de tous les saints missionnaires que je voudrais imiter, de tous les saints martyrs qui ont cueilli des palmes sur les plages lointaines, faveur que j’ambitionnais dans ma jeunesse et qui ne me sera sans doute pas accordée, car mes indigènes à moi sont doux comme des agneaux. Que m’importe si je fais tout mon devoir ? »

Ainsi méditait le Père Garnier, tandis qu’il récitait les versets des psaumes et qu’il y ajoutait les dernières oraisons. Pendant ce temps, Paul Demers revenait, frais et dispos, les traits reposés, la mine moins pâle et le visage plus épanoui : « Excusez ma paresse, cher Père, s’écria-t-il tout joyeux. La sieste s’est prolongée plus que de coutume. Si vous voulez bien, allons faire un tour dans ma cabine ; j’ai une bouteille de Chartreuse dont vous me direz des nouvelles : un ami me l’a donnée en confiance au départ, et je ne veux pas la débarquer demain sans avoir fait le vide dans son intérieur ; je lui dois d’avoir échappé au mal de mer qui me guettait aux premières heures de la traversée. »

Le bon Père, si mortifié chez lui, accepta de bonne grâce cette amicale invitation, et tous les deux savourèrent l’exquise liqueur, non sans avoir porté la santé de la France et du Canada. Quand ils sortirent, on apercevait dans le lointain des rivages nouveaux, à l’aspect un peu moins sévère que ceux du Labrador et de Terre-Neuve : c’était l’île d’Anticosti, propriété d’une famille française fort riche. On allait s’engager bientôt dans le golfe grandiose du St-Laurent.

« Quand vous ferez votre programme de voyage, dit le Père Garnier, n’oubliez pas d’y marquer une visite sur les rives de ce golfe sans pareil. Après avoir longé la côte sud de l’île d’Anticosti, nous aurons au nord les Sept-Îles, puis beaucoup plus loin les gorges du Saguenay, dont nos gorges du Tarn, en France, ne donnent qu’une faible idée ; au sud, ce sera la Baie des Chaleurs, le rocher Percé, véritable pont géant qui dresse son arche monumentale sur les flots. Ces merveilles de la nature sont trop loin de notre itinéraire actuel pour qu’on puisse même les apercevoir. Vous y reviendrez, j’en suis sûr, et peut-être voudrez-vous pousser une pointe jusqu’à ma mission, puisque rien ne vous pressera durant les mois qui vont suivre. »

— « Si cela dépend de moi, répondit Paul Demers, je ne manquerai pas de vous faire visite ; il y a des rencontres qui comptent pour beaucoup dans la vie ; mais, d’ici là, nous aurons le plaisir de correspondre, puisque votre courrier arrive assez régulièrement. »

— « C’est entendu, fit le missionnaire ; je me sentirai moins seul, ayant sur la terre canadienne un véritable ami ; mon ministère habituel ne me donne guère l’occasion de discuter les problèmes qui vous préoccupent. Croyez bien que je vous suivrai par la pensée dans vos fécondes pérégrinations. Vous n’êtes plus pour moi un étranger ; il me semble que vous faites partie de ma famille, famille de terriens qui peinent tous les jours sur la glèbe bretonne. Mais, à propos, quelle sera donc votre adresse fixe au Canada ? »

Avant que Paul eût répondu à cette dernière question, une charmante fillette s’était approchée, portant une brassée de fleurs entrelacées de feuilles d’érable : « Pour les œuvres de mer, Messieurs, dit-elle poliment avec un pur accent français, en présentant ses fleurs et en tendant son escarcelle ; prenez chacun une de mes fleurs et veuillez faire l’aumône aux braves marins dénués de ressources. » — « Laissez-moi faire, mon Père, dit le jeune homme à son compagnon ; je vais payer pour nous deux. » Il tira deux dollars qu’il mit dans la bourse de l’enfant, et choisit deux fleurs dont il orna sa boutonnière et celle du religieux. Puis s’adressant à la fillette : « Quel est donc ton pays, mignonne, toi qui parles si bien français ? » — « J’habite Montréal, Monsieur, 5 rue Napoléon ; ma famille revient d’Europe où nous avons passé l’hiver. » — « Quel est ton nom ? » — « Françoise de Bellefeuille ». — « Fort bien, ma bonne petite Françoise !… Tu te dévoues pour les malheureux, et cela, avec beaucoup de gentillesse. J’espère te revoir car je me rends, moi aussi, à Montréal. »

L’enfant partit, pressée qu’elle était de courir d’un groupe à l’autre pour distribuer ses fleurs et réaliser une abondante recette. « C’est étrange, dit Paul Demers au missionnaire ; il se trouve que nous allons être voisins avec cette famille, à Montréal ; car, pour répondre à votre question de tout-à-l’heure, j’ai à vous dire que je suis attendu par un de mes amis de la guerre, M. Robert Desautels, qui a sa résidence à Montréal, rue Chambord, près du Parc Lafontaine ; j’ai étudié ce quartier sur le plan de la ville, et j’ai vu en effet que la rue Napoléon est parmi celles qui aboutissent sur le même parc. M. Robert Desautels est là avec ses parents ; il s’est marié depuis son retour au Canada. Commerçant prospère, il est à la tête d’affaires importantes. Après que ses quatre frères ont été établis, il est resté à la maison paternelle avec trois de ses sœurs plus jeunes que lui. Je trouverai là une atmosphère toute familiale et j’y serai pensionnaire aussi longtemps que les circonstances s’y prêteront. Mais nous ne passerons pas l’été à Montréal. La famille Desautels possède, à Ste-Agathe des Monts, une propriété où nous irons nous reposer durant les grandes chaleurs. Au reste, dès que je vais être acclimaté, je serai souvent en voyage. »

— « Vous qui êtes un érudit, reprit le Père Garnier, vous avez dû situer en France le premier berceau de cette famille ; il me semble avoir vu ce nom jadis, dans mes manuels de collège. »

— « Vous ne vous trompez pas, mon Père : les Desautels sont cités dans notre Histoire Littéraire au XVIe siècle : Guillaume des Autels, en deux mots, avec la particule, était un ami de notre illustre poète Ronsard, qui lui a dédié une de ses élégies ; il était né dans le Charolais ; mais tout me porte à croire que d’autres branches de cette famille se trouvaient alors sur les bords de la Loire, non loin du pays de Ronsard, dans la contrée d’où est sortie la famille de ma regrettée maman. Nous ferons plus tard, avec mes amis, des recherches généalogiques complémentaires sur ces diverses origines, qui peuvent faire découvrir entre nous des rapprochements inattendus. »