Éditions Édouard Garand (p. 8-9).

IV


Le Père Garnier n’avait plus osé interrompre cette lumineuse dissertation : le littérateur d’avant-guerre s’était transformé décidément en un sociologue des plus avertis. À part lui, le bon Père qui, dans les loisirs de son presbytère isolé, suivait depuis longtemps les mouvements d’idées mis en circulation par les journaux et revues qu’on lui faisait régulièrement parvenir, admirait une fois de plus les résultats merveilleux de la formation classique : « Le latin et le grec, se disait-il, ne contribuent pas seulement à raffiner l’esprit pour l’interprétation des chefs-d’œuvres artistiques ou littéraires ; ces fortes études meublent les cerveaux d’idées vastes et sûres ; ce jeune homme, qui cherche la santé pour lui-même, pourrait la rendre à bien d’autres dans le domaine social. »

« Allons ! s’écria le Père Garnier après un instant de silence recueilli, vous ne faites pas un voyage de pur agrément, à ce que je puis voir. Vous avez travaillé à gagner la guerre, cher Monsieur Demers ; vous allez contribuer à faire gagner la paix par notre douce France. Je ne doute pas que vous ne soyez à même de publier sous peu d’intéressants articles ; ce sera pour moi une joie, une fierté toute patriotique d’en prendre connaissance, là-haut, derrière ces rochers du Labrador. Vous ne l’ignorez pas, jeune ami, la France ne se laisse pas oublier : la devise de Québec « Je me souviens » est à plus forte raison, la nôtre, puisque nous sommes directement issus de notre terre maternelle. Mais, dites-moi, n’avez-vous pas laissé au pays natal quelques âmes qui vous sont chères, et dont l’éloignement vous causera quelques regrets ? »

Paul Demers ne répondit pas tout d’abord. Sa pensée se reportait naturellement vers ses chers morts, qui reposaient à jamais dans le grand cimetière de Dunkerque. Les restes de ses frères, ramenés du front, dormaient là leur dernier sommeil, à côté de leur mère ; quant au vieux capitaine de marine marchande, il demeurait glorieusement enseveli dans l’azur des flots. Le Père Garnier comprit qu’il avait évoqué, sans le vouloir, de déchirants souvenirs, et il voulut s’en excuser. « Non, non, reprit vivement le jeune homme ; la mémoire des morts doit être féconde, comme l’a chanté un poète de la guerre ; je trouverai là un stimulant pour demeurer plein de vaillance ; nous rebâtirons patiemment ce que les Allemands ont démoli.

« Vous désirez savoir, mon Père, ajoute-t-il après un soupir, si mon cœur n’était pas engagé, comme il semble naturel à mon âge ; je puis vous affirmer qu’il n’en est rien : la guerre m’avait pris tout entier, après des études absorbantes. Quant aux affections familiales, elles ont été brisées en grande partie, ainsi que je vous l’ai expliqué. Il me reste deux sœurs, mariées depuis peu : mais leurs maris ne partagent malheureusement pas mes idées religieuses, et cela n’a pas été sans produire un éloignement entre nous. Vous me voyez donc libre de tout lien, pour circuler sur le vaste champ d’étude qui s’offre à moi. »

— « Et je souhaite, ajouta le Père, que vous y fassiez fructifier vos beaux talents. Si vous devez vous y fixer, peut-être rencontrerez-vous la fleur lointaine qui parfumera votre vie. Il n’est pas rare que nos Français venus au Canada trouvent à leur goût les charmantes jeunes filles de la Nouvelle-France ; il y en a qui sont particulièrement cultivées, sans déroger à la bonne simplicité canadienne ; vous verrez des Écoles Supérieures féminines qui ne les cèdent en rien à nos meilleures Institutions de l’Ancienne-France. »

— « J’ai déjà étudié de loin, reprit Paul Demers, le développement intellectuel de cette race jeune et vigoureuse ; je sais que les Maria Chapdelaine y sont de plus en plus rares et même introuvables. Quant à mon avenir sentimental, il est entre les mains de la Providence ; mon état de santé ne me permet pas de construire par avance l’édifice enchanteur de ma félicité ; tout dépendra de la bienfaisance du climat : si les prévisions des médecins se réalisent, je me sentirai plus de confiance pour décider de mon sort. »

L’Empress of France avait déjà franchi la partie la plus étranglée du détroit de Belle-Isle ; les dangereux icebergs se faisaient de plus en plus rares, et le navire ne tarda pas à les laisser loin derrière lui ; il avait repris sa marche normale ; le soleil dardait maintenant ses rayons de feu sur les neiges fondantes du Labrador. Nos deux passagers, devenus intimes à la suite de ces confidences, se promenèrent quelque temps sur le pont, tandis que tout un monde féminin se prélassait sur les chaises-longues alignées à l’arrière-plan. La trompette du sous-officier de garde fit entendre tout-à-coup ses notes aiguës : c’était l’invitation réglementaire au lunch.

Les passagers gagnèrent rapidement la vaste salle à manger ; les deux amis se séparèrent pour un moment, ne pouvant modifier en cours de route leurs places respectives, assignées dès le début, autour des tables richement garnies ; mais ils se promirent de reprendre au plus tôt une conversation si heureusement commencée. Paul Demers mangea de meilleur appétit qu’à l’ordinaire : son avenir se précisait, il entrevoyait au moins un peu de bonheur…