Éditions Édouard Garand (p. 6-8).

III


Paul Demers s’était interrompu, en évoquant ces douloureux souvenirs. Son visage pâle portait encore les traces des grandes épreuves ; son silence des jours précédents s’expliquaient assez par la mélancolie où l’avaient plongé de si cruels chagrins. Au bout d’un instant, il reprit cette esquisse d’autobiographie : « Je dois beaucoup à mes chers parents, dit-il, ils m’ont donné une éducation aussi complète que possible, ainsi qu’à mes frères et sœurs. Après avoir fait trois années de latin à l’Institution Notre-Dame des Dunes à Dunkerque, je fus mis en pension à votre école de Versailles, dans la perspective de faire plus tard mes études supérieures à Paris. Mon excellent père voulait me préparer de la sorte quelques amis sûrs qui seraient à ma portée, durant ma vie d’étudiant dans la capitale. Ses prévisions étaient fondées ; après mon baccalauréat de philosophie, j’ai suivi les cours de l’Institut Catholique et de la Sorbonne, en compagnie de plusieurs anciens camarades de collège, et chaque congé nous ramenait à Versailles, auprès des vénérés formateurs de notre première jeunesse. »

— « Quelle branche aviez-vous choisie dans le savoir humain, demanda le Père Garnier ? »

— « Figurez-vous mon Père, répondit Paul Demers, que je me sentais attiré vers les belles-lettres ; deux années me suffirent pour obtenir ma Licence et j’allais sans doute entrer à l’École Normale Supérieure, lorsque la guerre fut déclarée. Ceci vous explique ma nouvelle orientation. Bien que cultivant la littérature avec ferveur, je m’étais toujours senti des aptitudes pratiques, comme tout bon Flamand ; vous savez que notre race du Nord de la France est plutôt portée vers l’activité extérieure ; mais nous avons du sang latin dans les veines, nos ancêtres ayant été mêlés aux Espagnols et aux populations méridionales ; les Flandres ont vu passer tant de peuples, à l’occasion des guerres dont elles ont été le théâtre !

« Quoi qu’il en soit, j’ai dû hériter des tendances du Nord et du midi, sans me prétendre un génie dans la science ou dans l’art : la multiplicité d’aptitudes nuit à la spécialisation, je ne l’ignore pas ; toutefois, par les temps qui courent, il n’est pas mauvais de ressembler de loin à l’honnête homme de jadis, qui ne se piquait de rien et pouvait faire un peu de tout, selon les circonstances. Les événements l’ont prouvé pour moi. »

— « Mais, reprit le Père Garnier, qui était incapable d’écouter un long récit sans l’interrompre, comment avez-vous été amené à venir au Canada ? »

— « Nous y arrivons reprit aussitôt le jeune homme. Au cours des hostilités, j’étais interprète et je servais d’agent de liaison entre les troupes anglaises et françaises, dans la région de la Somme. Je possédais bien l’anglais et l’allemand, avant étudié ces deux langues ; les Flamands n’ont pas de peine à se familiariser avec l’idiome des Teutons et des Anglais ; ils se trouvent à portée des uns et des autres ; pendant mes études secondaires, j’avais voyagé dans les deux pays pour perfectionner mon accent. Tout cela m’a servi à occuper des postes fort dangereux sur les champs de bataille, car les agents de liaison sont presque toujours à découvert. Mais la Providence a voulu aussi me faire utiliser ces connaissances pratiques pour la série de voyages que j’entreprends. »

— « Ainsi donc, fit encore remarquer le Père en jetant son dernier bout de cigare et en bourrant une seconde pipe, vous avez renoncé à vos études littéraires sans trop de regrets ? »

— « Pas précisément, mon Père ; mais ayant été intoxiqué assez profondément par les gaz, je consultai successivement plusieurs spécialistes qui furent unanimes à me déconseiller la carrière enseignante, premier objet de mes rêves ». « Les sujets tels que vous, me dirent-ils, doivent rechercher des climats froids et secs ; vos poumons retrouveront leur élasticité, mais à cette condition seulement. Vous avez de la facilité, préparez quelques examens rapides en vue de la vie pratique, et allez ensuite respirer le grand air. »

« Là-dessus, continua Paul Demers, j’ai songé immédiatement à quelque mission agricole, et voilà pourquoi les régions canadiennes m’ont attiré. J’avais connu, dans la Somme, nos braves cousins de là-bas, et j’avais bien vite sympathisé avec eux ; j’ai plusieurs amis canadiens-français avec qui nous n’avons cessé de correspondre après l’armistice. Depuis lors, nous avons vu se dérouler en France diverses manifestations de la vie canadienne : le train-exposition a circulé dans nos principales villes, et nous avons pu admirer les immenses richesses dont quelques études, perdues dans les revues ou les livres, ne nous avaient donné qu’une idée très incomplète. De plus, les Canadiens ont organisé des pèlerinages « au pays des aïeux » ; ils sont venus visiter le berceau de Montcalm et de Monseigneur Laval ; ayant des loisirs, je les ai suivis à Vauvert, à Montigny-sur-Avre, à l’église St-Germain-des-Prés, et même sur les anciens champs de bataille, à Vimy, à Courcelette, où j’avais été un témoin actif de leur intrépidité. Je me suis entretenu avec les principaux d’entre eux ; j’en ai conclu que j’étais appelé à partager leur vie dans le Nouveau-Monde ; pour combien de temps, je l’ignore, car l’état de mes poumons exigera peut-être une transplantation définitive.

« Mes parents m’ont laissé une fortune suffisante pour que je sois à l’abri de tout souci matériel ; néanmoins je me serais cru totalement dégénéré si j’avais entrepris un voyage de dilettante, sans chercher à me rendre utile. Dès après la guerre, un instinct secret m’avait attiré vers l’agriculture, trop délaissée de nos jours ; j’étais entré dans la Société des Agriculteurs de France et j’avais littéralement dévoré ses suggestives publications ; j’avais même suivi les cours de Grignon, où ma culture générale antérieure m’avait permis d’embrasser en peu de temps les divers cycles des programmes. J’étais armé pour ma nouvelle carrière.

« Vous savez, mon Père, que le grand problème social de notre temps est de décongestionner les villes pour repeupler les campagnes ; mais, pour cela, il faut réagir contre la routine des paysans, créer des fermes-modèles, choisir de bons centres agricoles, abandonner des terres épuisées, les transformer en forêts, et concentrer les laboureurs sur les régions productives. En France, il faudra étudier avec soin les essences d’arbres forestiers qui donnent les meilleurs rendements, renouveler les produits sur les terres ensemencées, trouver des arbres fruitiers plus robustes que ceux de nos anciens vergers, dont plusieurs sont atteints de maladies incurables et semblent voués à la décrépitude. Ce qui s’est fait pour la vigne à l’époque du phylloxéra doit se faire pour nombre d’autres plantations : la région des Grands Lacs américains nous a fourni jadis des tiges robustes, sur lesquelles nous avons greffé avec succès les ceps de nos vignes nationales ; il est à peu près certain que pareil échange s’impose pour divers arbres à fruits de chez nous.

« Ce n’est pas le petit cultivateur qui songera à ces améliorations : il gémit, il constate ses déboires, et il finit par abandonner la terre sur laquelle il voit peser une sorte de malédiction ; sans compter que notre loi de partage forcé morcelle de plus en plus l’héritage ancestral ! La petite propriété, si elle est intéressante à maints égards, implique le maintien de la grande propriété, seule capable de susciter de hardies initiatives. Vous le voyez, mon Père, mon programme actuel est vaste, trop vaste sans doute. J’étudierai sur place, au Canada, ce qui est resté de notre ancien régime familial, tout ce qui pourrait encore convenir à notre société dans la mère-patrie, tout ce qui, en un mot, peut aider à son relèvement, lequel doit être avant tout un relèvement agricole. Sans être un économiste comme nos Le Play, nos Leroy-Beaulieu, je ne désespère pas d’apporter ma modeste contribution à l’effort commun. Le monde ouvrier des villes a l’esprit empoisonné par l’atmosphère des grandes usines : là aussi circulent des vagues de gaz asphyxiants, lancés par de vils politiciens, exploiteurs de la crédulité populaire. Ce sera un long travail de reconstitution, si l’on veut rétablir un juste équilibre entre les masses urbaines, toujours grossissantes, et les légions éparses des paysans déroutés. »