Éditions Édouard Garand (p. 5-6).

II


La glace était rompue entre les deux voyageurs ; le missionnaire, particulièrement loquace de nature, était enchanté de constater une fois de plus la chaleur communicative du tabac ; le jeune passager était décidément moins renfermé qu’en apparence : « C’est vrai, reprit aussitôt le respectable prêtre ; vous avez devant vous un vieux pionnier qui arrive en face de son pays d’adoption. Depuis plus de trente ans, j’évangélise la population éparse du Labrador, et ma mission, que vous ne pouvez pas voir d’ici, se trouve dans la direction du plus haut rocher qui se dresse devant nous. » Il montrait du doigt un roc abrupt plus éclairé que les autres par le soleil levant. « J’ai été envoyé là, continua-t-il, à l’âge de trente-cinq ans. J’appartiens à la Congrégation des Pères Eudistes et je dépends du Provincial de Québec. Originaire de Bretagne, je suis venu, encore tout jeune prêtre, sur les rives canadiennes ; après avoir fini mon noviciat à Québec, j’ai exercé quelque temps le ministère de la prédication, sur les bords du St-Laurent. Il est probable, ajouta-t-il avec un fin sourire, que mes Supérieurs me jugeaient trop primitif pour cultiver un sol déjà riche en récoltes, car ils m’ont envoyé sur une terre en friches où le travail est dur, et où les sueurs tombent plus souvent sur le roc que dans les sillons plantureux. Mais je ne songe pas à m’en plaindre ; je suis beaucoup mieux partagé que les Oblats perdus dans les glaces du Mackenzie. Toute ma population, sans distinction d’origine, parle français ; j’ai une bonne paroisse, une église bien décorée, un presbytère assez confortable ; au moins une fois par semaine, je reçois le courrier, avec les journaux et les principales revues du Canada et de la France. Je viens de faire, au pays natal, une visite qui sera peut-être la dernière ; après cette détente, je vais reprendre volontiers mon solitaire labeur. »

Le jeune homme ne perdait pas un mot de tous ces détails : c’était son premier contact avec le Canada. Il se prenait à regretter d’avoir été trop silencieux les jours précédents, car il trouvait là une mine insoupçonnée de renseignements que ses livres ne contenaient pas, surtout pour la région de l’extrême Est canadien. Comme une confidence appelle la réciproque, il invita le Père à s’asseoir sur le banc le plus voisin et il prit place à côté de lui, afin de poursuivre tranquillement la conversation à peine entamée. « Je ne serai pas indiscret si je vous demande votre nom mon Père, dit-il, en tirant sa propre carte de visite. — Père Garnier, répondit le missionnaire, tout en prenant connaissance de la carte qui lui était remise : Paul Demers, Ingénieur Agronome, Société des Agriculteurs de France. »

Paul Demers sortit un nouveau cigare et l’offrit au Père Garnier, dont la pipe paraissait éteinte depuis un moment : « Goûtez à ce londrès, mon Père ; il a tout le parfum de la Havane ». Le missionnaire ne se fit pas prier, et Paul Demers, mis en veine de bavardage par cette heureuse rencontre, voulut, lui aussi, se faire connaître : « Ma carte de visite ne vous dit pas grand chose, fit-il en allumant le cigare du Père et en mâchonnant le sien ; je suis pourtant apparenté moralement avec votre Congrégation, puisque j’ai fait mes études secondaires dans votre collège de la rue de Béthune, à Versailles ; vos Pères, dispersés par des lois désormais fameuses, n’étaient plus là, mais les prêtres séculiers qui les remplaçaient avaient conservé leur esprit, et j’ai gardé de cette maison le plus agréable souvenir. »

— « Précisément, interrompit le Père Garnier, j’ai passé à Versailles ces jours-ci, je me suis arrêté au collège, et on m’a parlé d’un ancien élève qui partait pour le Canada. Vous voilà au point. Le monde est vraiment bien petit, et je puis croire que nous nous soyons coudoyés pendant trois longs jours sans procéder à cette identification. Oui, on m’a parlé de vous, jeune ami, et, ajouta le Père malicieusement, on ne m’en a pas dit trop de mal. Votre famille est flamande, si j’ai bonne mémoire et si je m’en rapporte à votre nom. »

— « Vous me connaissiez donc déjà, répondit Paul Demers. Bien dommage que quelque mot cabalistique ne fût pas inscrit sur ma casquette de voyage ; vous ne m’auriez pas laissé dans mes lectures. Je suis né à Dunkerque ; mon père était capitaine de marine marchande ; ma mère, par ses origines, avait ses parents en Touraine, mais toute une branche de sa famille était dans les Flandres depuis un temps immémorial ; je puis donc me dire flamand de bonne souche. Tel que vous me voyez, continua Paul Demers d’un air grave, je suis actuellement orphelin. Mon père a péri en mer durant la grande tourmente, et ma mère, ne pouvant survivre à ce malheur, nous a quittés peu après la guerre : trois fils sous les drapeaux, deux blessés grièvement, et le troisième que je suis, gravement atteint par les gaz. C’était trop pour ma bien-aimée maman ; elle est allée se reposer au ciel, après une suprême bénédiction donnée à ceux qui restaient ici-bas. »