Éditions Édouard Garand (p. 3-5).

I

L’Empress of France voguait en plein Océan depuis trois jours. Venu de la Mer du Nord il avait fait escale à Cherbourg, Southampton et Queenstown ; puis, les dernières crêtes des côtes d’Irlande avaient disparu de l’horizon, et les passagers avaient adressé de loin un suprême adieu au vieux monde. Depuis trois jours, les immenses plaines liquides se déroulaient sous leurs yeux. Seules, les paisibles mouettes, qui escortent fidèlement les navires d’un continent à l’autre, représentaient maintenant les rivages évanouis et donnaient un aspect gracieux aux espaces grandioses de l’Océan. Quelle que soit l’impression vivante et joyeuse que donne aux voyageurs l’intérieur des grands paquebots, véritables villes flottantes transatlantiques, quelle âme n’a éprouvé ce sentiment de solitude qu’inspire l’éloignement progressif de toute région habitée ?

Cependant, le soleil se levait radieux sur les flots, pour la quatrième fois ; on était au début de juin : la mer était devenue calme après quelques bourrasques, et l’Empress cinglait à toute vitesse vers le Canada. Tout à coup, il ralentit sa marche ; des instruments d’observation plongèrent dans les eaux, des points blancs apparurent dans le lointain. Quelques passagers braquèrent leurs lorgnettes dans cette direction ; ceux qui avaient fait déjà la traversée dirent à leurs voisins : « Ce sont les icebergs, nous approchons du détroit de Belle-Isle ».

Bientôt, en effet, les monticules de glaces mouvantes se dessinèrent plus nettement, et l’on put distinguer leurs énormes cristaux ou se réfractaient les rayons du soleil. On ne connaît que trop, de nos jours, combien sont traîtres ces monstres luisants qui ne dévoilent qu’une faible partie de leur masse et dissimulent dans les eaux leurs prolongements lointains, récifs terribles, toujours prêts à percer les flancs des plus puissants vaisseaux. Plusieurs hôtes de l’Empress, encore novices en de tels voyages, ne pouvaient se défendre d’un secret frisson en songeant au sort du Titanic, victime célèbre de ces rocs multiformes dont la perfidie sournoise se voile sous une apparence de placidité. L’Empress était le premier à affronter les banquises cette année-là ; les moins aguerris parmi les passagers trouvaient le capitaine bien téméraire d’avoir suivi cette voie septentrionale dès le premier dégel du printemps, au lieu d’avoir contourné la côte sud de Terre-Neuve, sauf à prolonger d’un jour ce rapide voyage.

Enfin, les rochers désertiques du Labrador montrèrent leurs faces grisâtres, tachetées de points encore neigeux. Une vaste construction, semblable à une forteresse, se dessinait au sommet du promontoire, avec ses moellons tout blancs : c’était un des phares échelonnés le long de cette côte sauvage. Vers le sud, on apercevait déjà Terre-Neuve ; plusieurs passagers, retenus jusque-là dans leurs cabines par le mal de mer, commençaient à sortir ; ils se sentaient à moitié guéris, rien qu’à la vue de la terre ferme ; car un proverbe humoristique veut que le seul remède contre ce mal étrange soit la perspective d’un prochain débarquement. Les malheureux voyageurs qui sont sujets à cet ébranlement organique ont les nerfs exaspérés par la sensation prolongée des surfaces instables, et ils tentent désespérément de se cramponner à quelque ferme point d’appui, qui ne se rencontre pas à travers ce ballottement des flots, même par un temps calme. Bref, plusieurs personnes, des dames surtout, qui avaient particulièrement souffert depuis le départ de l’Empress, renaissaient à la confiance, comme si elles avaient déjà mis pied à terre.

Dans les groupes qui se formaient ce matin-là sur le pont de première classe du navire, on pouvait remarquer un jeune homme qui avait vécu solitaire avec ses livres durant la traversée ; il n’avait pris part que de loin aux fêtes qui se donnent presque chaque soir à bord des grands transatlantiques : travestis, bals, saynètes improvisées. Il s’était pourtant intéressé à une représentation dramatique, confiée à une troupe de Paris qui allait faire ses offres de services dans le Nouveau-Monde, et qui devait signer des contrats, pour l’hiver suivant, avec les directeurs des principaux théâtres : Edmond Rostand était l’auteur à la mode : quelques scènes de l’Aiglon et de Cyrano avaient attiré au grand salon de l’Empress l’élite des voyageurs, et le jeune homme studieux s’était trouvé aux premiers rangs de l’assistance.

Par cette belle matinée, il se promenait tout pensif ; son allure distinguée, son regard intelligent, son large front découvert avaient maintes fois attiré l’attention des passagers, mais il semblait trop distant pour être abordé par le premier venu. Il y avait pourtant, dans cette foule bigarrée, un vieux missionnaire qui cherchait à lier connaissance avec ce compagnon de voyage si peu expansif ; il se sentait d’autant plus attiré vers lui qu’il l’avait vu chaque matin assister pieusement à sa Messe, dans le petit salon du navire, et qu’ils avaient plusieurs fois échangé un lointain salut. Comme cela arrive couramment, dans les relations forcées de bon voisinage qui se créent au hasard des rencontres sur les paquebots, un détail insignifiant allait rompre le silence entre le vénérable prêtre et son paroissien de quelques jours. Le jeune homme était accoudé depuis quelques instants sur la balustrade du pont, et il allumait un gros cigare qu’il avait tiré d’un étui luxueux ; le missionnaire, de son côté venait de bourrer la grosse pipe qui ne le quittait guère ; entre fumeurs, on se doit des politesses ; le jeune voyageur, voyant ce vieux compagnon de route tout près de lui, lui tendit le briquet qui n’était pas encore éteint : c’était un briquet de guerre, en forme d’obus, finement ouvragé, avec des ciselures et des figures symboliques.

Avant de remettre le gracieux instrument à son possesseur, le missionnaire le retourna familièrement entre ses doigts : « Mes compliments, dit-il, en l’examinant de plus près ; vous avez là, Monsieur, un véritable bijou qui est sans doute un souvenir des luttes auxquelles vous avez pris part, car je vois à votre boutonnière des rubans qui en disent long. » Effectivement, le jeune homme portait les insignes de la Croix de Guerre et de la Légion d’Honneur. « Oui, mon Père, répondit-il, avec la plus parfaite courtoisie ; je suis du nombre de ceux qui ont pu dire : Ce sont toujours les mêmes qui se font tuer. Cinq ans de campagne, beaucoup de misère, et la vie sauve, grâce à Dieu. Mais vous aussi, mon Père, ajouta-t-il aimablement, vous avez l’air d’avoir des états de service que dénote votre barbe blanche, non moins que votre culte pour la superbe bouffarde qui vous sert de compagne avec votre bréviaire ; nos prêtres de France sont devenus grands fumeurs durant la guerre, mais il me semble que, votre pipe et vous, vous êtes de très vieilles connaissances. »