Éditions Édouard Garand (p. 15-16).

IX


Sans s’attarder davantage, il descendit à la salle à manger sous cette gracieuse escorte. Il remercia Bébé de la gentillesse qu’elle avait eue de lui composer un bouquet délicieusement varié, entrelacé de rubans tricolores. Mais Bébé semblait triste depuis un moment : un peu gâtée comme tous les enfants derniers-venus, elle avait parfois des caprices ; ses douze ans étaient une excuse. « Allons, lui dit sa mère, réponds gentiment à Monsieur Demers ; qu’y a-t-il donc ? » Et Bébé, se penchant d’un air câlin sur l’épaule de sa maman, lui souffla ces simples mots : « Je suis fâchée que ce grand ami français n’ait pas encore embrassé une toute petite canadienne comme moi. » — « Ah ! voilà le grand secret, s’écria en riant Madame Desautels. Monsieur Demers, apprenez que cette enfant est un cœur ultra-sensible ; elle ne peut se faire à l’idée que vous l’ayez traitée comme une grande fille ; elle demande simplement de vous souhaiter la bienvenue comme une fillette en se jetant dans vos bras ! »

— « Exquise petite enfant, dit Paul Demers, j’aurais dû y songer plus tôt ; c’est moi qui ai tort. » Et, s’avançant, il déposa sur ce front candide un tendre baiser. « C’est, dit-il, le baiser de la vieille France à l’autre France encore jeune. » — « Et il demeure entendu, ajouta la petite fille d’un air lutin, que ce ne sera pas le dernier. » Aussitôt, les enfants de Charles-Édouard, Rosaire et Jeanne d’Arc, enhardis par le geste de leur plus jeune tante, se précipitèrent dans les bras du « grand ami ». Ces fantaisies d’enfants avaient un sens profond. Paul Demers se rendait compte déjà du caractère affectueux de tout un peuple, et des raffinements de l’éducation donnée à son élite.

« Voyons ! se récria Robert, qui trop embrasse manque le train, comme disaient les poilus. Mettons-nous à table, car j’ai l’estomac dans les talons ! » Selon l’usage des milieux chrétiens, Madame Desautels, mère de cette grande famille, récita le Bénédicité et l’on s’assit sans aucun ordre de présence pour ce premier déjeuner. D’ailleurs, les Desautels avaient échappé jusque-là à la tyrannie des laquais, des servantes comme des chauffeurs ; la cohabitation de deux ménages réunis les dispensait de cet encombrement : les filles étaient là pour assurer le service.

« Voilà qui n’est pas pour me déplaire, pensait à part lui le nouvel hôte : ces demoiselles ne croient pas déroger en se consacrant aux soins du ménage. Les préjugés des bourgeois de chez nous ne sont pas encore implantés par ici. C’est homérique, c’est biblique, c’est genre vieille France. » Et le lettré que demeurait Paul Demers évoquait malgré lui toutes les réminiscences classiques que lui suggérait ce charmant tableau : la noble Nausicaa, de l’Odyssée, conduite sur son « char aux belles roues » et lavant son linge lorsqu’elle aperçut Ulysse ; Rébecca, de la Bible, porteuse d’eau et se tenant près du puits lorsqu’elle reçut les somptueux présents des fiançailles : les reines et les châtelaines des vieilles légendes françaises, filant la laine, de leurs blanches mains, tissant la toile et confectionnant de riches habits.

Le déjeuner était copieux, selon la mode américaine : les œufs étalés sur des tranches grillées de bacon, les amoncellements de cornflakes pour les amateurs de soupe au lait, les toasts croustillants, les larges bocaux de compote et de confiture, les fruits les plus variés, parmi lesquelles de grosses pamplemousses, excellent apéritif pour les estomacs bilieux. L’Européen n’était pas habitué à cette pantagruélique surabondance ; il se contenta d’une tasse de café et de quelques tartines de beurre.

« J’ai rencontré sur l’Empress, dit-il au cours du repas, une famille qui habite tout près d’ici, rue Napoléon : une fillette qui se nomme Françoise de Bellefeuille distribuait des fleurs et faisait la quête pour les œuvres de mer ; elle m’a fait connaître ses parents. »

— « Françoise de Bellefeuille ! s’écria Bébé, mais c’est mon amie ! Nous étions camarades de classe à l’Académie Bourgeois ; elle a passé l’hiver en Europe et elle devait revenir au printemps. Je suis heureuse d’apprendre son retour ; je vais la voir dès aujourd’hui et je l’inviterai au thé de cinq heures, n’est-ce pas Maman ? »

Paul Demers constatait une fois de plus ce qu’il avait observé parmi ses camarades du front. Au Canada, presque tout le monde se connaît, de près ou de loin ; dans les rencontres on ne dit guère Monsieur, Madame, sans ajouter au moins le nom de famille. Les Canadiens ont la mémoire des noms propres et des physionomies ; au reste, leur pays, dans son ensemble, est loin d’être surpeuplé ; c’est comme une famille dispersée sur des terres sans fin. Les grandes villes elles-mêmes sont encore en voie d’organisation. Le nouvel arrivant était curieux de connaître sans retard la vaste cité montréalaise autrement que sur sa carte. Il demanda à Robert quel serait le programme de cette première journée. Tout allait s’arranger au mieux de ses désirs.

« Si tu n’es pas trop fatigué, répondit l’intrépide camarade, nous passerons l’après-midi en courses à travers la ville et j’en profiterai pour régler diverses affaires, car, tu sais, nous n’allons pas nous éterniser par ici. Mon frère Charles-Édouard, dont tu vois les enfants, est un agriculteur de la région de Ste-Agathe ; il nous attend, comme te l’ont dit mes dernières lettres, et nos deux autres frères viendront sous peu nous rejoindre avec leurs douces moitiés. Pour moi, j’adore la pêche. J’ai hâte de reposer mes méninges, après neuf mois de travail fou… Mais je vois que personne n’a plus faim ; allons au fumoir, nous, les hommes, et laissons les ménagères à leur ouvrage. On va te parler un peu de la famille qui s’est transformée depuis notre retour de la guerre ; on n’a pas le temps d’expliquer tout cela par lettre ; mes missives ne t’ont dit que l’essentiel. » Madame Desautels récita les Grâces, et les hommes se dirigèrent vers le fumoir. Monsieur Desautels père n’était pas grand causeur ; il avait consciencieusement déjeuné sans se mêler à la conversation ; mais il aimait à se trouver en compagnie et suivit volontiers les deux anciens poilus.