Michel Lévy frères (p. 135-139).



XXX


Bien qu’il ne me reconnût pas, sa présence me gênait un peu, et j’avais hâte de partir. Voyant que mon conducteur s’obstinait et que la promesse d’une augmentation de payement ne le décidait pas, — il ne voulait pas désobliger les cabaretiers de la Violette, qui comptaient bien me garder la nuit, — je pris mon parti, et, l’emmenant dehors, je lui payai sa journée en lui déclarant que je n’avais plus besoin de lui. Il exigea la journée du lendemain qu’il emploierait à rentrer chez lui. Je la lui payai également et je le quittai sans lui dire où j’allais, mais en lui laissant croire que je me rendais à Lascelle, qui est un hameau plus rapproché que Flamarande et qui est un peu plus fréquenté.

Lorsque je fus hors de sa vue, je m’outillai pour porter Gaston et mon petit paquet sans trop de gêne. L’enfant marcha assez longtemps ; mais, quand la nuit fut tout à fait venue, il s’endormit en marchant comme si un ressort se fût détendu à l’heure dite. Je le pris dans mes bras. Il était lourd comme un enfant qui dort ; mais j’étais encore jeune et assez robuste, la nuit était pure et fraîche. En n’allant pas trop vite, je ne me fatiguai pas beaucoup.

Pourtant je vis avec plaisir le donjon se dessiner en blancheur vague sur les noires montagnes qui l’entouraient. Je m’arrêtai pour souffler. Il pouvait être dix heures. J’avais encore dix minutes à monter, c’était le plus rude du chemin. Je me hâtai, je savais que les fermiers se couchaient de bonne heure comme tous les paysans habitués à se lever avant le jour. J’étais essoufflé et en nage quand je gagnai la porte de la ferme ; elle était fermée au cadenas, je frappai en vain. Réveiller des paysans dans leur premier sommeil, c’est la chose impossible. Et puis il y a chez presque tous la pensée qu’un voyageur nocturne ne peut être qu’un malfaiteur, qu’un événement nocturne ne peut être qu’une fâcheuse affaire dont il est bon de ne pas se mêler, et que l’honnête homme couché dans son lit ne doit pas s’éveiller pour quelqu’un qu’il ne connaît pas ou pour quelque chose qu’il ne sait pas.

J’aurais facilement escaladé la porte si j’eusse été seul, mais je ne voulais pas compromettre Gaston dans cette aventure, et d’ailleurs les chiens, qui aboyaient faiblement et comme pour l’acquit de leur conscience, eussent pu me faire un mauvais parti en me voyant forcer l’entrée.

Le pauvre petit s’était éveillé, et, assis par terre, il attendait avec la patience qui lui était naturelle qu’il plût à la Providence de lui accorder un lit. Il me faisait de la peine, son caractère ou son tempérament rendait si faciles les hasards auxquels je confiais son existence que je lui en étais reconnaissant, et me prenais à l’aimer comme s’il m’eût appartenu.

Au milieu de mes perplexités et voyant qu’au bout d’un bon quart d’heure personne ne venait m’ouvrir, j’eus l’idée de faire le tour des bâtiments pour tenter quelque autre entrée, et, reprenant l’enfant dans mes bras, je longeai les murs jusqu’à ce que j’eusse rencontré une porte basse qui se trouva ouverte à demi. Je la poussai et pénétrai dans une ancienne poterne où donnaient les portes des étables. J’entrai dans celle des vaches, et, voyant au fond une crèche vide avec un tas d’herbes sèches à côté, j’y fis vite un lit provisoire pour Gaston, je l’enveloppai de mon pardessus et de mes foulards, et, désormais tranquille sur son compte, je me disposai à frapper plus près de l’oreille des fermiers, c’est-à-dire à la porte du pavillon qu’ils habitaient.

Mais il fallait braver deux grands chiens de montagne, et ils me firent un si mauvais accueil, que je rentrai vite dans l’étable en leur fermant la porte au nez. J’étais las, je me jetai sur la litière fraîche et je dormis environ deux heures, avec la préoccupation de ne pas être aperçu et pris à première vue pour un voleur. Le jour ne paraissait pas encore, j’essayai inutilement de me rendormir. Je n’étais pas dans une situation à avoir l’esprit bien tranquille, quoique ma conscience ne me reprochât rien, lorsque je pouvais lui donner de bonnes raisons. Dans le sommeil, n’étant plus aux prises qu’avec mon imagination, elle condamnait ma conduite sous forme de rêves extravagants et pénibles. Je me sentais plutôt surexcité que fatigué, et je me mis à repasser dans mon esprit le rôle que j’allais jouer et le thème que je m’étais préparé.

J’étais encore incertain sur un point essentiel. Devais-je me faire reconnaître pour l’homme attaché au comte de Flamarande, ou, déguisé d’accent et de visage, apparaître comme un étranger ? Dans le cas où Gaston ne serait jamais accepté par le comte, c’était trahir une partie de son secret que de me donner pour le père d’un enfant né dans sa maison, pour ainsi dire, et, en admettant qu’il dût pardonner, mieux valait laisser croire qu’il s’intéressait jusqu’à un certain point au fils de son fidèle serviteur.

Tout à coup une idée malheureuse, mais que je crus la meilleure, par la raison qu’elle était autre, traversa mes irrésolutions. Le hasard m’amenait à une situation imprévue, ne devais-je pas en profiter ? Je me trouvais là à l’insu de tous ; je pouvais, sans danger pour l’enfant, le laisser trouver par les Michelin, qui viendraient certainement au point du jour aux étables. Il faisait encore nuit ; comme j’étais arrivé et entré sans rencontrer personne, je pouvais me retirer, m’en aller par le chemin de Montesparre, que je connaissais, et ne laisser aucune trace de mon passage, autre que l’enfant, qui ne savait pas mon nom et n’était pas en état de donner le moindre renseignement sur moi et sur lui-même.