Michel Lévy frères (p. 140-144).



XXXI


J’avais à craindre pourtant que les Michelin ne voulussent pas se charger de Gaston tout de suite par pure charité et sans faire de démarches pour le restituer à quelqu’un. Écrire me paraissait dangereux ; d’ailleurs, je n’avais rien pour écrire et il faisait nuit. Je m’avisai d’attacher un billet de mille francs au chapeau de Gaston, me réservant de régulariser plus tard ses moyens d’existence. Puis je m’approchai de lui et l’embrassai tendrement sans qu’il se réveillât.

Trois heures après, j’étais en vue de Montesparre. Je prenais une petite diligence qui passait et qui me conduisit à une ville peu éloignée. Je m’y reposai, et, grâce à une autre diligence, je repris la route de Paris, d’où j’écrivis aux Michelin que, par l’ordre de M. le comte, je me rendais chez eux pour régler l’année et aviser aux réparations nécessaires. En même temps, je leur écrivis, avec une écriture bien contrefaite, une autre lettre que je mis à un autre bureau de poste, et qui contenait ces mots :

« L’enfant que vous avez trouvé dans la crèche n’est pas dans la misère. Élevez-le comme un des vôtres et ne faites aucune démarche pour connaître ses parents ; ils veilleront sur lui, et, si vous êtes prudents, si vous n’avez pas et ne faites pas naître d’inutiles curiosités, vous recevrez tous les ans, jusqu’à sa majorité, la même somme que celle que vous avez trouvée sur lui. Moitié de cette somme annuelle vous sera attribuée pour les soins que vous prendrez de lui. L’autre moitié servira à payer son entretien et sa première éducation. On exige qu’elle soit en tout semblable à celle de vos enfants. »

Ces deux lettres expédiées, je me disposai à repartir pour Flamarande. J’eusse préféré n’y pas retourner si tôt ; mais, tout en ayant décidé de n’avoir rien de commun avec l’aventure de la crèche, j’étais impatient de savoir si mon cher petit Espérance était bien accueilli et bien soigné.

Je trouvai les Michelin dans la joie. La bru, accouchée depuis quinze jours, revenait de l’église, où elle avait été faire ses relevailles. Je me gardai bien de questionner, et, dès que je vis paraître Gaston endimanché comme les autres, avec des primevères sauvages et des rubans à son chapeau, je demandai si c’était un parent de la famille.

— C’est notre enfant, me répondit Michelin fils, c’est le bon Dieu qui nous l’a envoyé comme par miracle ; mais c’est une histoire que je ne confie pas à tout le monde et que je vous dirai comme je la dirais à M. le comte, s’il me demandait la vérité. Je veux qu’il sache ce qui en est, parce que, s’il nous blâmait de garder ce petit, nous nous mettrions à la recherche de ses parents.

— Qu’est-ce que cela peut faire à M. le comte que vous éleviez un enfant de plus ou de moins ? Vous êtes le maître dans votre famille, monsieur ne se mêle pas de vos affaires. Il n’est pas sûr qu’il revienne jamais ici. Si vous voulez qu’il ne sache pas ce que c’est que cet enfant, je n’ai pas de raisons pour lui en parler, et, d’ailleurs, vous n’êtes pas obligé de me le dire.

— Je ne vous le dirai pas, monsieur Charles, reprit Michelin, je ne saurais, car l’enfant m’est inconnu ; mais voici l’histoire. — « Ma chrétienne de femme, étant sur son terme, priait soir et matin la bonne Vierge de lui donner un garçon, parce que, — nous sommes contents d’avoir des filles, — cependant nous serions encore plus contents d’avoir un homme pour conserver le nom et le rang de la famille,… si bien que ma femme avait mis au-dessus de son lit une petite image de la naissance du bon Jésus dans la crèche, et elle avait bon espoir.

» Il y a aujourd’hui quinze jours, elle entra en mal d’enfant sur les dix heures du soir, et je m’en allai par la porte de derrière chercher la sage-femme. Toute la nuit, on a attendu la délivrance ; mais, comme ça ne se décidait pas, j’ai été ouvrir l’étable pour envoyer les bêtes à la pâture, et, devinez ce que je trouve dans la crèche ? un petit d’environ quatre ans, beau comme un diamant, fort comme un taureau, couché là comme un agneau dans la litière et dormant comme chez lui. Je m’étonne, je le regarde, je lui parle, il s’éveille, me sourit et m’embrasse.

» — Oh ! ma foi, que je dis, celui-là est ce qu’il m’aurait fallu pour être tout à fait content ! Le malheur est que je vas trouver par là son père ou sa mère, des passants fatigués qui auront trouvé la porte ouverte et qui dorment aussi quelque part dans mon fourrage.

» Je cherche, j’appelle, je tourne et retourne, je ne trouve rien ni personne. Je reviens à l’enfant, je lui parle, il ne répond pas.

» — Peut-être qu’il est sourd-muet, que je pense.

» Je le regarde encore. Je vois à son chapeau un billet de banque de mille francs.

» — Oh ! oh ! ça n’est pas un pauvre ! Qui diable peut vouloir abandonner un enfant si beau ?

» Je le prends, je le porte à la maison. J’arrive juste au moment où ma Suzanne venait de me donner encore une petite.

» — Tout va bien, que je lui dis, voilà un mari pour ta fille. Tu demandais un garçon au bon Dieu, il a mis un petit Jésus dans ma crèche. Si on nous le réclame, voilà de l’argent qu’il faudra rendre. Si on nous le laisse, ma foi ! Dieu nous l’a donné, que sa volonté soit faite ! »