Michel Lévy frères (p. 103-107).



XXIII


Enfin, à dix heures, j’entendis dans l’obscurité les faibles vagissements de l’enfant, qui approchait rapidement. M. le comte conduisait résolûment la Niçoise à travers les sentiers du bois. Il la fit monter dans le coupé sans dire un mot, monta sur le siége et conduisit pendant près d’une lieue, qui fut franchie en dix minutes.

Alors, il me dit :

— Voilà le train dont il faut marcher. Je connais mon Zamore, il ira de cette allure jusqu’à trois ou quatre heures du matin. Vous serez alors près de Vierzon. Arrêtez-vous pour lire mes instructions détaillées que voici ; ne les perdez pas.

Il me remit un papier, sauta à terre et disparut.

Zamore était une bête admirable, M. le comte l’avait payé dix mille francs et disait l’avoir eu pour rien. Il n’était terrible que d’impatience ; quand on ne le contrariait pas, il prenait une allure rapide, régulière et cadencée, ne s’effrayant de rien, ne reculant devant rien et ne montrant d’autre souci que celui d’avancer. Je le connaissais déjà, je n’avais plus peur de lui, je le tenais à peine. Il marchait, marchait, voyant clair dans les ténèbres, car j’avais eu soin de ne pas allumer les lanternes.

Dans l’intérieur de la voiture, la nourrice ne bougeait pas, l’enfant semblait dormir. Moi, je n’avais nul besoin de sommeil, j’avais la fièvre. J’avançais comme dans un rêve. Je sentais un vent tiède fouetter ma figure, et cela me soulageait. J’avais une idée fixe que je me répétais tout bas, mais en articulant les paroles, comme si j’avais eu besoin d’entendre une voix me les dire.

— Si tu avais refusé cette mission, ton maître eût fait périr l’enfant, car, s’il n’est pas cruel, il est fou, et cet enfant, que tu enlèves à sa mère, tu le sauves ; marche donc, tu accomplis un devoir impérieux !

Et je me répétais d’une voix égarée : Impérieux ! impérieux !

Nous avions dépassé la Loge, qui était à cette époque le dernier relais de poste avant Vierzon. Zamore, qui n’avait pas ralenti un instant son allure, s’arrêta court et fit mine de se coucher. Je descendis et lui essuyai les naseaux avec mon mouchoir, qui fut aussitôt rempli de sang. Les clochers de Vierzon se dressaient à peu de distance. Je regardai ma montre : nous avions gagné une heure sur le temps prévu par le comte. Je pouvais laisser respirer le noble animal. Je profitai de ce répit pour jeter les yeux sur le papier que m’avait remis mon maître. Il m’avait muni d’un petit appareil pour me procurer de la lumière.

« 1° À peu de distance de Vierzon, vous vous arrêterez cinq minutes pour arranger votre visage, car vous pouvez rencontrer dans cette ville quelque personne de connaissance. Si vous aviez à mettre Zamore en dépôt, prenez le nom de Jacques le Seuil, et dites que vous viendrez chercher votre cheval dans quinze jours, Payez d’avance sa nourriture.

» Vous prendrez connaissance du second paragraphe quand, les chevaux de poste étant attelés, vous remonterez dans le coupé. Faites que la nourrice ne sorte pas de la voiture et ne se laisse pas apercevoir à Vierzon ni ailleurs. »


Je recommandai donc à la Niçoise de s’enfermer, et, tirant Zamore par la bride, j’essayai de le faire marcher. Il s’y refusa. J’attendis encore quelques minutes ; alors, il frappa du pied comme pour me dire qu’il voulait repartir, et je remontai sur le siège ; l’hémorragie semblait arrêtée. Il reprit alors son trot admirable ; seulement, il secouait la tête, et, en me retournant, à la lueur du jour naissant, je voyais la trace de son sang sur la blancheur du chemin. Il arriva ainsi au relais, et, pendant qu’on le dételait, il tomba pour ne plus se relever.

— Votre cheval est mort, me cria-t-on.

Je ne puis dire l’impression que me causa cet incident prévu et le sentiment de douleur que j’éprouvai quand on ajouta :

— Une belle bête ! c’est malheureux.

Dix minutes après, n’ayant pas eu la peine de prendre et de laisser un nom quelconque, j’étais dans le coupé, et la voiture filait sur la route de Bourges. Je regardais l’enfant qui reposait tranquillement. Je ne répondais pas à la Niçoise, qui me parlait et que je n’entendais pas. Je me sentais tout à coup glacé et brisé. Je la priai de me laisser dormir une heure, et je dormis.

Au relais suivant, ayant consulté mes instructions, j’achetai des aliments pour nous. Il y avait dans la voiture un peu de linge pour l’enfant ; il m’était prescrit de lui fournir, ainsi qu’à la nourrice, tout ce qui serait nécessaire, mais de faire des emplettes fréquentes et de peu d’importance pour ne pas attirer l’attention. Je devais permettre à la nourrice de descendre de temps en temps et de marcher un peu, si elle en éprouvait le besoin ; dans les endroits habités, elle ne devait pas se laisser voir. Notre itinéraire par Bourges, Moulins, Roanne, Lyon, etc., était tracé avec une exactitude et une netteté remarquables. Ce n’était pas là le travail d’un fou. Tout était minutieusement prévu, même les questions qu’on pouvait nous adresser et les réponses que nous devions faire.