Michel Lévy frères (p. 98-102).



XXII


L’enfant dormait sur le lit. M. le comte prit dans sa ruelle un petit crucifix or et nacre qui lui venait de sa mère, et, le plaçant sur le marmot :

— Voici, dit-il, l’épreuve terrible ! Enfant, je vous adjure, au nom du Seigneur, de proclamer la vérité ! Ouvrez les yeux, si je prononce le véritable nom de votre père.

Et, d’une voix ferme, avec une attitude inspirée, il prononça par trois fois :

— Flamarande ! Flamarande ! Flamarande !

Le marmot ne bougea pas. Alors, le comte lui dit, comme s’il eût pu le comprendre :

— Vous n’êtes donc pas mon fils ? Peut-être avouerez-vous à présent le nom de votre père.

Et il appela :

— Salcède ! Salcède ! Salcède !

Le hasard voulut que le pauvre petit ouvrît les yeux, et M. le comte sonna vivement.

J’appelai la Niçoise, qui se tenait à trois pas de là, et je la fis rentrer. Le comte lui remit l’enfant en lui disant :

— Tenez-vous prête à sortir.

Puis, me retenant :

— Faites atteler, dit-il, nous irons à la municipalité. Il faut que le grand mensonge soit accompli. Demain matin le baptême, et demain soir le départ.

La mairie était à deux kilomètres du château. M. le comte fit monter en voiture la Niçoise et l’enfant, et, comme je lui tenais la portière :

— Je monte sur le siège, dit-il. Venez-y avec moi.

Puis, s’adressant au cocher :

— Donne-moi les rênes, Joseph ; je veux conduire. Monte dans la voiture ; je veux être aujourd’hui ton cocher.

— Monsieur le comte, dit Joseph, le cheval est terrible. Il n’a pas travaillé depuis huit jours, et le chemin est très-mauvais aujourd’hui.

— Eh bien, c’est pour ça, dit le comte en montant lestement sur le siège. Tu oublies, mon garçon, que c’est moi qui t’ai appris ton métier.

Joseph, soit respect, soit crainte d’un accident, monta sur le siège de derrière. Le cheval se cabra furieusement, le comte le fouetta de même ; nous partîmes ventre à terre. J’étais très-effrayé. M. de Flamarande était-il fou ? Voulait-il nous précipiter avec lui dans la Loire ?

Heureusement le hameau de Sévines était sur le chemin qui s’éloigne en droite ligne du fleuve, mais nous devions trouver par là un petit affluent probablement débordé aussi. Nous le franchîmes à gué sans accident, mais non sans terreur. Seul, M. le comte était impassible.

J’assistai comme témoin à la déclaration ; l’enfant reçut les noms de Louis-Gaston de Flamarande, et, quand nous remontâmes sur le siège, M. le comte me dit :

— Vous n’avez jamais conduit une voiture ?

— Quelquefois un cabriolet.

— Eh bien, vous pouvez conduire ce coupé ; prenez les rênes.

J’obéis ; cependant, au passage du ruisseau, je voulus les lui rendre.

— Non pas, dit-il, allez toujours.

Et il se mit à cingler le cheval, qui franchit comme un trait ce gué couvert d’un mètre d’eau. Alors, le comte, reprenant les rênes :

— C’est bien, dit-il, vous en savez assez ; vous prendrez demain soir cette voiture et ce cheval, c’est Zamore, vous le connaissez à présent. Il est capable de tout ; vous le conduirez toute la nuit sans vous arrêter, jusqu’à ce qu’il tombe. Il sera perdu, ne vous en inquiétez pas et prenez la poste dès qu’il sera fourbu. Ne vous arrêtez qu’au terme de votre voyage.

— Et si l’enfant était malade en route ?

— Ne vous arrêtez pas.

— Et s’il mourait ?

— Ces enfants-là ne meurent jamais. À propos, êtes-vous capable de changer votre figure, de vous coller des favoris, de mettre une perruque ? Entrez ce soir dans le grenier numéro 7, dont voici la clef. On a joué ici la comédie avant mon mariage. J’ai fait transporter là tous les accessoires. Vous trouverez ce qu’il vous faut. Vous êtes adroit et intelligent. Comme vous avez appris à conduire, apprenez à vous transformer ; ce que l’on ne sait pas, on l’improvise.

Le lendemain, l’enfant fut baptisé provisoirement, c’est-à-dire ondoyé dans la chambre de sa mère. À midi, le comte me manda chez lui.

— Vous êtes fort troublé, me dit-il ; je vois que vous ne m’aiderez pas ici. Prenez Zamore et le coupé et rendez-vous à ma ferme de Montcarreau pour toucher l’argent qui m’est dû. Vous attendrez la nuit pour en partir, et, au lieu de rentrer ici, vous irez m’attendre à l’entrée du bois Verson, à l’endroit où je vous ai parlé, il y a huit jours, des affaires de Montcarreau.

Quand Joseph me remit Zamore, voyant que j’avais fait grande attention à la manière dont il s’y prenait pour l’atteler :

— Je pense, me dit-il, que la joie d’avoir un héritier a un peu troublé la cervelle de M. le comte. Vous charger de conduire Zamore ! c’est sérieux, ça ; y avez-vous pensé, monsieur Charles ?

— J’y penserai en route, répondis-je. Je n’ai pas de réflexion à faire avant d’obéir.

La ferme de Montcarreau était assez proche, et les chemins n’étaient pas défoncés par là. Le fermier me remit l’argent, et j’acceptai son dîner afin de gagner la soirée. J’étais dans une agitation inexprimable, mais je me contenais. Enfin la nuit vint, sombre et pluvieuse. Je me rendis au bois Verson, où j’attendis une heure. Je passai ce temps à caresser Zamore pour l’empêcher de casser tout. Le pauvre animal ne comprenait pas pourquoi, étant si proche du château, je ne le faisais pas rentrer, et moi, en le caressant, je pensais tristement :

— Tu ne sais pas, Zamore, que tu n’y rentreras jamais !