Michel Lévy frères (p. 95-97).



XXI


Cependant l’inondation se déclarait ; le docteur n’osait pas se remettre en route. Les paysans riverains fuyaient éperdus en emmenant leur bétail et leur mobilier. Dans la maison, bien qu’il n’y eût aucun danger à craindre et qu’on fût très-habitué à la vue de pareils sinistres, on était triste ou agacé, les femmes avaient peur ou se lamentaient sur les nombreux désastres que l’on pouvait prévoir. Vers une heure de l’après-midi, M. le comte alla voir la prairie, qui disparaissait rapidement sous les vagues chargées d’écume et de sable ; il me commanda de faire sortir la Niçoise avec l’enfant. Il ne pleuvait pas ; il y avait même un pâle rayon de soleil. M. le comte voulait qu’elle allât du côté de la prairie, qu’elle laissât tomber en cet endroit un châle et quelque objet appartenant à l’enfant, puis qu’elle fût ramenée et cachée par moi. Je devais ensuite donner l’alarme. On prendrait des précautions pour que la comtesse ne fût informée de rien. Au milieu de l’émotion produite par l’événement, je partirais, sans être vu, avec la nourrice et l’enfant, comme si j’allais à leur recherche. Tout était minutieusement prévu par le comte ; mais je fus pris d’épouvante, et je refusai d’agir.

— Monsieur le comte, m’écriai-je, je vois bien que vous voulez éluder l’essentiel. Malgré vos promesses, vous espérez échapper à la loi. Il faut que l’enfant soit présenté à la municipalité, il faut que vous le reconnaissiez, il le faut absolument ; autrement, vous êtes passible de poursuites judiciaires, amende et prison.

— Je le sais, répondit-il. Je m’expose à cela, moi ! reculez-vous ?

— Oui, monsieur le comte. Rien d’illégal, c’est ma devise. Connaissant la loi par état pour ainsi dire, je serais inexcusable de l’enfreindre.

M. le comte me parla d’une somme considérable à gagner, et, voyant qu’il m’offensait sans me convaincre, il céda.

— La comtesse, dit-il, verra donc son fils ! J’aurais voulu, dans son intérêt, qu’elle n’eût pas le temps de s’attacher à lui ; mais, puisque vous avez peur…

— J’ai peur de la tuer, m’écriai-je, et, s’il faut vous le dire, je n’ai pas d’autre peur.

Il garda un moment le silence, puis il me dit d’un ton singulier :

— Qu’on m’apporte l’enfant !

J’obéis à cet ordre étrange sans oser rien pressentir.

La nourrice apporta l’enfant.

— Laissez-le-moi, nous dit le comte, et retirez-vous.

La Niçoise eut peur, et par instinct retint l’enfant contre sa poitrine.

— N’avez-vous pas entendu ? reprit le comte froidement. Placez-le sur mon lit et ne revenez que quand je sonnerai.

Nous sortîmes ; mais, moi, je restai, l’œil et l’oreille collés au trou de la serrure. J’avais peur aussi pour la pauvre petite créature. J’étais résolu à la défendre, et je n’osais formuler ma pensée en moi-même.

Je vis alors une chose bizarre qui me fit douter de la raison de mon maître.