Firmin ou le Jouet de la fortune/II/09


Pigoreau (IIp. 130-181).

CHAPITRE IX.

Je rentre dans mes biens. Je retrouve mon père. Il me raconte son histoire.



Voilà, Firmin, me dit madame Bellegarde, lorsque j’eus cessé de lire, la confession sincère de tous les crimes dont je me suis rendu coupable. Le plus grand regret que j’éprouve est d’avoir causé les malheurs et la ruine d’une famille à qui j’avais tant d’obligations, et je ne me pardonnerai jamais de vous avoir séparé de votre amante. Rassurez-vous, lui dis-je, je n’en suis point séparé, elle est aujourd’hui ma femme : c’est moi qui suis l’auteur de sa délivrance, et qui ai préservé son père des fureurs de votre mari.

Ici je lui fis, à mon tour, le détail de tout ce qui m’était arrivé depuis notre séparation, et je lui racontai ce qui s’était passé depuis l’accident funeste dont elle avait été la cause. Sa surprise fut sur-tout extrême, lorsque je lui rendis compte des moyens que j’avais employés pour briser les fers du Comte, ainsi que de la manière dont je m’étais pris pour tromper la vigilance de Britannicus. Elle me témoigna ensuite ses inquiétudes sur mon juste ressentiment, et sur les sentimens de vengeance que je devais nécessairement éprouver. Je lui dis que si elle voulait désormais rentrer dans la voie du bien, que j’oublierais tout le passé. Je lui fis part ensuite du hasard qui m’avait fait reconnaître son mari, et du service que j’attendais de lui. Madame Bellegarde me donna sa parole de tout faire pour l’engager à presser cette affaire ; que d’ailleurs c’était la seule manière dont il pût reconnaître mes bontés ; et elle m’assura que sous peu je serais entièrement satisfait. Elle me força aussi d’accepter une bourse de trois cens louis, comme étant une restitution qui m’était légitimement due. — Prenez, me dit-elle, cela vous appartient ; ce n’est même qu’une faible partie de ce que nous avons à vous. Prenez, Firmin : c’est votre propriété, et croyez que nous sommes encore trop heureux de trouver l’occasion de réparer une partie de nos torts envers vous.

Madame Bellegarde tint parole. Peu de temps après Delville fut mis en liberté, et rayé définitivement de la liste des émigrés. Britannicus ne borna pas là ses démarches ; il me rendit le même service, et parvint à faire rendre à mon épouse la succession de son père. Le séquestre fut levé, et nous rentrâmes dans les biens dont le gouvernement s’était emparé. Que l’on se représente notre joie, lorsqu’après trois mortelles années de proscriptions et d’infortunes, nous nous vîmes en possession d’une fortune considérable, et de la même terre qui avait servi de théâtre à notre heureuse enfance ! Mon aimable Sophie partagea la joie que j’éprouvais à revoir les beaux lieux témoins de nos premières amours. Nous visitâmes ensemble le charmant bosquet dans lequel j’avais fait, pour la première fois, l’aveu de ma tendresse. Nous revîmes aussi avec plaisir la même charmille qui, lors de mon affaire avec Dallainval, avait caché à tous les yeux les transports de ma jalouse fureur, ainsi que ma honte et mon désespoir. Chaque buisson, chaque arbre nous rappellait d’agréables souvenirs ou d’heureux momens : cependant ma félicité n’était pas encore parfaite ; il manquait quelque chose à mon bonheur. Le vieux Thomassin était mort peu de temps après mon départ de Stainville, et cette perte m’avait été d’autant plus sensible, qu’il était le premier à qui j’eusse des obligations sur la terre. Quoique je susse qu’il n’était que mon père adoptif, je l’avais toujours chéri avec la tendresse d’un véritable fils. D’ailleurs il emportait avec lui le secret de ma naissance ; j’ignorais le nom de l’auteur de mes jours, et quoique jusqu’alors je me fusse fort peu inquiété de ma véritable famille. Cette ignorance, dans laquelle je vivais, ne contribuait pas peu à empoisonner ma tranquillité, lorsque le hasard, en me fournissant à cet égard les éclaircissemens que je pouvais désirer, me rendit le plus fortuné des hommes.

Un soir qu’à notre ordinaire, Sophie et moi, nous prenions le frais devant la grille du parc de Stainville, nous apperçûmes de loin une voiture qui venait de verser dans le grand chemin qui traversait la plaine. Notre premier mouvement fut de voler au secours des voyageurs qui pouvaient être blessés. Nous ne nous étions point trompés ; en arrivant nous trouvâmes un homme seul tout froissé de sa chûte, et hors d’état de continuer sa route. Nous l’aidâmes à se débarrasser de sa chaise, et tandis que nos domestiques aidaient le postillon à dételer les chevaux, nous conduisîmes l’inconnu au château, et nous l’invitâmes à s’y reposer jusqu’à ce qu’il fût parfaitement rétabli. Hélas ! nous dit-il en entrant, cette contrée m’est funeste ; voici un grand nombre d’années qu’il m’arriva, presqu’au même endroit, un malheur encore plus affreux ; quoiqu’il se soit écoulé, depuis cette époque, un grand espace de temps, le souvenir m’en est encore récent, et m’arrache encore des pleurs. Moins guidé par un motif de curiosité que par un certain mouvement d’intérêt qu’il m’était impossible de définir, je le pressai de nous faire part du sujet de sa douleur. Oui, continua-t-il en versant un torrent de pleurs, ce fut dans ce canton que je perdis les deux objets de mes affections, ou plutôt la moitié de moi-même. La mort impitoyable m’enleva une épouse adorée. Nous fuyons ensemble des méchans, lorsqu’en passant, au bout de ces avenues, elle fut surprise par les douleurs de l’enfantement. Malgré les fortes raisons qui pressaient notre fuite, nous fûmes forcés d’interrompre notre voyage. Une ferme, située non loin d’ici, nous servit d’asyle. Mon épouse y perdit la vie en donnant le jour à un fils, dont, hélas ! j’ignore la destinée. Le sort qui s’acharnait à me poursuivre me força de m’exiler. J’errai pendant vingt ans à l’extrémité de la terre sans pouvoir rentrer dans ma patrie. À mon retour, je volai chez le laboureur à qui j’avais confié mon fils ; mais, par un nouveau malheur, ce vieillard n’était plus de ce monde…

Ici les pleurs de l’étranger redoublèrent : j’étais hors de moi ; j’éprouvais un pressentiment de l’évènement extraordinaire qui devait m’arriver. — Y a-t-il long-temps, lui demandai-je avec empressement ? — Voici bientôt vingt-deux ans. — Comment se nommait le bon laboureur à qui vous confiâtes ?… — Il s’appelait Thomassin. — Et votre enfant n’avait-il aucune marque distinctive ? — Il avait un signe sous le sein gauche. — Ô mon père, m’écriai-je en tombant à ses genoux !… je suis votre fils… — Ciel, qu’entends-je ?… vous… mon fils !… — Oui, moi-même… Voici ma femme, lui dis-je en montrant Sophie, elle est aussi votre fille… À ces mots nous ne formâmes plus tous trois qu’un groupe unis par les plus étroits embrassemens.

C’était mon père lui-même ; j’étais ce fils qu’il pleurait depuis vingt ans, je n’en pouvais plus douter ; je portais sous le sein gauche le signe qu’il me désignait… Bons cœurs, représentez-vous ma joie, mon bonheur !

Mon allégresse était d’autant plus vive qu’elle était inattendue ; en effet, pouvais-je espérer une pareille union, sur-tout ne pouvant attendre des renseignemens que du pur hasard ? Il m’avait été impossible d’obtenir aucun éclaircissement de Thomassin, n’en ayant point lui-même. Aussi avais-je confié à l’avenir le soin de me procurer, à ce sujet, les connaissances que je pouvais désirer. Lorsque nous eûmes procuré à mon père tous les secours que sa position exigeait, nous le pressâmes de nous raconter ses aventures. Cette curiosité, de ma part, était bien naturelle ; j’ignorais le nom, l’état de celui à qui je devais l’existence, pouvais-je être blâmable de réclamer avec instances les renseignemens qui m’intéressaient particulièrement ? Quand M. de P… eut réparé ses forces, il consentit à satisfaire notre impatience, en ces termes :

« Vous voyez en moi, mes chers enfans, une des plus tristes victimes de la tyrannie de l’ancien gouvernement. Quoique je doive le jour à un de ces hommes puissans, qui jadis exerçaient sur leurs semblables une autorité aussi monstrueuse qu’arbitraire, ma vie entière n’a été qu’un long tissu de peines et de malheurs. Je suis le fils du ci-devant duc de… aussi célèbre par sa haute naissance que par ses grands biens. Ce premier avantage, autrefois si recherché, fut au contraire la source de toutes mes infortunes. Mon père, je ne l’avoue qu’à regret, était dur, orgueilleux et vindicatif. Il voulait que tout cédât à ses ordres, à ses désirs, à ses moindres caprices. Il punissait souvent, de la manière la plus cruelle, ceux qui avaient eu le malheur de résister à ses volontés ou de lui déplaire. Jaloux de ses droits et de son injuste pouvoir, il appésantissait son joug odieux jusques sur sa propre famille. Son épouse elle-même fut la première victime de ses mauvais traitemens ; elle termina dans les larmes des jours de douleur. Je perdis ma mère dans un bas-âge ; à peine m’en reste-t-il un léger souvenir. Mon père, dont je n’avais jamais reçu de caresses, me força de bonne heure à prendre la carrière des armes, moins pour mon bien que par désir de se débarrasser de moi. Cependant la haute considération dont il jouissait à la cour, hâta mon avancement. À dix-huit ans j’étais capitaine de cavalerie. Les trois premières années, que je passai à mon régiment, furent employées à mon instruction ; je fuyais avec soin la société des jeunes gens de mon âge, et mon genre d’existence était trop paisible pour présager les orages que j’éprouvai par la suite. Uniquement livré à l’étude, je passais tous mes momens entre les plaisirs de la lecture et les leçons de mes différens maîtres ; mais une vie aussi monotone ne pouvait durer long-temps ; il est un âge où les passions, en se développant, font sortir l’homme de son espèce d’engourdissement. Parmi le petit nombre des officiers du corps que je fréquentais, un seul avait ma confiance ; c’était le jeune Valville. Valville avait alors à-peu-près mon âge, mais ses goûts et ses penchants n’étaient pas tout-à-fait les mêmes ; il était vif, sensible, impétueux ; il avait en outre un fonds de tendresse bien dangereux, et qui lui faisait rechercher, de préférence, le commerce des femmes ; aucune pourtant n’avait jusqu’alors charmé son cœur ; il ne faisait de leur société qu’une affaire d’amusement, lorsque le moment de sa défaite arriva. Nous étions en garnison à Marseille ; on sait combien le ciel de la Provence, coïncide avec les plaisirs ; le sexe, plus joli que par-tout ailleurs, semble prononcer la perte des jeunes imprudens qui ose l’approcher. La chaleur de l’amour se fait sentir dans ce beau pays avec celle du climat. La ville de Marseille était le centre des plaisirs, la volupté semblait y avoir fait son séjour, et d’après cela il n’est pas étonnant que le jeune Valville, avec un caractère aussi bouillant que le sien, cédât les armes à la beauté. Partage ma joie, me dit-il un jour en entrant dans ma chambre, je suis aimé de la femme la plus adorable, d’un ange sans doute envoyé du ciel pour faire mon bonheur ; je n’en saurais douter, c’est de sa propre bouche que je viens d’en obtenir l’aveu ; mon ami, je veux te la faire connaître, cette femme accomplie ; je veux que tu en juges par toi-même : dès ce soir je veux te présenter.

Je me laissai entraîner chez madame de B… sans prévoir le sort qui m’y attendait. Je la vis telle que mon ami me l’avait dépeinte ; mais par malheur elle avait une sœur que je trouvai encore plus belle, quoiqu’elle n’eût que ses seules vertus pour toute parure. Ô mes enfans, jamais l’homme ne sut parer sa destinée ; l’avenir est pour lui couvert d’un voile impénétrable qu’il lui est impossible de déchirer ; il était dit que j’allais perdre enfin cette précieuse indifférence à laquelle j’avais été redevable jusqu’alors de ma tranquillité. Effectivement ce repos me fut ravi dès le jour où je vis, pour la première fois, la charmante Amélie. Il me serait impossible de vous esquisser ses traits ; cependant il lui manquait un avantage bien essentiel pour notre bonheur, celui de la naissance. Mon père inexorable, sur cet article, eût passé par-dessus toute autre considération, mais celle-ci était tout à ses yeux ; j’osai, malgré cela, lui adresser l’aveu de mon amour, et solliciter son consentement pour notre union. Pour toute réponse je reçus l’ordre impératif de renoncer pour jamais à votre mère. Que l’on juge de ma douleur et de mon désespoir ! Il eût été plus facile de m’arracher la vie, que de me forcer d’oublier celle qui avait reçu mes sermens et ma foi. Il fallut pourtant dissimuler ; sa sûreté l’exigeait, et certes il fallait un motif aussi puissant pour m’y déterminer. Je feignis donc, pour complaire à mon père, d’obéir à ses ordres ; mais mon amour pour Amélie n’en prit que de nouvelles forces. Valville, plus heureux que moi, avait obtenu l’approbation de sa famille, et le bonheur, dont il jouissait avec sa nouvelle épouse, rendait ma situation encore plus pénible. Nous avions, il est vrai, quelques momens d’entrevues qui nous dédommageaient un peu de la gêne dans laquelle nous vivions ; mais ces momens étaient si courts, qu’ils ne servaient qu’à nous faire sentir, encore avec plus de force, toute l’étendue de nos privations. Une pareille contrainte fut la cause de tous nos malheurs. Elle semblait autoriser tous les moyens que nous choisirions pour terminer nos souffrances, et nous crûmes y parvenir plus sûrement en cédant à la violence de notre amour ; quand on est jeune on croit pouvoir résister à tous les orages ; et dans une de nos entrevues nocturnes, je fus assez faible, ou plutôt assez criminel, pour oublier le respect qu’on doit à la vertu. Amélie devint mère, et dès ce moment nous commençâmes à envisager tous les maux que l’avenir allait accumuler sur notre zèle. Nous n’avions d’autre parti à prendre que de former une union secrète, et de réclamer ensuite les bontés de mon père. Je savais qu’il était dur, inflexible. J’osai cependant lui écrire ; je lui adressai une lettre bien détaillée de mes sentimens pour Amélie, de ses vertus et de ses rares qualités ; mais comme je ne pouvais joindre les avantages de la naissance, cette lettre ne fit qu’augmenter sa colère et son indignation. Lorsqu’il eut appris que j’avais enfreint ses ordres, il abusa du crédit dont il jouissait auprès de son maître, pour appésentir sur moi tout le poids de son autorité. Il commença par me punir de la manière la plus sensible en faisant tomber d’abord son ressentiment sur ma chère Amélie, sur la moitié de moi-même. Il était intimement lié avec le fameux baron de B… qui était alors le dispensateur prodigue des vengeances d’une cour corrompue. La même lettre de cachet, en me séparant de mon épouse, nous précipita tous deux à la fois dans une affreuse prison. J’ignorai, pendant long-temps, l’endroit où elle fut renfermée, et moi je fus traîné dans les prisons du fort de Château-d’If. Sans l’espoir qui n’abandonne jamais l’infortuné, il m’eût été impossible de résister à ce coup affreux. Mon fils, vous avez aimé, figurez-vous ce que j’eus à souffrir d’une pareille séparation. Je me représentais votre mère victime d’une famille irritée, arrachée de mes bras peut-être pour jamais, et expiant, par les rigueurs d’une longue captivité, sa faiblesse et la mienne. Moi-même, je fus enseveli dans l’obscurité des cachots pendant trois mois, au bout desquels je fus transféré dans un donjon qui dominait la mer. Il y avait peu de temps que j’avais la liberté de respirer un nouvel air, lorsque l’on annonça dans le fort l’arrivée de ce même baron de B… qui avait signé ma détention, et qui, en sa qualité de ministre de… venait faire par lui-même la visite de toutes les forteresses, dont l’inspection se trouvait de son ressort. Les nombreuses victimes qui, comme moi, gémissaient dans les prisons de Château-d’If, se réjouirent d’avance de l’arrivée de cet homme puissant, dans l’espoir qu’il pourrait adoucir leur sort, et écouter leurs réclamations ; mais ils furent cruellement déçus dans leur attente, lorsqu’ils se virent traités plus durement qu’auparavant. Le baron fit resserrer leurs fers, et augmenta les rigueurs de leur captivité. L’excès de leurs maux les rendit injustes, et même criminels ; la plupart d’entr’eux se révoltèrent, et formèrent l’audacieux projet de briser leurs chaînes. Quelques-uns d’entr’eux allèrent même jusqu’à former l’affreux complot d’assassiner le gouverneur de l’île, et le ministre sévère qui avaient rendu leur position encore plus douloureuse. Quoiqu’en mon particulier j’eusse beaucoup à m’en plaindre, puisque c’était par son ordre que l’on m’avait ravi la liberté, j’eus cependant horreur d’un pareil projet. Je résolus de sauver la vie de celui qui m’avait enlevé la moitié de la mienne. La nuit même où sa mort était arrêtée, je lui fis demander un moment d’entretien ; il me l’accorda par considération pour ma famille ; alors je le prévins du danger dont il était menacé. Je l’instruisis de l’infâme complot des prisonniers du fort. Le baron de B… me témoigna sa reconnaissance en me pressant affectueusement dans ses bras. Il m’assura de sa vive reconnaissance, et me répéta souvent qu’il n’oublierait jamais un pareil service. Il me donna en outre sa parole de me réconcilier avec mon père, et me promit, en attendant, de faire alléger les rigueurs de ma captivité, jusqu’à mon prochain élargissement. J’osai ajouter foi à de semblables protestations d’amitié. Quelle erreur ! le lendemain même je fus enseveli de nouveau dans la profondeur des cachots, les traitemens que l’on me fit éprouver furent plus durs que jamais.

Tel était alors, mes enfans, le caractère de l’homme en place ; au moment où, sans pudeur, il nous tendait une main protectrice, il signait de l’autre l’arrêt qui nous proscrivait ; la fortune, presque toujours, éblouit l’homme puissant au point de se croire pour jamais à l’abri de ses revers ; il regarde comme au-dessus de lui d’avoir de vrais amis, et, dans son délire, il suppose le reste des mortels uniquement fait pour l’encenser ; la foule de bas adulateurs qui l’environnent, le confirme dans cette idée, et l’homme étant par lui-même naturellement égoïste, devient sot, dur et méchant, lorsque les hasards l’ont placé au faîte du pouvoir ; une simple observation devient à ses yeux un outrage ; une noble remontrance est un crime qu’il ne pardonne jamais ; il n’a de préférence que pour celui qui peut servir ses goûts, ses passions, sa vanité ou ses intérêts ; celui-là seul est son protégé, son favori, c’est le seul qu’il nomme son ami. Son ami ! si ce malheureux en avait, ne parviendrait-il pas à arracher le funeste bandeau qui couvre ses yeux ? n’éviterait-il pas la foule des précipices qui s’ouvrent chaque jour sous ses pas ? mais la dose d’orgueil et d’amour-propre dont il est pourvu l’abuse d’une terrible manière ; il se croit beaucoup au-dessus de ses semblables ; et enivré du faux éclat des grandeurs, il regarde, comme indigne de lui, de consulter l’honnête homme, l’homme de mérite, qui, faute d’être intrigant, languit ignoré ; et dont les conseils pourraient le préserver des nombreuses erreurs dans lesquelles il tombe journellement ; rien n’est plus dangereux, pour l’homme en place, que la flatterie, et cependant c’est elle qui forme, pour ainsi dire, son premier aliment ; l’habitude qu’il a de ne voir que des visages supplians, l’accoutume lui-même à ce ton de supériorité qui fut, de tout temps, adopté par les grands ; ils s’imaginent être les seuls et uniques dispensateurs des grâces, et tenir, pour ainsi dire dans leurs mains, les destins du monde ; j’en ai connu à qui même il était facile de faire croire qu’ils avaient quelque chose de divin, et qui annonçaient, par leur ton de morgue et de suffisance, combien ils se croyaient au-dessus du commun des mortels.

À tous ces vices on peut encore joindre celui de l’ingratitude. La conduite du baron de B… envers moi, prouve combien il est quelquefois dangereux d’avoir des droits à la reconnaissance d’un homme en place ; il est encore plus dangereux d’être initié dans ses secrets ; dès l’instant que vous connaissez les mystères qu’il a intérêt de cacher, vous n’êtes plus à ses yeux qu’un surveillant incommode dont il croit nécessaire de se débarrasser ; alors il vous sacrifie à sa prudence, à sa tranquillité, à sa propre sûreté ; les liens de la reconnaissance et de l’amitié sont trop faibles pour le retenir, il les brise sans pudeur ; et, foulant aux pieds tous principes d’honneur et de loyauté, il regarde, comme son plus cruel ennemi, celui qui souvent eût tout sacrifié à son bonheur.

Je passai un mois entier enfermé dans un cachot de la principale tour de Château-d’If. Cette chambre n’était éclairée que par une petite lucarne grillée par d’énormes barreaux de fer ; le ciel et la mer étaient la seule vue qui s’offrit à mes regards. Ce spectacle uniforme n’était troublé que par les vagues qui, s’agitant quelquefois avec fureur, venaient se briser contre le rocher sur lequel le fort était bâti. Le souvenir d’Amélie, de cette triste victime des préjugés, venait encore augmenter l’horreur de ma position ; on m’avait, en outre, interdit toute communication, et je croyais devoir terminer ma déplorable vie dans cet horrible séjour, lorsque le ciel et l’amitié se réunirent pour assurer ma délivrance.

Une nuit qu’à mon ordinaire je réfléchissais sur mon infortune, sans autre compagnon que l’image d’Amélie, je fus distrait par un bruit semblable à celui que fait une rame qui fend l’onde. En effet, je m’approchai avec précipitation de la fenêtre, et j’apperçus distinctement une barque qui cotoyait le rocher. Elle était conduite par deux inconnus qui me parurent être des mariniers. M’imaginant que c’était des pêcheurs qui attendaient le jour pour tendre leurs filets, j’allais me recoucher, lorsque j’entendis prononcer mon nom à voix basse ; et à l’instant même j’entendis tomber dans ma chambre une pierre à laquelle était attaché un papier. Je le ramassai avec précipitation, et j’y lus ces mots :

« Demain, à pareille heure, on vous portera les instrumens nécessaires à votre délivrance ; ayez le soin d’attacher à vos barreaux une corde qui descende jusqu’à terre ; c’est sur-tout de cette mesure que dépend le succès de l’entreprise. »

On doit croire combien le reste de la nuit et la journée du lendemain me parut long ; mais je fus bien dédommagé des momens d’incertitude que je passai dans l’attente, en revoyant la même barque s’approcher du rivage comme la veille. Déjà ma corde pendait à terre ; et lorsque la barque se fut éloignée, je tirai à moi un poids assez considérable. C’était une échelle de cordes, plusieurs limes, et un billet par lequel on m’invitait à limer un de mes barreaux de ma lucarne, en m’assurant que dans trois jours, à pareille heure, on viendrait m’arracher de la tyrannie de mes oppresseurs. Ces deux billets n’étaient point signés, je ne pouvais présumer de quelle part ils venaient. Cependant je suivis avec confiance la marche qui m’était indiquée. Le danger ne saurait effrayer lorsqu’il s’agit de recouvrer sa liberté ; et je suivis aveuglément les conseils du mortel généreux qui s’exposait lui-même pour venir briser mes fers. Je parvins après un travail long et pénible, à scier les barreaux de ma croisée, et j’eus la précaution de les remettre à leurs places afin d’éviter les soupçons ; mais que l’on se figure ma douleur, lorsque le même soir fixé, pour mon évasion, je vis poser aux pieds de la tour où j’étais renfermé, un nouveau factionnaire. J’imaginai mon projet découvert, je me crus perdu sans ressources, et je n’avais point encore trouvé dans ma tête de moyens pour parer ce malheur imprévu, lorsque j’entendis la barque protectrice s’approcher du rivage. La nuit, fort heureusement, était plus obscure que les précédentes. La sentinelle cria trois fois qui vive, sans obtenir de réponse, lorsqu’à la troisième sommation je la vis tomber d’un coup de feu. Il n’y avait pas à hésiter ; l’allarme allait être bien vîte répandue dans tout le fort. Mon échelle de corde était déjà tendue, je me laissai glisser, sans balancer, dans les bras des deux inconnus, et la barque gagne au large. Toute la garnison était déjà sur pieds, une décharge d’artillerie est dirigée contre nous, un de mes généreux libérateurs tombe noyé dans son sang, l’autre s’évanouit ; je m’empare de la rame, je m’éloigne en plaine mer. L’obscurité des ténèbres me favorise, et j’échappe à la deuxième décharge des soldats. Quand je fus en sûreté, je m’empressai de prodiguer des secours au blessé ; mais ma douleur fut à son comble, lorsque je vis qu’il était sans mouvement et sans vie ; une balle lui avait percé la poitrine, il nageait dans son sang. Son compagnon attira ensuite tous mes soins ; après un long évanouissement, image de la mort, il ouvrit les yeux… mes enfans… mes chers enfans… jugez de ma surprise, ce malheureux était mon épouse, c’était Amélie elle-même.

Jamais mon cœur n’éprouva si rapidement deux sensations aussi différentes ; il passa de la douleur à la joie la plus vive ; mais elle fut altérée, lorsque ma femme m’apprit que ce malheureux, qui venait d’être victime de son dévouement, était Valville lui-même, l’amant de sa sœur, et mon meilleur ami. Il fallait Amélie pour me faire supporter une perte pareille. Elle m’apprit tout ce que cet homme généreux avait fait pour hâter ma délivrance ; un si noble dévouement m’arracha des larmes, et je formai le projet d’aborder le prochain rivage pour lui rendre les derniers devoirs. À force de peines et d’efforts je parvins à diriger ma barque vers l’île de Pomègue. Le soleil n’était point encore levé, lorsque nous l’atteignîmes, et nous creusâmes dans le sable, la fosse du malheureux Valville. Les pleurs que nous répandîmes sur sa tombe furent le seul monument que nous élevâmes à sa mémoire. Lorsque l’aurore commença à éclairer l’horison, nous nous hâtâmes de nous éloigner d’un rivage qui ne pouvait tarder à être instruit de mon évasion. Nous prîmes la direction des côtes, et pendant huit jours entiers que nous fûmes à la merci des vents et des tempêtes, nous ne relâchâmes que deux fois sur le rivage pour nous procurer les provisions nécessaires au soutien de notre existence. Cependant la position d’Amélie exigeait du repos et des soins que je n’étais point à même de lui prodiguer : elle était à la veille de devenir mère, et notre voyage pénible l’avait extrêmement incommodée. Je fus forcé d’aborder les côtes du Languedoc ; et, après avoir coulé notre barque à fond, afin d’anéantir toutes espèces de traces de notre fuite, nous prîmes une chaise de poste dans le dessein de traverser la France, et de nous embarquer à Calais, pour de-là nous rendre en Angleterre, avec le projet d’y vivre ignorés jusqu’à ce que la lettre de cachet lancée contre moi, fût révoquée ; mais le destin, qui se rit des projets des mortels, en avait disposé tout autrement. En traversant au bout de ces avenues, mon épouse fut surprise par les douleurs de l’enfantement. La fatigue l’avait avancée dans sa grossesse, et nous fûmes forcés d’interrompre notre voyage. La ferme du vieux Thomassin lui servit d’asyle. Ce fut l’épouse de ce brave homme, ô mon cher fils ! qui la première te reçut dans ses bras ; mais ton existence coûta celle de ta malheureuse mère ; elle rendit le dernier soupir en te donnant le jour, et me laissa seul dans le monde entier, abandonné à toute ma douleur, et livré au plus affreux désespoir. Sans toi, mon cher Firmin, j’eusse terminé une vie à charge et odieuse ; mais tu m’attachais encore à la lumière ; je résolus de vivre pour te préserver de tous les maux qui menaçaient ton enfance, et pour te mettre à l’abri de la méchanceté des hommes ; mais hélas ! cette dernière consolation ne m’était pas même réservée ! Après avoir rendu les derniers devoirs à mon infortunée compagne, et t’avoir confié aux soins du généreux Thomassin, je continuai ma route jusqu’à Calais, dans l’intention de mettre mon projet à exécution ; mais à l’instant où j’allais m’embarquer je fus arrêté par ordre du roi, et traîné à Paris, dans cette forteresse redoutable, qui fut si long-temps l’instrument de l’oppression et de la tyrannie des grands. Là, enfermé dans un noir cachot, sans appui, sans consolations, sans espoir de jamais revoir la lumière, je passai vingt mortelles années dans un état de langueur, voisin de la mort. Je croyais devoir y terminer ma vie, lorsqu’un jour j’entendis retentir jusqu’à mes oreilles le canon de la liberté ; j’entendis prononcer de toute part les noms sacrés de Justice et d’Humanité. Je regardai, pendant quelques temps, ces cris comme l’effet de mon imagination, mais bientôt je vis les portes de mon cachot s’ouvrir, et je me sentis presser par des frères, par des amis sensibles, qui tous s’empressaient de réparer les maux que des hommes injustes nous avaient fait souffrir. J’appris que l’infâme baron de B… l’auteur de toutes mes souffrances, avait lâchement abandonné sa patrie ; mon père lui-même au désespoir d’avoir perdu son rang et ses titres, en était mort de chagrin. Le reste de ma famille était également dispersé, et n’ayant plus que toi dans le monde, mon cher fils, je résolus de venir te joindre, et m’attacher à toi pour la vie, en cas que le ciel t’eût conservé à mes vœux ; je pris la route de ce canton, mais, nouveau malheur, tu n’y étais plus ! Thomassin lui-même, à qui j’avais confié le soin de ton enfance, venait de mourir, et personne ne pouvait plus me donner de tes nouvelles. Ce dernier coup pensa m’accabler, et si j’y survécus, c’est que l’espoir n’abandonne le malheureux que très-difficilement. Je conservai l’espérance de te retrouver, et, dans cette douce attente, je pris le parti de voyager et de visiter tous les lieux et toutes les grandes villes où je supposais pouvoir te rencontrer. Pendant trois années mes démarches furent infructueuses, et cet espoir, qui m’avait soutenu jusqu’à ce jour, commençait à m’abandonner, lorsque, tyrannisé par le désir de revoir encore une fois le tombeau de ta mère, je pris la route de ce canton qui m’avait été jadis si funeste, sans prévoir le bonheur qui m’y attendait ; mais je remercie le ciel de mon accident, puisqu’il est l’auteur de notre heureuse réunion.

Mon père eut à peine achevé son récit, que Sophie et moi nous nous précipitâmes de nouveau dans ses bras ; les pleurs que nous répandîmes dans ce moment délicieux, furent, je crois, les plus douces que nous eussions versées jusqu’alors. Les caresses d’un père que je n’avais jamais vu, et que je retrouvais après vingt années d’absence, me dédomagèrent amplement de toutes les peines passées. Je n’envisageai plus l’avenir que sous des couleurs favorables ; ma fortune était suffisante pour exister à mon aise ; d’ailleurs, celle de mon père qui, dès ce moment, résolut de ne plus nous quitter, était encore plus considérable ; rien ne l’attachait plus ailleurs ; j’étais le seul qui lui fît encore chérir la lumière, et je n’eus pas de peine à le décider à passer le reste de ses jours avec nous. Il avait conçu pour Sophie la tendresse d’un véritable père ; et ma femme, de son côté, reversa sur lui tout l’attachement qu’elle avait eu jadis pour monsieur de Stainville. Notre sort était certainement au-dessus de toute espérance, cependant il n’était point encore parfait ; il manquait à notre bonheur les douceurs de l’amitié ; sans elle, l’existence est dénuée de ses charmes les plus doux. Delville et son épouse nous étaient trop attachés pour les perdre de vue ; nous les engageâmes à venir se fixer non loin de nous, afin de partager nos plaisirs, et, pour achever de les déterminer, je fis en leur nom l’acquisition de la terre du malheureux Dallainval, dont le père venait de mourir. Ils en vinrent prendre possession presqu’aussi-tôt, et nous ne formâmes plus, à nous tous, qu’une seule et même famille, unie par les liens de l’estime et par ceux de la tendresse.

Peu de temps après cette heureuse réunion, nous apprîmes la mort de Britannicus. Ce misérable avait mis à exécution, mais trop tard, le projet qu’il avait formé de devenir honnête homme. Le gouvernement, instruit des petits moyens qu’il avait employés pour faire fortune, lui avait fait subir le juste châtiment dû à ses crimes et à ses nombreuses vexations. Son épouse elle-même, l’intrigante Thomill avait péri peu après de misère, et accablée de remords, si toutefois le méchant est susceptible d’en éprouver. Leur fin déplorable ne peut laisser de doute sur le sort réservé aux ennemis de l’humanité.