Édition privée (p. 138-181).


LA TANTE ET LA NIÈCE


Avant de faire des arrangements, avant de se départir de son bien, le père Bénoni Gendron y avait longuement pensé. Il avait travaillé, durement travaillé et il voulait faire profiter les siens du fruit de ses labeurs et non les plonger dans les troubles et les chicanes. Certes, il ne possédait pas une fortune, simplement une petite terre avec le produit de laquelle il avait vécu et avait élevé une famille de huit enfants. Maintenant, tous ceux-ci étaient mariés et établis à l’exception de Michel, le fils aîné, et de Françoise, la plus jeune de ses filles, qui demeuraient avec lui. Naturellement, le garçon hériterait de la ferme, à charge de lui donner à lui et advenant son décès avant celui de sa femme, à celle-ci, la moitié du revenu annuel. Mais il y avait la fille, et il voulait lui assurer la subsistance. Il décida donc qu’au cas où Françoise ne se marierait pas, elle habiterait avec son frère à la mort de ses parents. Elle serait logée et nourrie et recevrait quinze piastres par an pour se vêtir. Le père Bénoni estimait qu’il est très important de bien faire les arrangements, car autrement, c’est la brouille dans les familles et parfois des procès. Il voulait éviter cela. Tous les détails décidés, l’on se rendit chez le notaire qui rédigea un acte de donation. Le fils se maria trois mois plus tard. L’on divisa la maison en deux. Les parents et leur fille en occupaient une moitié et le jeune ménage l’autre moitié.

Le père Bénoni mourut l’année suivante. La mère et la fille continuèrent à vivre de la moitié du revenu de la ferme. Ce furent alors des jours de calme et de paix comme les deux femmes pouvaient en désirer. Elles étaient là tassées dans leur petite vie, dans leur vieille petite maison, dans leurs vieilles petites habitudes. Leur existence était aussi silencieuse et calfeutrée que peuvent la souhaiter une très vieille femme et une vieille fille. Elles étaient comme dans une oasis bienheureuse où les rumeurs du monde extérieur n’arrivaient pas. Toujours, par la suite, Françoise devait se rappeler avec une douloureuse nostalgie cette période de sa vie.

Assise devant l’étroite fenêtre par laquelle on apercevait, l’hiver, la campagne blanche, sévère, triste et glaciale, la mère maintenant dans ses quatre-vingts ans, ses lunettes sur le nez, lisait dans son paroissien habillé d’alpaga noir, les prières qu’elle connaissait depuis tant d’années. Parfois, elle prenait une pomme, mais comme elle n’avait plus de dents pour la croquer, elle la coupait en deux et, avec un couteau, grattait patiemment le fruit qu’elle mangeait ainsi en purée. Pendant ce temps, la fille se berçait, se tricotait des bas de laine.

Pendant longtemps, il n’y avait eu dans leur appartement d’autre bruit que le monotone tic tac de la pendule, que le sifflement de l’eau qui bouillait à la journée dans le « canard » sur le poêle. Outre les deux femmes la seule autre vie dans la pièce était un canari dans sa cage, le chat qui dormait sur les genoux de Françoise et le plant de géranium posé sur le cadre de la fenêtre.

Au bout de trois ans, la vieille femme alla rejoindre son époux au cimetière. Elle léguait à Françoise un montant de deux mille piastres qu’elle avait en banque. De ce jour, la fille devint à la charge directe de son frère, de son neveu à la mort de celui-ci, puis de sa nièce. Elle le fut trente et un ans et pendant trente et un ans, elle fut très malheureuse. Tel que stipulé, elle avait sa chambre à elle et elle mangeait à la table de famille, mais l’atmosphère n’était nullement familiale. Comme on peut le supposer, Françoise n’aimait pas sa belle-sœur. Elle souffrait cruellement d’être avec elle, de la voir constamment près d’elle. De son côté, la belle-sœur se rongeait le cœur d’avoir sans cesse la sœur de son mari devant les yeux. Elles n’étaient pas faites pour vivre ensemble, mais les nécessités de la vie les contraignaient à demeurer dans la même maison, à manger à la même table alors qu’elles se détestaient franchement. Tous les jours de l’année, elles étaient forcées d’évoluer à côté l’une de l’autre dans leur étroite demeure de quatre pièces. Françoise souffrait amèrement d’être sous la dépendance de son frère. Une sourde hostilité régnait continuellement dans ce logis. Chacun était maussade, bourru, hargneux. Pendant trente et un ans, Françoise distilla de la bile. Elle était malheureuse de ce qu’elle n’avait pas un pied de terre à elle, de ce qu’elle n’avait pas un toit en propre alors que son frère possédait tout cela. Elle aurait tant aimé être chez elle et elle était frustrée dans ses désirs et elle le serait toute sa vie. Son frère avait obtenu la maison et le champ paternels tandis qu’elle n’avait rien. Alors, elle avait l’esprit amer, le cœur ulcéré et la figure hostile. Toujours, elle observait un mutisme complet. Elle allait et venait comme si elle eût été muette. Pendant des semaines, elle avait un visage fermé comme une porte de prison. Forcément, elle subissait son sort mais elle était terriblement aigrie. Les autres non plus n’étaient guère de bonne humeur. Depuis longtemps, la fille avait un neveu et une nièce : Narcisse et Zélie. La belle-sœur mourut alors que celle-ci avait dix-huit ans, puis le mari partit à son tour six mois plus tard. Avec sa sœur dans la maison, il n’avait guère eu d’agrément.

Le fils Narcisse hérita de la terre, toujours sujette aux mêmes charges que du vivant de son père. C’était un garçon qui connaissait ses droits et ses obligations. Jamais il n’eut aucune vexation à l’égard de sa tante qui lui était absolument indifférente. Elle avait sa chambre dans la maison et mangeait à la table commune, mais il la considérait un peu comme une étrangère. Puis, il décéda subitement. Désormais la tante Françoise et la nièce Zélie restèrent donc seules. Incapable de cultiver une terre, la nièce vendit la ferme et, désormais, vécut de l’intérêt de son argent et du produit de son jardin. Oppressée et contrainte pendant tant d’années, mais libre maintenant, la tante s’exerçait à opprimer à son tour. Peu à peu, elle prenait de l’ascendant, de l’autorité sur sa nièce de quarante ans plus jeune qu’elle, affirmait des exigences plus ou moins raisonnables. Parfois, il y avait des conflits. La plupart du temps, la vieille tante gagnait. De bonne foi, et vigoureusement, elle réclamait des droits imaginaires, se montrait ambitieuse. Sûrement qu’elle ne se rendait pas compte de son égoïsme, mais elle cherchait à avoir plus que sa part. Pour la nourriture, c’était elle qui imposait ses goûts, qui ordonnait ce qu’il fallait acheter. Et jamais satisfaite, conduisant la maison alors que c’était l’autre qui payait. Elle était presque la maîtresse. La trame de leur existence se composait d’incidents insignifiants et désagréables, de petits drames mesquins et pénibles comme il s’en produit dans la vie de tant de gens, comme entre mari et femme, belle-mère et bru comme on le verra dans les pages qui suivent.

Le jardin

Un matin, au moment de sortir pour aller planter des oignons dans le jardin, la tante déclare :

— Moi, je t’aide, je travaille autant que toi, alors je devrais retirer la moitié des profits. Lorsque tu vends des légumes, j’ai droit de recevoir la moitié du prix.

Zélie se dit que le jardin lui appartient en propre, que non seulement elle n’a pas besoin de la tante pour l’aider mais que celle-ci lui nuit plutôt qu’elle lui est serviable.

— Elle n’y voit pas et lorsqu’elle se mêle de sarcler, elle arrache les bons plants qu’elle ne peut distinguer des mauvaises herbes, déclare-t-elle à la voisine. Elle ne fait que du gâchis. Ah oui ! je me passerais bien d’elle mais je ne peux m’en débarrasser.

Toutefois, pensant à l’argent de la tante qui lui reviendra peut-être à sa mort, elle consent à cet arrangement. Alors, lorsqu’elle vend pour vingt sous de carottes ou de fèves, la tante reçoit dix sous.

Zélie songe que la tante ne dépensant jamais rien, son héritage grossit lentement. Elle espère que ce qu’elle lui donne dans les circonstances est une économie quasi obligatoire qu’elle encaissera probablement à la mort de la tante.

Tu es ennuyante

La nièce Zélie est allée chercher son fer à repasser que la voisine lui avait emprunté et dont elle a besoin. Elle rentre et, sans vain bavardage, s’apprête à faire sa besogne.

La tante — Que tu es donc ennuyante. Tu ne m’dis jamais rien. Quand tu ouvres la bouche, c’est pour dire qu’il fait chaud, qu’il fait humide, qu’il vente fort. Tu ne parles jamais que du temps. Pour ça, je pourrais lire l’almanach et être renseignée d’avance.

La nièce — Ben, je ne peux pas vous raconter des histoires comme celles que vous écoutez à la radio. Je n’écris pas de romans, moi. Tout simplement, je m’occupe de mon jardin.

La tante — Tu sais, compte pas sur mon argent. Mon testament est fait et je ne te laisse rien. Tu en as assez.

Des accusations

En dépit des concessions de Zélie, la tante n’est jamais satisfaite. Trop longtemps, elle a souffert, maintenant, elle est inapte à la vie calme et paisible. Et depuis quelque temps déjà, l’atmosphère est lourde dans la maison des deux femmes. Voilà quinze jours au moins que la tante et la nièce ne se parlent pas. Toutes deux ruminent des choses qu’elles gardent en elles-mêmes mais qui sortiront un jour. La tante Françoise a le regard mauvais. Enfin, elle éclate :

— C’est un grand malheur d’appartenir à une famille comme la tienne. J’ai fait mon purgatoire sur la terre en vivant avec vous autres.

— Puis, si vous ne nous aviez pas eus, qu’est-ce que vous auriez fait ? riposte la nièce.

— J’aurais gagné ma vie.

— Avec nous autres, vous n’avez pas eu besoin de la gagner.

— Tiens, je n’aime pas à le dire, mais ta mère c’était une ivrognesse. Elle avait toujours son flacon de gin dans l’armoire. Pis, ton père, avant d’aller tirer ses vaches, il allait au puits et pompait de l’eau dans le fond de sa chaudière. Oui, ton père mettait de l’eau dans le lait qu’il vendait aux gens de la ville.

— Vous êtes une mauvaise langue et une menteuse. Il y avait un flacon de gin dans l’armoire mais c’était pour offrir un verre à la visite lorsqu’il en venait. Puis, si mon père allait à la pompe avec sa chaudière, c’était par habitude de propreté, pour la rincer avant de traire ses vaches. Vous devriez avoir honte de parler ainsi de ceux qui vous ont logée et nourrie pendant tant d’années.

— Ils m’ont nourrie ! Ils m’ont nourrie ! Mais pas par bonté de cœur, mais parce qu’ils y étaient obligés. Ils avaient reçu la terre à condition de voir à mes besoins.

— Autrement dit, ils travaillaient pour vous faire vivre. Vous avez vécu de leur travail, non du vôtre.

— Tiens, tu es un front noir de me parler comme ça. Tu peux être certaine que je ne te laisserai pas une piastre, pas un sou, en mourant. Compte pas sur mon héritage. Tu ne l’auras pas.

— Non, vous ferez comme la tante Rosalie qui a laissé son argent aux Pères du Saint Esprit.

— Elle a bien fait. Les Pères ont prié pour elle après sa mort.

— Oui, puis sa bru qui était veuve a été obligée de gagner sa vie comme couturière, une petite vie et j’imagine que bien souvent, elle a été privée du nécessaire.

Pour aller à l’église

Elle avait dû ruminer cela depuis longtemps dans ces heures de bouderie, dans ces longues journées qu’elle passait sans dire un mot, sans adresser la parole à sa nièce. Alors, elle sortit un matin après le déjeuner et s’éloigna dans la direction du village. Il était près de midi lorsqu’elle rentra. Enlevant son chapeau, elle le déposa sur la table, replaça une mèche grise qui lui retombait sur l’oreille et d’une voix blanche déclara : Je suis allée voir le notaire et il m’a dit que j’avais le droit de me faire conduire à la messe en voiture le dimanche. Alors, tu vas me payer une voiture pour aller à l’église dimanche prochain.

La nièce resta muette.

— Tu comprends, je veux que dimanche, tu me fasses conduire à la messe en voiture, réitéra la tante d’un ton autoritaire.

Et c’était vrai. Elle avait ce droit. Lorsqu’il avait élaboré dans sa tête le projet de donation, le vieux grand-père songeant que l’hiver, par les grands froids et le printemps, à la fonte des neiges, sa femme et sa fille pouvaient difficilement se rendre à pied à l’église le dimanche, avait décidé que son fils qui avait des chevaux, un boghei et un sleigh pour la promenade, devrait conduire sa mère et sa sœur à la messe en voiture.

Cette clause cependant était toujours demeurée lettre morte. Comme l’église n’était qu’à un demi-mille de la maison, les deux femmes marchaient pour se rendre à la messe, comme elles avaient toujours fait d’ailleurs. Lorsque les chemins étaient trop mauvais, la vieille grand-mère restait chez elle et récitait son chapelet. La fille, elle, bravait le froid, la boue, la neige et était strictement fidèle à son devoir religieux. Maintenant, toutefois, elle réclamait une voiture. Mais les choses avaient bien changé depuis ce temps-là. La terre avait été vendue et il ne restait ni chevaux ni voitures. Ce qui autrefois était une obligation sans conséquence, représentait maintenant une dépense d’argent, car les taxis ne promènent pas les gens pour des prières. Naturellement, Zélie était furieuse. Jusqu’ici, elle avait toujours cédé sur tout, mais cette dernière exigence faisait déborder la mesure, d’autant plus qu’elle était inutile parce qu’à cette époque, la route était belle.

La nièce était vexée, irritée au delà de toute mesure.

— Tu sais, je compte bien que dimanche prochain tu vas envoyer une voiture me chercher pour me conduire à l’église, fit le surlendemain la tante à sa nièce pour lui renouveler la mémoire et lui montrer qu’elle n’entendait pas badiner.

— Vous aurez votre voiture, répondit sèchement Zélie.

La semaine s’écoula dans une sourde hostilité.

Le dimanche donc, à l’heure de se rendre à l’église, l’on entendit un impérieux appel de klaxon.

— C’est votre voiture qui vient vous chercher, annonça Zélie.

Méfiante, la tante jeta un coup d’œil par la fenêtre basse et aperçut le camion du voisin arrêté devant la maison.

Un nouvel appel de klaxon déchira la paix de ce matin de dimanche.

Une expression courroucée sur la figure, la tante darda ses regards sur sa nièce.

— Tu veux rire de moi, hein ? Mais tu sais, mon héritage, tu ne l’auras jamais !

Et ouvrant la porte, blême de colère, elle sortit et roide, sans les regarder, passa à côté du camion et du chauffeur et prit la route. Sa mince silhouette noire s’éloigna sur le chemin poussiéreux.

Disparition du radio

La tante avait reçu un affront bien difficile à avaler. Mais comme elle l’avait provoqué par son exigence intempestive, elle devait subir son sort. Toutefois, elle n’était pas au bout de ses épreuves, car Zélie poussée à bout, secouait le joug, se rebellait.

La tante Françoise était devenue une enragée de la radio. Dans son enfance et dans sa jeunesse on ne connaissait pas cela. C’est une invention moderne. Vrai, ils étaient bien à plaindre les gens d’autrefois. Aussi, aujourd’hui, la tante s’efforce de reprendre le temps perdu. Aussitôt le déjeuner terminé, elle ouvre l’appareil. Les romans-fleuves la passionnent et elle connaît tous les programmes. Ce qu’elle préfère cependant, c’est la liste, à la fin de l’après-midi, des morts de la journée dans la province, que l’annonceur lit avec le ton d’un curé débitant son prône le dimanche. Comme elle est un peu sourde, elle fait rendre à l’instrument son maximum de sonorité. Il semble que tous ces sons, toutes ces voix la stimulent à sa besogne, lui donnent de nouvelles forces. Avec un intérêt extrême, elle suit les incidents et les scènes des interminables histoires dont elle entend une tranche chaque jour. Elle écoute… Puis soudain, un caprice l’appelle ailleurs. Elle s’en va travailler dans le jardin, bricoler sous la remise ou encore, elle grimpe en haut de la maison et s’en va fouiller dans l’incroyable capharnaüm qu’est devenu le grenier. Complètement absorbée par ses occupations, elle oublie l’appareil de radio qui continue d’emplir la petite cuisine de son charivari. Alors, Zélie énervée, agacée par toutes ces chansons, ces histoires, ces discours qui lui cassent les oreilles et lui donnent des maux de tête, tente de mettre le holà.

— Si vous allez sarcler dans le jardin ou faire le ménage dans la remise, vous n’avez pas besoin de radio, remarqua-t-elle.

— Ah, j’ai oublié de fermer l’appareil, répond la tante Françoise.

Mais c’est toujours la même chose. Et Zélie excédée et qui est près de ses sous estime que c’est là une dépense absolument inutile. Ça n’a pas de bon sens, remarque-t-elle, de laisser le radio ouvert à cœur de jour et de se faire ennuyer en plus.

Une semaine environ après l’incident du camion, la tante qui était allée faire un bout de prière à l’église rentrant à la maison jeta un coup d’œil sur la pendule. Elle craignait d’être en retard pour les décès. Par chance, elle arrivait juste à temps. Machinalement, elle se dirigea vers l’appareil. Il n’y était pas. Stupéfaite, elle restait là immobile, ne comprenant rien.

— Où est le radio ? interrogea-t-elle enfin.

— Je l’ai vendu, répondit froidement Zélie.

— Tu as vendu notre radio ? fit la tante. Ça, c’est ben comme ta mère, comme ton père qui m’ont persécutée toute ma vie.

— J’ai vendu mon radio, rectifia Zélie. Je l’ai payé de mon argent et j’ai bien le droit de le vendre, j’imagine. Pis, le notaire, il ne vous a pas dit que je devais vous fournir un appareil de radio ?

— Ah ! tête de Lucifer, tu n’auras pas mon argent ! J’aimerais mieux le donner aux sauvages que de te le laisser. Vendre notre radio ! Qu’est-ce que j’ai donc fait au bon Dieu pour avoir une nièce comme toi ?

Privée de radio, la tante Françoise était bien malheureuse. Au bout de quelques jours, Zélie compatissante, profite de ce que la tante est allée au village pour remettre en place le radio qu’elle avait caché dans sa chambre.

La tante veut lire

Un solliciteur pour la Revue de demain passe à la maison et tente d’abonner Zélie à son périodique. Celle-ci refuse mais l’agent insiste. La tante Françoise se met alors de la partie.

— Tu devrais t’abonner. J’en ai entendu parler de cette revue. On m’a dit qu’elle est très intéressante. Tu peux bien dépenser une piastre. Ça nous distraira.

— J’ai toute la lecture voulue pour me distraire, répond Zélie.

— Bien, je la lirai, moi.

— Pourquoi ne vous abonnez-vous pas vous-même ?

— Oh ! moi, je suis bien trop pauvre.

— Pis, le notaire, est-ce qu’il a dit que je devrais vous abonner à la revue ?

Cela met fin à la discussion.

Offres de mariage

Bien certain que si elle n’avait pas eu la tante sur les bras, la nièce Zélie aurait pu se marier facilement. Mais la tante est un épouvantail. Voir tous les jours dans la maison cette vieille fille hargneuse, grognon, provocante, rapace, plaignarde, ce n’est pas une perspective bien encourageante pour un homme.

Un jour, un fermier à l’aise, sobre et travailleur, a déclaré à la mère Sophie Tremblay, voisine de la nièce :

— S’il n’y avait pas la tante, je la marierais bien, moi, Zélie. Active, économe, aimable, bonne cuisinière, elle ferait une femme de première classe, mais la tante Françoise, je ne peux pas la sentir. Elle me fait penser à un chien galeux. Si jamais elle part, celle-là, je ne serai pas lent à faire la demande à Zélie.

Toutefois, la tante ne se décide pas à partir.

Quelques années plus tard, un veuf sans enfants, d’une paroisse voisine, qui possède une belle terre est venu à plusieurs reprises rendre visite à Zélie. Il lui a dit que s’il était possible de placer la tante à l’hospice ou ailleurs, il ne demanderait pas mieux que de l’épouser. Même, il serait disposé à vendre sa ferme là-bas et à venir s’établir par ici. Inutile cependant de parler de la chose à la tante. Déjà, elle l’a déclaré : Je suis née dans cette maison et je mourrai dans cette maison.

Mais en attendant, elle ne se hâte guère de décéder.

Ménage du printemps

Les deux femmes viennent de terminer le grand ménage du printemps. Embrassant alors la cuisine d’un regard circulaire, la tante déclare :

— Maintenant que nous avons fini de nettoyer, j’espère que tu vas acheter un prélart neuf.

— Un prélart neuf ? Mais celui-ci est encore bon. Pourquoi un neuf ?

— Ben, quand on fait le ménage, il faut acheter quelque chose de neuf. Achète un prélart.

— Pis, le notaire est-ce qu’il a dit que je dois acheter un prélart neuf chaque fois que nous faisons le ménage du printemps ?

Mais songeant à l’héritage problématique et, pour ne pas trop mécontenter la tante, elle achète une paire de rideaux.

La chaloupe perdue

À la suite d’une tempête accompagnée d’un grand vent, une chaloupe a échoué dans les environs de la maison de Zélie. Celle-ci va la chercher et l’amarre à son quai, attendant qu’on vienne la réclamer. Quinze jours s’écoulent et personne ne se présente. Alors, la tante Françoise déclare :

— Toi, tu as déjà ta chaloupe. Tu n’en as pas besoin de deux. Celle-ci c’est la mienne.

Là-dessus, elle prend un pot de peinture, un pinceau, et donne une toilette neuve à l’embarcation égarée là. Puis, le dimanche, elle la loue une piastre pour la journée aux pêcheurs qui fréquentent la localité.

Le dîner Kraft

La tante et la nièce sont dans la cuisine et Zélie vient de mettre la soupe au feu.

La nièce — J’ai envie d’acheter une boîte de dîner Kraft. Ça fait plusieurs fois que Mme Marchand m’en parle. Elle en sert souvent le soir. Elle et son mari disent que c’est délicieux. Puis, c’est bon marché. Une boîte coûte seize cents et elle fournit quatre repas, c’est-à-dire que deux personnes peuvent dîner et souper avec ce qu’elle contient. Ça fait quatre cents par repas.

La tante — Moi, j’en veux pas.

La nièce — Pourquoi que vous n’en voulez pas quand d’autres trouvent que c’est très bon et s’en régalent.

La tante — Ben, je n’aime pas ce nom-là. Puis, j’espère qu’on n’est pas encore assez pauvre pour se contenter d’un repas de quatre cents. Achète de la viande chez le boucher.

Une journée mémorable

Cet après-midi-là, la tante Françoise a été témoin d’un mortel accident. Elle était occupée dans le jardin lorsqu’elle a vu la veuve Lamesse, l’une de ses voisines, qui s’en allait sur la route. Subitement, sans qu’on puisse deviner pourquoi, elle obliqua pour prendre l’autre côté du chemin. Juste à ce moment, elle fut heurtée et projetée à douze pieds par une automobile qui filait à une belle vitesse. L’on a ramassé la malheureuse, sanglante et dans un triste état. Tout de suite, l’on a téléphoné à l’hôpital, disant d’envoyer sans retard la voiture d’ambulance.

— Ben, je vais la voir l’ambulance, fait la tante Françoise. Tous les jours, dans le journal, on parle de l’ambulance, mais je ne l’ai jamais vue, moi.

Elle attend avec impatience. Sa curiosité est extrême. Mais elle est un peu désappointée lorsque la voiture arrive. Elle s’était imaginé autre chose. Mais l’ambulance est inutile. C’est le fourgon de la morgue qu’il faut maintenant, car la blessée est morte. Le fourgon non plus, elle ne l’a jamais vu. À la campagne, ce n’est pas comme à la ville où l’on voit tant de choses.

— C’est seulement ça, fait-elle en le voyant. On dirait un corbillard de pauvre.

La femme qui vient de mourir vivait seule avec son fils qui travaille à l’usine dans la paroisse voisine et qui voyage par autobus matin et soir. Comme l’arrêt de la voiture est à trois arpents de chez lui, le jeune homme fait chaque jour ce bout de chemin à pied et se trouve à passer devant la maison où demeure la tante Françoise. Alors, elle l’attend, elle le guette. Elle veut être la première à lui annoncer la mauvaise nouvelle. À ses yeux, cela lui donne de l’importance. Jamais de sa vie ce garçon ne l’oubliera. Elle pioche dans son jardin en surveillant la route. À cinq heures et demie, elle le voit apparaître. Lorsqu’il passe, le jeune homme la salue.

— C’est bien triste pour ta mère, fait la tante.

— Qu’est-ce qui est arrivé ? interroge le fils qui ignore tout.

— Ben, elle a été frappée par une automobile et elle est morte, répond la tante toute glorieuse de l’informer de cette calamité.

Alors, sans un mot, le garçon s’éloigne, la tête courbée. Il s’en va vers la maison désormais vide de la présence maternelle.

Aujourd’hui, la tante a été témoin d’un accident dont elle pourra raconter tous les détails, elle a vu la voiture d’ambulance, le fourgon de la morgue et elle a annoncé au fils Demesse la mort de sa mère. Ce sera une journée mémorable.

Le coq

Lorsqu’il faut tout acheter, ça coûte cher de garder des poules, simplement une demi-douzaine et un coq. Elles donnent quelques œufs qu’on mange sans que ça paraisse, car il faut tout de même avoir de la viande. De la viande, la tante Françoise qui a quatre-vingt-quatre ans et la nièce Zelie en mangent trois fois par jour : au déjeuner, au dîner et au souper. Elles ne peuvent pas s’en passer.

Vers le milieu de septembre, Zélie faisait des calculs et elle se disait comme ça que ce serait plus profitable de se défaire des poules avant d’arriver à l’hiver. Mieux valait les manger que d’acheter du sarrasin à une piastre et demie le minot pour les nourrir. Et tout d’abord, elle commencerait par le coq. Ayant pris cette décision, elle voulut lui donner suite immédiatement. Appelant ses volailles qui accoururent pour recevoir leur nourriture, elle leur lança une poignée d’avoine prise dans une boîte sous la remise. Pendant que les poules picoraient avidement les grains éparpillés sur le sol, Zélie saisit brusquement le coq et lui tordit le cou. Elle le déposa ensuite à côté du perron où il eut quelques soubresauts avant de mourir. Tout de suite, elle le pluma, l’ébouillanta, le vida et le dépeça. Finalement, elle le jeta dans la casserole pour le faire cuire avec une sauce blanche.

Ça sentait la bonne mangeaille lorsque la tante Françoise qui était allée à l’église arriva à la maison et entra dans la cuisine.

— Qu’est-ce que tu fais donc cuire ? s’informa-t-elle.

— De la volaille. Vous aimez ça la volaille.

— Bien certain que j’aime ça. Mais tu n’as pas tué le coq par hasard ?

— J’ai tué le coq et je vais tuer les poules. Ça coûterait trop cher de les nourrir l’hiver prochain.

— Tu as tué le coq ! prononça la tante Françoise du ton dont elle aurait dit : Tu as tué ton frère.

Et ce disant, la figure de la tante Françoise se rembrunit comme le firmament à l’approche d’un orage.

Et pendant tout le temps du souper, elle demeura muette, sombre, tragique, ne mangeant que de la sauce avec son pain.

— Ça me manque de ne pas entendre le coq chanter au matin. Il y en a que ça ennuie, que ça agace. Moi, j’aimais ça et je m’ennuie de ne plus l’écouter. C’était comme s’il nous avait crié le bonjour. Maintenant, on se lève puis on se met au travail sans rien pour nous dire que c’est une nouvelle journée qui commence. Un coq c’est comme l’angelus. Moi, je trouve que ça valait le prix d’un sac d’avoine pour l’entendre chanter chaque matin.

— Oui ? Eh bien, moi, un réveille-matin fait mon affaire. Je l’arrête de sonner quand je veux et ça finit là. Puis, il ne mange pas d’avoine ni de sarrasin, répond la pratique et prosaïque Zélie.

Le petit chinois

La chose s’est finalement ébruitée. Certes, la tante Françoise ne raconte pas ses affaires. Elle avait agi en secret, mais tout finit par se savoir. Alors, l’on a appris avec un étonnement bien compréhensible, que cette vieille avare, rapace, grippe-sou, âpre au gain, qui se refuse absolument tout, a donné cent piastres aux pères missionnaires pour acheter, catéchiser et instruire un petit chinois.

Lorsqu’on lui parle de la chose, elle déclare candidement :

— J’aime ça, moi, les petits chinois !

Plus de gazette

L’abonnement au journal est expiré et comme Zélie ne l’a pas renouvelé, l’on est sans gazette depuis une semaine.

La tante — Est-ce qu’on va rester longtemps sans avoir rien à lire ? C’est ennuyant ça.

La nièce, sèchement — Le notaire est-ce qu’il vous a dit que je devais vous fournir le journal chaque jour ? Vous lirez votre livre de messe.

Bonne fête

La tante Françoise aurait dimanche 85 ans.

Or, la veille, pendant qu’elle était allée à l’église pour l’office des quatre-temps, sa nièce confectionna un beau gâteau portant en sucre blanc l’inscription Bonne fête. À vrai dire, ce n’était pas l’affection qu’elle portait à la vieille qui l’avait portée à faire ce geste d’amitié, mais elle songeait toujours à la lointaine possibilité de recevoir, sinon tout l’héritage, du moins une partie des économies de tante Françoise. Lorsque celle-ci revint de l’église et qu’elle aperçut le superbe gâteau placé au centre de la table, elle jeta un regard mauvais à sa nièce.

— Qu’est-ce que c’est que ce gâteau ? demanda-t-elle d’une voix aigre.

— C’est le gâteau pour votre fête. Nous ne le mangerons pas aujourd’hui, mais ce sera notre dessert pour dimanche midi, répondit la nièce.

— Ben, tu pourras le manger seule, réplique la tante, car j’ai été invitée à dîner par ma cousine Mme Ratelle et j’ai promis d’y aller.

— Vous n’êtes pas obligée de manger ici. Si vous préférez aller ailleurs, vous êtes libre de le faire. Seulement, je savais que c’était votre fête et je vous avais fait un gâteau.

Le dimanche matin, la tante partit pour la messe et ne revint que vers le milieu de l’après-midi. Elle rapportait plusieurs colis.

Le gâteau fait par la nièce Zélie était encore sur la table, mais il avait été entamé. Il n’en restait que la moitié. La tante le contempla un moment, puis elle éclata :

— Il paraît que tu t’es bourrée, hein ? Seulement la moitié d’un gâteau pour ton dessert. J’ai déjà vu du monde safre, mais pas comme toi.

— Je l’avais fait pour vous, mais vous n’en avez pas voulu. Alors, j’ai invité nos deux voisines, les demoiselles Martin. Elles ont pris le dîner avec moi et elles ont trouvé le gâteau très bon. Il en reste encore ; vous pourrez en prendre au souper. J’avais fait de la tire aussi. Nous en avons mangé, mais si le cœur vous en dit, vous pourrez vous régaler.

— C’est ça, c’est ça ! Cuisine des bonnes choses pour les étrangers, puis méprise-moi pendant que je ne suis pas là. Ça, c’est bien toi. Ce que tu as dû en raconter des inventions à mon sujet. Tu aimes ça jaser en cachette et dire du mal de moi. Mais malgré tes manigances, il y en a qui me veulent du bien et Mme Lebeau m’a donné une grosse tarte aux confitures de pêches. Et j’ai aussi reçu un beau calendrier illustré et un tablier brodé. Ce disant, elle défait ses colis et exhibe ses cadeaux. T’es jalouse, hein, de ce qu’on m’a fait des cadeaux pour ma fête. Oui, tu es jalouse, jalouse. Ça te fait mal au cœur. Mais ça te fera encore plus mal au cœur lorsque je mourrai sans te laisser une piastre de mon bien. Tu entends, tu ne recevras pas une piastre.

Et c’est ainsi que se célèbre le 85e anniversaire de naissance de la tante Françoise.

Le rôti de veau

Le dimanche, les deux femmes ont mangé un poulet. Alors, le lundi matin, la nièce Zélie demande à la tante ce qu’elle aimerait à avoir pour la semaine.

— Achète un rôti de veau. J’aimerais ça du veau avec beaucoup de ketchup.

Et Zélie s’en va chez le boucher et revient avec un gros rôti de veau qu’elle met sur le feu.

Au dîner, un beau rôti de viande dorée paraît sur la table. Zélie en taille une épaisse tranche et va pour la déposer dans l’assiette de la tante.

— Non, merci, je n’en prendrai pas, déclare celle-ci.

— Vous n’en prenez pas ? C’est curieux ça.

La tante ne répond pas.

Le lendemain midi, le rôti fait une nouvelle apparition sur la table. Cette fois encore, la tante Françoise refuse d’y goûter.

Le mercredi, c’est la même scène. La tante ne mange pas une seule bouchée du rôti de veau.

Alors, Zélie éclate :

— Vous me demandez un rôti de veau. J’en achète un et ensuite, vous n’y touchez pas. Je suis obligée de me sacrifier, de le manger toute seule. Autrement, je perdrais toute cette viande, je serais obligée de la jeter. Il me semble que c’est un peu du caprice.

— Ben, quand je t’ai demandé d’acheter un rôti de veau, j’en avais le goût, puis, lorsqu’il a paru sur la table, ça ne me disait plus du tout.

Le concombre

La tante a mangé hier soir son premier concombre de la saison. Comme chaque jour, elle faisait vers la fin de l’après-midi son tour du jardin lorsqu’au milieu du feuillage, elle a aperçu un beau concombre ayant pratiquement atteint sa pleine grosseur. Un moment, un bien court moment, elle a hésité, puis elle l’a cueilli et l’a mangé à son souper.

— Ça me coûtait un peu, dit-elle, parce que c’est un aliment très chargeant, mais je me suis laissée gagner.

Vous pensez peut-être qu’à son âge, quatre-vingt-cinq ans, elle a été incommodée. Une autre aurait eu une indigestion terrible, en aurait crevé. Elle, rien du tout. Elle s’est couchée, a dormi du sommeil du juste et s’est réveillée fraîche et dispose le lendemain.

Et depuis elle en mange un le matin, un le midi et un le soir.

— Elle a un estomac d’autruche, remarque Zélie. Le soir, elle se bourre de porc frais, mange un concombre par dessus le marché et continue de se porter à merveille.

Les oranges

Une parente de la ville a rendu visite à la tante Françoise et à la nièce Zélie et leur a apporté une douzaine de belles oranges.

— Je prends les miennes tout de suite, fait la tante.

Ce disant, elle ouvre le sac, prend six oranges et disparaît dans sa chambre où elle les serre dans un tiroir de sa commode. De cette façon, elle les savourera à loisir dans sa retraite. De les manger bien seule, dans le silence de la maison, elle les trouve encore meilleures.

— J’en mangerai une avant de me coucher, déclara-t-elle. Les oranges, c’est ce que j’aime le plus. J’aime le goût, j’aime la couleur et j’aime l’odeur. Pour moi, il n’y a rien qui puisse se comparer à une orange.

Mais bien qu’elle les adore, jamais elle ne s’en est acheté une et ne s’en achètera jamais. Lentement, elle laisse son capital s’arrondir des intérêts, mais elle ne veut pas distraire une parcelle de son argent pour acheter une douzaine d’oranges. Elle préfère le laisser dormir pour quel héritier ?

Le réveille-matin

Certains matins, Zélie voudrait bien se reposer un peu plus longtemps que d’habitude, se lever un peu plus tard. Elle a mal dormi, est fatiguée et aimerait à rester au lit, mais la tante Françoise qui est debout chaque jour à sept heures se lève et descend du grenier dans la cuisine. Qu’il n’y ait rien à faire ou qu’il y ait quelque besogne à accomplir, qu’il fasse beau ou qu’il pleuve et qu’on ne puisse sortir, cela ne fait aucune différence et elle descend. Comme elle n’entend pas remuer Zélie, elle renverse une chaise, échappe le tisonnier par terre, heurte les casseroles et les marmites.

— Est-ce que le feu est à la maison ? interroge la voix lasse de Zélie.

— Non, mais c’est l’heure de se lever, fait l’implacable vieille.

Alors, étouffant un bâillement, Zélie comme une servante qui serait rabrouée par sa maîtresse, sort de ses draps en grognant. Entrant dans la cuisine, elle aperçoit la face hargneuse de la tante Françoise qui lui jette d’un ton agressif : « T’es ben paresseuse à matin. »

L’image du curé

Les paroissiens ont fêté les vingt-cinq ans de prêtrise de leur curé. Comme ils sont généreux, ils lui ont présenté une bourse de $1,500 et lui ont offert un magnifique appareil de radio. Le mois suivant, le prêtre envoie une image sainte avec le mot Merci et son nom, à tous ceux qui ont souscrit pour son cadeau. La tante aperçoit le facteur qui arrête son cheval devant la maison et dépose un papier dans la boîte postale à côté de la route. Aussitôt, elle court le chercher. La lettre est au nom de la nièce. Rendue dans la cuisine : Tiens, pour toi, fait-elle, mais comme l’enveloppe non cachetée bâille, elle l’ouvre sans scrupule et en retire une image.

— Tiens, une image, dit-elle, en regardant le bout de papier coloré qu’elle dépose sur la table. C’est curieux qu’il n’y en ait qu’une seule car j’ai souscrit moi aussi. Elle reprend l’enveloppe, regarde si elle n’en renferme pas une autre. J’ai donné une piastre comme toi. Toi, tu reçois une image et moi je n’en ai pas. C’est vraiment étrange, ça.

Et soupçonneuse, elle regarde sa nièce.

Les jours suivants, elle s’informe à tous les gens pour savoir s’ils ont reçu une image du curé. Tous en ont reçu une. Alors, elle ne sait que penser. A-t-elle été oubliée ? C’est peu probable. Elle songe à quelque manigance de sa nièce pour la priver de la gravure qui lui est due. On lui demande s’il n’est pas arrivé deux lettres. Non, une seule. Puis, est-ce elle ou Zélie qui l’a reçue ? Ces questions l’embrouillent tellement qu’elle n’est plus sûre maintenant que c’est elle qui est allée à la boîte lors du passage du facteur et qu’elle se demande si sa nièce ne lui a pas volé son image. Si elle n’était pas si gênée, elle irait demander une explication au curé.

— C’est toujours à moi que ces choses-là arrivent, déclare-t-elle amèrement. Elle se tracasse tellement qu’elle prend un gros mal de tête.

Au grenier

Lorsqu’arrivent les chaleurs de l’été, la tante Françoise, au lieu de coucher dans sa chambre, grimpe, au risque de se casser le cou chaque fois, un escalier aussi raide que celui pour monter dans un clocher et va s’étendre au grenier sur une paillasse, où il n’y a pas d’air et où elle dort dans son jus.

— Dites-moi donc pourquoi ne vous couchez-vous pas confortablement dans votre chambre au lieu de monter au grenier ? demande la nièce Zélie.

— Ben, je ménage ma chambre et mon lit. Si je tombe malade ou si je meurs, je veux qu’ils soient en ordre, bien propres, réplique la tante.

Et pendant les mois de grande chaleur, la chambre fraîche, silencieuse, reposante, avec son lit recouvert d’un couvre-pieds blanc, dans laquelle il ferait si bon dormir, la chambre au mur orné d’un portrait du Pape et d’une image de la Vierge, reste inoccupée. Elle est ainsi la tante.

L’autre jour, elle partait pour aller au village. Et elle avait sur le dos une vieille robe noire, toute changée, déteinte, verdie par le soleil.

— Mais mettez donc une robe propre. Comme ça, vous avez l’air d’une vieille de l’hospice, remarqua la nièce.

— Mettre ma robe neuve ! Mais je la garde pour me faire ensevelir, pour m’en aller en terre. Je veux avoir une robe convenable pour paraître devant le bon Dieu.

Les messes

C’est l’automne. Les fermiers font la récolte des pommes. Elle est abondante et la main-d’œuvre rare. Alors, l’on offre un salaire élevé à ceux et celles qui voudront aider à cueillir les fruits. La nièce Zélie se laisse tenter. Elle n’a pas de travail pressant. Sûr, qu’elle serait bien sotte de ne pas profiter de l’occasion de gagner facilement quelques piastres. Après le dîner, elle sort donc et s’en va aider à cueillir les pommes dans un verger des environs. Elle revient le soir pour le souper après avoir reçu $2.50 pour ses services. La tante est de mauvaise humeur.

Le lendemain la nièce repart encore. La mauvaise humeur de la tante s’accroît.

— Mais, dis-moi donc quel besoin tu as d’aller travailler pour les autres ? Tu n’as pas assez d’argent ? Tu en veux davantage ?

— Quel besoin j’ai de gagner de l’argent ? Mais croyez-vous que le pain, la viande, le beurre, le sucre que vous mangez ne coûtent rien ? Croyez-vous qu’on m’en fait cadeau ? Il faut que je paie pour vous donner tout cela. Puis tout le monde essaie de gagner de l’argent. Et vous, manquez-vous la chance de faire quelques sous ? Puisque vous êtes logée, nourrie, habillée, qu’est-ce que vous avez besoin d’argent ? Vous quêtez les vieux journaux afin de les vendre. Qu’est-ce qui vous pousse à faire ça ?

— Oh ! moi, c’est différent. J’ai besoin d’argent pour me faire dire des messes quand je serai morte.

Les tulipes

Aux premiers jours de mai le jardin fleuri de Zélie offre un coup d’œil enchanteur. Une dame qui passe sur la route s’arrête en contemplation devant un admirable carré de tulipes aux couleurs éclatantes.

— Vous ne me vendriez pas quelques-unes de ces fleurs ? interroge-t-elle en s’adressant à la propriétaire qui travaille à quelques pas. Zélie cultive ses tulipes pour son plaisir et non pour en faire un commerce, mais comme elle connaît la dame elle se montre obligeante.

— Mais oui, dit-elle, je vous en vendrai.

— Voyez-vous, ma mère est en visite chez moi en ce moment et elle adore les tulipes. Je voudrais lui en donner un bouquet. Alors, combien me vendrez-vous cela ?

— Oh, cinquante sous la douzaine, répond l’autre.

— Bien, vous serez chez vous cet après-midi ?

— Je suis chez moi toute la journée.

— Alors, je passerai en prendre une douzaine.

Mais la journée s’écoule sans que la dame fasse son apparition. Évidemment, sa mère adore les tulipes, mais s’il faut payer pour en avoir, eh bien, elle s’en passera.

C’est pour maman

En sortant de l’église où elle était allée faire quelques dévotions, la tante Françoise qui a au gros orteil un ongle incarné qui la fait souffrir, arrête en passant chez la garde-malade pour la consulter. Elle est là depuis quelques minutes lorsqu’une dame s’amène.

— Pourriez-vous venir prendre soin d’une malade ? demande-t-elle.

— Oui, en ce moment je suis libre.

— Combien me chargeriez-vous ?

— Quatre dollars par jour, madame.

— C’est un peu cher. Ce n’est pas pour moi, vous savez. Si c’était pour moi, je ne dis pas, mais c’est pour maman.

Elle l’aime sa mère, se dit à elle-même la tante Françoise.

Tu me méprises

Depuis plusieurs années, Zélie loue une couple de chambres et une cuisine extérieure à des citadins qui viennent passer quelques mois à la campagne. Apercevant Zélie assise sur son banc devant la maison, la locataire va à elle et lui raconte qu’elle a égaré ou s’est fait voler une petite robe brodée qu’elle avait confectionnée en vue de la prochaine naissance d’un bébé. Cela la taquine terriblement car elle en était contente, très satisfaite de son travail qui avait été admiré par toutes les femmes qui l’avaient vu. Elle déplore sa malchance et se lamente à Zélie qui paraît sympathique. Soudain, la tante Françoise apparaît, la figure mauvaise et, d’une voix colère apostrophe sa nièce.

— Ah, je t’y prends ! Tu es là à dire du mal de moi comme tu faisais avec les anciens locataires. Tu passes ton temps à me mépriser. Tu m’as toujours méprisée, mais tu peux être sûre que tu n’auras pas mon argent quand je mourrai.

Toilette funèbre

Au dîner, la tante Françoise annonce qu’elle ira au village au cours de l’après-midi. Alors, aussitôt la vaisselle lavée, elle déclare : Je vais changer de robe. Au bout de dix minutes, elle sort de sa chambre vêtue d’une vieille toilette noire toute rougie par le soleil.

— Mais mettez donc votre robe propre, fait Zélie d’un ton de reproche. Vous en avez une belle que vous avez achetée il y a trois ans et vous ne l’avez pas encore portée plus de deux fois. Qu’est-ce que vous attendez pour vous la mettre sur le dos ?

— Mettre ma belle robe ! Je la garde pour être ensevelie. Je veux m’en aller avec une toilette convenable.

Oui, se dit Zélie à elle-même, elle conserve la plus belle robe qu’elle a jamais eue pour s’en aller en terre. Et l’argent qu’elle ménage, servira à faire dire des messes pour le repos de son âme. Moi, j’aime bien profiter un peu de ce que j’ai pendant que je suis vivante.

Piano à vendre

L’un des neveux de la tante Françoise habitant une paroisse voisine est venu par affaire dans la localité et a tenu à rendre visite à sa parente. Tout en causant, il raconte que le locataire d’une de ses maisons qui lui devait soixante piastres de loyer a déménagé de nuit, emportant tous ses meubles à l’exception d’un vieux piano à queue. Il a reçu une offre de vingt-cinq piastres pour l’instrument et il déclare qu’il va l’accepter.

— Un piano pour vingt-cinq piastres ! s’exclame la tante. J’ai envie de l’acheter, moi.

Le neveu sourit.

— J’aimerais bien vous le vendre, mais il ne pourrait entrer dans la maison. Vous seriez obligée de faire agrandir votre porte.

— Puis, où mettriez-vous ici un piano à queue ? interroge Zélie. Avec les chaises et le sofa, c’est à peine si nous pouvons mettre une table au milieu du salon.

La tante paraît bien désappointée.

— Puis, que voudriez-vous faire d’un piano ? continue la nièce. Vous ne savez pas en jouer.

— Je ne sais pas jouer du piano, mais il n’est pas nécessaire de jouer des airs. Je pourrais lui faire rendre des sons.

Et ce disant, elle tapote sur un clavier imaginaire.

— Je ne jouerais pas lorsqu’il y a de la visite, ajoute-t-elle, mais lorsque nous sommes seules. Et ce serait un grand plaisir pour moi. Toute ma vie, j’ai désiré avoir un piano, puis lorsque je pourrais en acheter un pour vingt-cinq piastres, je ne peux le faire entrer dans la maison.

— Vous êtes bien malchanceuse, fait le neveu d’un ton sympathique.

— Vous en aurez peut-être un au ciel, déclare la nièce en manière d’encouragement, mais on ne sait si elle est sincère ou si elle se moque.

Mais la tante reste inconsolable.

Le portrait au grenier

La tante et sa nièce ont reçu la visite d’un parent, le filleul du vieux grand-père mort il y a plus de quarante ans. C’est aussi le neveu de la tante Françoise. Toute sa vie s’est écoulée aux États-Unis et c’est sa première visite au pays depuis son départ à dix-sept ans. Il a vécu avec les Américains, mais il n’a pas oublié les siens. Il avait quinze ans lorsque son parrain est décédé et il avait assisté aux funérailles. « Je me rappelle que ce jour-là, il ventait si fort qu’on aurait cru que quelqu’un nous poussait dans le dos, nous bousculait », raconte-t-il. « Depuis, je n’ai jamais vu un si grand vent. »

Le visiteur est assis dans le salon sur l’une des vieilles chaises en crin et, de temps à autre, ses regards font le tour de la chambre. Au mur, dans le fond de la pièce est une chromolithographie représentant une jeune femme assise en face d’un lac. À plusieurs reprises, le visiteur regarde dans cette direction.

— Aimes-tu ça, ce tableau là ? lui demande la tante qui a observé son manège.

— Quel tableau ? interroge le neveu.

— Mais celui que tu regardes.

— C’est pas ça que j’ai dans l’idée. Je regardais la place où était le portrait du grand-père et je ne le vois pas.

— Oh ! le cadre était décollé et alors on l’a monté dans le grenier, explique la tante. Si tu veux, je peux aller le chercher.

— Non, merci, répond l’homme soudain devenu grave.

Pendant une minute il contemple en silence la place où était autrefois accroché l’agrandissement photographique de son parrain dans un lourd cadre brun et doré. C’était ce portrait de son aïeul qu’il était venu voir, qui l’avait ramené dans cette maison.

Soudain, il se lève et prend son chapeau déposé sur la table.

— Tu t’en vas pas ? fait la tante. Tu vas rester à dîner avec nous. Il y a si longtemps qu’on s’est vus.

— Non, merci. Il faut que je m’en aille. J’ai des places où aller.

Et il sort.

Confitures aux pêches

L’on est au mois de septembre et Zélie fait ses provisions d’hiver qu’elle serre dans sa cave. Déjà, elle a d’innombrables bouteilles de jus de tomates et d’autres de ketchup, puis sur les tablettes s’alignent des pots de confitures aux fraises, aux framboises, aux cerises, aux melons, qui voisinent avec des tomates en conserve, des marinades, du vin domestique et les six bouteilles d’eau bénite de la tante Françoise. Celle-ci descend à la cave pour voir si elle ne manquera de rien pendant la dure saison.

— Il me semble, dit-elle, que tu en as moins que l’an dernier. Il y a encore de la place pour mettre quelques pots. Tu devrais faire des confitures aux pêches.

— Croyez-vous que je vais payer $1.80 pour un petit panier de fruits ?

— J’aime ça, moi, les confitures aux pêches.

— Vous aimez ça ? Et votre ami le notaire est-ce qu’il a dit que je devais vous régaler de confitures aux pêches ?

La cueillette des framboises

C’est le temps de la cueillette des framboises. Elles ont mûri subitement. Alors, les fermiers et les horticulteurs cherchent fébrilement des aides et engagent toute la jeunesse qu’ils peuvent trouver. On voit quinze à vingt femmes, filles et fillettes dans un champ, faisant la récolte des fruits qui seront portés à la ville à la fin de l’après-midi. Elles reçoivent trois sous par boîte qu’elles cueillent et l’ambition est grande parmi les ouvrières.

La nièce Zélie s’est éclipsée de la maison après avoir déjeuné de bonne heure et ne rentre que le soir.

— D’où viens-tu ? s’informe la tante en la voyant arriver.

— J’ai été ramasser des framboises chez Légaré. Il m’avait demandé hier et j’ai fait une piastre et demie dans ma journée.

— Tu es bien ambitieuse, hein ? Tu ne penses qu’à gagner de l’argent. Tu en as pourtant assez.

Mais la nuit porte conseil et lorsque Zélie est sur le point de repartir le lendemain, la tante suggère :

— J’ai presque envie d’y aller moi aussi cueillir des framboises.

— Restez donc à la maison. Votre vie est gagnée. Puis, vous n’y voyez presque pas et, pour vous dire la vérité, on ne voudrait pas de vous.

— Ah, oui ! Je suis trop vieille ! Que tu es donc jalouse ! Tu ne veux pas que je me fasse un peu d’argent. Ben, tu peux être sûre que je ne te laisserai pas mon héritage.

Visite du jardin

Deux cousines des États sont venues rendre visite à Zélie et celle-ci les a généreusement reçues. Elles ont pris un plantureux dîner. Après manger, les visiteuses déclarent : Maintenant, on va aller voir ton jardin. Puis, intéressées, elles sortent avec Zélie suivies de la tante, parcourent toutes les allées, admirent les légumes, causent longuement, puis vont s’asseoir à l’ombre sur un banc. Le soir, elles prennent un copieux souper, puis s’en vont, enchantées de leur visite.

La tante a la figure fermée, dure.

— « On va aller voir ton jardin », ont-elles dit. Elles auraient bien pu dire, votre jardin, car je suis la plus âgée. Puis, tu as dû me mépriser, parce qu’elles n’ont pas fait attention à moi.

— Oui ? Mais vous n’êtes pas de leur âge.

— Tu veux dire que je suis vieille. Ça c’est vrai, je le sais. Mais elles auraient pu me regarder, me parler. On aurait dit que j’étais une étrangère tandis que je suis leur tante.

Celle-là quand elle aura fini de critiquer, c’est qu’elle sera morte, se dit Zélie en elle-même.

Le sermon

La tante Françoise et Zélie sont allées ensemble à la grand-messe. Le curé est un bien brave homme mais il est vieux et ses idées sont parfois confuses lorsqu’il prêche. « Le bon Dieu est bon. Il faut aimer le bon Dieu. Il est bon le Bon Dieu, vous savez. Il faut le prier, il faut l’aimer le Bon Dieu. » Les paroissiens dorment ou songent à leurs problèmes quotidiens. « C’est la grâce que je vous souhaite, » dit-il, et il descend de la chaire.

— Dieu, qu’il est ennuyant ce curé-là lorsqu’il prêche ! s’exclame Zélie de retour à la maison. Il se répète, il rabâche, il radote. C’est pénible.

— Moi, du moment qu’il parle, je trouve ça beau, riposte la tante.

Les vieux bas

Au moment de repartir pour la ville après avoir passé la belle saison à la campagne, une vague parente apporte à la tante, un paquet de vieux bas troués au talon et aux orteils. « Vous pourrez peut-être vous en servir pour natter des tapis », explique-t-elle. La tante les prend et les serre dans sa chambre. Les froids arrivés, elle les raccommode et les portera tout l’hiver. C’est ça de moins qu’elle a à s’acheter. Elle économise afin de se faire dire des messes à sa mort.

L’huilier

Vers la fin de septembre, une dame de la ville qui a passé l’été dans la localité entre un après-midi chez la nièce Zélie de qui elle a acheté des légumes au cours de la saison. Elle doit quitter la campagne sous peu et tient à lui dire bonjour avant son départ. Tout en causant, Zélie ouvre l’armoire pour y prendre une assiette afin d’offrir des gâteaux à la visiteuse. Sur la tablette du haut, celle-ci aperçoit un huilier, l’une de ces pièces pyramidales en verre et simili argent, l’une de ces pièces comme on en voyait autrefois au centre de la table, lors des repas de fêtes. Elle contemple ce curieux objet.

— Dites donc, Mlle Gendron, ça doit être vieux ce huilier que vous avez là ?

— C’est mon grand-père qui l’avait acheté et mon père en a hérité. Il a soixante-quinze ans au moins.

— Puis, vous ne me le vendriez pas ? Vous ne devez pas vous en servir bien souvent puisque vous l’avez placé si haut.

— Si vous y tenez, je vous le céderai. Tenez, donnez-moi une piastre et demie et il est à vous.

— Entendu, fait la dame qui ouvre son porte-monnaie et dépose sur la table le prix de son acquisition.

La visiteuse sort avec son antiquité à la main lorsque la tante Françoise entre.

— Tu lui as vendu l’huilier ? interroge la tante.

— Je le lui ai vendu, répond Zélie.

Alors hargneuse, la tante Françoise déclare :

— C’était à moi. Ça venait de mon père.

Agacée, Zélie, pour avoir la paix lui donne cinquante sous.

La messe de minuit

La tante Françoise avait décidé d’aller à la messe de minuit. Vers le milieu de l’après-midi, elle revêtit sa robe noire des grandes occasions, sortit son manteau et son chapeau.

— Où allez-vous donc ? interrogea Zélie.

— Je vais à la messe de minuit.

— Mais vous avez du temps, il n’est pas encore trois heures et demie.

— Oui, mais je veux avoir une bonne place. Tu sais qu’il va y avoir du monde. Toute la paroisse va être là.

— Puis, si vous partez maintenant, vous allez avoir faim. C’est long d’ici une heure du matin.

— Ben, je vas me prendre une beurrée et je la mangerai vers six heures.

— Vous pourriez souper, partir à neuf heures et vous trouveriez certainement une place de libre.

— Oui, ben j’aime mieux partir maintenant et ne pas prendre le risque d’être debout pendant toute la messe.

Alors, elle se fait une tartine, la glisse dans sa poche de manteau, met son chapeau et sort.

À quatre heures, elle était rendue à l’église. Là, elle s’installa dans un banc et attendit. Lorsqu’elle entendit sonner l’angelus, comme le temple était désert, elle manga sa tranche de pain et attendit. Le temps passait lentement. L’église était silencieuse et la tante Françoise sentait le sommeil la gagner. Elle résista de toutes ses forces, se mit à réciter le chapelet, mais les yeux lui fermaient malgré elle. Alors, elle se leva et commença à faire un chemin de croix. Ce mouvement eut le don de la réveiller.

Finalement après une longue, très longue attente, les fidèles commencèrent à arriver et le sacristain alluma les cierges. Puis le prêtre et les enfants de chœur firent leur apparition. Et ce fut la messe, la messe de minuit, une messe solennelle. La nef de l’église était remplie. Réellement, la tante Françoise était bien heureuse. Elle goûtait pleinement la grandiose cérémonie, les cantiques, la musique de l’orgue. En arrivant, elle s’était installée à une place tout en avant et elle ne perdait pas un mouvement de l’officiant à l’autel. Certes, elle avait attendu bien longtemps mais elle était amplement récompensée. Elle avait l’âme remplie d’allégresse.

À l’Ite missa est, les paroissiens quittèrent leurs bancs et sortirent du temple. La tante Françoise était ravie d’avoir assisté à la messe de minuit mais elle avait faim et se sentait fatiguée. Rendue dehors, elle constata que le temps était devenu plus froid qu’au départ, que le vent soulevait la neige et produisait une poudrerie bien désagréable. Les fidèles se hâtaient de monter dans leurs voitures, pour retourner chez eux. Pas ainsi pour la tante Françoise. Elle s’était rendue à l’église sur ses jambes et elle retournerait chez elle de la même façon. À quatre-vingt-cinq ans, faire un mille à pieds, l’hiver, avec le vent dans la figure, la tâche est rude. Courageusement, elle partit donc. Mais par moments, la poudrerie qui lui arrivait dans la face l’aveuglait. Elle avançait quand même, le dos courbé et la tête penchée en avant. À un moment, comme elle avait peine à respirer elle se retourna et se mit à marcher à reculons. De cette façon, elle n’avançait que très lentement. Puis, exténuée, elle arrêta un moment pour reprendre haleine. À ce moment, elle était terriblement fatiguée et aurait bien aimé s’étendre dans son lit. « Ce sera bientôt, » se dit-elle. Mais elle avait les esprits confus, embrouillés. Alors, lorsqu’elle se remit en marche, elle avait oublié qu’elle avait marché à reculons un moment et elle se mit à avancer, marchant dans la direction où elle se trouvait. De cette façon, au lieu de se rapprocher de sa maison, elle s’en éloignait et retournait vers le village. Comme elle regardait uniquement devant elle et non à ses côtés, elle ne se rendait pas compte qu’elle marchait dans le mauvais sens. Ce n’est que lorsqu’elle aperçut soudain à sa droite, tout à côté de la route, la grosse maison en brique de Télesphore Dubois qu’elle se rendit compte de sa déplorable erreur. Découragée, elle tourna sur elle-même et reprit le chemin de sa maison. Le vent lui cinglait la figure et elle avait les jambes lourdes, très lourdes. Elle marchait dans le froid, dans le noir, dans le vent et la neige. Se sentant si seule, si faible, si lasse, perdue dans la nuit, elle se mit à pleurer et à gémir. Terriblement abattue, elle se demandait si elle parviendrait jamais à arriver chez elle.

Dans son lit, la nièce Zélie dormait profondément. À un moment, elle s’éveilla et regarda l’heure à son cadran. Deux heures et demie, dit-elle, et ma tante qui n’est pas encore rentrée. Inquiète, elle se leva, alluma sa lampe et attendit. « Elle a peut-être rencontré la cousine Rosalinda à l’église et celle-ci l’aura sans doute amenée chez elle pour passer la nuit. » C’était chose possible. Tout de même, Zélie attendit. Elle attendit longtemps. Il était bien trois heures et quart du matin, lorsque la porte s’ouvrit et que la tante Françoise apparut. Elle pleurait comme un enfant. Les larmes avaient gelé sur sa vieille figure. Sans parler, elle s’écrasa sur une chaise. Épuisée, fourbue, elle n’avait pas la force de faire un mouvement, pas même la force d’enlever son chapeau et son manteau. Ce fut Zélie qui la dévêtit.

— Voulez-vous manger ? Une bonne tasse de thé vous ferait du bien.

— Non, je veux me coucher, répondit la tante.

Et lourdement, toute raide, courbaturée, elle entra dans sa chambre. Zélie entendit le bruit de ses bottines qu’elle laissait tomber sur le plancher. Puis le silence se fit. Pendant vingt heures, la vieille resta plongée dans une profonde torpeur.

Ce fut la dernière fois que la tante Françoise assista à la messe de minuit.

Un ameublement moderne

Cet automne-là, la nièce a fait une grosse, très grosse dépense. Elle a fait recouvrir l’extérieur de la vieille maison blanchie à la chaux d’une imitation de brique comme il y en tant depuis quelques années dans la paroisse.

La tante s’extasie :

— Maintenant que le dehors de la maison est réparé, qu’elle a l’apparence des autres, tu devrais bien rajeunir l’intérieur aussi. Tu sais, ces chaises et ce vieux sofa en crin qui sont dans le salon ne sont pas à la mode. Tu devrais les remplacer. Tu devrais acheter un ameublement moderne. Qu’est-ce qu’on a l’air avec ces vieux meubles qui viennent de ton grand-père ?

— Oui, vous voudriez me voir dépenser tout mon argent, me voir ruinée. Vous seriez contente alors. Ce n’est pas vous qui m’en donneriez. Bien, je n’en achèterai pas. Si vous voulez des meubles à la mode, achetez-en vous-même.

Signe de mortalité

C’était au printemps de la quatre-vingt-sixième année de la tante Françoise.

— Je vais préparer un carré pour semer des fèves, annonça-t-elle un matin à Zélie.

Alors, elle s’en fut au jardin avec une bêche et un râteau. Tout l’avant-midi, elle travailla la terre, la mettant dans le meilleur état possible.

— Je sèmerai les fèves cet après-midi, se dit-elle à elle-même.

Mais après le dîner, elle se sent si lasse, si faible, après la dure besogne de la matinée qu’elle décide de se reposer. Le lendemain et les jours suivants, elle vaque à ses occupations ordinaires. Puis, il pleut toute une nuit.

— Ça va faire germer les graines dans le jardin, remarque la tante.

À plusieurs reprises, elle va faire un tour, regardant si ses fèves lèvent. Pas la plus petite tige. Elle n’y comprend rien. Finalement, elle se met à fouiller le sol pour voir ce qu’est devenue la semence enfouie là. À son étonnement, elle ne trouve rien. Puis subitement, elle comprend :

— J’ai oublié de semer mes fèves, fait-elle.

Alors, toute consternée par cette découverte, elle s’exclame d’un ton d’effroi :

— C’est un signe de mortalité. Je vais mourir avant longtemps.

Aux noces d’or

Une couple de mois plus tard, la tante Françoise était invitée aux noces d’or de sa cousine Philomène, mariée à Philias Dubuc・ La souscription était fixée à deux piastres, représentant la cotisation pour un cadeau aux jubilaires et le prix du dîner. La tante et sa nièce se rendirent à la fête. Après la cérémonie à l’église, l’on prit le repas en plein air devant la maison. Un traiteur de la ville avait été engagé pour servir le festin. L’on mangeait sur des petites tables pour quatre personnes. La tante Françoise s’installa avec trois de ses nièces : Zélie, Mathilda Gagné et Amélie Lavigne. Après le potage, l’on apporta à chaque convive une assiette avec trois espèces de viandes : du poulet, du jambon et du veau pressé.

— Moi, j’ai trop de viande, déclara Mathilda. Je ne mangerai pas de ce veau pressé. Qui est-ce qui le désire ? Voulez-vous le prendre, ma tante ?

— Si tu ne le manges pas, j’accepte, fait celle-ci. Moi, tu sais, j’ai bon appétit.

— Voulez-vous le mien aussi ? demande Amélie Lavigne. Je n’ai pas faim et je me contenterai du poulet et du jambon.

— Si tu es pour le laisser, donne-le moi. Si j’ai encore de la place, je le mangerai.

— Je crois que je vais être obligée de laisser le mien dans mon assiette, fait Zélie. Je ne me sens pas capable de dévorer tout ça.

— C’est trop de valeur de laisser se perdre du bon manger. Si tu le laisses, je vais le prendre.

Et les tranches de veau pressé s’empilent dans l’assiette de la tante Françoise. Devant cet amoncellement de nourriture elle se met à l’œuvre. Rapidement, elle fait disparaître les portions de poulet et de jambon, puis elle s’attaque au veau pressé. Elle mange, elle mange…

— Ça doit coûter cher pour vous nourrir, remarque Mathilda.

— Ben, tu sais, à des noces, faut manger, explique la tante.

Et elle engloutit les victuailles.

— Ça m’a forcée, mais j’ai tout mangé, déclara-t-elle en repoussant devant elle son assiette vide.

Mais l’après-midi, de retour chez elle, elle éprouve un malaise, se sent malade. Tout d’abord, elle croit qu’il s’agit d’une indigestion et elle prend une dose de sel effervescent. Cependant, le mal augmente. Alors, le soir, elle se sent si souffrante qu’elle dit à Zélie de faire venir le médecin. Zélie va chez le voisin et téléphone. On lui répond que le docteur est sorti pour faire un accouchement. Dès qu’il sera de retour, il ira voir la tante. L’on attend…

La nuit se passe. La tante est au plus mal. Lorsque le médecin arrive enfin, après un rapide diagnostic et au récit de ce qui est arrivé, il déclare qu’il s’agit là d’un empoisonnement par la ptomaïne. Il reconnaît que le cas est désespéré. Tout de même, il administre une drogue et ordonne de faire transporter immédiatement la malade à l’hôpital. La tante refuse et déclare qu’elle veut rester dans sa chambre. Elle expire deux heures plus tard. Aussitôt, Zélie court chez le notaire pour savoir quelles sont les dernières volontés de la défunte. Alors, elle apprend ceci : La tante, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, a prêté à fond perdu, à un prêtre missionnaire deux de ses trois mille piastres d’économies. La balance du montant, soit mille piastres était pour payer pour ses funérailles et pour des messes. Elle voulait avoir un service de première classe avec trois messes dites en même temps aux trois autels de l’église. Les funérailles payées, la balance de la somme, sept cents piastres environ, devait être affectée à des messes pour le repos de son âme.

Et la nièce Zélie qui l’a logée, nourrie, habillée et qui a subi son humeur hargneuse pendant vingt-cinq ans, ne reçoit pas une piastre.