Édition privée (p. 94-137).


UNE BELLE JEUNESSE


Un matin de janvier par un froid de quinze degrés sous zéro, une famille de sept ou huit personnes envahissait la salle d’attente de la gare du petit village de Fascettes. En entrant, la femme qui tenait un enfant d’une dizaine de mois dans ses bras, et tout son petit monde entourèrent la fournaise afin de se réchauffer.

— I fait moins frette qu’à la maison, déclara-t-elle d’un ton satisfait.

Comme la marmaille devenait plutôt bruyante, le chef de gare passant la tête dans le guichet aux billets demanda :

— Où allez-vous si à bonne heure ?

— À la ville, répondit la femme.

— Mais le train ne passe qu’à trois heures de l’après-midi et il est à peine neuf heures. Ça vous fait du temps à attendre.

— Je sais, mais il n’y a pas de feu à la maison et il est inutile de se laisser geler.

L’homme la regarda un moment. Il fut sur le point de dire : La gare n’est pas un refuge, mais il se retint et demanda simplement :

— Avez-vous l’intention de revenir ?

— Non. J’ai eu assez de misère ici. Je n’en aurai certainement pas plus ailleurs. Alors, j’aime mieux changer. Vous savez que mon mari est parti ?

— Non, je l’ignorais. Pour où est-il parti ?

— Vous pensez ben qu’il ne me l’a pas dit. Il est parti. Sûr qu’il ne nous a pas fait ses adieux avant de s’en aller. Il en avait assez de nous autres et il a sacré son camp sans même nous laisser une piastre. Heureusement que j’ai pu vendre nos quelques meubles.

— C’est bien triste, mais chacun doit porter sa croix, fit sentencieusement l’homme.

— Ben, j’aimerais mieux la porter en automobile qu’à pieds, riposta la femme.

Comme l’appareil télégraphique se faisait soudain entendre, l’opérateur courut écouter les signaux qu’on lui envoyait.

Juste à ce moment, le bébé se mit à pleurer.

— Tiens, Luce, prends cet argent et va chercher une bouteille de kik, fit la mère en mettant quelques sous dans la main de sa fille.

Et Luce, gamine de quatorze ans, s’en fut au restaurant voisin de la gare et revint avec la liqueur demandée. Tout de suite, la femme remplit le biberon de la petite qui braillait et lui donna la tétine. Goulûment, l’enfant se mit à boire. La bouteille passa ensuite de bouche en bouche, chaque membre de la famille en prenant une gorgée.

Comme la chaleur diminuait dans la pièce, la femme, comme si elle eût été chez elle, saisit la chaudière remplie de charbon et la versa dans la fournaise.

— Je m’imagine voir la tête que fera votre tante en nous voyant arriver, ricana la mère. Elle ne nous mettra toujours pas à la porte. Nous coucherons par terre, mais tout de même, nous n’aurons pas froid, ajouta-t-elle.

Après une attente de près de six heures, le train allant à la ville arrêta deux minutes à la petite gare et toute la famille y prit place, allant à sa nouvelle destinée.

— Je pense toujours à la gueule que fera votre tante en nous voyant apparaître, répéta la femme avec un rire sarcastique.

Cela était arrivé ainsi : un soir, un homme était entré à la maison du charpentier Botiron et avait causé avec lui. Soudain, celui-ci lui avait demandé : « Veux-tu acheter mes outils ? Je vas te vendre mon coffre pas cher. » Et en riant d’un mauvais rire, il avait ajouté : « Je vas te donner ma femme et mes enfants par-dessus le marché. Après cela, tu n’auras qu’à travailler pour les nourrir. »

Le lendemain, il était disparu et depuis on ne l’avait pas revu. Ce fut ainsi que la famine força la famille Botiron à déménager, à s’éloigner, à s’en aller ailleurs où le sort lui serait plus clément, espérait-elle.

Assis sur des banquettes en velours vert dans un wagon surchauffé, les membres de la famille Botiron goûtaient un bien-être et un confort qu’ils n’avaient jamais connus auparavant. Les plus jeunes ne tardèrent pas à s’endormir, mais Luce songeait. Elle évoquait les souvenirs de son enfance. De vrais beaux souvenirs en vérité. De ces souvenirs que l’on enchâsse pour ainsi dire afin de se réconforter dans les mauvais jours, des souvenirs qui embaument et ensoleillent toute la vie. Vraiment ! Des souvenirs de misère, de saleté et d’estomac criant famine. Le père paresseux, ivrogne et sans-cœur et la mère insouciante et sans dessein qui, chaque année, mettait un petit être au monde sans jamais songer à ce qu’il deviendrait plus tard.

L’avant-dernier de la famille était né sans peau. Sa chair était comme de la gelée. Il n’avait vécu que quelques minutes.

Du plus lointain de ses jeunes ans, elle se rappelait les continuelles et violentes disputes entre ses parents, les plus basses injures lancées réciproquement, parfois des coups.

Leur maison c’était une vieille remise que le père, charpentier, avait tant bien que mal convertie en habitation. Ce bâtiment sis à l’arrière des autres constructions de la rue, n’avait d’ouvertures que sur la façade. À côté, était ce qu’on aurait pu appeler le parc aux chiens, car il y avait toujours là une troupe de sept à huit chiens se disputant les faveurs d’une chienne et aboyant et jappant furieusement pendant des heures et des heures. Un jour, le maire du village en avait fait abattre six. En plus, il y avait une espèce de dépotoir où les habitants d’une petite rue voisine déposaient les cendres de leurs fournaises, les bouteilles, les boîtes de conserves vides, les os, les ferrailles et quelque matelas pourri et éventré qui perdait sa laine. Et tout près, il y avait des touffes d’herbe à la puce. Un été, toute la famille avait été infectée par ces plantes vénéneuses. Ah ! oui, une belle villa la demeure des Botiron !

Lorsque les enfants criaient qu’ils avaient faim, et la faim régnait éternellement dans cette maison, la mère leur répondait par la vieille rimette :

Si t’as faim
mange ta main,
garde l’autre pour demain,
mange ton pied,
garde l’autre pour danser.

Mais cela n’enlevait pas la faim qui grondait.

L’été, en compagnie de quelques gamines, Luce allait manger des cerises sauvages, le long des routes, des clôtures ou dans les champs et elle revenait la langue noire, pâteuse.

À l’âge de treize mois, son petit frère Oscar savait dire quatre mots : papa, maman, Jésus, caca.

Alors qu’elle avait trois ou quatre ans, un garçonnet de cinq ans lui avait dit : Montre-moé ton pipi et je te donnerai cinq cents. C’était le premier argent qu’elle avait gagné.

Lorsqu’il y avait un peu d’argent dans la maison, sa mère l’envoyait chercher une demi-livre de « béloné » pour le souper. « Dis au boucher de le trancher mince », recommandait-elle comme la petite passait la porte, mais Luce négligeait ou oubliait de donner au commis l’ordre de sa mère. Alors, lorsque celle-ci au retour de la fillette développait le petit paquet et voyait les tranches de saucisson plutôt épaisses : « Mais je t’avais ordonné de dire au boucher de les trancher minces », disait-elle d’un ton de reproche.

— Il y avait beaucoup de monde au magasin et il a dit qu’il n’avait pas le temps, répondait Luce.

— Ben, dans ce cas, toé pis Rosalba vous n’aurez que la moitié d’une tranche.

— Bon, mais j’ai faim, moi aussi, protestait Luce.

— Écoute, si tu gueules trop fort, tu n’auras rien du tout. Tu licheras le papier si tu veux.

Parfois, le saucisson était tranché si mince que les enfants avaient l’impression de mordre dans une feuille de papier. Puis l’on arrosait ce repas avec une bouteille de kik.

Ses petits frères étaient des voyous qui se tenaient aux abords de la gare, mendiant des sous aux passants et, par pure méchanceté et malice, lançaient des pierres aux voisins. Un jour, ils avaient brisé une grande vitre dans la montre d’un magasin et la compagnie d’assurance avait dû payer soixante piastres pour la faire remplacer.

Un été, Oscar, le plus âgé, avait décidé de jouer au bourreau. Alors, lui et son frère avaient érigé une espèce de potence à laquelle ils pendaient les chiens et les chats qu’ils pouvaient capturer. « De vrais monstres, ces enfants-là »,déclaraient les voisins.

Le coq du plombier et celui du cantonnier chef se battaient constamment. Toujours on les voyait se faisant face, bondissant l’un vers l’autre. Cela était devenu si fatigant qu’on avait fini par en tuer un pour faire cesser ces duels agaçants à voir.

Un jour, elle était montée dans l’échelle du sémaphore à la gare et quelques jeunes garçons réunis là la regardaient grimper. Alors, l’un d’eux avait crié d’un ton moqueur : « Luce n’a pas de poil ! Luce n’a pas de poil ! » Et la bande des gamins avait répété en chœur : « Luce n’a pas de poil ! » pendant que celle-ci dégringolait les échelons et, honteuse, s’enfuyait chez elle sous les quolibets des gars.

Étendue sur sa paillasse, elle entendait un soir un chien qui hurlait. Il avait hurlé tard, très tard. Même, l’on devait être plus qu’à la moitié de la nuit et il hurlait encore on ne savait pourquoi, dans les ténèbres, et l’empêchait de dormir. Au matin, elle avait appris que la maîtresse de la bête, une vieille femme de plus de quatre-vingt ans, était morte subitement cette nuit-là.

Elle était l’amie de la fillette du vidangeur et, chaque semaine, elle montait avec celle-ci sur le siège de la voiture alors que l’homme ramassait les ordures ménagères et vidait les poubelles malodorantes dans son wagon.

C’était là sa promenade.

Après avoir vidé sa charge, le vidangeur s’en retournait chez lui, assis droit sur son siège, la pipe au bec, guidant de la voix ses deux bêtes, un cheval bai et l’autre noir.

Parfois, lorsqu’elle allait chez le boucher chercher son éternelle demi-livre de « béloné », elle voyait une femme dont le mari travaillait dans une grande usine à un fort salaire, qui achetait un steak de choix ou un morceau de foie de veau et trois boîtes de nourriture de bébés, pour son chien.

— Elle vient chaque jour lui chercher son dîner, déclarait le boucher.

Et aux jours d’été, la femme emmenait sa bête au restaurant et la régalait d’une crème glacée et de chocolats. Le caniche était si gras, si lourd, qu’il avait de la peine à marcher et sa maîtresse devait fréquemment faire venir le vétérinaire pour le traiter.

Luce estimait que c’était un chien bien chanceux.

Par les soirs d’automne, la famille respirait l’odeur âcre de la fumée d’herbes vertes qu’on faisait brûler et le relent fétide laissé par le passage d’une mouffette.

Elle était allée deux ans à l’école des sœurs. Lors de la distribution des prix, elle avait reçu une image sainte et un bâton fort.

Un jour, elle avait été témoin d’une scène qui démontrait de façon fulgurante, l’inégalité du sort et des conditions de vie du riche et du pauvre. Un enfant de cinq mois, fils de l’hôtelier de l’endroit était mort. Alors, lorsqu’un cortège de vingt automobiles était parti du salon mortuaire pour se rendre à l’église pour le service des anges, un landau chargé de gerbes de lis, de mufliers blancs, de roses blanches et de muguets précédait le corbillard renfermant un petit cercueil blanc à moitié recouvert de couronnes de fleurs. À ce moment, bien que très jeune, elle s’était rendu compte que jamais ni elle ni aucun des siens ne s’en irait en terre avec une telle profusion de fleurs.

— Ben, ma vieille, avait déclaré la mère Botiron qui était avec sa fille, si je mourais ou si tu mourais, tout ce qu’on aurait, nous autres, ce serait un bouquet de pissenlits.

Un passant avait regardé la mère Botiron et, d’un accent de colère et de révolte, s’était exclamé : « Regardez donc ça ! » tandis que des deux mains, il faisait un geste indiquant ce bout de cercueil que l’on allait enterrer avec tant de luxe.

Au bureau de placement où la mère Botiron et Luce s’étaient rendues deux jours après leur arrivée à la ville, on leur remit une adresse où la fillette pourrait obtenir un emploi. Elles s’y rendirent immédiatement. C’était une maison à trois étages dans laquelle habitaient trois personnes : le père, la mère et le fils. Le père, M. Léon Pelle, occupait le sous-sol, la mère, Mme Alice Pelle avait ses appartements au rez-de-chaussée, tandis que le fils, Adrien Pelle, logeait au premier.

— Elle est jeune, elle n’a pas d’expérience, alors je ne peux pas payer un gros salaire, déclara la dame. Je lui donnerai huit piastres par mois.

La mère Botiron s’attendait à mieux mais elle accepta.

— Je viendrai chercher ses gages à la fin du mois, car c’est à moi que vous les paierez, déclara-t-elle. J’ai une nombreuse famille et je suis dans le besoin. C’est l’aînée et il faut qu’elle m’aide.

Luce entra donc en service chez la famille Pelle. En réalité, c’était une étrange maison que celle-là. Confiné dans son sous-sol, le père ne se mêlait en aucune façon à la vie de sa femme et de son fils. Quelque drame secret avait dû se produire qui les avait désunis. On aurait cru qu’il était un locataire, un parfait étranger. Chaque matin, le garçon de l’épicier descendait une caisse de bière dans son logement et il la vidait consciencieusement dans le courant de sa journée. C’était là sa principale, son unique occupation et comme il avait de l’argent, des moyens, il vivait sans aucun souci. Il se préparait lui-même son déjeuner et prenait ses deux autres repas au restaurant. Sa femme, indépendante de fortune, vivait de son côté comme si elle eût été veuve tandis que le garçon, âgé de vingt-deux ans et tuberculeux avancé, ne quittait jamais son étage. Il se nourrissait surtout de viande crue, saignante, de toniques et de fortifiants.

Luce dormait dans une petite chambre à l’étage de Mme Pelle. Une chambre à elle seule, c’était une nouveauté dans son existence. Une chambre avec un lit confortable dans lequel elle sommeillait toute la nuit sans être dérangée. C’était là un changement avec la maison paternelle où les enfants couchaient pêle-mêle sur des paillasses, tassés, presque empilés les uns sur les autres.

Vers cette époque, Luce commença à souffrir de furoncles. Elle en avait toujours deux ou trois dans le cou. Comme elle ne savait comment se traiter, il lui en poussait un nouveau avant même que son voisin fût guéri. Ces clous l’incommodaient fort.

C’était une maison silencieuse que celle des Pelle, une maison dans laquelle on n’entendait pas un éclat de rire en douze mois. Le fils était malade depuis des années et il allait constamment en s’affaiblissant. Il se savait perdu et se laissait aller. Depuis longtemps, il ne voulait pas recevoir de visiteurs, constamment absorbé dans de sombres pensées. Un oncle qui avait été son parrain, mort célibataire, lui avait légué des biens considérables, mais il savait qu’il ne pourrait jamais en profiter. Cette idée lui était très amère et il maudissait le sort qui lui avait refusé la santé. La petite bonne lui montait ses repas dans sa chambre. Lorsqu’il n’était pas au lit, il restait étendu en robe de chambre sur un canapé. Jamais il ne s’habillait, étant trop indolent, trop faible pour faire quoi que ce soit, si ce n’est que chaque soir, d’une main cadavéreuse, aux longs doigts décharnés, il rayait avec un crayon sur le calendrier la date du jour qui disparaissait, qui était un jour de moins qu’il aurait à vivre…

Le médecin passait à chaque quinzaine, prescrivait parfois un nouveau tonique, mais malade et médecin savaient que tout était inutile.

Lorsqu’on la voyait pour la première fois, Mme Pelle causait une curieuse et pénible impression. C’était une grande femme maigre et sèche avec une figure d’une effrayante pâleur, une pâleur de mort, aurait-on dit. Et elle avait sur la joue gauche une croissance violâtre de la grosseur d’un pamplemousse. Avec cela, ridée, ridée comme une vieille de soixante-quinze ans. Toujours des bobos au bras, toujours abattue, découragée. Elle souffrait de maux de tête presque continuels, ne paraissait avoir de goût à rien et ne mangeait presque pas, disant qu’elle n’avait pas faim. On aurait dit que la vie lui était un fardeau. Avec un grand fils souffrant d’une maladie incurable, il n’était pas surprenant qu’elle fût si triste. Mais ce qui frappait davantage chez elle, c’était sa peau, une peau comme Luce n’en avait jamais vu auparavant. « C’est une peau de crapaud qu’elle a cette femme là ! » s’était-elle dit en l’apercevant.

À la fin du premier mois, la mère Botiron vint, comme elle l’avait dit, pour réclamer les gages de sa fille.

— Luce a grandement besoin d’une paire de souliers, lui déclara Mme Pelle. Les semelles de ses chaussures sont toutes usées, percées, et je n’ose l’envoyer faire aucune course parce qu’elle aurait froid aux pieds et pourrait prendre un rhume.

— Ce sera pour le prochain mois, répondit la mère, car j’ai absolument besoin de cet argent dans le moment.

— C’est très malheureux, répliqua Mme Pelle, car cette enfant est pratiquement nu-pieds.

— Je regrette, mais c’est impossible aujourd’hui.

Et la mère Botiron s’en alla avec le salaire de sa fille.

Toujours avide d’argent, elle reparut le mois suivant. Elle apprit à Luce que Rosette, la petite dernière, était morte la semaine précédente à l’âge de treize mois.

— Elle est ben chanceuse celle-là, déclara la mère. Elle n’aura pas de misère comme nous autres.

Élevée à boire du kik au lieu de lait, il n’était pas étonnant que la petite fût morte.

Un avant-midi que le médecin était venu voir le jeune homme, Luce s’était enhardie à lui demander si Mme Pelle était malade. « Elle ne mange presque pas et elle est si maigre », avait-elle expliqué.

— C’est pas étonnant qu’elle soit comme ça avec ce qu’elle absorbe de morphine, avait-il répondu. Toi, ma fille, avait-il ajouté d’un ton sévère mais empreint de pitié, ne prends jamais de ça. C’est une bien mauvaise habitude à contracter. Ça te fait plus de tort que la boisson.

Tout de suite, Luce avait pensé au médecin de Fascettes, le petit village d’où elle était partie, au Dr Boussel qui, disaient les gens, se bourrait de morphine.

Ah ! elle en avait des patrons : un alcoolique, une morphinomane et un tuberculeux.

Chaque mois, la mère venait régulièrement chercher les gages de sa fille. Luce avait fini par obtenir une paire de souliers, mais n’était pas vêtue.

— Écoutez, madame, la petite est en haillons. Il lui faudrait une robe ou deux. Je ne peux tolérer qu’elle aille répondre à la porte et fasse entrer les gens vêtue comme une pauvresse. Je lui paie un salaire et je veux qu’elle soit mise convenablement et ne me fasse pas honte.

Il avait fallu réclamer énergiquement pour que Luce puisse s’acheter une pauvre jupe. Mme Pelle était indignée de cette âpreté à s’emparer de l’argent gagné par la petite bonne.

— Qu’elle est donc désagréable cette femme-là ! s’était-elle exclamée. Ce n’est pas étonnant que son mari l’ait mise au rebut.

Les jours, les semaines et les mois passaient. La vie était toujours la même, effroyablement monotone et déprimante.

Un matin, comme Luce montait le déjeuner du malade, elle frappa à sa porte, mais ne recevant pas de réponse, elle ouvrit quand même. Le garçon était mort dans son lit…

Désormais, Mme Pelle n’avait plus besoin des services de la bonne et Luce reçut son congé. Il y avait quatorze mois qu’elle était dans cette lugubre maison. Franchement, elle n’était pas fâchée de s’en aller. Elle partit donc, mais son organisme délabré par suite des années de misère de son enfance, avait été, au contact du jeune malade, un terrain propice aux germes destructeurs et elle avait contracté l’implacable tuberculose.

De là, elle entra au service de Mme Perron. Celle-ci occupait un très confortable appartement avec de beaux meubles. Et l’on mangeait bien dans cette maison. Luce se croyait chaque jour à un festin. M. Perron, voyageur de commerce, était presque continuellement sur la route. Comme question de fait, il venait seulement passer une fin de semaine chez lui à chaque quinzaine, car il avait un vaste territoire à parcourir. Certainement qu’il devait faire beaucoup d’argent M. Perron, car la dépense était forte.

Luce ne fut pas longtemps sans apprendre que Mme Perron n’était pas mariée. Tout simplement, elle avait pris le nom de l’homme qui la faisait vivre. Elle n’avait guère de scrupules Mme Perron, car presque chaque jour, elle recevait un artiste de la radio, M. Fernand Roupy, jeune et joli garçon qui amenait souvent des camarades. Alors, l’on mangeait, l’on buvait et l’on s’amusait comme s’amusent des gens qui mangent et boivent sans avoir à débourser un sou. Mme Perron était une belle grande brune avec des formes très agréables. L’artiste de la radio était fier de sa conquête et était enchanté de faire voir sa bonne fortune à ses copains.

Il arrivait aussi assez fréquemment que Mme Perron était appelée au téléphone au cours de l’après-midi. D’ordinaire, elle s’habillait alors, sortait et ne rentrait qu’à la fin de la soirée.

La première fois que la mère Botiron vint réclamer les gages de sa fille, elle fut frappée par l’air d’opulence de la maison.

— T’as une bonne place, tâche de la garder, conseilla-t-elle à Luce.

— Oui, je te dis que c’est pas ennuyant comme chez le consomptif, répondit celle-ci.

C’est dans cette maison que Luce avait mangé de l’ananas pour la première fois. Cela elle ne l’oublierait jamais, car elle avait trouvé ce fruit délicieux au possible.

Et chaque jour, elle se gavait de bonnes choses.

— Mais tu n’as donc jamais mangé avant de venir ici ? interrogeait parfois Mme Perron.

— C’est meilleur que partout ailleurs, répondait Luce, la bouche pleine.

Cette réponse flattait Mme Perron.

Parfois, après le départ de l’artiste de la radio, Mme Perron s’adressait à la jeune fille lui demandait :

— Tu n’aimerais pas ça, toi, avoir un petit ami ?

— Je ne connais personne, répondait Luce.

— Ça viendra, ma fille, et cela te causera peut-être bien des tourments.

Pour le présent, elle était satisfaite de bien manger, contente de manger à sa faim. Ça, c’est quelque chose qui compte, surtout quand on a été privé.

Puis elle reconnaissait que sa maîtresse était une bonne pâte de femme, pas exigeante, familière. Luce l’aimait bien.

À la seconde visite de la mère Botiron, Mme Perron remarqua : « Mais elle ne te laisse donc jamais un sou, ta mère. Je n’ai jamais vu une femme rapace comme ça. Elle laisserait sa fille aller toute nue pourvu qu’elle empoche son salaire. C’est dégoûtant d’exploiter une enfant à ce point. »

À cet endroit, Luce souffrit d’acné. Elle devint la figure toute couverte de têtes noires, ce qui l’humiliait beaucoup alors que ces messieurs et dames de la radio venaient manger à la maison et qu’elle devait servir à table.

— Tu devrais t’acheter une crème, un onguent, un produit à la pharmacie pour faire disparaître ces choses-là, conseillait Mme Perron.

Luce demanda de l’argent à sa mère, mais celle-ci refusa, disant :

— C’est parce que tu as le sang pauvre. C’est ton âge. Il y en a bien d’autres que toi comme ça. Pas besoin de dépenser d’argent. Ça passera tout seul. J’dis pas, si tu étais malade, tu pourrais voir le docteur mais tu es bien.

Rien pour sa fille. C’était une mère remplie de tendresse que Mme Botiron.

Certains jours, Fernand Roupy, l’ami de madame, lui apportait un livre et alors, elle passait l’après-midi plongée dans sa lecture, ne voulant être dérangée par personne.

— Ce volume-là, ça coûte dix piastres, déclarait Mme Perron à Luce en lui montrant un ouvrage richement relié qu’elle avait en mains.

— Une chance que je ne lise pas, s’exclamait Luce, parce que ça coûte cher. Et elle continuait : À l’école des sœurs, ma maîtresse de classe m’avait passé un livre, La Roulotte du bon Dieu. Je l’ai eu cinq mois et j’en ai lu quarante-neuf pages. La religieuse me l’a ensuite ôté parce que d’autres élèves voulaient l’avoir. Je ne l’ai jamais fini.

Lorsque l’ami de Mme Perron amenait des camarades pour souper, l’un de ceux-ci tentait parfois de prendre quelques familiarités avec la petite servante, mais elle se dérobait sans paraître autrement taquinée. Elle acceptait cela comme une plaisanterie. La vie était bien agréable pour Luce. Il arrivait certains soirs que les invités restaient à table très tard dans la nuit. Alors, Mme Perron et la bonne dormaient jusqu’à midi le lendemain. Désirant la voir mise convenablement, Mme Perron avait donné à Luce quelques petites robes, de sorte qu’elle ne détonnait pas dans le cadre où elle se trouvait.

Luce espérait rester longtemps dans cette maison.

L’anniversaire de naissance de Fernand Roupy, l’ami préféré de Mme Perron, approchait. Celle-ci qui, depuis des mois, possédait une superbe photographie de l’artiste de la radio en avait fait faire un agrandissement, lui avait fait poser un beau cadre doré et elle voulait le lui offrir le jour de sa fête. Pour ce soir-là, elle lui avait dit d’inviter quelques camarades à souper. À cette occasion, comme toujours d’ailleurs, Mme Perron avait bien fait les choses, elle avait préparé un succulent repas et la table présentait un fort joli coup d’œil lorsque les amis de M. Roupy arrivèrent. Le portrait de l’artiste avait été placé sur un chevalet, remplaçant un paysage donné par un précédent admirateur de madame. Pour la circonstance et afin de faire de cette fête un événement mémorable pour ses invités, Mme Perron avait revêtu une robe de voile qu’elle avait endossée sans mettre aucun autre article de lingerie. C’était comme si elle était enveloppée dans une toile d’araignée. Elle donnait l’effet d’une admirable statue vivante. Tous les regards convergeaient vers elle et c’était un concert de compliments à son adresse. L’on se mit à table. L’artiste de la radio assis à la droite de sa maîtresse était tout rayonnant, tout glorieux. Chacun se disait que c’était une belle fête. Comme l’on attaquait le rôti, l’on entendit le bruit d’une porte qui s’ouvre et l’instant d’après, M. Perron apparut dans la salle. Il y eut un moment de stupeur et le silence se fit. En deux secondes, les regards du voyageur de commerce embrassèrent la scène qu’il avait devant lui. Il ne se lança pas dans une grande tirade comme dans Hernani, mais d’un ton décidé et poli :

— Je regrette, messieurs, de vous déranger, mais je vous prierais de vous retirer.

Extrêmement embêtés, les convives se levèrent sans rien dire. Hésitant, indécis, l’artiste de la radio regardait son amante, se demandant ce qu’il devait faire, mais celle-ci lui indiqua d’un mot la conduite à suivre : « File ! » L’homme prit alors son chapeau et se préparait à sortir à la suite de ses camarades, mais M. Perron le rappela.

— Vous oubliez votre portrait. Je n’en ai pas besoin.

Roupy prit alors la photographie encadrée, la mit sous son bras et sortit après avoir jeté un dernier regard à sa blonde.

M. Perron regardait sa maîtresse pratiquement nue dans sa robe de voile.

— Prends tes nippes et va rejoindre tes amis, fit-il en s’adressant à la femme qui l’avait trompé.

— Et toi, ajouta-t-il, parlant à la petite servante, retourne dans ta famille si tu en as une.

Et c’est ainsi que Luce perdit sa place.

Elle avait acquis une expérience de la vie.

Une petite annonce parue dans un journal conduisit Luce à une ancienne maison en pierre, rue Dorchester. Elle fut reçue dans un petit parloir par une grande et maigre femme d’une quarantaine d’années, aux formes anguleuses, aux cheveux déjà grisonnants et toute vêtue de noir. D’épaisses lunettes donnaient un air encore plus sévère à une figure déjà austère.

Accroché au mur, au fond de la pièce, vis-à-vis la porte d’entrée, était un cadre avec l’inscription DIEU ME REGARDE.

— Vous demandez une servante ? interrogea Luce.

La femme dévisagea un moment la fille qui se présentait devant elle.

— Tu me parais bien jeune, déclara-t-elle après un moment.

— J’ai dix-sept ans, déclara Luce.

— Il y a bien de l’ouvrage et il faut être sérieuse ici, ajouta la femme.

— Ben, j’ai dix-sept ans, répéta Luce. J’ai vu votre annonce et je suis venue. Vous n’êtes pas obligée de me prendre.

— Puis, faut avoir de la patience et ne pas avoir peur de travailler.

— Faut ben des qualités pour entrer ici, fit Luce un peu piquée. Faut-il prendre soin d’une folle ou d’un paralytique ?

À ce moment, des éclats de voix provenant d’une pièce à côté arrivèrent jusqu’aux deux femmes.

— Attends un moment, je vais rétablir l’ordre.

Et la patronne ouvrit une porte donnant sur une salle où Luce aperçut quelques vieux jouant aux cartes et se disputant pendant que d’autres groupés autour d’eux fumaient la pipe.

— Voyons, allez-vous finir de vous chicaner ? fit la maîtresse de la maison en s’adressant aux joueurs.

— C’est Casimir qui triche. Il joue ses atouts au lieu de fournir.

— C’est le Boiteux qui est jaloux parce qu’il perd, riposta l’un des hommes.

— Si vous ne pouvez vous accorder, je vais vous enlever les cartes, menaça la femme en sortant de la salle.

— Écoute, je vais te dire ce que c’est, reprit-elle en s’adressant à Luce. C’est ici la maison des Douze pauvres du bon Dieu. J’ai recueilli douze vieillards sans moyens et sans gîte. Je les loge, je les nourris et je les habille par charité. Je veux faire mon salut et j’aide les pauvres, j’en prends soin. Notre Seigneur a dit : « Un verre d’eau donné en mon nom sera récompensé » et « Celui qui donne aux pauvres prête à Dieu et sera payé au centuple ». Alors, je tâche de me conformer à ses enseignements. Mais prendre soin des pauvres est une dure tâche. Si tu veux m’aider, te dévouer pour ces déshérités, toi aussi tu auras ta part de mérite et tu pourras espérer recevoir ta récompense un jour.

— Oui. Mais en attendant, j’aurai un salaire, j’espère.

— Oui, tu recevras un salaire, mais je constate que tu n’as pas beaucoup la vocation. Tu penses trop à l’argent.

— Peut-être, mais je travaille pour gagner ma vie et il faut que j’aide ma mère. Puis, vous savez, toutes les femmes ne sont pas des saintes comme vous, protesta Luce.

Flattée par ce compliment, la femme annonça : « Écoute, il est inutile de parler des conditions maintenant. Tu vas faire une semaine et si tu me conviens et si je te conviens, nous ferons des arrangements. »

La directrice de l’établissement, la fondatrice de la maison des Douze pauvres du bon Dieu était une vieille demoiselle qui, pour se donner plus de prestige, se faisait appeler Madame Gertrude. Elle avait comme assistante une ancienne institutrice, Mlle Colas, qui aurait voulu se faire religieuse mais qui, pour aider ses parents dans l’indigence, avait sacrifié sa vocation et était restée dans l’enseignement. Maintenant qu’ils étaient morts, elle avait décidé de participer à l’œuvre des Douze pauvres du bon Dieu et elle exerçait l’humble fonction de cuisinière, se rappelant que Jésus avait dit que, dans son royaume, les derniers seront les premiers. Elle travaillait pour un salaire nominal, voulant elle aussi, assurer son salut. Madame Gertrude avait pour elle beaucoup d’estime. Luce devenait leur coopératrice. Elle ne fut pas longtemps sans apprendre et sans constater que Madame Gertrude jeûnait chaque matin. Elle jeûnait les trois cent soixante-cinq jours de l’année. Luce n’était pas animée d’un aussi beau zèle.

Les trois femmes se levaient le matin à six heures et demie et leur journée se terminait rarement avant huit heures du soir. Il y avait les repas à préparer et à servir, la vaisselle à nettoyer, les lits à faire, les chambres à balayer, les vêtements à recoudre ou à rapiécer, et, une fois par semaine, le blanchissage du linge de corps à la laveuse électrique.

Les pensionnaires n’étaient pas astreints à une discipline rigide. Ils avaient une salle d’amusements où ils pouvaient jouer aux cartes, aux dames, aux dominos. Ceux qui voulaient sortir étaient libres de le faire. Plusieurs qui avaient été de pauvres hères toute leur vie et qui avaient exercé de petits métiers, partaient après le déjeuner et ne rentraient que le soir. L’hiver, ils enlevaient des perrons et des escaliers la neige qui les encombrait et, au printemps, ils nettoyaient les pelouses ou les terrains en avant des maisons. Ils s’efforçaient de trouver quelque besogne qui leur rapporterait un peu de menue monnaie avec laquelle ils s’achetaient du tabac, une ou deux bouteilles de bière ou une chopine de whisky frelaté qu’ils buvaient assis au soleil, dans une ruelle. Quelques-uns mendiaient. Il s’agissait de trouver quelques sous pour satisfaire ses petits penchants.

La maison des Douze pauvres du bon Dieu possédait quatre chambres à coucher pour les pensionnaires. Trois renfermaient quatre lits tandis que la quatrième qui était l’infirmerie n’en contenait que deux. Si l’un des vieux tombait malade on le conduisait là et il était traité suivant son cas. Une inscription encadrée : PENSEZ À L’ETERNITÉ inspirait de salutaires réflexions à celui qui entrait dans cette pièce. La grave interrogation : VOULEZ-VOUS LE CIEL OU L’ENFER ? confrontait les vieux lorsqu’ils pénétraient dans le réfectoire.

À la fin de sa première semaine de travail, Luce s’enhardit à demander à Madame Gertrude si elle était satisfaite de ses services.

— Parfaitement, et voici ton dû, fit celle-ci en lui remettant sept piastres et une médaille de la Vierge.

Luce devint ainsi l’une des zélatrices de la maison des Douze pauvres du bon Dieu.

Des vieux, c’est pas beau. Des vieux pauvres, c’est franchement laid, mais les vieux pauvres des hospices, c’est bien pénible à voir.

Les Douze pauvres du bon Dieu formaient un groupe bien affligeant. Il y en avait un qu’on avait surnommé Job parce qu’avec sa barbe à poux et son air misère il faisait songer au patriarche hébreu sur son fumier. Puis, c’était Michel Leroux avec un goitre énorme et repoussant, le père Joson dont le tour des yeux était tout rouge, Timothée Perros dont la lèvre inférieure était toujours tombante comme celle d’un chien hors d’haleine. Tous ces hommes étaient des déchets humains. Ils n’avaient absolument aucune ressource et tous, à l’exception d’un seul, Simon Bornet, étaient sans parents, sans amis. Bornet, lui, avait un neveu, M. Léon Bornet, qui venait le voir trois ou quatre fois par an.

Quelques semaines après son arrivée, Luce était allée porter le souper au père Anthime, malade à l’infirmerie. Alors, une fois dans la chambre, le vieux l’avait empoignée et avait tenté de la jeter sur le lit, mais la fille avait réussi à se dégager et à s’échapper. En toute hâte, elle était descendue raconter à Madame Gertrude ce qui venait d’arriver. Celle-ci était alors montée pour rabrouer le vieux vicieux. Elle lui avait fait un sévère sermon et avait terminé en disant : « Rappelez-vous que vous êtes l’un des pauvres du bon Dieu. Vous devriez avoir honte d’attenter à la vertu d’une fillette. »

— Madame, avait répondu le vieux, si ce sont des saints que vous voulez avoir dans votre maison, il vous faudra aller en chercher au ciel. Vous n’en trouverez pas sur la terre.

Le jeudi saint au matin, la directrice de la maison annonça aux Douze pauvres du bon Dieu qu’à trois heures de l’après-midi aurait lieu le Lavement des pieds. Cette cérémonie imitée de celle de Jésus lors de la dernière cène, se déroula dans le réfectoire. C’est Madame Gertrude elle-même qui, par humilité et par amour des pauvres, lava religieusement les pieds de ses pensionnaires. Mlle Colas les essuyait et Luce transportait le baquet d’eau tiède et portait le savon et les serviettes. Celle-ci se faisait cette réflexion qu’il faut toutes sortes de gens pour faire un monde. Vers cette époque, le vieux Simon Bornet reçut de fréquentes visites de son neveu, M. Léon Bornet. Ce dernier eut dans les circonstances plusieurs entretiens avec Madame Gertrude. Puis, un jour une nouvelle, une étonnante nouvelle éclata soudain. Madame Gertrude épousait M. Bornet, veuf et père de cinq enfants. La maison ferma ses portes. Avant d’entrer dans le céleste séjour, les Douze pauvres du bon Dieu reprenaient les routes de la terre. Ils se dispersèrent dans les rues de la grande ville. Luce ramassa ses nippes et partit elle aussi.

À ce moment, toutes les femmes désertaient leur foyer et leur emploi pour aller travailler dans les usines de guerre. Luce fit comme elles. Pour sûr que la besogne était dure, mais la paye était bonne même si la direction en retenait une partie pour l’impôt. À ce nouveau régime, elle gagnait plus en une semaine qu’autrefois en un mois, mais elle était sérieuse et comprenait que cela ne pouvait durer toujours. Son enfance de misère et de malheur l’avait précocement mûrie, lui avait inspiré le désir de se protéger pour l’avenir. Alors, pour éviter les heures de détresse qu’elle avait connues, elle faisait des économies. À chaque quinzaine, elle déposait à la banque une partie de ce qu’elle avait reçu. Toutefois, elle réservait un certain montant pour sa mère qui avait toutes les peines du monde à nourrir sa famille. Jamais on n’avait eu de nouvelles du père. Parfois, Luce se demandait s’il était mort, en prison ou collé avec une autre femme. C’est des choses qui arrivent.

À certains jours, elle songeait à ses deux jeunes frères, Ovide et Oscar que leur mère, trop molle, trop nonchalante, n’avait jamais pris la peine d’élever, qui étaient devenus d’incorrigibles voyous et qui avaient fini par être envoyés à l’école de réforme. Elle pensait aussi à sa sœur Irène, une pauvre malheureuse que la misère et les circonstances avaient rendue bien dévergondée. Pour gagner la demi-livre de « béloné » du souper, elle s’était, dès l’âge de dix ou onze ans, livrée au vice avec les gamins et les jeunes garçons des environs, acceptant leurs sous en retour de basses complaisances. Ainsi, elle était devenue terriblement dépravée, mais il fallait vivre.

Rosalba, la cadette, était en service chez une vieille dame. Ce n’était pas dans ses souvenirs qu’elle pouvait trouver du contentement, du bonheur.

Alors, en prévision des jours mauvais, elle faisait des visites régulières à la banque.

Une compagne de travail lui avait suggéré de venir habiter là où elle-même avait sa chambre. Luce loua dans cette maison un petit cabinet qui faisait songer à une cellule tellement c’était pauvre et nu. Absolument impossible de faire aucune cuisine. Alors, elle se négligeait. Le matin, avant de se rendre au travail, elle déjeunait d’une bouteille de coca-cola, dînait d’un sac de pommes de terre frites et d’un coca-cola et soupait d’un hot dog et d’un autre coca-cola. En plus, elle buvait au cours de l’après-midi deux ou trois bouteilles de cette liqueur. Plusieurs autres ouvrières faisaient de même, mais le régime ne lui allait guère. Elle était d’une faiblesse extrême. Pour ajouter à cette déplorable diète, elle s’était mise à fumer la cigarette comme toutes les autres femmes de l’usine. « Tu devrais manger de la viande, » lui conseilla une camarade.« Tu ne peux résister à jeûner comme tu fais ». Un soir donc, elle entra dans un restaurant et se fit servir un copieux bifteck, mais elle fut si malade cette nuit-là qu’elle se remit aux pommes de terre frites, aux hot dogs et au coca-cola. Un pareil mépris de l’alimentation rationnelle fut désastreux. Elle tomba malade et dut aller consulter un médecin.

— Il vous faut au moins quinze jours de repos. Mettez la cigarette et le coca-cola de côté et prenez des repas réguliers, ordonna le praticien.

Alors, elle s’habitua à aller manger à un restaurant près de chez elle.

Lorsqu’elle retournait à sa cellule, elle aurait aimé se reposer, mais il n’y avait pas moins de six appareils de radio dans cette maison et plusieurs restaient ouverts jusqu’à minuit, de sorte qu’il lui était impossible de dormir. Elle patientait cependant, n’ayant pas le courage de se chercher un autre gîte. Un incident inattendu la décida toutefois à agir. À plusieurs reprises lorsqu’elle allait au restaurant, elle constatait au moment de payer qu’il lui manquait de l’argent dans sa bourse. « C’est curieux, j’ai perdu deux piastres. Je me demande comment c’est arrivé »,se disait-elle. Un autre jour, elle avait égaré un billet d’une piastre. « Depuis quelque temps, je suis terriblement malchanceuse, » s’avouait-elle à elle-même. « Je perds mon argent et je ne peux m’expliquer comment cela peut se produire ». Or un soir que sa compagne était venue causer avec elle pendant quelques minutes, Luce eut affaire à sortir un moment. Lorsqu’elle rentra l’instant d’après, elle aperçut sa camarade qui fouillait dans sa bourse. Elle comprit alors comment elle perdait son argent. À quelques jours de là, elle déménagea, s’éloignant des barbares appareils de radio et de la voleuse.

La femme d’un soldat qui combattait en Europe lui loua une petite chambre où, après avoir mangé au restaurant, elle rentrait terriblement fatiguée. Parfois, mais rarement, elle allait au cinéma. D’ordinaire, elle ne tardait pas, fourbue qu’elle était, à se mettre au lit et à dormir d’un sommeil de brute. En somme, une existence affreusement monotone, sans distractions, sans joie.

Un soir, elle remarqua à la table voisine de la sienne, au restaurant, un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, qui la regardait avec insistance. À un moment, comme leurs regards se rencontraient, il lui sourit. Alors, comme elle ne voyait jamais que ses compagnes de travail avec lesquelles elle n’avait presque jamais le temps de parler, qu’elle était toujours seule et que la solitude lui pesait, elle sourit à son tour. Son repas terminé et après avoir réglé sa note, le garçon se leva et vint s’asseoir à la table de Luce. Les deux jeunes gens causèrent pendant quelques minutes puis Luce déclara : « Je vais rentrer pour me reposer, car je suis très fatiguée de ma journée. » 一 Je vous accompagne jusqu’à votre porte, si vous le permettez, dit-il.

Pendant leur brève conversation, elle lui apprit qu’elle travaillait depuis plus d’un dans une usine de guerre. Lui, raconta qu’il avait été aviateur pendant vingt-deux mois, que son appareil avait été descendu par les Allemands, qu’il avait atterri en parachute, mais avait été fait prisonnier et envoyé dans un camp de concentration, qu’il avait réussi à s’échapper et qu’après toute une série d’aventures incroyables, il était parvenu à se rendre en Angleterre, puis à revenir au Canada. « Il y aurait de quoi écrire tout un livre avec ce qui m’est arrivé pendant trois ans, » affirma-t-il.

Ils se dirent bonsoir.

— J’espère vous revoir demain au restaurant, déclara-t-il en la laissant.

De toujours vivre solitaire, enfermée en elle-même, sans amies, sans camarades, Luce souffrait de ne pouvoir se confier à personne, de ne pas combler ce besoin d’affection qui était en elle. Alors, la rencontre du jeune aviateur qui avait été gentil, aimable et si intéressant, lui avait procuré une sensation qu’elle n’avait jamais éprouvée auparavant. Elle s’abandonnait avec délices au souvenir de ces quelques minutes passées avec l’inconnu, car il ne lui avait pas encore dit son nom. Déjà, elle avait hâte d’être rendue au lendemain soir pour le revoir. La journée lui parut bien longue et le travail terriblement monotone.

Elle attendait l’amour, elle était prête pour l’amour.

Le soir, lorsqu’il arriva, il vint s’asseoir à la table où elle était déjà installée. Son nom était Francis Mérou. « Les camarades m’appellent Frank »,dit-il. Tout en mangeant, ils causèrent longuement. C’est ainsi qu’elle lui parla un peu de sa mère chargée de famille qu’elle était obligée d’aider, de sa sœur Rosalba, qui prenait soin d’une vieille dame, de son père parti on ne savait où. Puis elle dit sa peur de l’avenir, de la vie si dure, si difficile, et elle ajouta que pour se protéger, elle mettait de côté de petites sommes. L’aviateur Mérou l’écoutait avec un vif intérêt. Lui aussi, disait-il, avait une vieille mère dont il devait s’occuper. Elle était malade, souffrait du cancer et avait déjà subi une grave opération. « Alors », ajouta-t-il, « je lui ai abandonné pendant longtemps la moitié de mon salaire, mais il est survenu une difficulté. Lors de ma disparition, on m’avait cru mort et par suite, mon nom avait été rayé de la liste de paye. Puis, lorsque, à mon retour au pays, je me suis présenté aux autorités et que j’ai réclamé mon dû, on m’a informé qu’il y avait un autre aviateur du même nom que moi qui était en service actif et l’on paraissait me considérer comme un imposteur. Ces deux noms identiques dans le même corps de l’armée prêtaient à la confusion, embrouillaient les secrétaires et faisaient une véritable énigme de la question. Cela n’est pas encore réglé. Réellement, je devrais recevoir plus de $2,000 en arrérages de paye. Cela viendra un jour, mais je trouve le temps bien long, car j’ai besoin de mon argent ».

Luce compatissait de tout cœur à ses troubles. Après avoir couru tant de dangers, il lui paraissait de la dernière injustice qu’il fût ainsi privé de cet argent qu’il avait si bien gagné. Alors, elle lui accordait toute sa sympathie. « Je souhaite sincèrement, » dit-elle, « que cette affaire s’éclaircisse au plus tôt et que vous receviez vos $2,000. »

— Je l’espère, répondit-il, car je commence à trouver le temps long.

Comme la veille, il l’accompagna jusqu’à sa chambre. Tout en causant, il lui souriait et Luce était plongée dans un ravissement qu’elle n’avait jamais connu auparavant. Ah ! ce qu’elle était assoiffée de tendresse cette petite ! Chaque soir, ils se retrouvaient à la table de leur modeste restaurant et ils discouraient longuement tout en mangeant. Luce était infiniment heureuse. Elle buvait les paroles du jeune aviateur, sentait une joie immense la pénétrer lorsqu’il lui souriait. Plus tard, enfermée dans sa chambre, elle se répétait ce qu’il lui avait dit et elle savourait sa joie comme elle eût fait d’un beau fruit.

Ils se connaissaient déjà depuis plus de deux semaines.

— Tu devrais bien m’amener chez toi, demanda-t-il un soir, la tutoyant soudain. Nous pourrions causer en paix, sans importuns.

— C’est si pauvre, dit-elle, malheureuse de ne pas pouvoir le faire entrer dans une belle pièce comme dans la maison de Mme Perron.

— Peut-être, mais tu vis là, c’est là que tu te reposes, que tu penses, que tu rêves et c’est là ce qui m’intéresse et aussi le désir que j’ai de te prendre dans mes bras et de t’embrasser en te disant que je t’aime.

La jeune fille connaissait maintenant la joie d’aimer et d’être aimée.

Le lendemain, il lui parlait de ses embarras. Ce qui l’ennuyait, disait-il, c’est qu’il avait perdu ses papiers au camp de concentration. On les lui avait enlevés et il ne parvenait pas à en obtenir d’autres. Cela l’empêchait de trouver du travail et de toucher les $2,000 qui lui étaient dus par le gouvernement.

— Avec cet argent-là en poche, je sais bien ce que je ferais, déclara-t-il en regardant Luce avec une expression amoureuse.

Celle-ci était ravie, transportée.

— À demain soir, dit-elle lorsqu’il sortit.

L’aviateur Mérou prit un air embarrassé.

— Écoute, dit-il, je le voudrais bien, mais je suis au bout de mes sous. Je ne sais ce que je ferai demain soir.

— Dans ce cas-là, fit-elle, c’est moi qui paierai le souper pour les deux.

— J’accepte, mais je te rendrai cela prochainement, promit-il.

Ce fut elle qui paya le lendemain, le surlendemain, toute la semaine.

— Je pourrais obtenir une bonne place à Ottawa, $70 par semaine, déclara-t-il un jour, mais tu sais, aujourd’hui, toutes les influences que tu fais jouer, tous les services qu’on te rend, tu dois les payer. Pour décrocher cette place, il faudrait que je fasse un cadeau de $500. Tu comprends, si j’avais cet emploi, tu laisserais l’usine et je t’amènerais là-bas avec moi. Nous pourrions nous marier, si tu voulais de moi, ajouta-t-il avec un sourire enjôleur.

— Avec $500 tu obtiendrais cette position ? interrogea-t-elle.

— C’est un marché qu’on me propose, assura-t-il.

— Bon, je te passerai les $500, fit-elle d’un élan généreux.

— Même mariés, je te les rendrai, affirma-t-il. En trois mois, je pourrais facilement te les rembourser. Et, entre temps, j’espère bien que je recevrai mon $2,000 de salaire dû. Puis, j’y pense, donne-moi donc $520, si tu le peux, parce qu’il faudra que j’aille à Ottawa et que j’invite mon homme à dîner à l’hôtel.

Le lendemain soir, elle lui remit $520, sur les économies qu’elle avait faites en travaillant à l’usine de guerre.

— C’est simplement un prêt, annonça-t-il, en empochant l’argent. Je serai deux jours absent. Ah ! ce que le temps me paraîtra long.

— Et à moi aussi, fit Luce, rendue soudain inquiète par cette absence.

— Puis quand comptes-tu avoir ton emploi ? questionna Luce lorsqu’elle retrouva son aviateur au restaurant.

— Je ne le sais pas encore, mais il va me falloir retourner à Ottawa la semaine prochaine. Je suis censé passer un examen, mais on me donnera toutes les réponses par écrit. Ça, c’est une simple formalité. Ce seront des papiers qu’ils mettront dans les archives pour prouver que tout s’est fait en règle, s’il survenait une difficulté un jour. Ensuite, on m’écrira pour me dire que je suis nommé et la date à laquelle je devrai commencer à travailler. Pour ça, cependant, je vais encore te demander un petit montant, pour faire le voyage et aussi pour m’acheter un complet. Tu sais, j’ai l’air bien pauvre avec ces vieux vêtements. Avec un habillement neuf je n’aurai pas l’apparence d’un quémandeur de place. Lorsque tu n’as besoin de rien ni de personne, tu peux aller avec des guenilles sur le dos, si ça te plaît, mais lorsque tu vas solliciter quelque chose, tu dois être bien mis.

— Combien désires-tu ? demanda Luce.

— Mettons $75.00. Ce sera amplement suffisant.

Alors, le lendemain, l’aviateur Mérou encaissait le montant.

Lorsqu’il revint deux jours plus tard, il paraissait enchantée. « Les affaires vont bien », déclara-t-il. J’ai passé l’examen et je crois que le salaire sera encore meilleur qu’on me l’avait dit tout d’abord. Il sera entre $75 et $80 par semaine. Penses-tu qu’on vivra bien avec cet argent ? Ce qui me fait le plus de plaisir », ajouta-t-il, « c’est de penser que tu ne seras plus obligée de peiner à cette usine de guerre où tu t’épuises. C’est moi qui gagnerai la vie. »

Une semaine plus tard, il parut soucieux, lorsqu’il prit place à la table du restaurant.

Tout de suite, Luce s’en aperçut.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle.

— Bien, tu sais, le type qui me fait obtenir ma place n’est pas le seul à dire son mot. Il m’a téléphoné, m’informant que son copain demande $100. Alors, faudrait bien les lui donner du moment qu’on a déjà tant dépensé et que j’attends ma nomination d’un jour à l’autre.

Luce se fendit alors d’un autre cent piastres.

« C’est une place qui coûte cher », se dit-elle en elle-même.

— Tout est correct, déclara quelques jours plus tard l’aviateur Mérou. J’ai fait tout ce qu’il y avait à faire. Encore quelques jours, et j’aurai ma nomination dans ma poche.

Les jours et les semaines passèrent, mais la nomination se faisait attendre.

— Tu comprends, je ne peux pas parler fort, les menacer. Dans ces affaires-là, on prend ton argent mais on ne te donne pas de reçu. On ne peut pas aller les trouver pour réclamer. On te mettrait à la porte et si tu cries, on te fait arrêter comme maître-chanteur. Faut y aller en douceur, être patient et attendre.

Alors, il attendait.

Non seulement sa nomination tardait à arriver, mais il n’avait pas encore de nouvelles de son $2,000. Ça ne peut pas tarder, déclarait-il pour faire prendre patience à son amie.

Les jours s’écoulaient.

— Je joue réellement de malheur, annonça-t-il un soir au restaurant. J’ai reçu aujourd’hui une lettre de Drummondville où habite ma mère. Elle a été transportée à l’hôpital pour subir une autre opération pour le cancer. Alors, on me demande cent piastres.

— Mon pauvre ami, il ne me reste pas cent piastres.

— Est-ce que tu ne dois pas recevoir prochainement un bon du gouvernement de $50 ou $100 ? Dans les usines de guerre, tous les employés en prennent.

— Je suis à payer un bon de $50, mais je ne sais quand on va me le remettre.

— Dans ce cas-là, passe-moi cinquante piastres maintenant. Alors, j’écrirai à l’hôpital que j’envoie ce montant aujourd’hui et que je donnerai les autres cinquante piastres tout prochainement. Cela te convient-il ?

— Entendu, répondit Luce.

— Tu ne saurais croire comme cela m’ennuie de te demander tant de sacrifices, mais lorsque j’aurai mon emploi à Ottawa, je m’efforcerai de reconnaître tout ce que tu fais pour moi maintenant. Tu n’auras pas affaire à un ingrat.

En attendant, il multipliait les déclarations d’amour. Ce soir-là — Luce devait s’en souvenir longtemps — l’aviateur s’était montré plus affectueux que jamais, il avait prodigué les protestations de tendresse. Luce vivait des minutes enchanteresses, elle était dans l’extase. Sa figure exprimait son bonheur.

— Ce soir, déclara le jeune homme, je veux goûter la plus grande joie de ma vie. Je sais que tu m’aimes, mais en plus de cela, je veux le don complet de ton corps.

À ces mots, Luce qui s’abandonnait à la douceur, à l’ivresse des baisers de son ami, eut un soudain recul.

— Non, pas ça, dit-elle. Je t’en aimerais moins. Pas maintenant. Lorsque nous serons mariés, je serai la plus aimante des femmes, mais d’ici là, je veux rester sage.

Mais Mérou insistait, se faisait plus pressant. Toutefois, Luce résistait à son amour qui la poussait à céder. Elle se sentait perdue, comme une personne qui se noie, mais elle refusait, résistait quand même.

— Écoute, déclara l’homme devenu soudain brutal, si tu ne veux pas, tu ne me reverras plus.

Alors, devant cette menace, la résistance de la fille croula…

À quelque temps de là, Luce constata qu’elle avait le corps tout couvert de taches roses comme dans les cas de rougeole. Inquiète, en revenant de son travail le soir, elle alla voir un médecin. C’était un vieil homme aux manières paternelles. Sur son ordre, elle dut se dévêtir. Elle avait une honte extrême de se sentir nue. Longuement, le praticien l’examina.

— Ma pauvre fille, fit-il d’un ton de profonde pitié, vous avez été contaminée. C’est un grand malheur qui vous arrive. Vous avez la syphilis, une vilaine maladie. Ça se guérit, mais ça prend du temps. Je vais vous donner une prescription que vous ferez remplir au coin. Au besoin, revenez me voir.

Luce sortit de là bien découragée, bien démoralisée. Elle arrêta à la pharmacie pour ses remèdes. Le médecin lui avait expliqué qu’il lui ordonnait une boîte de pilules françaises. « Elles coûtent cher, $3.50 »,avait-il dit. Mais le pharmacien qui voulait faire un honnête profit, lui prépara une imitation de sa façon qui lui coûtait peut-être trente-cinq sous et qu’il lui fit payer le prix des pilules françaises.

Maintenant qu’elle avait commencé, Luce continuait de s’abandonner aux étreintes de son ami. Toutefois, elle y trouvait bien peu de volupté. Elle aurait voulu se garder intacte pour le mariage et ces actes défendus lui répugnaient. Avec cela, elle craignait que son ami ne se lasse d’elle et elle redoutait les suites que ces brèves minutes pouvaient lui apporter. Ah ! s’ils eussent été mariés, ç’aurait été différent. En plus, elle se sentait malade ; elle était faible, fatiguée, misérable. Puis elle songeait à ce long traitement que le médecin lui avait ordonné de suivre sans quoi, il pourrait se produire des troubles très graves. Et voilà que pour ajouter à ses ennuis, elle constata un jour que ses règles retardaient. Tout d’abord, elle crut que ce n’était qu’une irrégularité momentanée et que la nature reprendrait sous peu son cours. Il y a comme ça des femmes dont les mois ont des caprices. Elle attendit donc dans une vive inquiétude, mais les jours passaient et rien ne venait. Alors elle devint en proie à une terrible appréhension. Serait-elle enceinte ? Quelle calamité ce serait ! Et que ferait-elle d’un enfant ? Ces pensées l’étourdissaient, semblaient lui vider le cerveau, la rendaient stupide. Malgré tout, elle conservait une lueur d’espoir, elle ne pouvait s’imaginer qu’une pareille catastrophe pourrait lui arriver à elle. Ce qu’elle avait tant redouté chaque fois qu’elle s’était donnée allait-il devenir un fait ? Le jour vint où elle n’eut plus d’illusions, où elle eut l’amère conviction qu’elle était enceinte. Il n’y avait plus de doute à avoir. Alors, elle fut comme prise de panique. La nuit, elle ne pouvait dormir, pensant tout le temps à son malheur. Les yeux grands ouverts dans son lit, rongée d’inquiétude, elle se demandait à haute voix dans les ténèbres : « Qu’est-ce que je vais faire ? Qu’est-ce que je vais devenir ? » Puis elle se tournait vers Dieu pour obtenir de l’aide, du secours. « Je promets de faire chanter une grand-messe si j’ai une fausse couche »,disait-elle, lorsque obsédée par cette pensée de maternité elle ne pouvait trouver le repos. Les heures de la nuit s’écoulaient lentes, angoissantes. Accablée de fatiguée, elle sombrait au sommeil au matin, mais la sonnerie de son cadran la faisait soudain se lever, lasse et infiniment malheureuse, pour commencer une autre journée de travail pénible et épuisant.

Puis, voilà qu’elle commença à éprouver des douleurs lancinantes dans le cou, le bras gauche et l’épaule. C’était une sensation aiguë qui l’empêchait de finir le geste commencé. À son travail elle était à la torture. Au bout de quelques jours, elle se décida à aller voir le vieux médecin qu’elle avait déjà consulté une fois. Après avoir écouté ses explications et lui avait fait remuer le bras il déclara : « C’est sûrement du rhumatisme・ Vous êtes bien jeune pour souffrir de ce mal-là ». Comme remède, il recommanda les frictions avec un liniment camphré.

— Ah ! ce que je suis affligée, pensait-elle.

Un soir, sa sœur Rosalba arriva à sa chambre et lui annonça que leur mère était partie cet après-midi-là pour l’hôpital. « Le docteur a dit qu’elle a deux abcès dans la tête et qu’il faut l’opérer. Faudrait un peu d’argent. Alors, j’ai télégraphié à papa. »

— Télégraphié à papa ! Quelle idée ! Penses-tu qu’il va en envoyer de l’argent ? Et où est-il ? demanda Luce.

— J’ai rencontré quelqu’un qui m’a dit avoir travaillé avec lui à l’usine d’Arvida. Alors, j’ai télégraphié là.

— Ça fait six ans qu’on ne l’a pas vu, qu’il n’a pas écrit et qu’il n’a pas donné un sou à la famille. T’imagines-tu qu’il va faire quelque chose maintenant ?

— Dans tous les cas, il n’y a rien comme d’essayer, répondit Rosalba.

— Pis, qu’est-ce qu’elle a l’air, maman ? s’enquit Luce.

— Ben, tu sais, elle n’a pas bonne mine. Pis, elle a bien peur de l’opération.

— Si par hasard, tu reçois une réponse de papa, viens me voir pour me le dire. Mais je serais surprise s’il se donnait la peine d’écrire.

Une semaine plus tard, Rosalba s’amenait de nouveau chez Luce.

— Papa a écrit, dit-elle en entrant. J’ai reçu la lettre cet après-midi. C’est à maman qu’il l’a adressée, mais je l’ai lue. Tiens, la voici, fit-elle en tendant une enveloppe décachetée. Lis ça.

Luce prit le papier que sa sœur lui présentait. Elle lut : « Emma, on me dit que tu es à l’hôpital. Meurs, ma crisse ! Qu’est-ce que tu attends donc pour disparaître ? Il y a longtemps que tu devrais être morte. Ce serait un bon débarras pour tout le monde. Chose certaine, je n’assisterai pas à ton service. Et si par hasard, tu en réchappes, n’essaie pas de me rejoindre. L’usine ferme ses portes dans deux jours. Alors, je n’ai plus rien à faire ici. Je vais m’en aller le plus loin possible, afin de ne plus jamais entendre parler de toi. Et tâche de crever. Ton mari qui te hait depuis vingt ans. »

Ce même jour, la mère Botiron expirait à l’hôpital sans avoir lu la lettre de son mari.

Les enfants à la maison furent envoyés dans un orphelinat.

Luce traversait de mauvais jours. La nuit, elle ne pouvait dormir, l’esprit continuellement hanté par cette idée qu’elle était enceinte, que dans quelques mois elle donnerait naissance à un enfant qui aurait peut-être le même triste sort que sa mère. Puis, elle continuait à souffrir de ses rhumatismes, surtout lors des temps humides et froids. Mais il lui fallait travailler en dépit de tout, travailler quand même puisque Mérou attendait toujours l’emploi qu’il avait « acheté » et qu’elle était obligée de subvenir à ses besoins. Heureusement qu’il l’aimait. Ah ! être aimée, c’est une grande consolation au milieu des tribulations de la vie. Elle qui n’avait jamais connu l’affection de son père ni de sa mère, avait enfin rencontré l’amour qui colore une existence terne et misérable. Un soir, alors qu’il entrait à la chambre de Luce, Mérou annonça : — J’ai reçu aujourd’hui une mauvaise nouvelle. Un télégramme de Drummondville m’apprend que ma mère est morte.

— Ta mère est morte ! répéta Luce en écho. Tu as toutes mes sympathies.

— Oui, et je vais être obligé de la faire enterrer. C’est encore des dépenses. Puis, il faudrait bien que je m’achète des vêtements de deuil.

— Mon pauvre Francis, je ne sais où prendre cet argent, déclara Luce. Je n’arrive pas à mettre une piastre de côté.

— Ah ! je sais que je te coûte cher, mais je te rendrai ça un jour et tu ne regretteras rien. Mais tu ne connais pas quelqu’un qui pourrait te prêter un montant.

— Je ne vois personne à qui je pourrais m’adresser.

— Comme tu travailles à l’usine depuis plus d’un an, que tu as un emploi régulier, tu pourrais voir une maison de prêts. Je crois qu’on t’avancerait une centaine de piastres sur ton billet.

À ce moment, l’on frappa à la porte de la chambre. C’était Rosalba qui s’amenait chez sa sœur en compagnie de son ami, Joseph Fortin, livreur de lait pour une grande compagnie.

En apercevant l’aviateur assis près de Luce, le garçon s’exclama :

— Comment, c’est toi, Mérou ! Du diable si je m’attendais à te trouver ici. Tiens, c’est curieux. Je parlais justement de toi hier. J’ai vu ta mère et elle m’a demandé si je te rencontrais quelques fois. Je lui ai dit qu’il y avait deux ans que je ne t’avais pas aperçu. Alors, elle m’a dit que ça faisait plus longtemps qu’elle ne t’avait pas vu, que ça faisait trois ans que tu ne lui avais pas rendu visite et qu’elle n’avait pas eu de tes nouvelles.

— Tu as vu ma mère ? interrogea Mérou d’un ton incrédule.

— Mais oui, je l’ai vue comme je te vois. Je suis allé à Valleyfield dimanche et je suis entré à son magasin pour acheter une boîte de cigarettes. Elle vieillit, tu sais.

Luce regardait tour à tour le nouveau venu et Mérou d’un air étonné et ce dernier avait pris une expression extrêmement embêtée.

— Alors, fit soudain Luce d’un ton ironique, en s’adressant à son ami, tu n’auras pas besoin d’un vêtement de deuil.

Les deux autres la regardaient sans comprendre.

— C’est une farce qu’il avait faite il y a une minute, fit la petite répondant ainsi à l’interrogation peinte sur la figure de Rosalba et de son ami.

Après cela, la conversation languit un peu puis Mérou se leva, disant : « Je regrette de vous laisser, mais j’ai quelqu’un à voir sans faute ce soir ». Et il sortit.

Comprenant qu’elle avait été jouée, moquée, exploitée, Luce laissa éclater sa mauvaise humeur. — Hein ? Pensez-vous qu’il a pris un air bête lorsque vous lui avez parlé de sa mère ? Il m’avait justement annoncé qu’elle venait de mourir, qu’il lui fallait la faire enterrer et s’acheter un habit de deuil !

— Ah ! c’est un drôle de type, fit l’ami de Rosalba. Ça m’a indigné lorsque sa mère m’a dit qu’il lui avait emprunté cent piastres et qu’ensuite, il n’était jamais reparu chez elle. C’est comme pour sa femme. Une fois qu’il a eu mangé l’argent qu’elle avait reçu de ses parents, il l’a abandonnée avec son enfant.

— Comment, il est marié ! s’exclama Luce, la stupeur peinte sur la figure.

— Il était marié depuis une couple d’années lorsque je l’ai rencontré pour la dernière fois avant de le retrouver ici. Vous ne saviez pas cela ?

— Il m’avait dit qu’il était garçon et m’avait toujours laissé entendre que nous nous marierions aussitôt qu’il aurait trouvé un emploi.

Sa tête se pencha sur sa poitrine. On aurait dit qu’elle avait été pétrifiée par la surprise et la douleur.

— Vous le connaissez depuis longtemps ? demanda-t-elle au bout d’un moment.

— Bien, nous avons été au collège ensemble à Valleyfield où demeuraient nos familles. Après cela, je l’ai revu de temps à autre, mais je n’ai jamais su ce qu’il faisait.

Luce restait là écrasée, démolie par cette brusque révélation. Tous ses projets d’avenir, tous ses rêves avaient été brutalement brisés, anéantis.

Elle passa la nuit à pleurer.

Mais elle en avait encore à apprendre. En effet, quatre jours plus tard, Rosalba arriva de nouveau à la chambre de sa sœur.

— Je sais que tu ne vois jamais les journaux, alors, je suis venue. Tiens, lis ça.

Luce prit la feuille qu’on lui tendait.

— Ici, fit Rosalba en lui désignant la chronique des tribunaux.

Alors, l’autre lut.

Le journal racontait qu’à la suite d’un gros vol commis dans une banque, les détectives avaient visité toutes les salles de pool afin d’interroger les jeunes gens qu’ils trouveraient là. Ils leur avaient demandé en plus de produire leur carte d’enregistrement national. Plusieurs d’entre eux n’en avaient pas. Dans le nombre Francis Mérou. Ils avaient été amenés au poste. En regardant la liste des noms des détenus, les policiers avaient immédiatement sorti de leurs dossiers un mandat d’arrestation émis il y avait déjà plusieurs mois pour Mérou accusé d’obtention d’argent sous de fausses représentations. Son procès s’était instruit la veille. La plaignante était une jeune veuve qui avait raconté au juge que Mérou qui avait été son ami, lui avait soutiré, en lui promettant le mariage et en se faisant passer pour aviateur afin de se donner du prestige, de se rendre intéressant, de la conquérir, l’assurance de mille piastres qu’elle avait reçue à la mort de son mari. Après avoir obtenu l’argent, il était disparu. Le journal donnait des détails piquants, savoureux et typiques, qualifiant de faux héros ce garçon qui n’avait pas même été soldat. Mérou avait avoué. La sentence était remise à huitaine.

C’était un vulgaire escroc.

Ainsi, il n’avait jamais été aviateur. Il était marié, avait une femme et un enfant et, avant de la connaître, il avait volé une veuve en lui jouant la comédie de l’amour. Tout ce qu’il disait, était un tissu de mensonges. Elle, Luce, avait été sa plus récente victime. Il lui avait raconté les mêmes histoires qu’à l’autre, des histoires de seconde main, si l’on peut dire, il lui avait fait les mêmes menteuses promesses. Elle était profondément, souverainement écœurée. Ces stupéfiantes et douloureuses informations l’avaient laissée bouleversée, et elle restait sans force, sans courage devant la vie. Son bel amour qui la soulevait, la transportait, la transfigurait à certains moments, qui l’avait rendue si heureuse, qu’elle portait en elle comme un fabuleux trésor, était tombé dans un tas d’immondices. C’était une incroyable profanation. Elle n’avait pas même été trahie, car elle n’avait pas été aimée. Tout simplement, elle avait été dupée et trompée par un ignoble filou qui avait abusé de son ignorance, de sa crédulité, pour lui faire accroire les histoires les plus ridicules, les plus invraisemblables, les plus dénuées de bon sens et, pendant plus d’un an, il l’avait complètement dépouillée de son salaire après lui avoir arraché toutes ses économies. Il l’avait mise sans le sou. Il était l’un de ces individus sans scrupules qui, avec un cynisme révoltant, exploitent la naïveté des jeunes ouvrières et des femmes sans défiance, pour vivre dans la fainéantise. Et chose infiniment triste, il était le père de l’enfant qu’elle portait en elle.

Après avoir vécu dans le rêve, elle retombait dans un monde de laideur, de saleté et de répugnante hypocrisie.

Elle était si abattue, si découragée, qu’elle aurait voulu mourir.

Alors, sans plus aucun espoir, comme le prisonnier condamné au bagne pour la vie, elle se remit à la besogne afin de gagner son pain.

Les semaines passaient et l’enfant qu’elle portait en elle s’agitait déjà, signalait sa présence. Parfois, irritée, voulant à tout prix s’en débarrasser, au moment de prendre le tramway, pour retourner chez elle après le travail, elle se précipitait, elle plongeait dans la cohue des voyageurs, se faisait presser, tasser, serrer, bousculer, espérant que ces violences écraseraient cet enfant de malheur, amèneraient son expulsion prématurée. Mais la graine de misère est résistante, ne se laisse pas facilement détruire, elle arrive à la vie en dépit de tout.

Lorsqu’elle connut que le temps de sa délivrance approchait, elle alla voir un médecin dont elle avait vu les annonces dans le journal. Pour $75 payées d’avance, il la garderait sept jours dans une chambre, pratiquerait l’accouchement et s’occuperait de placer l’enfant. Forcément, elle accepta cet arrangement.

— Revenez me voir dans une semaine, lui dit-il, comme elle sortait.

Ce fut une attente pénible. Elle vivait dans un cauchemar et passait en revue les événements de sa triste vie. Alors que tant de jeunes femmes sont heureuses et fières de mettre au monde des enfants qui seront leur joie dans les jours à venir, elle, irait à l’hôpital en se cachant pour que personne ne connaisse sa honte, et le fruit de sa chair, elle serait obligée de l’abandonner. Toujours, elle ignorerait sa vie précaire et incertaine.

— Il était grandement temps, déclara le médecin lorsqu’elle retourna chez lui au bout d’une semaine.

Le soir même, elle accoucha d’une fille.

Le lendemain, elle demanda à voir son enfant. La garde-malade sortit un moment et revint portant dans ses bras un paquet enveloppé de linge blanc, un paquet à la figure rouge, ridée, grimaçante, aux yeux à demi fermés, qui vagissait faiblement. Luce regarda un instant le petit être sorti d’elle-même, puis détourna la tête, sentant son cœur se briser de désespoir. La garde sortit. À ce moment, elle aurait voulu être morte.

La jeune mère ne revit plus son enfant.

Ses sept jours écoulés à l’hôpital du médecin, elle dut partir. Faible, le cœur endolori, sans courage, meurtrie dans tout son être, elle retourna à sa chambre.

Luce n’a plus de jeunesse, de beauté, ni d’illusions. Sa famille est dispersée. Ses frères et ses sœurs auront, elle le sait, une vie misérable. Jamais, on ne l’a aimée. Un homme a pris son plaisir sur son corps, mais il n’avait pas d’amour pour elle. Il ne cherchait que sa satisfaction. Aujourd’hui, elle est seule, sans espoir, sa santé est ruinée. Tout simplement, elle est une loque humaine.

Avec une immense amertume, elle fait le tableau de sa vie :

Elle a vingt ans.

Elle a des souvenirs de famine et de misère.

Elle a une fille aux Enfants abandonnés.

Elle n’a pas une piastre devant elle.

Elle est rhumatisante, syphilitique et tuberculeuse.

Elle pense à l’avenir…