Fin de la guerre de la succession d’Autriche/03

Fin de la guerre de la succession d’Autriche
Revue des Deux Mondes3e période, tome 103 (p. 524-548).
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ETUDES DIPLOMATIQUES

FIN DE LA GUERRE DE LA SUCCESSION D'AUTRICHE

III.[1]
BATAILLE DE LAWFELDT. — COMBAT DE L’ASSIÈTE ET MORT DU CHEVALIER DE BELLE-ISLE.


I

Le cœur humain, pourtant, est fécond en contrastes : ce même souverain qui, par un acte de déplorable faiblesse, exposait une de ses armées à un désastre certain, se retrouvait dès le lendemain à la tête de l’autre, sur le champ de bataille, et y déployait des qualités vraiment dignes de sa race, la décision, le sang-froid et l’audace dont il avait déjà fait preuve dans des circonstances analogues. C’était le 30 juin qu’il signait la triste lettre adressée à Belle-Isle ; et le 1er juillet, dès l’aube, il quittait Tongres et se mettait en route pour aller trouver le maréchal de Saxe sur la petite hauteur de Herderen, un peu en avant de Maestricht, d’où il pouvait apercevoir, par un coup d’œil d’ensemble, le terrain sur lequel, les deux armées venant à se rencontrer, le conflit pouvait s’engager. A moitié route, il vit arriver à toute bride un envoyé de Maurice, le chevalier de Valfons. « — Eh bien ! lui dit-il, où sont les ennemis ? — A une lieue et demie de Votre Majesté, répondit le chevalier. — Et le maréchal ? — A une lieue en avant, plus près des ennemis. » — C’était lui dire que Cumberland était arrivé, et, en effet, l’avant-garde des alliés était déjà en vue du poste où l’attendait Maurice. — « Et que dit le maréchal ? — Il demande les ordres de Votre Majesté, pour savoir s’il doit attaquer. — Et qu’en pense-t-il ? — Il suivra exactement l’ordre que Votre Majesté lui donnera. — Eh bien, il faut attaquer sans hésiter. Montrez-moi le chemin pour aller retrouver le maréchal. »

Dès que le roi fut arrivé sur l’éminence de Herderen, le maréchal qui, au fond de l’âme, on l’a vu, regrettait la direction qu’on lui avait fait suivre, et ne trouvait peut-être pas le terrain du combat très bien choisi, se mit en devoir de lui expliquer qu’il était encore temps d’arrêter l’armée, puisqu’elle n’avait pas quitté les environs de Tongres ; on abandonnerait ainsi, à la vérité, le dessein de mettre immédiatement le siège devant Maestricht, mais pour le reprendre plus tard après une victoire remportée, dans des conditions plus favorables. Le roi maintint sa résolution, et l’attaque fut décidée pour le lendemain.

Valfons raconte dans ses souvenirs que ce fut même la présence du roi, à ce poste avancé, qui prévint une surprise, dont l’effet eût pu être fâcheux. Le maréchal (nullement décidé, au fond du cœur, à engager la partie) n’avait pas suffisamment garni les passages par lesquels l’armée française pouvait arriver au rendez-vous, et les Autrichiens, en poussant tout de suite vivement leur pointe, auraient pu s’en emparer ; mais averti par des éclaireurs que c’était le roi en personne qui se trouvait à Herderen, le maréchal Bathyany ne put croire qu’il se fût aventuré si fort en avant, s’il n’avait pas été accompagné de tout son monde, et s’abstint de bouger ce jour-là. Le roi passa la nuit dans une chétive demeure, auprès de Herderen, et dès quatre heures du matin, il était sur pied pour surveiller lui-même l’arrivée des troupes[2].

Ce ne fut donc que le 2 juillet au matin que les deux aimées se trouvèrent au complet et en regard l’une de l’autre, dans un espace assez vaste qui s’étend au pied même de Maestricht, entre deux petites rivières : l’une, la Jaar, qui vient se jeter à ce point-là même dans la Meuse ; l’autre, la Demer, qui, prenant sa source non loin de là, se dirige vers le nord pour rejoindre les affluens de l’Escaut. Cette ligne de combat était très étendue, mais c’était à l’extrémité qui touchait à Maestricht et qu’occupaient la gauche de l’armée alliée et la droite de l’armée française que devait être le véritable siège de l’action ; car, la ville de Maestricht étant l’objet commun présent à la pensée des deux généraux, — dont l’un voulait se rendre maître, tandis que l’autre cherchait à le couvrir, — le grand effort de chacun devait être d’en écarter son adversaire. C’est ce que Cumberland et Maurice avaient également senti, et tous deux avaient concentré sur ce point décisif ce qu’ils avaient de meilleur et de plus solide dans leurs troupes. Cumberland, laissant sa droite aux Autrichiens et le centre aux Hollandais, avait réuni à gauche sous sa direction personnelle les contingens anglais, hessois et hanovriens en leur donnant pour point d’appui le village de Lawfeldt, situé sur une éminence et qu’il avait garni, de front et sur les flancs, de batteries de canons. Maurice, de son côté, confia l’attaque de cette forteresse improvisée aux brigades des comtes d’Estrées et de Clermont, opérant sous ses ordres et en vue du point où le roi vint se placer. Les héros des deux nations se trouvèrent ainsi en face l’un de l’autre, sous les yeux du roi de France, comme deux ans auparavant dans la plaine de Tournai, et Lawfeldt, mis en défense, devait rappeler à tous le souvenir du village de Fontenoy.

Les rôles étaient renversés, mais la valeur déployée dans les deux camps fut pareille. Trois attaques successives, quoique portées avec une extrême vigueur, furent également impuissantes à faire reculer d’une ligne les Anglais, qui restaient pressés en colonnes serrées, dans les rues de Lawfeldt et dans les haies environnantes, et soutenus par le feu des batteries. Leurs rangs étaient incessamment renouvelés par les bataillons d’infanterie placés en ligne derrière le village. Le temps était mauvais, une pluie battante fouettait dans le visage des Français et détrempait le sol sous leurs pas. — « Que penses-tu de ceci ? dit le maréchal à Valfons qui était auprès de lui. Nous débutons mal, les ennemis tiennent bon. — Monsieur le maréchal, répondit gaîment Vallons, vous étiez mourant à Fontenoy, vous les avez battus ; vous étiez convalescent à Rocoux et vous les avez vaincus ; vous vous portez trop bien aujourd’hui pour ne pas les écraser. — J’accepte l’augure, » dit le maréchal en souriant[3].

Effectivement, revenant pour la quatrième fois à la charge, les Français réussirent sinon à pénétrer dans le village, au moins à se loger dans les haies qui le bordaient. Mais c’était un avantage précaire et un abri bien peu assuré, et Cumberland, revenant déjà avec des troupes fraîches, s’apprêtait à les en déposter. Maurice alors se décida à se porter lui-même en avant, l’épée à la main, à la tête du régiment du roi et suivi de la brigade d’infanterie du marquis de Salières, qui n’avait pas encore donné. Les premières attaques avaient toutes porté sur la gauche du village, et toute la résistance de l’ennemi était tournée aussi de ce côté, qui regardait Maestricht. Cette fois, par une soudaine inspiration, Maurice s’en prit à la droite, et ce changement imprévu déconcerta la défense. — « Les ennemis, raconte-t-il lui-même, entendant tirer derrière eux dans le village, abandonnèrent les haies : nos troupes, qui les attaquaient par l’autre extrémité, les suivirent, et dans un instant toute la bordure du village fut occupée par notre infanterie avec des cris et un feu épouvantables. La ligne des ennemis fut ébranlée. Deux brigades de notre artillerie qui m’avaient suivi se mirent à tirer, ce qui augmenta le désordre. Il nous était arrivé sur la gauche deux brigades de cavalerie : j’en pris deux escadrons et ordonnai au marquis de Bellefonds de pousser à toutes jambes dans l’infanterie ennemie et criai aux cavaliers : — « Comme au fourrage, mes enfans ! » — Devant cette charge d’une impétuosité presque folle, la solidité renommée de l’infanterie anglaise ne put se maintenir, ses rangs s’ouvrirent par une large et sanglante trouée de plus de deux mille pas. Mais à quel prix ! ce fut un épouvantable massacre. — « Mes deux escadrons, dit Maurice, furent passés par les armes, il n’en revint presque personne, mais mon affaire était faite[4]. »

Maurice, en s’exposant ainsi lui-même, se comportait en soldat plus qu’en général. Ce n’était pas sans dessein ; un mot de lui, que Valfons ne fut pas seul à entendre, fait voir qu’il comprenait qu’il est des instans où tous les hommes deviennent égaux, où le péril suprême et le devoir commun effacent les distinctions du rang et même du génie. Le chevalier avait eu pour la seconde fois son cheval tué sous lui ; le voyant à pied : « Quoi ! lui dit le maréchal, encore un cheval ! Ces gens-là te font faire ton académie ! Prends l’Africain. » C’était un cheval d’Espagne d’une grande beauté qu’il aimait à monter lui-même. a Non, monsieur le maréchal, dit Valfons, il est pour vous ; votre personne est trop précieuse pour vous en priver. — Prends, prends ; aujourd’hui, toi, c’est moi[5]. »

Lawfeldt emporté, tout le plan de bataille de Cumberland était détruit, et il donna le signal de la retraite. Pendant que les escadrons français, toujours enlevés par le même élan, pressaient vivement les derrières de l’infanterie britannique, qui se repliait, Maurice vint retrouver le roi au poste d’Herderen, que le prince n’avait pas quitté et d’où il avait pu suivre toutes les péripéties de l’action. Il y avait pris même part lui-même par des ordres donnés très à propos pour seconder les manœuvres de Maurice, ne témoignant aucune inquiétude, même quand la partie pouvait paraître compromise. Ce n’étaient pas seulement des félicitations que le vainqueur était empressé de chercher : il tenait à présenter tout de suite au roi des prisonniers de distinction, et entre autres l’aide-de-camp du duc de Cumberland, sir John Ligonier, qui passait pour l’ami personnel et le plus écouté des conseillers du prince. La prise de Ligonier avait eu lieu dans des circonstances qui en faisaient un des incidens les plus curieux de la journée. C’était un réfugié protestant, né en Languedoc, élevé par sa famille en émigration et parlant le français comme sa langue maternelle ; quand il s’était vu surpris, sur le point d’être arrêté, il remarqua que l’uniforme des carabiniers qui l’entouraient ressemblait à celui qu’il portait lui-même et pour se donner le temps de s’échapper, il avait imaginé de se mêler aux vainqueurs en criant avec eux, à plein gosier, mais sans le moindre accent : « Chargeons ! chargeons ! » L’artifice aurait réussi sans une décoration anglaise qu’il portait et qui le fit reconnaître. Un simple soldat mit la main sur lui ; Ligonier lui offrit alors sa montre et sa bourse s’il consentait à lâcher prise ; mais le soldat s’y refusa, et c’était lui-même qui, tenant encore son prisonnier par la main, vint le conduire jusqu’au roi. Le roi accueillit le général anglais de la meilleure grâce, et l’invita pour le soir même à dîner à sa table. Puis, en lui montrant les cadavres qui jonchaient le sol (il y avait, dit-on, dix mille morts parmi les Anglais et six mille Français) : « Ne vaudrait-il pas mieux, lui dit-il, songer sérieusement à la paix que faire tuer tant de braves gens ? » Ce n’était pas là, on allait le voir, une simple politesse et un mot de parade. Cette attitude théâtrale, probablement préméditée, avait pour but de cacher un désir de paix peut-être trop empressé à se produire sous l’apparence de la générosité dans la force[6].

Si la victoire donnait de si belles prises, elle coûtait aussi des pertes cruelles. Le comte de Bavière, frère naturel de Charles VII, le jeune marquis de Frouley, jeune homme de grande espérance, bien d’autres encore, dignes de regrets, étaient restés sur la place. Louis prit sa part de tous ces deuils, et, se tournant vers le marquis de Ségur, dont le fils, à peine remis de graves blessures reçues à Rocoux, avait voulu combattre à tout prix et dont un boulet avait fracassé le bras, il dit : « Le sort n’est pas juste ; votre fils méritait d’être invulnérable. »

Pendant que l’entretien se prolongeait, que devenaient la droite et le centre de l’armée alliée, restés (à l’exception de quelques faibles détachemens) immobiles toute la matinée et n’ayant ni bougé, ni souffert ? Leurs commandans, Bathyany et Waldeck, avaient attendu le signal que devait leur donner Cumberland. Quand, au lieu de le recevoir, ils virent l’armée anglaise se repliant et qu’ils se trouvèrent séparés d’elle par la dernière manœuvre de Maurice, ils crurent devoir suivre le mouvement, mais avec une précipitation et un désordre qui au premier moment donnèrent à leur retraite l’apparence d’une fuite et même d’une déroute. Il n’était que deux heures après-midi, dans un des plus longs jours de l’année ; Maurice avait grandement le temps, en se mettant lui-même à leur poursuite, de les atteindre, de les écraser et de mettre les deux tronçons de l’armée coalisée, également meurtris, dans l’impossibilité de se rejoindre. Il eut le tort de ne pas se charger lui-même d’achever sa victoire et d’en remettre le soin à deux de ses lieutenans, les marquis de Clermont-Tonnerre et de Clermont-Gallerande, qui s’en acquittèrent assez mollement. Ces généraux, d’ailleurs, étaient convaincus (comme tout le monde l’était autour d’eux) que les ennemis devaient se retirer par la route qui les avait amenés, laissant Maestricht à découvert, et après les avoir suivis quelque temps, ils les laissèrent échapper sans trop de regret. C’était une erreur dont la conséquence fut très grave. Ne se sentant plus pressés et se trouvant hors d’atteinte, Anglais, Autrichiens, Hollandais, tous se remirent également de la première impression de la défaite. Au lieu de s’éloigner par le chemin qu’on s’attendait à leur voir suivre, ils se rapprochèrent de la Meuse et employèrent activement la nuit à jeter des ponts sur le fleuve.

Le lendemain, à la surprise générale, ils étaient tous réunis sur l’autre rive, à une distance assez rapprochée de Maestricht pour rendre de ce côté l’investissement impossible. L’objet direct de la bataille était donc encore manqué. C’était la même déception qu’à Rocoux. Seulement, cette fois, les Français (pas plus le général en chef que les lieutenans) ne pouvaient s’en prendre à la saison et au déclin du jour de l’imperfection de leur victoire et de l’inutilité de leurs sacrifices.

Au premier moment, cependant, les suites de la faute commise n’apparaissant pas dans toute leur gravité, la satisfaction dans l’armée victorieuse était sans mélange, et personne ne songeait à disputer à Maurice cette gloire nouvelle, dont il s’empressait lui-même de rapporter une part à la présence d’esprit et aux encouragemens du roi. — « Mon fils, écrivait le roi du champ de bataille au dauphin, je viens de gagner une grande victoire, et jamais notre grand maréchal n’a été plus grand qu’aujourd’hui. Ne lui en faites pas compliment, mais dites à la dauphine de le gronder de s’être trop exposé comme un grenadier. » — Et le soir, venant s’établir au poste de la Commanderie, occupé la veille par Cumberland lui-même, qui y avait d’avance commandé son souper : — « La Commanderie d’ici a changé d’hôte : c’était le duc de Cumberland hier, aujourd’hui c’est moi ; je crois ce duc fort fâché, et je ne sais pas ce soir ce qu’il mangera. »

Une lettre adressée à la reine était d’un ton plus sérieux. — « La victoire, lui disait-il, était due à la protection toute spéciale de la sainte Vierge, puisque la bataille avait lieu un de ses jours de fête (le jour de la Visitation) et qu’on n’avait eu affaire qu’aux hérétiques, les Autrichiens ayant été, suivant leur ordinaire, des spectateurs bénévoles. »

Mme de Pompadour, non plus, ne pouvait être oubliée ; mais ce fut le comte de Clermont qui se chargea de lui faire savoir la joyeuse nouvelle en lui écrivant, au milieu des morts et des mourans, et faute de table sur le cul d’un chapeau : — « Cette journée doit être bien satisfaisante pour vous, madame, puisqu’elle s’est terminée à la gloire du maître dont la présence a fait la réussite. Il est aussi respectable à la tête de ses troupes qu’aimable au milieu de ses sujets. » — Le comte était lui-même un des héros du jour, puisque c’était sa brigade qui avait attaqué la première le village de Lawfeldt, et qui, finalement, l’avait emporté : aussi disait-on, en comparant sa conduite à la molle poursuite des deux Clermont, ses homonymes, que l’abbé s’était battu comme un militaire et les militaires en abbés. Et lui-même, s’en vantant dans un style peu ecclésiastique : — « Je me suis démené, disait-il, comme un diable dans un bénitier, et j’ose dire que mes peines n’ont point été inutiles. J’étais goutteux comme un vieux braque, et cela ne m’a pas empêché d’être alerte comme… (Je passe et pour cause la comparaison.) Je crois qu’on en dit de bonnes à l’arbre de Cracovie, je voudrais être assis sur une des chaises, à côté de toutes les perruques rousses, pour entendre le haricot qu’elles font de nous. Je crois que cela me réjouirait le cœur[7]. » Il y a lieu de penser, en effet, que sous cet arbre de Cracovie (ainsi nommé, comme on sait, parce que c’était à l’ombre de ce grand marronnier des Tuileries que les nouvellistes et les badauds de Paris se réunissaient habituellement pour disserter sur la politique européenne), on devait être transporté d’aise, surtout si on s’y passait de main en main une lettre comme celle-ci, écrite par Favart dans toute l’émotion de la bataille à laquelle le comédien patriote se laissait naïvement persuader qu’il avait concouru : — « Victoire ! Victoire ! Tout est renfermé dans ces derniers mots… L’action continue à notre avantage, nous achevons de vaincre ; je dis plus, nous achevons de détruire… Pardonnez-moi, je dis nous : à force de fréquenter les héros, j’en prends le langage. Montrez cette lettre à tous nos amis : ils ont le cœur français[8]. »

L’historiographe déjà désigné de Louis XV ne pouvait manquer de mêler sa voix au concert des félicitations. A défaut de son ami personnel, le marquis (dont la chute l’avait sans doute affligé, quoiqu’on n’en trouve aucune trace dans sa correspondance), c’était au comte resté en puissance que Voltaire adressait ce billet qui (contre l’ordinaire du grand écrivain) ne brille pas par la simplicité :


A Cirey, le 4 de la pleine lune.

« L’ange Jesrad a porté jusqu’à Memnon la nouvelle de vos brillans succès, et Babylone avoue qu’il n’y eut jamais d’itimadoulet dont le ministère ait été plus couvert de gloire ; vous êtes digne de conduire le cheval sacré du roi des rois, et la chienne favorite de la reine. Je brûle du désir de baiser la crotte de votre sublime tente et de boire du vin de cheval à vos divins banquets. Oromaze n’a pas permis que j’aie cette consolation, et je suis demeuré enseveli dans l’ombre, loin des rayons brillans de votre prospérité. Je lève les mains vers le puissant Oromaze, je le prie de faire longtemps marcher devant vous l’ange exterminateur et de vous ramener par des chemins tout couverts de palmes[9]. » Et en même temps le comte d’Argenson recevait, non de Voltaire lui-même, mais de Mme du Châtelet, une épître que le poète avait composée sur la demande de la duchesse du Maine. La princesse, ayant ses deux fils présens à la bataille, avait désiré que le succès auquel ils avaient pris part fût célébré. Voltaire n’avait cédé qu’à regret à ce souhait ; il se rappelait les désagrémens que lui avait valus son poème de Fontenoy, et ne se souciait pas de s’exposer aux mêmes inconvéniens. « De Fontenoy, y était-il dit,


De Fontenoy le nom plein d’harmonie
Pouvait au moins seconder le génie ;
Boileau pâlit au seul nom de Werden.
Qu’aurait-il dit, si, non loin d’Herderen,
Il eût fallu suivre entre les deux Nèthes
Bathiany, si savant en retraite ?
Le nom du roi charme toujours l’oreille,
Mais que Lawfeldt est dur à prononcer !
Et puis faut-il encore, à tout propos,
Donner en vers la liste des héros ?
Sachez qu’en vain l’amour de la patrie
Dicte vos vers, au vrai seul consacrés,
On flatte peu ceux qu’on a célébrés ;
On déplaît fort à tous ceux qu’on oublie. »


La destinée amène souvent des coïncidences étranges et vraiment cruelles. Par les mêmes courriers qui apportaient ces félicitations empressées arrivait, de l’autre côté des Alpes, une nouvelle funeste qui allait changer en deuil toute la joie de la victoire et achever de compromettre les résultats déjà très insuffisans qu’elle avait produits.


II

C’est qu’en effet, à cette date du 20 juillet, tout était bien changé au-delà des Alpes. L’incroyable faiblesse de la décision de Louis XV avait porté ses fruits, un peu différens peut-être de ceux qu’on avait pu prévoir, mais presque aussi douloureux. Si l’armée royale ne périssait pas tout entière, comme un ministre du roi en avait exprimé la crainte, elle subissait au moins un véritable désastre, rendu plus éclatant encore par la mort héroïque d’un de ses meilleurs généraux.

Avec la lenteur des communications d’alors, plusieurs semaines étaient nécessaires pour échanger d’Italie en Flandre une demande et une réponse. L’impatience de Belle-Isle n’avait pu supporter un si long délai. Ne doutant pas d’ailleurs de la supériorité de ses vues sur celles du général espagnol et de l’approbation qui leur serait donnée par le conseil militaire de Louis XV, — ne pouvant supposer, disait-il, que le roi voulût perdre son armée pour suivre la fantaisie de M. de La Mina, — il regardait chaque jour perdu comme un retard inutile et une chance de succès enlevée au projet dont il aurait à assurer l’exécution, et dont son frère attendait la gloire. Il reprit donc à nouveau la discussion avec le marquis de La Mina, et s’efforça de lui prouver que, quelle que fût la résolution de leurs cours, soit qu’on persistât à les faire marcher à la délivrance de Gênes, par la voie du littoral, soit qu’on se ralliât à la pensée d’une diversion sur le Piémont par le Dauphiné, on ne risquait rien de mettre à tout événement les troupes déjà réunies à Briançon en mesure, par un renfort suffisant, de forcer le passage des Alpes. Nécessaire, disait-il, dans une des hypothèses, cette précaution était sans inconvénient dans l’autre. S’ils recevaient l’ordre d’emporter d’assaut l’entrée du Piémont, c’était un coup de main qui devait être exécuté aussitôt que résolu et en quelque sorte par surprise. Il fallait que tout fût prêt d’avance pour ne pas laisser au roi de Sardaigne le temps d’être averti et de se mettre en garde. L’autre plan, au contraire, non-seulement n’exigeait pas, mais ne comportait pas même une rapidité pareille. Il faudrait s’avancer méthodiquement, emportant successivement toutes les places de la côte, les différens corps d’armée ne pouvant s’engager que l’un après l’autre, faute d’espace pour se développer, et de subsistances pour se nourrir dans l’étroit passage qu’ils auraient à traverser. On aurait donc toujours le loisir de rappeler et de faire revenir les détachemens momentanément éloignés qui arriveraient encore à temps pour former l’arrière-garde de l’armée, avant que la tête fût parvenue dans le voisinage de Gênes et en mesure de menacer les positions des assiégeans. De bonne ou de mauvaise grâce, La Mina se rendit à ces instances, et vingt bataillons furent en effet, avec son consentement, expédiés, dans les derniers jours de juin, sur le Dauphiné, dont dix-huit français et deux espagnols. Joints aux trente qui étaient restés en observation à Briançon, c’était un effectif de plus de vingt-cinq mille hommes. Le chevalier de Belle-Isle se mit en route le 7 juillet pour aller prendre le commandement de cette force, portée, par là, à un chiffre assez respectable. « La partie devient intéressante, » écrivait Belle-Isle, plein de confiance[10]. L’intérêt devint bien plus vif encore, quand aussitôt après le départ du chevalier on apprit une nouvelle absolument imprévue. Gênes était délivrée : les alliés prenaient le parti d’abandonner le siège. Personne ne s’attendait moins à cette libération que les assiégés eux-mêmes et leurs auxiliaires français qui venaient de tenter deux sorties sans résultat : leur noble commandant, le duc de Boufflers, pour avoir payé de sa personne sous un soleil ardent, était atteint d’une congestion cérébrale, qui le mettait à toute extrémité. Comment ce deuil faisait-il place à une bonne fortune si inespérée ? L’explication ne se fit pas attendre.

C’était le mérite renommé du gouvernement piémontais de savoir se faire seconder par un excellent service d’informations diplomatiques et militaires. Aussi dès le début de la campagne, Charles-Emmanuel avait-il été averti du rassemblement des troupes laissées par Belle-Isle au pied des Alpes, et devinant qu’un général ne se résignait pas sans dessein à se passer d’une partie de ses moyens d’action, il avait fait surveiller, avec une vigilance inquiète, tout ce qui se passerait sur cette frontière toujours menacée de ses états. Avant que les vingt bataillons de renfort détachés de l’armée royale fussent arrivés à leur destination, il était informé qu’on les attendait et au courant de tous les préparatifs faits pour les recevoir. Il ne douta plus, dès lors, que l’intention de son ennemi fût de le prendre à revers et de le venir chercher sur son propre territoire. Saisi de crainte à la pensée de voir les soldats français déboucher par quelqu’une des vallées des affluens du Pô, et marcher droit sur sa capitale, il ne perdit pas un instant pour rappeler à lui toutes ses forces, y compris douze de ses bataillons qui prenaient part aux travaux du siège de Gênes, sous les ordres du général autrichien. Schulembourg (c’était le nom du général que Marie-Thérèse avait donné pour successeur au marquis de Botta), se trouvant par cette retraite privé de moyens suffisans pour compléter l’investissement de la ville, avait dû renoncer à s’en emparer ou au moins momentanément s’en éloigner[11].

Outre son importance stratégique, cette manœuvre si peu prévue présentait, aux yeux de Belle-Isle, l’avantage de lui ménager un éclatant succès d’amour-propre. N’était-ce pas lui qui avait soutenu, et ne s’était-il pas toujours efforcé de démontrer que le vrai moyen de secourir la République était de menacer le Piémont, et que le salut de Gênes ne pouvait être assuré qu’en mettant Turin en péril ? L’événement, en confirmant ses prévisions, dépassait ses espérances : son système atteignait le but désiré, avant même d’avoir reçu un commencement d’exécution. La menace seule et la peur avaient suffi. Jamais triomphe ne fut plus complet. Par malheur, il ne lui fut pas donné d’en jouir longtemps.

Coup sur coup, en effet, les surprises se succédant d’un jour à l’autre, c’étaient les ordres du roi commentés par tous les ministres qui arrivaient quand toutes les circonstances avaient changé de face et qui venaient faire passer Belle-Isle de l’ivresse de ses espérances à la plus douloureuse consternation. Point de doute, point d’équivoque : ces ordres étaient positifs, le plan favori si bien justifié par un premier succès, on lui commandait d’y renoncer au moment même où tout paraissait le seconder et où il ne fallait plus qu’un dernier effort pour en faire la page peut-être la plus glorieuse de l’histoire de sa vie et de sa famille. Était-ce vrai ? Était-ce possible ? Il éprouva un véritable accès de désespoir. Puis, après l’étonnement et le dépit, vint le tour de la réflexion et de l’incertitude. Quelque précise et impérative que fût l’injonction royale, elle était cependant (le roi l’affirmait expressément) fondée sur un seul et unique motif, l’intérêt de porter secours à Gênes, et ce motif avait disparu, puisque Gênes était libre. Mais, en revanche, ce qui n’avait pas cessé d’être, c’était le péril reconnu et nullement contesté, d’engager une armée nombreuse en terre ennemie, dans des défilés resserrés entre les montagnes et la mer. Ce péril, si évident et si redoutable que, de l’aveu d’un ministre même, les plus grands malheurs en pouvaient sortir, non-seulement la levée du siège de Gênes n’y apportait aucune atténuation, mais la gravité en était par là même notablement accrue. Désormais, en s’avançant dans cette voie pleine d’embûches, on ne rencontrerait plus seulement quelques garnisons impuissantes, quelques avant-postes gardant des passages ; ce serait l’armée autrichienne tout entière qui, n’ayant plus rien à faire devant Gênes, viendrait à la rencontre des Gallispans, et, maîtresse de toute la contrée, se dresserait devant eux comme un obstacle insurmontable. Que de plus on rendit, par le rappel des bataillons déjà envoyés en Dauphiné, la sécurité au cabinet de Turin, les troupes piémontaises n’auraient que quelques lieues à parcourir pour venir garnir toutes les hauteurs. Pourrait-on alors demander à des hommes, quelles que fussent leur valeur et leur discipline, de marcher ainsi, non pas entre deux, mais entre trois feux croisés, pris en flanc par les croisières anglaises, en face par les soldats de Marie-Thérèse, et par les Piémontais au-dessus de leur tête ? Qui aurait le courage de courir ainsi à l’abîme, les yeux tout ouverts ? Serait-ce donc enfreindre l’ordre royal que de ne pas l’exécuter dans un sens manifestement contraire à la pensée qui l’avait inspiré ? N’était-ce pas là un de ces cas suprêmes où le chef d’une armée, tenant entre ses mains l’honneur de sa patrie et la vie de milliers d’hommes, ne doit plus prendre conseil que de sa conscience, et où l’obéissance aveugle n’est plus que faiblesse et presque trahison ?

Seul et maître de ses résolutions, Belle-Isle, je crois, n’eût pas hésité ; mais La Mina avait dû recevoir, en même temps que lui, une communication pareille à la sienne, et, en aucun cas, il n’eût été possible de s’écarter de la ligne commune qui leur était tracée, sans le prévenir et le consulter. Belle-Isle, de plus, avait su assez bien lire entre les lignes de la lettre royale, pour comprendre que l’intérêt de Gênes n’était que le prétexte de la décision qui le désolait. Le motif, Noailles le lui avait dit à l’oreille, c’était le parti-pris de ne se séparer à aucun prix de l’Espagne, pas plus sur le terrain militaire que politique, pour ne pas risquer de compromettre l’alliance précaire des deux couronnes. Par là même, La Mina était élevé à l’état d’arbitre souverain des opérations des deux armées. C’était donc lui qu’il fallait fléchir, car lui seul pouvait donner dispense d’obéir aux instructions concertées entre les deux cours. Après avoir obtenu de lui, non sans peine, pour le chevalier, la permission de partir, il fallait le conjurer de nouveau de ne pas ordonner son rappel. Aussi, en envoyant à son frère une lettre « qui, lui disait-il, ne vous surprendra et ne vous affligera guère moins que moi, » le maréchal lui ordonnait de s’abstenir de tout mouvement jusqu’à la réception d’instructions nouvelles, et il se résigna, en frémissant, à aller chercher dans le camp espagnol l’autorisation de ne pas arracher à des soldats français une victoire qu’ils croyaient tenir, pour les condamner ensuite, soit à une ruine certaine, soit à une impuissance absolue.

La Mina le laissa dire, et resta assez perplexe ; à son tour, le sentiment de la responsabilité qu’il avait à prendre l’effrayait. Mis en demeure d’appliquer le système stratégique qu’il avait préféré, mais dans des conditions très différentes de celles qu’il avait prévues, et telles que Belle-Isle ne se faisait pas faute de les lui dépeindre sous les plus sombres couleurs, il reculait devant des conséquences qui pourraient lui être gravement reprochées. Mais, d’autre part, l’amour-propre, et peut-être un secret sentiment de jalousie le retenaient. Céder, se ranger à l’avis de Belle-Isle, c’était donner tous les avantages aux deux généraux français ; aujourd’hui à l’un pour avoir bien jugé la situation, demain à l’autre pour en tirer peut-être glorieusement parti. Trois jours, trois précieuses et mortelles journées s’écoulèrent ainsi dans cette incertitude, en allées et venues, échange de notes et contre-notes, discussions toujours reprises et jamais terminées, sans qu’on pût tirer de lui une réponse positive. Ce ne fut qu’au bout de la troisième qu’il se décida à regret, et du bout des lèvres, non à donner une approbation formelle, mais à reconnaître que les choses étaient trop avancées pour reculer, qu’il était trop tard pour rappeler des troupes déjà peut-être engagées, et que dès lors l’expédition n’avait qu’à suivre son cours. Il n’en fallut pas davantage pour que Belle-Isle donnât ordre à son frère de reprendre son mouvement, et se crût en droit d’écrire au roi lui-même, en lui offrant ses félicitations sur la victoire de Lawfeldt, que tout allait se passer en Italie conformément à la décision de M. de La Mina[12].

Mais il est des momens où ce ne sont pas seulement les jours, ce sont les heures qui comptent double, et chaque minute perdue au camp français en débats stériles était employée par Charles-Emmanuel avec l’activité qu’inspire le sentiment d’un péril pressant. Plus inquiet que jamais, depuis qu’il avait appris l’arrivée à Briançon du frère et de l’alter ego du général en chef français, — ne se faisant plus aucune illusion sur la nature du coup droit dont il était menacé, — le roi de Sardaigne non-seulement rappelait et rassemblait tout ce qu’il avait de forces disponibles, mais il invoquait l’assistance du général autrichien, qui, sur ses instances, se décida à détacher en toute hâte quatre bataillons pour lui venir en aide. Ce passage rapide de troupes étrangères au pays, traversant les plaines du Piémont et remontant le cours du Pô, pour se porter au pied des Alpes, ne pouvait être ignoré des populations, et le bruit en arriva aux oreilles de Belle-Isle. Son frère lui écrivait de son côté que des éclaireurs lui rapportaient d’inquiétans détails sur le nombre et la nature singulière des retranchemens auxquels ils voyaient travailler en toute hâte, pour barrer tous les passages, et principalement autour de la petite ville d’Exilles, qui était le premier point à occuper dans le plan qu’il s’était tracé.

« L’affaire, disait-il, bien que sans témoigner aucun trouble, commençait à devenir bien sérieuse. » Tant de précautions, sur lesquelles on ne comptait pas, étonnèrent le maréchal et un doute qui se glissa dans son esprit le pénétra d’une crainte soudaine. Contre cette défense mieux préparée qu’il n’avait prévu, son frère était-il bien sûr de disposer de moyens d’action suffisans ? Après le retard causé par les hésitations de M. de La Mina, serait-il encore temps d’agir avant l’arrivée des auxiliaires dont Charles-Emmanuel avait su se ménager l’appui ? Qu’arriverait il alors ? Cette entreprise qui était son œuvre propre, dont il avait décidé l’exécution envers et contre toutes les oppositions, dont le succès reposait sur une tête qui lui était si chère, n’allait-elle pas se trouver compromise, faute d’avoir pu s’y prendre à temps et d’avoir bien calculé la résistance ? Quelle aventure qu’un échec qui le surprendrait en pleine contravention aux ordres du roi ! Quelle responsabilité, suivie peut-être de quelles conséquences ! Ce fut assez pour que dans cette âme mobile autant qu’ardente, à une confiance exagérée succédât sans transition une angoisse mortelle. Il eût été rassuré si La Mina, comme il en fit encore la prière, eût consenti à lui permettre d’envoyer un nouveau supplément de troupes au chevalier dans le cas où celui-ci, après avoir reconnu la situation, ne se croirait pas en mesure de tenter l’attaque. Mais cette fois, La Mina ne voulut pas même écouter sa demande. Pour un coup de tête qu’il avait toujours déconseillé et dont il n’espérait rien de bon, il ne détacherait, dit-il, ni un homme, ni surtout un Espagnol de plus. Il ne resta plus alors qu’à donner au chevalier des conseils d’une prudence tardive.

« A aucun prix, lui écrit le maréchal le 16 juillet, il ne faudrait risquer l’entreprise si le succès n’était pas absolument assuré : les conséquences d’un échec seraient incalculables, au lieu qu’une retraite faite à temps pourrait toujours être expliquée sans désavantage aux yeux du public. On en serait quitte pour dire que la diversion tentée sur les Alpes avait pour but la délivrance de Gênes et que, le résultat une fois obtenu, il n’y avait plus de raison suffisante pour y insister. Vous sentez tout comme moi, dit-il, mon cher frère, qu’après l’ordre du roi que j’ai reçu et tout ce qui vient de se passer, si nous réussissons à prendre Exilles, on nous en tiendra très peu de compte, et qu’au contraire, s’il arrivait un échec, tout le mal retomberait sur nous… Je sens qu’il serait infiniment plus agréable d’aller tout droit devant soi,… mais il faut d’une mauvaise situation tirer le moins mauvais parti qu’on peut… nous aurons la satisfaction d’avoir rempli le principal objet, qui était la délivrance de Gênes : tout le reste ne nous sera jamais imputé… Je viens de voir, ajouta-t-il en post-scriptum, M. de La Mina, qui m’a interrompu : je lui ai parlé de la nécessité de vous soutenir, il a battu la campagne et m’a fait voir clairement qu’il ne fera rien en Dauphiné que par force, et, s’il y est forcé, il abandonnera le comté de Nice et dira que c’est nous qui en serons la cause… Je conviens que cela est cruel, mais il faut partir d’où l’on est… Ne commencez que si vous avez la certitude de tout faire avec ce que vous avez, et laissez entendre d’avance que ce que vous faites n’est que par diversion… J’ai un fort mal de gorge, ajoutait-il, et un violent rhumatisme. Ce qui se passe ne met pas du baume dans l’âme… Ménagez vous-même votre santé, vous voyez bien qu’avec ce qui se passe, ce n’est pas la peine de se faire tuer. »

Le 20, plus troublé que jamais : « — Je me repens de n’avoir pas laissé revenir les vingt bataillons dès la première réception de la lettre du roi. Mais il vaut encore mieux s’arrêter à présent que de s’exposer à une catastrophe… Nous aurons de bien bonnes raisons à donner, mais il est triste d’avoir à faire son apologie et de faire des procès par écrit… Enfin, si vous battez bien les ennemis, il n’y aura qu’à en rire et tant pis pour ceux qui ne veulent pas laisser faire le bien. Je vais trouver le temps bien long jusqu’après-demain. » Il terminait en recommandant à son frère de ne pas négliger de faire chanter un Te Deum pour la victoire que le roi devait au maréchal de Saxe. Quel contraste avec l’incertitude qui planait encore sur sa propre fortune et les sombres pressentimens dont il se sentait agité[13] !

Hélas ! les Te Deum n’étaient plus de saison. Le sort en était jeté et tout était dit. Aussitôt après avoir reçu l’autorisation de son frère, le chevalier s’était porté en avant. Pour entrer en Piémont, une fois les monts passés, il avait à choisir entre deux vallées principales, celle de la Stura, qui coule du sud au nord et se jette dans le Tanaro, et celle de la Doire, qui, sortant du Mont-Cenis, va se joindre au Pô à Turin même. L’accès de la première était plus facile, mais on y rencontrait deux places fortes, celles de Démont et de Coni, qui exigeaient des sièges réguliers. D’ailleurs, c’était le point par lequel le prince de Conti avait pénétré deux ans auparavant en Italie, et on présumait (fort à tort, comme on va le voir) que ce serait de ce côté surtout que le roi de Sardaigne se serait mis en garde. La vallée de la Doire n’était défendue que par les deux fortins d’Exilles et de Suse, qu’on pensait pouvoir enlever plus facilement. Aussi, après avoir quelque temps hésité sur les deux voies, ou du moins en avoir fait le semblant, pour laisser l’ennemi dans l’incertitude, ce fut sur Exilles que le chevalier se décida à se porter. Il donna rendez-vous en face de cette petite ville à toute sa troupe. Elle était divisée en trois corps d’armée qui durent faire leur chemin par des voies différentes, la gauche par Modane et le Mont-Cenis, le centre sous les yeux du chevalier lui-même par le mont Genèvre, et la droite plus au sud, par le col de Servières. Cette première opération s’accomplit sans difficulté, les Piémontais ne se trouvant en force nulle part et se retirant dès qu’ils étaient attaqués avec une facilité et une précipitation qui devaient sembler suspectes. Mises en route le 14 juillet, les trois divisions étaient arrivées le 18, chacune au poste qui leur était indiqué.

Mais si faibles que fussent les fortifications d’Exilles, encore fallait-il, pour s’emparer de la place, pouvoir en compléter l’investissement, ce qui ne pouvait avoir lieu qu’en pénétrant dans le pâté de montagnes auquel la ville est adossée, et qui s’étend depuis la vallée de la Doire jusqu’à la forteresse de Fénestrelle, couvrant un espace de plus de deux lieues, et percé seulement de distance en distance par des passages étroits et accidentés. De ces passages, ou de ces cols (comme on les nomme tous dans cette région des Alpes), le plus rapproché d’Exilles même et par conséquent celui dont il était le plus important de se rendre maître, c’était celui qui longe le mont connu sous le nom de l’Assiète. C’était la clé de la situation. Le chevalier s’avança pour en faire la reconnaissance lui-même, le 18, dans l’après-midi.

Un spectacle d’une singularité imposante s’offrit alors à ses regards. Toute une série de retranchemens, ou pour mieux dire de barricades était sortie de terre et se prolongeait à perte de vue. C’étaient des pentes gazonnées ou de petits monticules de pierres formés de gros cailloux ou de quartiers de roches, le tout surmonté de hautes palissades qui suivaient comme une chaîne courante les arêtes et les sinuosités de tous les monts de manière à fermer ou à dominer tous les passages. De loin en loin, des accidens de terrain, habilement mis à profit, portaient des redoutes en maçonnerie, formant comme les créneaux de ces remparts improvisés et où étaient logées des batteries d’artillerie. Les canons, dit un écrivain militaire, montraient leurs bouches aux embrasures, et au-dessus des palissades on voyait reluire les baïonnettes de l’infanterie. En avant du mont même de l’Assiète, un terre-plein présentant la forme d’un quadrilatère irrégulier (et que dans les récits du temps on appelle le chapeau ou la tenaille) sortait en saillie de la ligne des retranchemens, et par des feux dirigés de trois côtés devait en rendre l’approche impossible. C’est ainsi qu’un art aussi simple qu’ingénieux avait su tirer parti de toutes les ressources qu’une nature sauvage et les aspérités du sol avaient préparées à la défense. Le seul défaut de cette disposition si fortement combinée, c’était l’étendue vraiment démesurée d’une ligne de combat qu’il paraissait impossible de garnir d’un nombre suffisant de défenseurs. Aussi disait-on que le comte Briqueras, qui avait présidé à ces préparatifs, désespérait encore à la dernière heure de pouvoir faire face partout et se bornait à munir les points qui devaient être le plus probablement attaqués, sans oser répondre que la continuité de ces masses de terre et de bois ne serait pas rompue quelque part, faute d’être assez bien protégée. Mais dans la nuit du 17 au 18, les bataillons autrichiens, si impatiemment attendus, arrivèrent, et tous les vides se trouvèrent comblés. C’était le triste fruit du temps perdu en conversation entre les généraux français et espagnol.

Si difficile que fût d’aborder ce front de bataille, il était trop tard pour reculer. Quelques conseils de prudence furent bien donnés à demi-voix, mais le chevalier refusa de les entendre. Plus l’instant décisif approchait, plus son courage s’exaltait : à plusieurs reprises il avait répété à haute voix pendant les derniers jours, que d’une entreprise de cette nature il fallait sortir mort ou vainqueur ; mais il sentait si bien combien il était pressant d’agir qu’il se décida à tenter l’aventure, sans attendre tous ses convois, dont une partie était encore en route pour le rejoindre. Le 19, à dix heures du matin, toute la troupe était arrivée en face du col de l’Assiète, conservant sa division en trois brigades. Le premier soin du chevalier fut de s’emparer d’un petit môle faisant face au terre-plein principal et dont il débusqua aisément quelques compagnies piémontaises : il y plaça des batteries de campagne pour répondre au feu des redoutes, et ce fut de ce point élevé qu’il donna le signal de l’attaque. Les trois colonnes durent se mettre en mouvement à la fois, celle de gauche, la plus voisine d’Exilles, sous les ordres de M. de Mailly. M. de Villemur commandait celle de droite, obligée par la nature des terrains d’opérer hors de vue et à une certaine distance. Entre les deux, celle du centre, qui dut s’en prendre directement au chapeau, resta confiée au marquis d’Arnault. C’était celle-là qui devait porter plus que toute autre le poids du jour ; de la butte où il resta placé, le chevalier pouvait en suivre tous les mouvemens.

Animés par sa présence, ces braves gens se précipitèrent au cri de « Vive le roi ! » avec un merveilleux élan ; gravissant, sous une pluie de feu, une pente aussi rapide que glissante, ils arrivèrent au pas de course jusqu’au pied du retranchement, et là commandant, officiers et soldats se mirent tous ensemble à l’œuvre pour le démolir, en arrachant du sol les pieux qui formaient les palissades et en détachant les fascines de branches sèches qui leur servaient de ligatures. Ce travail ingrat se poursuivit une heure durant, pendant que les Autrichiens et les Piémontais, invisibles derrière leurs couverts, pouvaient ajuster leur tir à leur loisir sans qu’il fût possible de leur répondre et même de les apercevoir. Il est vrai que les assaillans étaient attachés et presque collés au parapet du rempart, de sorte que plus d’une balle passait au-dessus de leur tête. Mais le carnage n’en fut pas moins effroyable ; des piles de cadavres s’entassaient l’une sur l’autre, et il fallut à plus d’une reprise les écarter pour reformer les rangs à tous momens éclaircis par la mort.

Belle-Isle suivait ce spectacle avec angoisse, mais il avait compté et espérait encore que l’une ou l’autre des colonnes de droite ou de gauche, abordant la ligne fortifiée sur un point d’accès plus facile, réussirait à la forcer, à pénétrer dans l’enceinte et à passer derrière les défenseurs du chapeau ; prise ainsi en face et à revers, cette position maîtresse ne pourrait plus être maintenue. Le temps s’écoulait et son attente ne se réalisait pas ; l’une des colonnes, malgré les efforts de son chef, M. de Mailly, n’avait pu être entraînée par lui plus loin qu’à vingt pas des retranchemens, d’où elle se bornait à répondre au feu de l’ennemi par une vive fusillade, et l’autre n’avait pu triompher de la résistance des bataillons autrichiens à qui elle avait affaire. L’impatience du chevalier croissait de moment en moment, et quand on dut venir lui annoncer que d’Arnault était frappé mortellement, il n’y put tenir, et s’élançant au travers des monceaux sanglans de chair humaine, il vint se placer lui-même au lieu où le commandant avait péri. Prenant en main un étendard, il le plantait déjà au sommet d’une palissade ; mais, à ce moment, un coup de feu lui fracassa le bras et le força de lâcher prise. Un grenadier, qui était près de lui, ramassa le drapeau et le tint levé au-dessus de sa tête. Pour lui, de la main qui restait libre, il continuait à serrer avec une étreinte convulsive et à secouer violemment un piquet de bois dont il déchirait les débris avec les dents ; un second coup l’atteignit au front et il tomba sans vie.

M. de Villemur, qui vint le remplacer dans le commandement, donna le signal de la retraite, et comme l’ennemi ne fit pas mine de l’inquiéter, elle s’opéra sans désordre : les trois divisions rentrèrent dans leurs quartiers de la veille avec le calme de l’abattement et du désespoir. Les pertes étaient énormes : plus de 4,000 hommes étaient restés sur la place et dans le nombre des officiers du premier rang et la fleur de la noblesse française[14]. Le fatal événement ne fut connu du maréchal que quatre jours après, le 29 juillet. Je renonce à peindre ce qu’il éprouva. Il perdait tout, affections, espérances, renommée, et ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même, car c’était lui qui avait tout conduit, tout dirigé, tout commandé, et envoyé ce frère bien-aimé à la mort. Et ce désastre fondait sur lui, sous les yeux de ce jeune fils, peu fait encore à la souffrance, et qu’il avait amené pour le rendre témoin de sa gloire. Il n’y a point de parole qui égale une telle douleur ; il vaut mieux la lui laisser exprimer lui-même, avec cette dignité touchante qui ne l’avait pas abandonné dans d’autres épreuves.

« Ce n’est qu’hier au soir, monsieur, écrit-il au comte d’Argenson, que j’ai été informé de cette malheureuse affaire du 19. Je suis pénétré de la plus vive douleur de la perte irréparable que je viens de faire de mon frère. Je le suis aussi de celle que fait le roi d’un de ses plus dignes lieutenans-généraux et les plus propres à commander ses armées. Je le suis pour la suite de la besogne dont il était chargé, et qui eût été peut-être bien différente s’il avait vécu ; je le suis enfin par l’impossibilité où je me trouve de le remplacer, et par la privation d’un secours journalier dont ma santé et mes infirmités ont besoin. J’ai surmonté l’état violent où je me trouve pour m’occuper de la besogne ; j’ai conféré avec M. de La Mina, duquel je ne puis effectivement trop me louer dans cette circonstance… Je n’ai jamais été libre d’agir avec lia diligence nécessaire ; l’ordre du roi que j’ai reçu, précisément quatre jours après le départ de mon frère, m’a obligé de lui dépêcher un courrier pour suspendre ses mouvemens, jusqu’à ce que M. de La Mina eût décidé. Ce sont ces deux jours qu’a duré cette négociation, et dont je vous ai rendu compte, qui ont donné le loisir au roi de Sardaigne de faire arriver douze bataillons de plus dans le retranchement en question, dont trois autrichiens, qui ne sont arrivés que dans la nuit du 18 au 19. Même un temps aussi précieux perdu, l’affaire devait encore réussir… Mon frère me mandait dans sa dernière lettre qu’il n’entreprendrait rien qu’il ne fût moralement sûr du succès. Il n’existe plus, et je ne puis en dire davantage[15]. »

Avec son ami Vauréal, il donnait plus librement carrière à son désespoir. « Je ne puis faire sur tout ceci, lui disait-il, ni raisonnement, ni commentaire ; vous le ferez beaucoup mieux que moi. Je plains le roi, l’État, la besogne, l’armée, je me plains moi-même de me trouver à la tête, et je ne puis former aucun jugement[16]. »

Le coup était si rude, qu’au premier moment l’émotion fut générale ; amis, rivaux, ennemis même, tous y prirent part : Belle-Isle à l’armée, et Mme de Belle-Isle, à Versailles, reçurent de partout des expressions de condoléance d’une chaleur inaccoutumée. Il en arrivait d’Espagne, d’Angleterre, d’Allemagne, partout où le maréchal avait passé ou était connu, a Ressouvenez-vous, lui écrivait Tencin, que vous êtes un héros, et que vous devez l’être jusqu’au bout. » Mais les bons sentimens durent rarement, et dans les cours peut-être moins qu’ailleurs. L’esprit de critique et de jalousie, qui ne dort jamais qu’à moitié, ne tarda pas à se réveiller ; il faut convenir que par une suite de fautes, dont la moindre part était imputable à Belle-Isle, jamais événement ne donna plus beau jeu à la censure. Un dessein entrepris sans ordre, exécuté contre un commandement formel, pour être approuvé, devait réussir ; c’eût été fermeté et hardiesse si le succès l’avait couronné ; ce n’était plus qu’obstination et témérité, dès que la fortune l’avait trahi. Puis Belle-Isle n’était pas le seul à souffrir, ni la maréchale à verser des larmes ; les plus nobles familles étaient dans le deuil, et se plaignaient qu’on eût sacrifié les premiers objets de leurs affections à une fantaisie de gloire personnelle. Même la mort héroïque du chevalier ne faisait pas excuser son imprudence ; on ne va point ainsi, disait-on, se casser la tête à l’aventure contre un obstacle insurmontable. « Le chevalier de Belle-Isle, écrit Barbier, s’est conduit comme un mousquetaire ivre[17]. » — Et le roi lui-même ne put s’empêcher de dire assez haut : « C’est l’ambition de M. de Belle-Isle qui a fait estropier mon armée. »

Comme il arrive d’ailleurs dans toutes les défaites éclatantes, le chiffre des pertes était surfait. Ce n’étaient plus quatre, mais six, et bientôt dix mille hommes qui avaient péri. L’exagération était grande, mais ce qu’on ne pouvait exagérer, c’était le fâcheux effet produit, et pour la suite des opérations militaires en Italie, et pour la situation politique en général. En fait, la campagne au-delà des Alpes était manquée. De la diversion sur le Piémont, il ne pouvait plus évidemment être question, et les bataillons détachés de l’armée y furent rapidement rappelés. Mais parce que le plan de Belle-Isle avait si tristement échoué, celui du général espagnol n’en était pas devenu plus facile à exécuter, et La Mina le sentait si bien que, quand rien ne l’empêcha plus de se mettre à l’œuvre, il ne parut nullement pressé de s’y décider. Il entassa, pendant des semaines, excuses sur excuses et retards sur retards pour se dispenser d’agir, et, quand on le pressait trop fort de prendre un parti, il en était quitte pour dire qu’on avait laissé passer le moment opportun : que ce qui eût été facile quand les armées alliées étaient paralysées devant Gênes, devenait presque impossible depuis qu’elles s’étaient rendues libres, et que le succès leur avait inspiré confiance. Il ne fallut pas perdre beaucoup de temps dans des hésitations de cette nature, pour laisser arriver le moment où les torrens débordés, par suite des premières pluies d’automne, rendent à peu près inaccessible la corniche étroite qui longe la mer. En fin de compte, on dut se trouver encore heureux de garder les positions acquises, sans que les alliés se décidassent à prendre l’offensive pour les reconquérir. Ils en firent à plus d’une reprise la menace ; s’ils ne l’exécutèrent pas, c’est que la mésintelligence qui régnait dans leurs rangs comme dans les nôtres ne leur permit pas de s’entendre sur la direction à donner à leur attaque. Rien ne se fit donc départ ni d’autre que des marches et des contremarches sans résultat, et la fin de la campagne devait trouver les deux armées au même point qu’au commencement. Gênes, à la vérité, n’était plus assiégée, et c’était pour les Gallispans le seul fruit de tant de sang versé. Mais, si la ville n’était plus matériellement bloquée, elle restait toujours dans une situation isolée et précaire, ne recevant de secours que par la voie de mer, que la présence des escadres anglaises rendait très incommode : c’était là une compensation trop incomplète et trop peu assurée pour être regardée comme suffisante.

Les échecs subis en commun ont pour effet ordinaire de jeter la division entre les alliés les mieux unis : entre Français et Espagnols, qui n’avaient pas attendu le malheur pour entrer en querelle, la mauvaise fortune ne pouvait faire que changer des discussions déjà très âpres en récriminations tout aussi amères. On ne s’en fit faute d’aucun côté : Belle-Isle qui, au fond de l’âme, ne pardonnait pas à La Mina la perte de ce qu’il avait de plus cher, s’autorisant maintenant de son inaction, ne se gênait pas pour dire très haut qu’au fond les Espagnols n’avaient jamais eu le dessein d’entrer en Italie, ni par une voie ni par une autre, mais bien de rester l’arme au bras, le temps nécessaire pour préparer, par des négociations déjà entamées avec l’Angleterre, une défection consommée dans leur pensée. La Mina n’était pas embarrassé de répondre que l’empressement des Français à entrer en Piémont s’expliquait par le désir d’amener le roi de Sardaigne à composition, afin de traiter encore une fois avec lui seul, sans prendre conseil des droits et des intérêts de l’Espagne. « On se rejette la balle de part et d’autre, écrivait le comte d’Argenson à Belle-Isle, tâchez donc d’être le plus raisonnable. » Mais c’était un conseil qu’il aurait dû donner aussi à ses collègues et suivre lui-même, car les soupçons injurieux étaient échangés entre les deux cours aussi bien qu’entre les deux armées, et les rapports du duc d’Huescar et de Puisieulx étaient devenus si aigres et si orageux, qu’ils évitaient de se rencontrer. Plusieurs des ministres (Tencin et Maurepas entre autres) ne se cachaient pas pour faire entendre que, s’il fallait toujours tout subir de l’Espagne et ne rien obtenir d’elle, ce serait un débarras de lui laisser faire sa paix particulière pour être délivré de ses caprices. Et pendant que les politiques disputaient ainsi sur les avantages et les inconvéniens d’une alliance qui coûtait si cher, le public en soupirant ne constatait qu’une seule chose, c’est que, cette année encore, les revers d’Italie balançaient les victoires de Flandre, et que, la fortune partageant ainsi ses faveurs entre les belligérans, aucun ne se décourageait, tous persistaient dans leurs prétentions, et la paix était encore indéfiniment reculée. La désolation était générale.

Belle-Isle, dès qu’il fut un peu remis de sa première émotion, sentant bien que de ce mécontentement universel la plus grande part allait à son adresse, eut l’idée assez malheureuse d’essayer de se laver de tout reproche par une apologie en règle. Malgré le jugement très raisonnable que nous lui avons vu porter sur l’insuffisance des discussions par écrit, il ne s’en décida pas moins à envoyer à Puisieulx d’abord, puis au comte d’Argenson, une lettre ou plutôt un mémoire d’une grande longueur, où il reprenait un à un tous les faits de la campagne, s’efforçant de démontrer qu’après tout elle n’avait pas si mal tourné qu’on se plaisait à le dire, que la frontière française mise à l’abri de toute attaque et la délivrance de Gênes étaient des résultats dont on pouvait se tenir pour satisfait. Quant au triste événement d’Exilles, s’il n’en pouvait parler sans douleur, il en disait au moins assez pour établir qu’on faisait trop de bruit d’un sacrifice qui n’avait coûté à la France que tout au plus quinze cents hommes ; et réduite à ces proportions, la perte, disait-il, par une expression très malheureuse, la véritable et la plus grande perte était pour lui-même et non pour l’État[18].

L’orgueil irrité ne pouvait plus mal l’inspirer. Cette justification présomptueuse révolta tous ceux qu’avait touchés son infortune, et dans la comparaison, effectivement assez peu convenable, entre sa perte et celle de l’État, on ne vit plus qu’une extrême sensibilité à ses maux privés et une choquante indifférence pour le malheur public. L’impression fut telle que l’évêque de Rennes (qui à Madrid en fut averti) crut devoir à l’amitié de l’en prévenir : « — Je vais faire, lui écrivait-il, une indiscrétion, mais le motif vous engagera à me pardonner. Je donnerais beaucoup pour que de votre lettre vous eussiez retranché le mot où vous dites que l’aventure du 19 juillet ne peut être appelée un malheur que pour vous. Est-il possible que vos amis vous aient laissé ignorer combien amèrement cette aventure a été prise par les militaires, par les courtisans et par le roi lui-même ; combien on a été choqué que, dans le compte que vous en avez rendu, vous ayez regardé votre perte personnelle comme la seule circonstance qui pût être considérée ; combien vos ennemis en ont tiré avantage contre vous : que tous les jours cet événement paraît plus cruel, qu’on le regarde comme le plus grand malheur qui soit arrivé à la France depuis longtemps, que plus vous avez diminué la perte, plus on s’est attaché à prouver qu’elle a été plus grande, que, quand au lieu d’être de cinq mille hommes, comme tout le monde le veut, elle serait réduite à quinze cents comme vous le soutenez, il ne vous conviendrait pas d’en parler comme d’une bagatelle : qu’on dit autour du roi que cette bagatelle a dérangé tout le système de notre politique et a fait sentir les plus mauvaises suites dans toutes les cours de l’Europe[19] ? » La fierté de Belle-Isle ne fléchit pas sous la réprimande : « — Je vais, monseigneur, lui répondit-il, après vous avoir remercié, comme je le dois, répondre à ce qu’ont dit mes ennemis et que je n’ai point ignoré : j’en sais peut-être plus que vous ne m’en dites. Mais c’est précisément parce que j’ai su tout cela que j’ai écrit comme je l’ai lait, et je parlerai de même au roi quand j’aurai l’honneur de lui rendre compte en personne de cette Campagne, parce que je ne sais point déguiser la vérité. Je sens bien tout le mal qu’il y a d’attaquer un retranchement et de n’y point réussir, et après tout ce n’est que cela qui est arrivé le 15 juillet… tout se réduit à cette perte de quinze cents hommes, et j’ajoute que nous sommes heureux d’avoir évité par cette perte modérée celle de toute l’armée qui était perdue et détruite si on l’eût enfournée au-delà de Finale. Cette vérité est si claire et si démontrée que je ne cesserai de le dire… Au surplus, je mets tous ces messieurs, les ministres et les courtisans au pire… J’ai fait mon devoir, j’ai rendu un grand service en sauvant l’armée, et elle est en bon état… J’ai conquis le comté de Nice, délivré Gênes avec une armée inférieure en nombre de bataillons, et tout au plus égale en combattans, et cela avec la contradiction que vous savez, et après cela, si on n’est pas content et qu’on veuille bien me laisser libre, je bénirai Dieu, car je suis allé malgré moi en Provence. Je n’aspire qu’après le repos, et quand je n’aurai rien à me reprocher, je serai très content. Voilà, monseigneur, ce que je pense, et quand je n’aurai pas tort, je ne garderai pas le silence sur ce que je sais avec mon maître et ses ministres. Mais comme il est bon d’être instruit, je vous remercie encore une fois, parce que cela me fortifiera dans la résolution où j’étais de fondre la cloche avec le roi, et de lui faire connaître la vérité. Ce n’est pas la première fois que j’en suis réduit à cette triste extrémité. Dieu veuille que ce soit la dernière, soit par la paix, soit par mon congé, car la vie que je mène ici est absolument insoutenable. Je vous embrasse, monseigneur, de tout mon cœur[20]. »


Duc DE BROGLIE.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1890 et du 15 janvier 1891.
  2. Souvenirs du chevalier de Valfons, p. 208-210. — Histoire du maréchal de Saxe, par d’Espagnac, t. II, p. 271. — Journal de Luynes, t. VIII, p. 751 et suiv.
  3. Valfons, p. 210.
  4. Maurice de Saxe au roi de Prusse. — Saint-René Taillandier, Maurice de Saxe, p. 327.
  5. Valfons, p. 213. — La même anecdote est rapportée par d’Espagnac.
  6. Valfons, p. 215 et 216. — Voltaire, Siècle de Louis XV.
  7. Le roi au dauphin. — Clermont à Mme de Pompadour et à un de ses amis. (Papiers de Condé, ministère de la guerre.) — Journal de Luynes, t. VII, p. 257 et suiv.
  8. Mémoires de Favart, t. I, p. 37.
  9. Voltaire au comte d’Argenson. (Correspondance générale, 24 juillet 1747.) — Memnon est le nom sous lequel Voltaire avait publié le roman qu’il a depuis intitulé : Zadig. — On ne retrouve ni dans les correspondances de Voltaire, ni dans celles du marquis d’Argenson (au moins celles qui ont été publiées), aucune trace de lettre ayant trait à la sortie du ministère de ce dernier, ni aucune trace de l’impression que Voltaire en ressentit. A partir de ce moment même, les relations des deux amis deviennent très rares et se bornent à quelques billets assez froids. D’Argenson parait n’avoir pas été très satisfait de l’attitude de Voltaire à ce moment de sa vie, car il s’exprime dans son journal, à plusieurs reprises, après cette époque, assez sévèrement sur le compte de Voltaire. A propos des différends de Voltaire avec le roi de Prusse où des questions d’argent étaient mêlées, il dit (VI, p. 535) : « Ce grand écrivain est à cheval sur le Parnasse et sur la rue Quincampoix. » — Et ailleurs (VIII, p. 64) : « Courage d’esprit et bassesse du cœur. »
  10. Belle-Isle au comte d’Argenson, 21, 30 juin, 7 juillet. —(Ministère de la guerre. — Partie officielle.)
  11. D’Arneth, t. IV, p. 295 et suiv. — Henri Morris, Opérations militaires dans les Alpes pendant la guerre de la succession d’Autriche, p. 270. — « Ce que nous ne pouvons retarder, écrit Charles-Emmanuel à Schulembourg le 30 juin, c’est d’envoyer des ordres comme nous faisons pour retirer nos douze bataillons… venant d’apprendre que sur nos frontières les ennemis grossissent et commencent à paraître. »
  12. Belle-Isle à son frère, 11 juillet, au roi, 12 juillet 1747. (Ministère de la guerre. — Partie supplémentaire.)
  13. Belle-Isle au chevalier, 18, 20 juillet 1747. (Ministère de la guerre. — Partie supplémentaire.)
  14. Pour présenter ce récit de la journée de l’Assiète, j’ai dû consulter surtout la correspondance du ministère de la guerre. (Partie officielle et partie supplémentaire.) Los circonstances n’étant pas toujours pareilles dans ces divers comptes-rendus, ce n’est pas sans quelque peine que je suis parvenu à les combiner. C’est ce qu’avait déjà tenté dans un chapitre (auquel j’ai emprunté textuellement quelques pages) M. le général Pajol, Histoire des guerres de Louis XV (t. III, p. 251 et suiv.). On trouve aussi deux lettres de témoins oculaires de cette triste journée dans les appendices du Journal de Luynes (t. VIII, p. 410 et suiv.). J’indiquerai enfin, parmi les textes dont je me suis servi, l’ouvrage de M. Henri Morris : Opérations militaires dans les Alpes pendant la guerre de la succession d’Autriche (Paris, 1880), écrit d’après des documens de source italienne.
    Comme je viens de le dire, ces différens témoignages ne s’accordent pas toujours, et il n’y a pas lieu de s’en étonner : le chef d’expédition ayant péri ainsi que le premier et le plus important de ses lieutenans, M. d’Arnault, aucun des survivans n’était bien au courant du plan de l’opération et n’avait pu en suivre l’exécution dans son ensemble. Je ne place point au nombre des documens sérieux le récit fait par un historien piémontais (pourtant d’une réelle valeur), qui, pour accroître encore le mérite de ses compatriotes dans cette journée (qu’il compare à celle des Thermopyles), affirme que les Piémontais combattaient à découvert et sans abri (scoperti e indefesi) derrière de très faibles remparts. Il est impossible de renverser plus complètement les rôles. (Caruiti. — Storia di Carlo Emmanuel III, t. II, p. 20 et suiv.) On dit qu’avant d’être rendu aux Français, le corps de Belle-Isle fut enterré au village de Saulse avec cette inscription qui contient un étrange jeu de mots : hic inter salices insula pulchra jacet. — M. d’Arneth (t. III, p. 304) se plaint que dans les récits piémontais on ne fait pas assez de place à l’action des Autrichiens dont la présence pourtant décida de la victoire.
  15. Belle-Isle au comte d’Argenson, 21 juillet 1747. (Ministère de la guerre. — Partie supplémentaire.)
  16. Belle-Isle à Vauréal, 12 août 1747. (Fonds de France, Dauphiné. — Ministère des affaires étrangères.)
  17. Rousset, le Comte de Gisors, p. 21. — Journal de Barbier, t. V, août 1747.
  18. Belle-Isle à Puisieulx, 19 septembre, au comte d’Argenson, 23 septembre 1747. (Ministère de la guerre. — Partie supplémentaire.)
  19. Vauréal à Belle-Isle, 25 septembre 1747. (Ministère de la guerre. — Partie supplémentaire.)
  20. Belle-Isle à Vauréal, 6 octobre 1747. (Ministère des affaires étrangères. — Fonds de France. — Dauphiné.)