Fin de la guerre de la succession d’Autriche/04

Fin de la guerre de la succession d’Autriche
Revue des Deux Mondes3e période, tome 104 (p. 5-36).
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ETUDES DIPLOMATIQUES

FIN DE LA GUERRE DE LA SUCCESSION D'AUTRICHE

IV.[1]
FIN DE LA CAMPAGNE DE 1747. — PRISE DE BERG-OP-ZOOM. — CONVOCATION D’UN CONGRÈS A AIX-LA-CHAPELLE.

Si l’échec douloureux d’Exilles condamnait à l’impuissance l’armée française, qui combattait en Italie, le résultat imparfait de la journée de Lawfeldt était loin, je l’ai dit, d’avoir avancé le succès de celle de Flandre. Dès que l’enchantement de la victoire fut dissipé, il devint évident que la fâcheuse négligence qui avait permis à l’armée alliée de se reformer et de se réunir au-delà de la Meuse rendait impossible l’investissement de Maestricht, c’est-à-dire l’objet même de la bataille. Maurice, qui avait essayé un instant de se dissimuler ce mécompte, fut lui-même obligé de le reconnaître. La déception fut alors d’autant plus tristement ressentie que la joie du premier moment s’était plus vivement exprimée. La conséquence de cette réaction naturelle fut une reprise et même un redoublement d’animosité dans l’entourage royal contre le maréchal. Les mécontens, les envieux, les frondeurs, réduits un instant au silence par l’éclat d’un exploit auquel il fallait bien rendre hommage, relevèrent la tête, dès qu’ils purent à la fois s’apitoyer et s’indigner sur le sang versé inutilement. Mais ce qu’on a peine à croire, c’est qu’au lieu de se borner à accuser, comme on l’avait déjà fait après Fontenoy, l’insuffisance et l’imprévoyance des dispositions prises par le maréchal, on eut bien le courage de reproduire, en l’aggravant, la sotte imputation qui lui prêtait le dessein de perpétuer la guerre, afin de prolonger l’importance de son rôle. S’il avait livré la bataille, c’était bien malgré lui, dit-on, et de propos délibéré, il l’avait laissée inachevée, afin de garder en réserve l’occasion de remporter de nouvelles victoires. On voudrait douter d’un tel excès d’injustice et de crédulité si ce bruit ridicule n’était sérieusement consigné et légué à l’histoire comme un fait avéré, dans les souvenirs de Valfons lui-même, si vaillamment dévoué au maréchal pendant le combat. Il est vrai que c’était le ministre de la guerre, le comte d’Argenson, qui ne craignait pas d’accréditer le soupçon par des insinuations captieuses et en témoignant une surprise affectée de ne pas se trouver le lendemain plus avancé que la veille. On disait couramment autour de lui et on écrivait à Paris que le roi, bientôt éclairé, ne tarderait pas à reconnaître le peu que c’est que le maréchal de Saxe.

Maurice, de son côté, avait de chauds amis, très ardens à le défendre, et lui-même n’était pas d’une patience à toute épreuve : comment n’aurait-il pas répondu ou, tout au moins, laissé dire qu’après tout il n’avait eu ni ce jour-là, ni aucun autre, la pleine liberté de ses mouvemens; qu’il n’avait choisi lui-même ni l’heure, ni le lieu du combat, et qu’en risquant sa vie et en sauvant l’honneur des armes françaises, il obéissait encore plus qu’il ne commandait? S’il est vrai qu’il lui échappa de dire: — « Voilà ce que c’est que de forcer les généraux, » — Cette justification, sans répondre à toutes les critiques, avait sa valeur ; mais ajouter, comme plus d’un de ses défenseurs n’hésita pas à le faire, que c’était le ministre de la guerre lui-même qui avait contraint le général à engager la partie dans des conditions défectueuses, avec l’espérance qu’il la perdrait et se perdrait lui-même du même coup, c’était répondre à une calomnie par une autre qui n’était ni moins odieuse, ni plus vraisemblable, et rien ne prouve que Maurice, même par représailles, s’en soit rendu coupable.

Quoi qu’il en soit, l’hostilité n’en resta pas moins désormais déclarée entre les deux hommes dont dépendait le sort des armées françaises, au grand détriment de la cause commune et sous les yeux du roi, qui les laissait se quereller sans y mettre ordre. Il y eut désormais ouvertement deux partis à la cour et à l’armée : celui du ministre et celui du général. Leurs dispositions réciproques sont assez bien exprimées par une lettre du comte d’Argenson lui-même, où il essaie de faire la part des responsabilités dans la circonstance même qui faisait le sujet principal et la gravité de leur débat : — « En ce qui concerne l’occasion, la détermination et la suite de cette bataille, je n’y prétends rien que d’avoir été le témoin de la conduite du roi, qui a été admirable en tout point : l’intelligence, l’esprit, la fermeté, le coup d’œil, la justesse du raisonnement. Mais quant à la détermination et aux ordres, soyez sûr que le maréchal a tout conduit, que, depuis que le roi est arrivé à l’armée, il n’a pas été plus gêné dans ses opérations que s’il avait été seul. L’inaction de l’armée pendant quelque temps a pu donner lieu à ceux qui sont à portée de dire leur avis, de marquer l’impatience où ils étaient qu’on en sortît. Mais pour ce qui est des moyens et de la nature des opérations, elles ont toutes été au choix et à la volonté du maréchal de Saxe[2].

Dans cette controverse, qui devint bientôt très vive et dont le bruit ne tarda pas à se répandre, Maurice eut le bonheur de rencontrer un défenseur dont l’approbation pouvait le consoler même du mécontentement de son supérieur. Ce n’était autre que Frédéric lui-même, à qui il avait coutume, comme on sait, de rendre compte de toutes ses opérations, et qui témoignait autant d’estime, je dirais volontiers autant de coquetterie au héros saxon qu’il était généralement prodigue de mépris et même de paroles blessantes pour les généraux et les politiques français. Dans cette circonstance Frédéric, pour connaître et apprécier la nouvelle victoire, n’avait pas eu à attendre son rapport. Le hasard amenait au camp, le lendemain de la bataille, un de ses chambellans favoris, le marquis d’Argens, ce Français, émigré volontaire, que j’ai déjà eu plus d’une fois l’occasion de nommer. Frédéric, en le laissant partir, l’avait chargé de la double commission d’offrir au roi de France une magnifique paire de chevaux de Mecklembourg et de recruter dans les théâtres de Paris des acteurs et des danseuses pour la scène de Berlin : et il venait tout à la fois présenter à Louis XV le cadeau de son maître et commencer sa recherche par la troupe de Favart (que par parenthèse il trouva très médiocrement composée). L’occasion était belle, en envoyant des remercîmens pour les chevaux, d’annoncer l’heureux succès du jour. Puisieulx n’eut garde de la manquer, et dès le 3 juillet, il écrivait à Valori : « Sa Majesté se flatte que cette glorieuse journée n’affligera pas le roi de Prusse. Je voudrais que ce grand prince, qui est connaisseur, eût vu par lui-même la présence d’esprit et le sang-froid avec lequel le roi a donné des ordres dans des momens assez critiques[3]. »

Effectivement Frédéric, qui autrefois, on l’a vu, n’avait pas applaudi sans réserve à la victoire de Fontenoy, s’exprima cette fois avec une satisfaction dont la vivacité parut sincère. « Il n’appartient qu’à Votre Majesté, répondit-il, de faire de grandes choses et de les surpasser même par sa modestie. La bataille du 2 de ce mois aura sans doute appris à M. de Cumberland à distinguer la témérité de l’audace. Les troupes de Votre Majesté seront invincibles autant (sic) qu’elles combattent sous vos yeux et qu’elles seront menées par d’aussi habiles généraux que ceux qui les commandent à présent... Les officiers que j’ai dans l’armée de Votre Majesté ne cessent de chanter des hymnes à sa louange : ils rendent bien justice aux talens supérieurs du maréchal de Saxe et à la valeur des troupes, et ils jouissent d’un avantage plus grand encore et que je leur envie beaucoup, qui est celui d’entendre et d’admirer Votre Majesté. Si mes applaudissemens et mes suffrages peuvent être comptés pour quelque chose dans ce concert universel des louanges de toute l’Europe, je prie Votre Majesté d’être persuadée qu’ils partent d’une source bien pure, qu’ils ne sont altérés par aucun mélange d’envie et que je m’intéresse vivement à sa gloire[4]. »

Sous cet enthousiasme complaisant, quelque ironie secrète était-elle encore cachée? et pendant que la bouche par le avec emphase, surprendra-t-on un sourire déguisé aux coins des lèvres? C’est possible ; en fait de railleries, Frédéric était tellement coutumier qu’on peut toujours le soupçonner. Mais ce qui partait certainement du fond du cœur, c’était la joie de l’échec et de l’humiliation de Cumberland. Elle éclate d’une façon inattendue dans une lettre confidentielle, écrite tout d’un traita d’Argens, au reçu de la nouvelle de la bataille et avant que la communication officielle lui en eût été faite. « J’ai tressailli de joie, dit-il, en apprenant la victoire que le comte de Saxe vient de remporter. Il faut avouer que M. de Cumberland est une grande pécore et quelque chose de pis ; ces animaux ont vu perdre trois batailles à leurs alliés pour s’être laissé attaquer dans leurs postes et ils retombent toujours dans les mêmes fautes : pour quoi ils seront réprouvés des César, des Condé, des Turenne, des Montecuculli et hués par les Feuquière, et, s’il plaît à Dieu, damnés dans l’autre monde comme des animaux incorrigibles. Point de raison, monsieur de Cumberland, point de raison! Ah! la belle raison[5]! Ah! le beau projet dont vous venez d’accoucher! »

Quel emportement et d’où vient tant d’amertume dans la critique d’une action militaire après tout honorablement soutenue? Le vainqueur de Molwitz et de Kesselsdorf avait-il donc craint un instant de rencontrer dans celui de Culloden un rival de gloire, issu comme lui d’un sang royal? et tenait-il à rester le seul qui eût le droit de joindre l’éclat de la renommée à l’élévation du rang? On le croirait en vérité, ne fût-ce qu’à l’empressement avec lequel il détourne tout soupçon de ce genre, en rentrant dans son rôle de philosophe désintéressé et d’ami du plaisir, revenu des rêves de l’ambition : « Ayez bien soin de Terpsichore, ajoute-t-il... et adieu. Tous ces grands événemens qui excitent l’ambition des autres amortissent cette passion en moi. Plus je fais de chemin dans le monde et plus je reconnais que les plus simples et les plus heureux sont les citoyens des vignes, qui n’ont d’autre soin que de se rendre raisonnables et les hommes heureux[6]. »

Outre la lettre destinée au roi, d’Argens en reçut une autre spécialement à l’adresse de celui que Frédéric se plaisait à appeler l’Achille Français. Louis XV accusa réception des complimens dont il était comblé avec une modestie pleine de dignité et de goût. — « Il n’appartient qu’à Votre Majesté de dire des choses aussi flatteuses en deux mots. Je suis bien touché des témoignages de son amitié. Elle doit et peut compter sur la mienne. Mes victoires sont l’effet de la Providence, elles ne doivent pas avoir déplu à Votre Majesté. Je travaille en les gagnant autant pour elle et pour mes alliés que pour moi-même. Celles que Votre Majesté a remportées ont procuré la paix à ses sujets, je ne suis occupé qu’à la rendre aux miens et à l’Europe ; un si noble dessein et aussi désintéressé devrait être mieux secondé et trouver plus d’accès auprès de mes ennemis. Mon général m’a bien servi et m’a souvent fait craindre pour sa vie[7]. »

Maurice, sans être assurément insensible à des éloges venus de si haut, semble avoir éprouvé un peu plus d’embarras à les accepter. Il sentait bien que le bon juge qui les lui envoyait ne les trouverait peut-être pas absolument mérités quand il connaîtrait mieux les circonstances et surtout le résultat de la journée. Comment expliquer, comment excuser auprès d’un si grand maître, qui excellait peut-être encore plus à tirer parti des victoires qu’à les remporter, cette stérilité d’une action si meurtrière ?

Impossible, d’ailleurs, autant qu’inutile d’essayer de tromper la perspicacité de son coup d’œil. Maurice aima mieux convenir de la vérité tout entière. Après avoir rendu compte, suivant son usage et comme le roi de Prusse le lui demandait, du plan et des principaux incidens de la journée : — « Je comptais, ajoute-t-il, faire passer, à une partie de l’armée, la Meuse à la pointe du jour, et je lus bien surpris lorsqu’on vint me dire, le lendemain matin, que les ennemis l’avaient tous passée à Maestricht et à Schirmer, sur le pont qu’ils avaient établi pendant la nuit. Quelque incroyable que paraisse cette aventure, elle n’est pas moins véritable... » Et après quelques mots sur les précautions qu’il croyait avoir prises : — « Toute l’armée avait passé la Meuse sans que personne s’en soit inquiété et m’en ait fait avertir, il n’y avait pourtant qu’à faire avancer deux pièces de canon dans la nuit et à tirer au hasard, la moitié se serait noyée. Que dire sur cela? Il faut croire que la Providence ne l’a pas voulu autrement, car les hommes ne peuvent pas tomber dans un pareil aveuglement. Enfin, j’appris cette nouvelle à cinq heures du matin et je compris que nous avions donné inutilement cette grande bataille[8]. »

Frédéric était bien fait pour apprécier la candeur de ces aveux que le génie peut se permettre sans craindre de se diminuer et dont il a lui-même donné plus d’un exemple dans ses mémoires ; aussi quand Chambrier lui fit savoir de Bruxelles, où il avait suivi le roi, qu’on critiquait vivement, même parmi les membres du ministère, cette faute incontestable du maréchal, il le fit taire avec ces paroles dédaigneuses : — « Je dois vous dire que ceux qui vous ont parlé du maréchal de Saxe de la façon que vous me marquez sont des gens jaloux ou mécontens de lui ; car autant que je puis juger des démarches qu’il a laites jusqu’ici, elles sont fort bonnes et très convenables aux circonstances où il a été[9]. »

C’était bien d’avouer une faute et de trouver un si bon avocat pour l’excuser, mais mieux valait encore la réparer, et c’est de quoi Maurice n’avait pas tardé un seul jour à s’occuper. Puisque ce n’était plus sur Maestricht, il fallait bien le reconnaître, qu’un nouveau coup pouvait être tenté, sa pensée s’était retournée immédiatement vers une autre place, celle de Berg-op-Zoom, située j’ai déjà eu l’occasion de le dire, à l’extrémité opposée de la frontière et dominant comme Maestricht une des entrées principales de la Hollande. Il ne pouvait songer à s’y transporter lui-même. Cumberland n’aurait pas manqué de l’y suivre avec toutes ses forces et une nouvelle course des deux armées à travers la Flandre n’aurait abouti qu’à recommencer le même jeu dans des conditions peut-être moins favorables. Il se borna donc à envoyer celui de ses lieutenans-généraux en qui il avait le plus de confiance, le comte de Lowendal, avec un des corps d’armée et tout le matériel d’un siège, en lui donnant l’ordre d’en commencer les opérations sans délai. De deux choses l’une alors, pensait-il : ou Cumberland, cédant aux instances des Hollandais, voudrait encore cette fois porter secours à la place attaquée, et laisserait Maestricht en prise, ou la garnison de Berg-op-Zoom, restée sans appui, serait bientôt réduite à capituler; une nouvelle démonstration de vigueur serait, dans tous les cas, ainsi faite, et la république, atteinte sur un de ses points les plus sensibles, se lasserait peut-être de servir toujours de quartier-général à la coalition.

En attendant, il restait en observation pour régler ses mouvemens sur ceux qu’il verrait opérer en face de lui. Un armistice de fait était établi ainsi entre les deux armées que séparaient seulement le cours du fleuve et une distance de quelques lieues, et cette situation dut se prolonger pendant quelques semaines. L’inaction, qui n’était pas du goût de Maurice, pesait encore davantage à Louis XV, obligé de séjourner dans le petit hameau et le méchant gîte de la Commanderie, loin de ses aises et de ses habitudes, et ne voulant pourtant pas s’éloigner sans rapporter à l’impatience du public de France quelque ombre d’espoir de paix. Fut-ce à lui, fut-ce au maréchal de Noailles, ou à Maurice lui-même, que vint la pensée qu’on pourrait profiter du voisinage du roi de France et d’un fils du roi d’Angleterre pour tenter entre les deux princes, en dehors et par-dessus la tête des ministres et des cabinets, un essai direct d’accommodement? Si cette idée, assez originale, réussissait, ce serait une brusque surprise dont les deux souverains auraient tout l’honneur. Maurice se laissa charger d’en faire l’ouverture à Cumberland.

L’entrée en matière lui était facilitée par la position des deux camps, à portée, comme je l’ai dit, et presque en vue l’un de l’autre. Entre deux armées si rapprochées et qui ne veulent pas en venir immédiatement aux mains, il y a chaque jour des points de contact à régler et des différends à prévenir qui rendent les relations des commandans naturelles et même à peu près inévitables. Mais, pour entrer en rapport avec Cumberland (comme le roi le lui demandait), Maurice avait auprès de lui un intermédiaire tout trouvé, dans la personne de cet aide-de-camp favori du prince, sir John Ligonier, dont j’ai raconté la capture, faite sur le champ de bataille de Lawfeldt, dans d’assez singulières conditions. Admis par ordre de Louis XV au quartier-général de l’état-major royal, et traité avec la même distinction que les officiers du grade le plus élevé, Ligonier, très aimable compagnon d’ailleurs, devint bientôt un commensal d’autant plus apprécié qu’il parlait le français comme sa langue maternelle. C’était, aux repas pris en commun et dans les longues heures de loisir de la vie des camps, des conversations familières où Maurice put se livrer à des épanchemens d’une bonhomie affectée : « Voyez-vous, lui disait-il, le roi désire la paix, il vous l’a dit, et moi je la désire encore plus que lui. Pourquoi voudrais-je la continuation de la guerre? Je suis au comble des honneurs et n’ai plus de récompense à attendre : un échec au contraire pourrait me faire tout perdre. Je n’ai pas d’illusions à me faire. Je suis détesté ici : on me regarde comme un étranger ; on m’en veut d’avoir rétabli la discipline, j’ai autant d’ennemis qu’il y a de soldats ; et s’il m’arrivait malheur, le roi lui-même ne pourrait me défendre. Puis, je suis malade, ma constitution est brisée, il me faut la paix si je ne veux pas mourir à la peine. »

Comprenant à demi-mot ces confidences, Ligonier s’y prêta, y entra lui-même de si bonne grâce qu’il devint tout simple de lui proposer d’aller sur parole trouver Cumberland pour lui en faire part. Il ne fut chargé que d’un message verbal, Maurice se gardant bien de rien écrire. Mais ce fut l’Anglais lui-même qui, pour aider sa mémoire, voulut fixer par écrit les termes de sa commission, dont le résumé était à peu près celui-ci : « Que Sa Majesté très Chrétienne avait toujours désiré la paix et la désirait encore et qu’elle ne voyait rien qui pût l’avancer avec autant de succès que de la traiter lui-même avec le duc de Cumberland par l’entremise du maréchal de Saxe et de moi ou de tout autre général que Son Altesse Révérendissime voudrait nommer ; qu’il serait bien glorieux pour Sa Majesté très Chrétienne aussi bien que pour Son Altesse Révérendissime que la paix se fit à la tête des deux armées, et que, si l’on pouvait s’accorder sur les principaux articles, les ministres feraient le reste. » Suivait la proposition déjà connue, mais renouvelée en termes assez vagues, de traiter sur le pied de la restitution réciproque des pays conquis, le seul engagement un peu précis étant la promesse de rendre les Pays-Bas dans l’état où ils étaient présentement. — « Au reste, était-il ajouté, on connaissait trop la droiture de Son Altesse Révérendissime pour lui proposer de traiter sans la participation de ses alliés ; mais on ne doutait point que tous ses alliés lui confiassent leurs intérêts et que l’inaction où, selon toute apparence, la position des deux armées les tiendrait peut-être deux mois, donnerait le temps à Son Altesse Révérendissime d’envoyer les courriers et de recevoir leur réponse et cependant on pourrait continuer les opérations de part et d’autre. »

Cumberland, qui n’était pas très fier des résultats de ses faits d’armes, accueillit avec une satisfaction visible la pensée d’être chargé de faire la paix, puisqu’il avait si médiocrement fait la guerre. Il répondit donc sans délai que la proposition du roi de France l’honorait infiniment et qu’il ne doutait pas que le roi son père y fût sensible autant que lui. Un courrier fut expédié sur-le-champ à Londres, et Ligonier dut rester auprès du prince pour attendre et rapporter la réponse. Maurice, en l’autorisant à séjourner au camp ennemi, lui écrivait : — « Je vois avec satisfaction que nos intentions sont dépouillées de tout l’artifice que les négociateurs mettent à leurs moindres démarches. Nos deux princes régleront plus de choses en une heure que des ministres en un mois. » — « La franchise, répliquait Ligonier, doit être inséparable des gens de guerre : il me semble qu’on peut espérer un heureux succès d’une affaire qui serait traitée entre deux grands princes[10]. »

La proposition, arrivée à Londres, causa un véritable émoi dans les conseils du roi George et fit éclater la sourde division qui y régnait déjà depuis quelque temps. Pour la première fois, les partisans de la paix qui, jusque-là, se bornaient à murmurer et à gémir tout bas, osèrent élever la voix. Ce qui leur prêta courage, ce fut que le roi, dont les sentimens belliqueux ne s’étaient jusque-là jamais démentis, se montrait très flatté des égards témoignés par le roi de France à son fils. De tous ses enfans, Cumberland était le plus chéri et il lui donnait en particulier la préférence sur son héritier, le prince de Galles, qui, suivant une tradition assez habituelle dans les maisons royales, s’entendait avec l’opposition parlementaire pour faire de la popularité à ses dépens. L’aîné s’étant prononcé publiquement pour la paix, ce serait, si on était réduit à la faire, un tour plaisant à lui jouer que d’en donner tout l’honneur au cadet. S’apercevant de cette complaisance paternelle, Pelham et bientôt Chesterfield lui-même montrèrent leurs sentimens à découvert. Des paroles d’une gravité inaccoutumée furent prononcées dans le sein du conseil. La situation militaire y fut peinte sous les couleurs les plus sombres. Les Autrichiens ne savaient se défendre nulle part, et les Hollandais, si Berg-op-Zoom succombait, seraient réduits à discrétion. Combien de temps l’Angleterre continuerait-elle à payer et à se battre pour tout le monde? On tenait la paix, pourquoi se refuser à la prendre? Elle serait moins bonne que celle qu’on aurait obtenue l’année précédente ; l’année prochaine, les conditions en seraient pires encore. L’opinion contraire fut soutenue avec une vivacité égale par le duc de Newcastle, qui voulait s’obstiner dans la lutte, et par lord Sandwich, qui, de passage à Londres, était admis à la délibération et ne se souciait nullement de céder, même à un prince, l’honneur de conduire la négociation. Le roi hésitait : le conseil était divisé : comme il arrive presque toujours en cas de partage, un moyen terme prévalut. On ne refusa pas de prêter l’oreille à la proposition, mais les termes en parurent trop vagues et on demanda des explications plus précises, en particulier sur l’établissement destiné à l’infant en Italie et sur le traitement réservé à la république de Gênes[11].

Les moyens dilatoires n’étaient pas du goût et n’allaient pas au tempérament de Maurice. Quand cette réponse évasive lui fut connue, il comprit tout de suite que tout serait manqué si on n’al- lait pas plus vite et plus franchement en besogne. Aussi, pendant qu’on lui préparait un mémoire plus détaillé sur le thème déjà rebattu des propositions françaises : — « Vous allez être surpris, écrivit-il à Ligonier, qu’après trois jours j’accouche d’une question. Son Altesse Révérendissime est-elle autorisée à traiter et à conclure, ou simplement ouïr des propositions? C’est un point qu’il faut préalablement éclaircir et que j’ai ordre de vous mander. Le reste sont des complimens. » — Cumberland dut convenir qu’il n’avait d’autre pouvoir que d’ouvrir l’oreille, puis de transmettre un nouveau message.

Maurice n’avait pas tort de croire que l’essentiel était d’aller vite, surtout si on voulait traiter l’affaire royalement et militairement et n’admettre aucun tiers dans le tête-à-tête des deux princes. Effectivement, le temps nécessaire pour un nouvel échange de lettres, et de nouvelles allées et venues de courriers était déjà mis à profit par les conseillers belliqueux du roi George pour donner avis à Vienne et à La Haye que, sur le théâtre de la guerre, les deux adversaires pensaient à autre chose qu’à se battre, et l’émotion que cette révélation causa indique assez dans quel état de méfiance réciproque les coalisés vivaient à l’égard les uns des autres. Saisie de crainte à la pensée d’être gagnée de vitesse et surprise par un arrangement direct entre la France et l’Angleterre, Marie-Thérèse, sans perdre un jour, envoya à son général, le maréchal Bathyany, l’ordre de ne laisser entamer aucune conversation entre Cumberland et Maurice sans s’y faire admettre, et tous les pouvoirs nécessaires pour y prendre part. « Je ne veux, disait-elle, retarder en aucune manière une voie si salutaire, étant bien aise que les affaires se traitent par le maréchal de Saxe, que j’estime beaucoup. » Ajoutons que, pour la première fois, l’impératrice se montrait résignée à se laisser parler d’un établissement espagnol en Italie. A la vérité, elle offrait à l’infant un lot ingrat qu’elle n’avait garde de laisser prendre sur son propre domaine : c’était la Corse, propriété nominale très mal soumise et toujours à l’état de rébellion de la république de Gênes[12].

A La Haye, l’alarme fut plus chaude encore : le nouveau stathouder, élu dans un mouvement d’effervescence patriotique et populaire, ne pouvait se dispenser d’avoir toujours à la bouche les mots de guerre et de résistance, même quand au fond de l’âme (comme on commençait à s’en apercevoir dans ses communications plus intimes) la responsabilité du pouvoir lui inspirait des désirs et lui suggérait des conseils de prudence. Mais, de plus, sa jalousie contre son royal beau-frère était chaque jour plus excitée, et, déjà très mécontent d’avoir dû lui laisser faire la guerre à sa place, il ne pouvait se résigner à lui laisser traiter la paix en son nom. Il dépêcha en toute hâte à Londres son confident, le comte Bentinck, avec ordre de s’opposer à toute négociation clandestine. Il assurait que Berg-op-Zoom saurait se défendre, et qu’en tout cas, si on savait attendre la campagne suivante, on verrait apparaître un secours russe de trente mille hommes, déjà tout prêt, pourvu qu’on voulût bien le payer; et quand on lui demandait qui en ferait les frais, il répondait que la Hollande y contribuerait largement, moyennant un impôt de 2 pour 100 sur tous les revenus que les états-généraux étaient, sur sa demande, déjà résolus à voter[13].

Sous l’empire de cette pression, George ne se décidant pas à prendre parti entre son fils et son gendre, les ministres parlementaires et pacifiques durent encore une fois faire taire, en soupirant, leurs aspirations, et une réponse d’un ton officiel, et par là même très décourageante, fut opposée au second message de Maurice : « Le roi d’Angleterre, y était-il dit, n’avait aucune démarche à faire pour solliciter la paix, n’ayant pris les armes que pour la défense de son royaume et le soutien de ses alliés, sans le concours desquels, d’ailleurs, il ne pouvait rien entendre. » Puis, tout en repoussant l’ouverture en bloc, on n’en prenait pas moins occasion pour insister sur deux exigences dont on connaissait le caractère particulièrement blessant : le rétablissement de Dunkerque dans l’état qui avait précédé la guerre, et l’exclusion à perpétuité du sol français, non-seulement du chef de la maison des Stuarts, mais de toute sa descendance et de toute sa famille. Et avec le courrier qui rapportait cette communication, assez semblable à un défi, arrivait au quartier même de l’armée alliée lord Sandwich, ayant repassé le détroit en toute hâte, comme pour bien établir que rien ne pouvait être engagé que par son intermédiaire, et que toute autre voie que celle de la diplomatie restait interdite. C’était, disait plus tard Chesterfield, traiter les conditions de la paix comme les mystères de la foi, qu’on renvoie aux conciles-généraux pour n’en jamais finir, ni même commencer la discussion.

Maurice ne se fit aucune illusion et comprit qu’en ce qui le touchait, du moins, tout était manqué : « Je vous envoie, écrivait-il à Puisieulx[14] sur le ton goguenard qui lui était familier, des nouvelles auxquelles je ne m’attendais pas ; et comme il est bon de voir clair et que M. de Ligonier m’envoie trois paires de lunettes, vous voulez bien que je vous en envoie une, quoique assurément vous n’en ayez pas besoin ; mais, comme on dit ; un peu d’aide ne fait pas de mal. »

Quoi qu’en pût dire Maurice, on ne voit bien que quand on veut regarder, et, quelque désobligeant que fût le procédé du gouvernement anglais, la fatigue et l’ennui régnaient à tel point dans les conseils de Louis XV, que la mauvaise grâce ne fut pas ressentie autant que la dignité peut-être l’aurait exigé. On se persuada que l’arrivée d’un plénipotentiaire anglais à l’armée, au lieu de fermer la porte à une entente directe, pouvait la rendre plus régulière et plus efficace, et laissant de côté la pensée, qui avait paru séduisante, de négocier avec des ambassadeurs qui avaient le sabre au côté, ce fut Puisieulx qui demanda un rendez-vous à Sandwich pour s’aboucher avec lui sans intermédiaire. L’entrevue, assez difficile à organiser, dut avoir lieu à Liège le 11 septembre.

Mais le secret en avait été si mal gardé qu’avant la date fixée, les ministres d’Autriche et de Sardaigne s’étaient rendus, eux aussi, à l’armée, de leurs personnes, et ne laissèrent partir l’envoyé anglais qu’après lui avoir fait la leçon de point en point et lui avoir fait promettre qu’il ne ferait aucune concession dont ils ne fussent convenus d’avance ou sur laquelle leur consentement n’eût été expressément réservé. Dans de telles conditions, rien ne pouvait aboutir et ce ne devait être (comme le disait Frédéric, qui lui aussi était mis, même de Berlin, dans la confidence par le bruit public) que du papier perdu. Effectivement, Puisieulx, s’apercevant tout de suite que Sandwich n’était en mesure de rien accorder, n’eut garde, de son côté, de lui rien proposer, et le débat se prolongea plusieurs heures durant sans avancer,, en tournant, en quelque sorte, autour des points déjà tant de fois débattus. A deux reprises, seulement, Puisieulx parut sortir de la modération habituelle de son tempérament : impatienté de ne pouvoir obtenir une réponse précise sur la restitution du cap Breton et de Louisbourg, proposée en échange des conquêtes françaises en Flandre : — « Eh bien! qu’à cela ne tienne, s’écria-t-il, gardez Louisbourg et nous gardons les Pays-Bas. Voulez-vous que je signe l’échange ici même et tout à l’heure? » — Une autre fois Sandwich ayant insisté sur le bannissement du prétendant comme sur une condition sine qua non de tout arrangement : — « Ce serait bien fort, dit-il, et une grande humiliation pour le roi ; et, si nous le subissions, ce serait bien le moins qu’on ne nous parlât plus de Dunkerque. » — Si ce ton de menace avait été pris au sérieux, peut-être la conversation aurait-elle pris un autre tour. Malheureusement, ce n’étaient que des boutades sans conséquence, et le vrai mot de la situation était prononcé par Puisieulx lui-même qui, en se levant, dit à son interlocuteur : — « Nous ne combattons pas à armes égales. Vous connaissez notre ultimatum, vous ne nous faites pas connaître le vôtre. »

Bref, de guerre lasse, et désespérant non pas seulement de se convaincre, mais d’arriver à se comprendre mutuellement, puisqu’ils se tenaient avec un soin égal sur la réserve, ils durent convenir (ce fut l’expression de Sandwich) que le fruit n’était pas mûr, mais qu’en raison du désir général et de l’attente de toute l’Europe, il convenait d’indiquer un lieu et une date pour l’ouverture d’un congrès, et cette fois tout le monde y serait admis sans aucune des exclusions qui avaient rendu, à Bréda, si difficile et presque impossible même, d’engager le débat. Puisieulx entra d’autant plus volontiers dans ce dessein que Sandwich laissa entrevoir que plus la réunion serait générale, plus les conversations particulières y seraient faciles... « Il me dit qu’il serait le plénipotentiaire du roi son maître, qu’il s’entendrait très volontiers avec celui du roi, qu’il me priait d’y envoyer quelqu’un qui fût un homme sage et point difficultueux ; et m’assura que, s’il était tel, il se livrerait à lui en peu de temps, et ils pourraient peut-être convenir des principaux points. Il m’ajouta que, si une fois nous pouvions nous accorder, nous amènerions insensiblement nos alliés à une conciliation générale. Il me fit entendre qu’on pouvait négocier séparément dans un congrès et que, sans trahir ses alliés, on pouvait les rendre raisonnables... Je lui fis sentir que j’étais plus content de ces dernières paroles que de tout ce qu’il m’avait dit jusque-là. »

Sandwich, en effet, ne pouvait faire comprendre plus clairement qu’il en aurait dit davantage, si, au lieu d’un tête-à-tête, dont tous les mots avaient dû être comptés et pesés d’avance, il avait pu parler à demi-voix dans une compagnie plus nombreuse, où, l’attention étant plus partagée, tous les regards n’auraient pas été fixés sur lui. Cette remarque en confirmait une autre que Puisieulx avait eu occasion de faire à plusieurs reprises pendant l’entretien. Il s’était aperçu que tandis que le ministre anglais prenait vivement à cœur tout ce qui touchait la Sardaigne ou la Hollande, il ne défendait que froidement et presque que pour la forme les prétentions de l’Autriche. Parfois même il n’avait pu cacher son mécontentement de certains procédés de l’impératrice. Il y avait donc lieu d’espérer (et cette prévision, on le verra, devait être en partie vérifiée) que même en plein congrès on pourrait trouver un joint pour passer entre les deux principales puissances de la coalition, et après les avoir tenues en échec, finir par les faire capituler l’une par l’autre[15].

Avec ce sous-entendu de part et d’autre, le rendez-vous fut pris pour le moment où la campagne devrait finir, et le lieu de réunion choisi fut la ville impériale et neutre d’Aix-la-Chapelle.


En réalité, ce qui indépendamment de toute autre cause aurait toujours empêché les pourparlers d’aboutir, c’est que, pendant que l’on conversait, chacun était dans l’attente de l’issue du siège de Berg-op-Zoom, dont la durée se prolongeait au-delà de ce qu’on avait pu prévoir, et dans des conditions de nature à rendre le succès incertain : l’échec, s’il avait eu lieu, eût eu pour conséquence de remettre tout en question. Le biographe et le confident de Maurice, d’Espagnac, convient qu’en décidant cette entreprise un peu précipitamment peut-être, au lendemain de Lawfeldt, il ne s’était pas rendu suffisamment compte de la résistance qu’on devait rencontrer. Il est difficile pourtant de supposer qu’il ignorât avec quel soin particulier ce point important de la frontière hollandaise avait été mis en état de défense par le rival de Vauban, le célèbre Cohorn, à une date encore récente, pendant la guerre de la succession d’Espagne. Cet habile homme avait tiré le plus heureux parti de la position originale de la ville, située à peu près au sommet de l’angle que forme la bifurcation de l’Escaut à son embouchure, et en relation avec l’un des bras du fleuve par la petite rivière de Zoom qui la traverse. Après avoir enfermé la place elle-même dans une enceinte de fortifications rasantes, très enterrées et donnant peu de prise au canon, il avait établi, attenant à l’un des flancs de cette enceinte, un véritable camp retranché qui se prolongeait pendant plus d’une lieue, couronné de plusieurs forts, et dont les abords pouvaient, moyennant une double inondation du fleuve et de la rivière, être complètement submergés. De plus, un autre fort avait été dressé en dehors de la ville, à l’endroit où la Zoom se jette dans l’Escaut.

L’erreur de Maurice, nous dit toujours d’Espagnac, avait été de croire que de ce côté au moins on pourrait aborder la ville à marée basse et l’enlever par un coup de main. Trompé dans cette espérance, Lowendal n’eut plus de ressource que d’entreprendre devant la place elle-même et devant les forts du camp retranché, un siège en règle qui ne pouvait manquer de traîner en longueur, puisque, l’investissement étant impossible, la porte restait ouverte indéfiniment à tous les secours. Pour commencer, le prince de Saxe Hildbourghausen avait fait soutenir la garnison par un renfort de dix-huit mille hommes, pendant que lui-même restait en dehors, pouvant sur tel point qui lui conviendrait inquiéter et paralyser les efforts de l’armée assiégeante.

Ce n’était pas même le plus grand danger auquel cette armée se trouvait exposée. Du moment où Maurice restait lui-même avec le gros de l’armée royale devant Maestricht, il avait dû se préoccuper de maintenir entre lui et l’important détachement confié à Lowendal des communications régulières. Mais de Maestricht à Berg-op-Zoom la distance était grande, et quoique des postes fussent placés pour garder les points principaux de cette longue ligne, elle pouvait cependant être coupée par une manœuvre imprévue et inaperçue de l’armée alliée : la position se trouverait alors renversée, et ce seraient les assaillans qui, tournés et restant en l’air, courraient risque de se voir à leur tour véritablement investis. C’est bien effectivement ce que tenta de faire le prince de Waldeck, qui, se séparant de Cumberland avec ses Hollandais, et arrivant par Bréda et Bois-le-Duc, vint se placer en face de l’extrémité gauche du camp français, avec l’intention évidente de le prendre à revers et de placer ainsi l’armée tout entière entre deux feux. Lowendal, averti à temps, courut à sa rencontre pour lui offrir la bataille qu’il n’osa pas accepter, et le fit ainsi heureusement reculer.

Mais l’essai manqué une première fois pouvait à tout moment être repris avec des forces plus considérables et un général plus entreprenant. Aussi une grande inquiétude se répandit, tant dans le corps d’armée menacé, qu’au quartier de troupes devant Maestricht, et bientôt dans l’entourage du roi. Ce sentiment, très naturel et jusqu’à un certain point fondé, s’exprima avec d’autant plus de vivacité que les ennemis de Maurice ne se firent pas faute de l’exploiter à plaisir, n’ayant garde de négliger une si belle occasion de le décrier dans l’esprit du prince. Effectivement, sa responsabilité était grande; car il avait décidé l’expédition à lui tout seul, sans prendre avis de personne, sur des renseignemens qui, à l’épreuve, se trouvaient insuffisans, et de plus (ce qui lui était peut-être reproché plus que toutes choses) il en avait confié l’exécution (au grand déplaisir de beaucoup de concurrens) à un étranger comme lui, son ami ou plutôt, disait-on, son favori. Un cri d’irritation et d’impatience assez général s’éleva : à tout moment on craignait, ou on feignait de craindre la nouvelle d’une catastrophe. Le siège durait déjà depuis plus de six semaines, sans aucun progrès sensible, à la grande satisfaction des alliés qui ne cachaient pas, ni à Londres ni à La Haye, leurs espérances et leur joie. Combien de temps allait-on rester l’arme au bras à attendre une issue fatale? L’affaire une fois si imprudemment engagée, il n’y avait plus, semblait-il, qu’un moyen d’en sortir : c’était que Maurice se transportât de sa personne avec toute l’armée à l’aide du lieutenant qu’il s’était choisi. Le conseil en fut donné de tant décotes et revint aux oreilles du roi sous tant de formes, que le maréchal de Noailles, toujours inquiet pour une renommée qui lui était chère, crut devoir faire part lui-même à Maurice de l’opinion commune en l’appuyant, bien que sous une forme amicale, avec beaucoup d’instance. « A tout prix, lui écrivait-il, le 17 août, il faut empêcher les ennemis de se placer entre l’armée du roi et celle de Lowendal... Rien n’égale maintenant l’importance du siège de Berg-op-Zoom… C’est la clé de la Hollande... Le roi y met un prix extrême, et un échec serait mortel. » En même temps, ce qui était plus grave, il en écrivait à Lowendal lui-même, en l’engageant à agir prudemment et à ne rien risquer si on ne lui envoyait pas tous les secours dont il aurait besoin. Lowendal, ému de cette insistance, quoique espérant toujours bien du succès final, se décida à écrire à Maurice pour le prier de se rapprocher afin d’être en mesure de lui tendre la main en cas de péril. Il est vrai qu’il faisait cette demande, à son corps défendant, moins, affirmait-il, pour assurer la communication qui est bien intéressante que pour faire taire les bavarderies d’une nation impatiente[16].

Rien ne pouvait causer à Maurice plus de contrariété que de telles instances; c’était en réalité le renversement de tout son plan et la preuve qu’il n’était compris par personne. Bien loin d’être surpris que tout ou partie des forces de l’armée ennemie se portât du côté de Berg-op-Zoom pour soutenir la résistance de la place, il avait prévu et au fond même peut-être désiré ce mouvement de la part de Cumberland lui-même, comme une diversion, qui lui permettrait de reprendre contre Maestricht la tentative à laquelle il n’avait renoncé qu’à regret. Et quant à la crainte de voir interrompre les communications avec le corps d’armée chargé du siège, il ne s’en inquiétait que médiocrement ; convaincu d’avance que Lowendal, dont l’intelligence et la résolution lui inspiraient une confiance entière, saurait se dégager à temps, en levant le siège, s’il était nécessaire et il lui avait même donné, on a lieu de le croire, des instructions pour ce cas[17]. Il ne voyait que des inconvéniens, au contraire, à se transporter lui-même d’une extrémité de la Flandre à l’autre avec l’armée et la personne du roi. C’était abandonner un camp parfaitement établi, où toutes les positions étaient gardées et toutes les subsistances assurées, et s’aventurer sur un terrain où rien ne serait préparé pour un vaste déploiement de troupes. La prise de Berg-op-Zoom, quelque prix qu’on y attachât, ne valait pas à ses yeux les chances qu’un tel risque ferait courir. C’était donc la seconde fois, dans le cours de la même campagne, que des propos d’intrigans et d’ignorans tenus dans des antichambres ministérielles ou royales venaient entraver des mesures arrêtées après de sérieuses réflexions. Pour le coup, il en conçut une humeur qu’il ne put contenir, et sa réponse à Noailles eut un accent de découragement et de dépit qui ne lui était pas habituel : — « Les personnes d’esprit, lui dit-il, et surtout les personnes éloquentes sont très dangereuses dans une armée, parce que leurs opinions font des prosélytes et, si le général n’est pas un personnage opiniâtre et entêté de son opinion (ce qui est un défaut), ils lui donnent des incertitudes, capables de lui faire commettre de grandes fautes; c’est le cas où je me trouve. »

Rappelant alors les fausses manœuvres dues à des influences de ce genre qui l’avaient amené malgré lui à Lawfeldt et qui étaient en partie cause du résultat imparfait de cette victoire, il n’hésitait pas à s’accuser lui-même pour mieux être en droit de se plaindre des autres; il convenait qu’il avait résolu le siège de Berg-op-Zoom, pour justifier l’évènement du combat de Lawfeldt, croyant par erreur que c’était une mauvaise place, et il ne dissimulait pas que, dans les conditions où elle était entreprise, cette entreprise paraissait dépasser les forces humaines. « Mais, maintenant, ajoutait-il, la politique nous porte et notre amour-propre nous échauffe sur cette entreprise au point que nous sommes prêts à y sacrifier l’armée, la gloire de nos armes et celle du roi. Les esprits s’échauffent, on blâme le général de sa lenteur ; il ne saurait partir trop tôt pour se précipiter dans ce labyrinthe qu’il prévoit : on parle, on remet des mémoires, on se communique ses idées comme si celui qui est chargé de la conduite de cette campagne n’en était pas occupé, on veut le faire marcher, on brigue, on cabale à cet effet... Quelque ferme que je sois sur mon opinion, je ne suis pas assez hardi pour la donner pour bonne, je dirai seulement, puisqu’il faut que je me justifie, que je ne suis pas assez persuadé qu’on puisse prendre Berg-op-Zoom pour être d’avis qu’on y mène mon maître pour recevoir an affront, que si Berg-op-Zoom peut se rendre, M. de Lowendal a suffisamment de quoi le faire capituler... que si nous quittons les positions où nous sommes actuellement, nous abandonnons à l’ennemi des subsistances immenses et que nous nous commettons à une excursion en France... Voilà ce que mes faibles lumières me font apercevoir. Au demeurant, on me permettra de prendre le parti que prennent les médecins qui cèdent toujours à l’avis de la consultation pour ne pas encourir de blâme[18]. »

Effectivement, faisant mine, au moins, de se soumettre à l’avis général, il offrit à Lowendal d’aller le trouver si véritablement, réflexion faite, son arrivée était jugée nécessaire. Mais dans l’intervalle, Lowendal, s’étant aperçu que ses travaux avançaient, sans rencontrer, de la part de la garnison de la ville mollement commandée, toute la résistance qu’on pouvait craindre. Rassuré aussi contre le danger d’une nouvelle attaque par l’attitude embarrassée de Waldeck (qui évidemment ne comptait pas être soutenu par le reste de l’armée alliée), il avait repris complètement confiance et ne craignit pas d’affirmer que les ressources dont il disposait lui suffiraient pour s’en tirer à son honneur, et même que le dénoûment ne se ferait pas attendre. — « Les communications fussent-elles interrompues, je puis, disait-il, m’en passer pendant huit jours et je ne pense pas que la prise de la ville aille au-delà. » — Puis, sentant bien qu’une assertion si décisive serait aisément taxée de présomption : — « Si vous saviez, ajoutait-il, combien je voudrais éviter d’être suffisant et de paraître trop en sécurité, vous verriez dans quel embarras je suis en vous exposant ce que je pense. Ce qu’il y a de certain, c’est que je tâcherai de ne faire aucune étourderie. Ma situation me permet de ne hasarder rien de douteux, et l’esprit de ma troupe me promet tout[19]. »

La confiance du valeureux Danois fut justifiée, et à quelques dates près, son calcul se trouva exact. Après huit jours de batterie de brèche, on fut en mesure de livrer l’assaut, le 16 septembre; moyennant un effort de quelques heures seulement, trois bataillons de grenadiers purent se ranger en ligne sur le rempart. En un instant, dit un récit du temps, le front de l’attaque fut garni des drapeaux du vainqueur. Toutes les troupes purent déboucher alors l’épée à la main, les premières venues ouvrant du dedans les portes à ceux qui les suivaient. La garnison surprise et épouvantée recula en désordre, et pendant qu’une partie se réfugiait dans les rues de l’intérieur, se mettant à couvert, ou dans les maisons, ou derrière des barricades précipitamment élevées, une autre sortait par les issues restées ouvertes du côté du camp retranché. Avant la fin de la journée, Lowendal pouvait écrire à Maurice : — « Monseigneur, je vous fais mon très humble compliment sur la prise de Berg-op-Zoom que nous venons de prendre l’épée à la main... Nous avons perdu fort peu de monde, l’ennemi beaucoup : il a été nécessaire de désaccoutumer ces gens-là d’attendre cette sorte d’extrémité... Au reste, de sang-froid on n’a tué personne. »

Ces dernières phrases portaient l’empreinte d’un sentiment de tristesse et d’embarras qui se mêlait déjà dans l’âme du vainqueur à la joie d’un si glorieux fait d’armes. effectivement, les plus louables efforts avaient bien été faits pour épargner, à une cité que la politique autant que l’humanité commandait de ménager, le sort ordinairement réservé aux places prises d’assaut, et pendant les premières heures, l’ordre et la discipline furent maintenus non sans peine dans les rangs de la troupe victorieuse. Mais quand on apprit qu’une partie seulement de la garnison, comme je viens de le dire, s’était mise en retraite, et que l’autre, entassée dans les ruelles intérieures, continuait à s’y défendre, puis, qu’en essayant d’y pénétrer, on fut assailli par un feu très vif, parti des fenêtres ou des toits, l’impatience et l’irritation du soldat ne purent plus être contenues ; rien ne put l’empêcher de frapper au hasard et sans pitié, et de faire main basse sur tout ce qui tombait sous sa main; plusieurs quartiers de la ville furent livrés, pendant la fin de la journée et toute la nuit qui suivit, à d’horribles scènes de violences. « Le pillage, écrivait le lendemain un témoin oculaire, a duré jusqu’à dix heures du matin, et il s’est passé tout ce que la fureur du soldat effrénée peut produire. La ville, ainsi désolée, est devenue un, sépulcre effroyable, remplie d’ivrognes et de malfaiteurs.» Les routes environnantes par lesquelles de malheureux fugitifs avaient essayé de se dérober à la furie du vainqueur étaient jonchées de cadavres. Puis le lendemain, ce fut une scène d’un autre genre qui n’était pas moins repoussante. Une sorte de foire fut ouverte, où des juifs et des trafiquans de bas étage venaient acheter aux soldats tous les objets de valeur qu’ils s’étaient appropriés.

Quand Lowendal connut l’étendue du désordre, il sentit le besoin de se justifier lui-même et ses soldats, d’y avoir volontairement concouru : il s’efforça de rejeter toute la faute sur les valets, les goujats et toute la méprisable suite qui s’attache toujours aux pas d’une grande armée. « J’aurais bien voulu, écrivait-il, préserver cette malheureuse ville du pillage, mais il n’a pas été humainement possible de, le faire. Trois cents volontaires de notre armée qui me sont tombés des nues ont donné de si mauvais exemples, qu’il n’y a pas eu moyen que tous les équipages des généraux et des officiers, les approvisionnemens et ce que les habitans y avaient laissé encore ne fussent entièrement pillés. »

Il est vrai qu’après s’être excusé ainsi pour la forme, il ajoutait une remarque qui ne prouvait pas que ces excès l’eussent beaucoup scandalisé. « Cela a prodigieusement enrichi l’armée, et j’espère que cela la rendra aussi audacieuse que cela humiliera celle des ennemis, » et il entrait avec complaisance dans le détail du grand nombre de canons, de munitions, de choses de toutes sortes et de prisonniers qui restaient entre leurs mains[20].

Lowendal n’avait pas tort de craindre l’effet qu’allait produire ce douloureux dénoûment d’une journée si honorable pour lui. Il semble en vérité qu’une sorte de mauvaise chance s’attachât aux pas de l’armée de Maurice pour lui enlever le fruit de tous les succès qu’elle remportait. A Rocoux, à Lawfeldt, la victoire était restée stérile, faute d’être complétée ; à Berg-op-Zoom, le but qu’on se proposait, le grand effet moral à produire fut compromis au contraire pour avoir été dépassé.

Ce ne fut pas, cette fois non plus, le premier jour qu’on s’aperçut de ce qui devait le lendemain troubler la joie du triomphe. La satisfaction, au camp français, fut d’autant plus générale qu’elle succédait à une plus longue attente et à de plus vives alarmes. Maurice, entrant chez le roi pour lui annoncer la nouvelle, n’hésita pas à lui demander sur-le-champ, pour son valeureux lieutenant, étranger et protestant comme lui, la récompense inaccoutumée qu’il avait obtenue pour lui-même. Le roi enchanté, mais surpris, hésitait; le comte d’Argenson, debout derrière lui, gardait un silence chagrin : « Que dira ma noblesse? — Elle dira, sire, reprit Maurice, que Votre Majesté sait récompenser les grandes actions, et qu’il n’est rien d’impossible aux soldats de Votre Majesté, bien commandés. » L’assentiment royal fut ainsi enlevé, et les murmures des rivaux mécontens ne se firent plus entendre qu’à demi-voix : le ministre lui-même, tout en s’excusant et en jurant qu’il n’était pour rien dans ce choix précipité, n’en fut pas moins obligé d’écrire à Lowendal en le félicitant d’avoir à lui transmettre une grâce si bien méritée[21].

Il fallait bien qu’il s’exécutât, puisque Maurice l’avait devancé par un petit billet significatif, auquel (pour ne rien lui enlever de son caractère) je me permettrai de laisser l’orthographe. « Je suis bien aise, mon cher comte, d’aître le premier à vous saluer maréchal de France : je vous envoy notre ami Sourdis, pour vous porter saite nouvelle. La gloire ait plus dans vos œuvre que dans la grasse que le roy vous a accordés : je ne vous en dires pas davantage dans ce moment ou la joy éclate d’une part sur les visage et la jalousie de l’autre. Vous savez ce que je vous suis[22]. »

Et le même jour, le roi, en écrivant aux évêques de France pour leur demander de faire chanter un Te Deum, faisait valoir, en quelques lignes dont la précision était due sans doute aux indélicatesses directes du maréchal de Saxe, la grandeur et l’importance de l’opération. « Pendant que je contenais mes ennemis, disait-il, retirés sur la droite de la Meuse, j’ai fait marcher sur le Bas-Escaut le comte de Lowendal, l’un de mes lieutenans-généraux, vers la place de Berg-op-Zoom, et cette place formidable, entourée de forts, de retranchemens et d’inondations qui en empêchaient l’investissement, défendue par une armée et rafraîchie continuellement de troupes et de munitions, vient d’être emportée par la valeur de mes troupes dirigées par l’expérience du chef qui les commandait. L’importance de cette conquête qui achève de m’assurer tout le cours de l’Escaut doit faire connaître de plus en plus aux alliés de mes ennemis qu’ils auraient dû plutôt concourir aux vues pacifiques dont je les ai faits tant de fois dépositaires, qu’à fomenter, comme ils font, une guerre dont leur pays devient le théâtre, quelque désir que j’aie de l’éviter, s’il m’avait été possible. »

Enfin, la nouvelle était d’autant mieux venue qu’on ne tarda pas à savoir que Cumberland, pressé depuis longtemps par les Hollandais d’aller au secours de la ville assiégée, allait céder enfin à leurs instances et devait se mettre en mouvement le 18, le lendemain du jour où la ville avait succombé[23]. La veille encore, un officier, envoyé tout exprès pour s’enquérir de l’état des opérations, déclarait qu’elle était imprenable par un coup de main et qu’on avait tout le temps de lui venir en aide.

Dans les rangs ennemis, la déception fut donc profonde; on avait avidement accepté l’espérance de voir la France humiliée sur le théâtre même de ses derniers exploits. On reconnaissait au contraire que, dirigée par un capitaine sans rival, elle était véritablement invincible. Il y eut dans les cours alliées un instant de découragement tel qu’on put les croire prêtes à rendre les armes. A Londres, le parti de la paix, qui était celui du premier ministre, releva la tête en poussant un cri d’impatience et de douleur. Dans une lettre écrite et envoyée à l’armée, au reçu de la triste nouvelle, Pelham se jetait en quelque sorte aux pieds du duc de Cumberland lui-même, en le suppliant de ne pas insister davantage pour courir après la fortune qui lui tenait rigueur. « J’importunerais plus souvent, lui disait-il, Votre Altesse Royale de ma correspondance, si je croyais avoir quelque chose d’agréable à lui faire savoir, ou si une pensée quelconque de ma part pouvait contribuer à la gloire et à l’avantage de Votre Altesse Royale; mais ce n’est pas le cas... quand nous apprenons que Berg-op-Zoom est pris d’assaut et la garnison passée au fil de l’épée. Je vous regarde, monseigneur, comme le boulevard et le soutien de Sa Majesté, de sa famille et de la patrie. Mais que pouvez-vous faire seul? Vous ne pouvez, à vous seul, conquérir des provinces, lever des troupes et les payer!.. Tout ce que Votre Altesse pouvait faire, elle l’a fait... Personne n’aurait pu mieux faire dans la situation, bien peu au- raient pu faire aussi bien. Mais le malheureux état où sont réduites les Provinces-Unies, le peu d’espérance d’une issue favorable que lord Sandwich a rapporté de sa conférence de Liège, jettent votre fidèle serviteur dans des grandes difficultés et lui font concevoir les plus tristes appréhensions. On nous demande chaque jour d’accroître nos armemens. C’est un bon avis qu’on nous donne, assurément ; mais ne sommes-nous pas dans la nécessité de répondre comme le roi Guillaume, à qui on conseillait de changer son cheval de main : « Allez dire cela à Windham? » Et Windham n’avait qu’une main. Notre cas n’est-il pas semblable? N’avons-nous pas été aussi loin que nous pouvions? Avons-nous un moyen de lever et de payer plus de troupes? j’espère que Votre Altesse Royale me pardonnera cette lettre trop longue, et qui lui paraîtra peut-être peu judicieuse; mais je connais votre bienveillance, et je me flatte que Votre Altesse Royale croira que ce que je fais ne vient pas d’une disposition de me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais de ma conviction que notre situation est mauvaise et du désir que vous la jugiez telle qu’elle apparaît à de fidèles et dévoués serviteurs[24]. »

Mais c’est en Hollande surtout qu’il eût été désirable que ce coup d’éclat eût fait réfléchir et calmer les passions populaires, et au premier moment on put croire que cet heureux effet serait, au moins en partie, obtenu. « Il serait difficile, écrivait le chargé d’affaires de France, d’exprimer à quel point la consternation a pris ici la place de cette prétendue sécurité, de cette maligne joie à laquelle on se livrait, et que le stathouder lui-même accréditait... Le stathouder n’est rien moins que tranquille, et, malgré la dissimulation dont il est capable, il ne peut cacher son inquiétude et l’embarras où il se trouve. Il se crut perdu sans ressource lorsqu’il vint ici hier, de sa maison des bois, pour assister au conseil d’État qu’il avait convoqué extraordinairement. Il se vit pressé et arrêté dans son carrosse par un peuple nombreux, la douleur peinte sur le visage, qui lui demanda ce qui était de la nouvelle qui courait. Il répondit sur-le-champ qu’il n’était que trop vrai que Berg-op-Zoom était pris, mais que la garnison était sauvée et qu’il n’y avait rien à craindre de cet événement. Je ne sais s’il lui réussira toujours à en imposer de la sorte[25]... »

Il eût peut-être mieux valu qu’il y réussît, car, dès que l’horrible vérité fut connue, l’abattement et la douleur firent place, dans cette multitude toujours en effervescence, à une véritable fureur. Les Français ne furent plus que des bourreaux couverts de sang et des bandits gorgés de pillages dont, à tout prix, il fallait faire justice. Dans cette fermentation générale, qui eût prononcé le mot de paix eût payé ce propos de sa tête. Puis, suivant l’usage, quand, les imaginations sont en feu, on ne vit plus partout que des coupables et des complices à punir : d’abord, tous ceux qui, de près ou de loin, touchaient à la nation maudite, puis les catholiques suspects de faire des vœux pour leurs coreligionnaires, enfin les partisans et les fonctionnaires du gouvernement déchu, accusés d’avoir sous main pactisé avec l’ennemi. Le gouverneur de Berg-op-Zoom n’était qu’un traître qui s’était laissé corrompre. On ne parlait plus que de supplices et de vengeance. A Amsterdam, à Harlem, à La Haye, des maisons réputées suspectes furent forcées et mises à sac. L’envoyé de France dut armer ses gens et se mettre en défense pour garder l’entrée de sa demeure et de sa chapelle. « Je ne puis comparer, écrivait un témoin, le peuple de ce pays qu’à celui de Jérusalem pendant le dernier siège qui a suivi sa destruction... On entend crier dans les rues : Vive le prince d’Orange! Au diable le roi de France! Point de paix ni de neutralité avec lui! Ce qui est encore pis, s’ils vous rencontrent dans la rue et que vous ne criiez pas comme eux, ils vous y forcent, surtout si vous avez l’air français. Si vous laites la moindre difficulté, vous êtes sûr d’être jeté pour le moins dans le canal... ou bien on vous donne un coup de couteau[26]. »

Le stathouder, incapable de résister au mouvement, trouvait plus simple de le seconder dans une proclamation qu’il fit publier sous prétexte de réprimer les troubles, et qui n’était qu’une suite de grossières invectives contre le roi français, et il annonça l’intention de se rendre en personne à l’armée pour racheter, au prix de sa vie, le sang de ses concitoyens, et il se vit récompensé tout de suite de cette association bruyante aux passions populaires par la proposition, que des amis officieux firent aux États-généraux, de rendre le stathoudérat héréditaire dans la maison de Nassau.

Devant ces cris de douleur et de rage d’une alliée fidèle et cet hommage rendu à un prince anglais par alliance, personne, à Londres, ne put plus penser à se retirer d’une lutte où l’honneur paraissait plus que jamais intéressé. La France, de son côté, provoquée avec éclat, ne pouvait se laisser insulter sans réponse. Une nouvelle déclaration royale, bien que conçue encore en termes assez modérés, dut annoncer que la prise des villes hollandaises jusque-là conquises n’était qu’un commencement et que les armées françaises iraient jusqu’où on leur rendrait nécessaire de s’avancer.

Cependant la menace ne pouvait être mise tout de suite à exécution : la saison ne permettait pas de faire un pas de plus sur le territoire hollandais défendu par ses canaux comme par des véritables remparts aquatiques, que les pluies d’automne pouvaient rendre absolument inabordables. De guerre lasse, Louis XV fut obligé de quitter l’armée, qui elle-même dut prendre ses dispositions d’hiver. D’ailleurs, il fallait bien finir par rejoindre Mme de Pompadour, qui écrivait au comte de Clermont qu’elle s’ennuyait à pleurer. Ce fut un assez triste adieu pour le lendemain d’un véritable triomphe. Tout espoir de paix semblait perdu, puisque ni la modération poussée parfois jusqu’à la faiblesse, ni la force déployée avec éclat n’avaient suffi pour la conquérir. Le roi et ses ministres rentrèrent en France, dans une attitude peu convenable à des vainqueurs, laissant trop apercevoir une déception qui allait jusqu’au découragement, et froidement accueillis par des populations qui voyaient, presque avec désespoir, se rouvrir, par l’attente d’une nouvelle campagne, une perspective indéfinie d’efforts et de souffrances. L’annonce d’un congrès convoqué à Aix-la-Chapelle n’atténuait pas cette fâcheuse impression. On cessait de se confier aussi bien à la diplomatie qu’à la guerre. Encore si on en eût été quitte pour attendre et si, moyennant une patience de quelques mois, on eût été assuré de retrouver les conditions de la lutte dans l’état où on les laissait et les parties belligérantes en même nombre et à la même place. Mais une éventualité qui, bien que souvent prévue, n’avait jamais paru bien à craindre, se présenta tout d’un coup avec un caractère menaçant.

J’ai dit au moyen de quel argument l’envoyé hollandais à Londres avait réussi dans un moment critique à relever les cœurs et à prévenir les défaillances dans le conseil du roi d’Angleterre : c’était en faisant luire l’espoir de voir arriver au printemps suivant, sur le champ de bataille, un corps d’armée de trente mille Russes, moyennant que, par un effort commun, les puissances maritimes consentissent à se charger des Irais énormes du transport. Cette ressource extrême n’avait rencontré d’abord que des incrédules. L’intervention russe avait été si souvent annoncée depuis le commencement de la guerre, et si peu réalisée, qu’on avait peine à prendre cette chimère ou ce leurre au sérieux. Les indécisions de la tsarine, la contrariété des influences qui se disputaient l’esprit de cette fantasque souveraine étaient la fable de toutes les chancelleries d’Europe. Ne venait-on pas de la voir, dans la dernière lutte terminée par la paix de Dresde, manquer de parole à l’heure décisive à son alliée Marie-Thérèse et, faisant reculer ses troupes déjà en marche, par un caprice imprévu, sauver ainsi Frédéric, qui se croyait perdu, d’une ruine certaine? Comment croire que, n’ayant pas eu la résolution d’agir, à la porte même de son empire, elle oserait envoyer ses troupes braver la fortune des combats, à près de mille lieues de distance, sur le théâtre éloigné où la guerre était désormais transportée? Dans les derniers temps, cependant, et surtout depuis le voyage de l’envoyé hollandais à Londres, certains indices qu’on ne pouvait négliger et l’attitude équivoque du chargé d’affaires russe qui paraissait encore de temps en temps à Versailles, commencèrent à donner une véritable préoccupation. De Saxe et de Pologne, on annonçait que des armemens étaient poursuivis sur toute la frontière voisine avec une activité inaccoutumée. Interrogé sur le sens et le but des préparatifs, l’agent russe qui continuait à se présenter à Versailles refusa de s’expliquer. Ordre fut donné alors au résident français à Saint-Pétersbourg de poser la même question avec plus d’instance et de précision au chancelier Bestouchet : — « Nous avons bien le droit de défendre les alliés de notre souveraine quand on les attaque, répondit celui-ci avec sécheresse. «Ce langage évasif et hautain d’un, ministre dont les prédilections autrichiennes et russes étaient bien connues ne permit plus de douter que son parti était pris et qu’il se croyait cette fois assuré d’avoir fixé les irrésolutions de sa maîtresse[27].

C’était le fait : les insistances affectueuses de Marie-Thérèse, l’intimité rétablie entre les deux reines et même un traité d’alliance et de défense réciproque conclu depuis plus d’un an déjà (26 juillet 1746), tous ces arrangemens domestiques ou diplomatiques étaient restés lettre morte, tant qu’aucune offre pécuniaire n’était venue les sanctionner. Mais tout changea quand les puissances maritimes se décidèrent à ouvrir leurs bourses qu’on croyait toujours bien garnies et que, cédant aux instances du stathouder, le gouvernement anglais consentit, de concert avec les États-Généraux, à prendre à son compte par deux conventions successives (juillet et décembre 1747) les subsides nécessaires pour assurer un convoi suffisant de troupes à travers l’Allemagne. On se mit alors sérieusement à l’œuvre pour joindre les effets aux promesses, et avec d’autant plus d’empressement que, dès qu’il y avait à Saint-Pétersbourg un maniement d’argent à faire et des fonds à recevoir, le trésor impérial n’était jamais seul à toucher les versemens et plus d’un intermédiaire haut placé, sans excepter le chancelier lui-même, prélevait au passage une commission à son profit. Le chargé d’affaires français continua bien à assurer que, quelle que fût l’hostilité manifeste des intentions, jamais en fait les vices et les lenteurs de l’administration russe ne permettraient à un corps d’armée d’arriver à temps pour le jour du combat dans les plaines de la Flandre; mais cet agent, à qui on reprochait de n’avoir su rien prévoir ni rien prévenir, n’inspirait plus de confiance. On dut le rappeler en ne lui laissant d’autre remplaçant qu’un simple consul : les relations diplomatiques se trouvèrent interrompues et il fallut s’attendre à voir apparaître sur la frontière même de France un ramassis de troupes semi-barbares dont la composition était peu connue et dont la valeur n’avait même jamais été éprouvée, mais qui, ne fût-ce que par leur nombre, pouvait altérer à un moment donné toute la balance des forces.

On était donc en présence, à courte échéance, d’un fait inouï, presque incroyable, dont on ne pouvait trouver d’exemple qu’en remontant jusqu’au temps des grandes invasions musulmanes ou tartares. Restait à savoir ce qu’en allaient penser les puissances dont, sinon le concours, au moins le consentement était nécessaire pour qu’un déplacement d’hommes si lointain et si considérable pût s’accomplir et qui devaient se trouver par là troublées dans le repos de leur neutralité. Le corps germanique se prêterait-il à voir son territoire traversé dans toute sa longueur et foulé sans ménagement par des visiteurs armés, de langue et de mœurs inconnues. Le débile Auguste III ouvrirait-il sans résistance l’entrée de la Pologne à sa redoutable voisine, au risque de soulever, par cette complaisance, l’irritation d’une noblesse turbulente? Enfin et surtout qu’allait dire Frédéric, dont l’imagination, on l’a vu, semblait toujours hantée par le fantôme d’une agression russe et qui avait si souvent prétexté cette inquiétude sincère ou affectée pour justifier son inaction ou ses défaillances? Ce n’était pas lui, sans doute, qui était cette fois directement menace; mais pour aller de la Vistule au Rhin, il fallait passer si près de lui que, de Berlin même, il pourrait entendre le bruit des armes. Trouverait-il prudent de laisser donner à sa porte des billets de logement à des hôtes qui pourraient être soit tentés d’y séjourner, soit prendre l’habitude d’y revenir? Et si, pour ne pas permettre un si fâcheux précédent, il prenait le parti de sortir de son indifférence apparente, de pousser lui-même l’Allemagne à la résistance et d’en prendre la tête, tout alors changeait de face. L’hostilité d’Elisabeth, provoquant la rentrée en scène d’un si important personnage, n’était plus pour nous un mal sans compensation.

Par malheur, si on eut un instant cette espérance, ou du moins cette illusion, elle ne fut pas de longue durée. Dès que Puisieulx eut fait sonder le terrain, il fut très évident que, même en face d’une prévision qui devait assurément lui déplaire, Frédéric était résolu à ne rien changer à son attitude d’immobilité systématique. Dans ses relations avec la Russie tout aussi bien qu’avec toute autre puissance, son parti était pris de faire ses affaires lui-même et lui seul, ne songeant qu’à ses propres intérêts et ne liant partie avec personne, avec la France moins qu’avec tout autre. Dût-il même être plus tard forcé d’appeler ou de demander aide, il ne voulait pas d’avance s’engager à la reconnaissance. C’est ce qu’il avait déjà clairement fait entendre (on peut se le rappeler) au marquis d’Argenson, lorsque ce ministre, à la veille de sa chute, s’était activement employé à lui faciliter un arrangement avec la Suède, auquel il attachait un grand prix, pour assurer, contre les pièges qui lui seraient tendus de Saint-Pétersbourg, la tranquillité de sa frontière orientale. Le consentement de la Suède une fois obtenu, grâce au concours et surtout à l’argent français, il s’était nettement refusé à laisser la France intervenir comme partie contractante au traité qui devait en assurer l’effet, et Puisieulx qui, trouvant la négociation inachevée, dut la poursuivre, n’avait pas été plus heureux que son prédécesseur. Tout au plus, à force d’instance, obtint-il la permission, une fois la convention signée, d’y apporter une adhésion tardive, qui ne permettait ni d’en discuter les clauses, ni d’en surveiller l’exécution. On ne pouvait montrer plus de mauvaise grâce, ni une résolution plus arrêtée, même quand les intérêts de France et de Prusse seraient pareils, de ne plus les unir dans une défense commune : et Puisieulx, malgré son désir de plaire, ne put s’empêcher à plusieurs reprises d’en témoigner, avec un mélange de dépit et de désespoir, son impatience. Il lui échappait de dire assez haut, même au ministre de Prusse à Paris : « Mais que veut donc le roi de Prusse? Prend-il plaisir à souffler le froid et le chaud pour attiser le feu de la guerre? Veut-il donc nous forcer de faire affaire avec la reine de Hongrie? Il ne manque pas de gens dans le conseil qui m’y poussent, et on peut m’en faire une nécessité[28]. »

Frédéric, qui connaissait son monde et ne savait que trop à qui il avait affaire, s’émut très peu de ces menaces. Le rapprochement de la France et de l’Autriche était bien et non sans cause, pour un avenir plus ou moins éloigné, un de ses sujets habituels de préoccupation ; mais Puisieulx lui avait donné sa mesure, et de sa part il ne craignait pas plus de coups de tête que de traits de génie. « Il m’est revenu, écrit-il (et de sa propre main à Valori), que M. le marquis de Puisieulx me soupçonne de souffler également le froid et le chaud à la France et à l’Angleterre... Si M. de Puisieulx appelle attiser le feu, que je déclare à toute l’Europe que je ne me mêlerai pas de cette guerre-ci, et que je garderai exactement la neutralité, je suis obligé de convenir qu’il a raison; mais il y a une grande différence à se déclarer neutre et à animer les parties les unes contre les autres, et je regarde M. de Puisieulx comme un ministre trop éclairé pour le soupçonner lui-même de confondre les objets si grossièrement... » « M. le marquis de Puisieulx, écrivit-il aussi à Chabrier, sur un ton d’ironie mal déguisée, reconnaîtra avec sa grande pénétration qu’il était impossible que je pusse souhaiter que la France s’épuisât par une longue guerre et que, naturellement, tous les maux qui pourraient arriver à la France rejailliraient en partie sur moi : mais que si je ne me déclarais pas ouvertement pour la France, c’étaient les circonstances présentes qui m’en empêchaient, étant obligé d’ailleurs de respecter dans un temps comme celui-ci les forces et les ostentations russiennes… Sur ce qui regarde, ajoute-t-il, les insinuations que M. le marquis de Puisieulx vous a faites, que la France pourrait se voir obligée à devenir l’alliée de la reine de Hongrie, vous lui direz que j’étais bien éloigné de croire qu’il y ait aucun ministre en France qui put oublier les intérêts de la France jusqu’à ce point, mais que si elle voulait abandonner son meilleur ami et son plus fidèle allié, il n’y aurait assurément pas de ma faute, et que je n’y pourrais rien changer. » Enfin, feignant, au lieu d’accuser le ministre lui-même, de s’en prendre à un de ses collègues qu’il ne nomme pas : « Je souhaite, dit-il, que vous eussiez nommé celui du ministère qui a lâché ces propos indécens… afin que j’aurais pu juger si ç’a été quelque homme de conséquence ou quelque autre bavard inconsidéré ; mais tel qu’il soit, je crois que vous ferez toujours bien de faire insinuer convenablement par vos amis, à ces gens-là, et de leur taire faire ces réflexions, que quand la France voudrait oublier ses intérêts les plus essentiels jusqu’à vouloir me sacrifier, elle pourrait peut-être se raccommoder avec les Autrichiens, mais que cette démarche ne produirait pas l’effet qu’elle se serait promis ; qu’elle ne lui ferait pas ravoir le cap Breton, ne lui amènerait pas la paix avec les puissances maritimes, et qu’elle augmenterait peut-être ses embarras par un surcroît d’ennemis qui sauraient plus imposer que les Hollandais[29]. »

Le trait final était aussi direct que menaçant : aussi arriva-t-il tout droit à son adresse, il n’en fallut pas davantage pour que Puisieulx, changeant complètement de ton, ne songeât plus qu’à faire oublier par des excuses, tristement humbles, les propos qui lui avaient été arrachés plutôt par une sorte d’agacement nerveux que par aucun sentiment de fierté ou de dignité véritable. Il se hâta de rappeler qu’il n’avait jamais manqué de placer la garantie de la Silésie au premier rang parmi les conditions de paix exigées par la France, en particulier dans le mémoire remis au roi d’Angleterre par l’intermédiaire du général Ligonier, et qu’il considérait la Silésie comme l’anneau d’une alliance à jamais ; puis, entrant dans une justification toute personnelle : « Le roi de Prusse ne me connaît pas encore, disait-il, il s’est laissé séduire par les apparences; il a confondu l’écorce avec le cœur... Il doit savoir mieux que personne qu’un ministre, dans la place où je suis, ne peut ni ne doit toujours développer ses véritables sentimens. Je suis fort souvent obligé de cacher les miens, et je le servirais mal si je mettais trop à découvert ceux que nous avons pour lui[30]. »

Si Chesterfield avait eu connaissance d’un langage pareil, c’est bien alors qu’il aurait dit, suivant la parole que rapporte un de ses amis : « Jamais chapelain n’a flatté son archevêque comme la France flatte le roi de Prusse[31]. « 

Sans se laisser attendrir par ces excuses, et même sans les attendre, Frédéric crut que l’occasion était bonne pour prendre le ton de plus haut encore et morigéner la France tout entière, roi, ministre et nation, avec toute l’autorité d’un docteur politique : « Je regarderais, écrivait-il à Chambrier (dans une longue épître que celui-ci eut bien soin de ne pas garder pour lui), comme des effets ordinaires de la légèreté et de la vivacité inquiète qui caractérise la nation française, les cris immodérés, après la paix, qu’on fait retentir à Paris, malgré les succès les plus éclatans, et je ne daignerais point y faire d’attention si cette espèce d’enthousiasme ne se manifestait que parmi le peuple et le public d’un ordre inférieur; mais quand je vois les ministres mêmes et des personnes de poids, qui ont de l’influence dans les affaires, donner dans de pareils travers, qu’ils montrent à tout bout de champ le défaut de la cuirasse, qu’au lieu de tenir une contenance capable d’en imposer aux ennemis et que la situation brillante des affaires de la France les met en droit de prendre, ils s’abaissent jusqu’à solliciter la paix auprès de ceux à qui ils sont en passe de la donner, j’avoue que cela me passe et je ne sais plus qu’en penser. Il est certain que cette étrange conduite fait un tort infini à la réputation de la France, et ce n’est pas là le moyen d’inspirer de l’envie pour son alliance à ses voisins que de montrer tant de faiblesse dans le temps de ses prospérités ; le pis de l’affaire est que cette maladie paraît être devenue habituelle, et que les sentimens mous et flasques ont tellement pris le conseil de France qu’il n’y a presque plus d’espérance de l’en corriger; les expériences réitérées qu’il a déjà faites des mauvais effets de sa conduite n’ayant pas pu l’engager à la changer. Les premiers événemens de la présente guerre auraient certainement produit de toutes autres impressions sur les ennemis de la France, si ses propres ministres n’avaient pris soin de les affaiblir par les avances faites au général Ligonier. La mauvaise réussite de cette tentative ne les rebute pourtant pas ; ils continuent de saisir toutes les occasions pour rechercher la paix, avec un empressement si peu ménagé que leurs ennemis mêmes en sont surpris et ne peuvent s’empêcher d’en conclure que la France est aux abois, qu’elle sent elle-même l’impossibilité de soutenir plus longtemps la gageure, et que, pour peu qu’on s’obstine à lui refuser la paix, on l’aura à merci. Est-il possible que des gens qui, d’ailleurs, ne manquent ni d’esprit ni de jugement, ne sentent pas l’incongruité de leur conduite ; et, qu’au lieu de rapprocher par là le but qu’ils recherchent avec tant de chaleur, ils ne font que le reculer? »

Puisieulx écouta la réprimande jusqu’au bout, sans sourciller, et poussa même la bonne grâce jusqu’à remercier des charitables avis qu’on lui donnait. « Toutes les réflexions que fait le roi de Prusse sont très justes, lui fit-il dire par Valori, je suis bien convaincu aussi qu’une contenance vigoureuse et assurée de notre part est le seul moyen pour en imposer à nos ennemis. Je suis cette route autant que je le puis. Mais il faut que le roi de Prusse considère que nous gouvernons une nation dont la vivacité et la légèreté la font passer sans cesse d’une extrémité à l’autre, et qui, ayant paru désirer la guerre, ne soupire aujourd’hui qu’après la paix. Le ministère du roi ne doit pas s’assujettir aveuglément à cette inconstance : mais il faut aussi qu’il sache s’y prêter en faveur des grandes qualités que cette nation a d’ailleurs, surtout dans un temps où elle prodigue son sang et ses biens pour son roi avec une générosité et un désintéressement dont il n’y avait qu’elle qui soit capable[32]. »

La justification était sans valeur : plus la nation avait témoigné de dévoûment à son souverain, plus elle avait le droit de se plaindre d’être si mal payée de tant d’efforts ; et, dans le congrès qui allait s’ouvrir, il était triste d’entrer en demandant la paix, sans être sûr de l’obtenir, quand on avait versé assez de sang et conquis assez de gloire pour l’imposer.


DUC DE BROGLIE.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1890, du 15 janvier et du 1er février 1891.
  2. Le comte d’Argenson à Belle-Isle, 20 juillet 1747. (Ministère de la guerre, partie supplémentaire.) — Cette lettre était adressée à Belle-Isle, qui, la recevant peu de jours après la mort de son frère, dut avoir à peine la force de la lire jusqu’au bout. — Souvenirs de Valfons, p. 220-221. — Journal de Barbier, juillet 1747. — Journal et Mémoires du marquis d’Argenson, t. V, p. 8 à 86. C’est dans ce dernier récit que l’hostilité de tout un parti de la cour et de l’armée contre le maréchal de Saxe est rapportée avec le plus de détails; mais plusieurs de ces détails ne méritent pas qu’on y ajoute foi. On y voit trop à découvert l’effet de l’humeur chagrine à laquelle le marquis était livré depuis sa sortie du ministère, et qui n’épargnait personne, pas plus son frère qu’aucun autre, peut-être même moins, parce qu’il ne pouvait lui pardonner de n’avoir pas partagé sa disgrâce. Des faits qu’il raconte sont contredits par tous les témoignages : ainsi, il suppose que c’est au roi lui-même, et tout de suite après la bataille, que le maréchal de Saxe s’est plaint d’avoir été forcé à se battre, tandis qu’il est certain que, le premier jour, il n’y eut entre le roi et lui que des échanges de félicitations.
  3. D’Argenson à Frédéric, 1er juillet 1747. (Correspondance générale de Frédéric.) — Puisieulx à Valori,.3 juillet 1747. — (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  4. Frédéric à Louis XV, 17 juillet 1747. — Pol. Corr., t. V, p. 436.
  5. Allusion à un trait d’un écrit très connu de Saint-Évremond : le Dialogue du Père Canaye et du maréchal d’Hocquincourt.
  6. Frédéric à d’Argenson, 7 juillet 1747. (Correspondance générale de Frédéric.) — Sans-Souci avait été bâti au milieu des vignes et en avait quelque temps porté le nom.
  7. Louis XV au roi de Prusse. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  8. Maurice au roi de Prusse, 2 juillet 1747. (Ministère de la guerre.)
  9. Frédéric à Chambrier, 18 juillet 1747. — Pol. Corr., t. V, p. 348.
  10. Maurice à Ligonier, — Ligonier à Maurice, 7, 11, 13 juillet 1747. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.) — Pelham Administration, t. II, p. 308. — Journal de Marchemont ami de Chesterfield, t. II, p. 210.
  11. Pelham Administration, t. II, p. 308-309. — D’Arneth, t. III, p. 42.
  12. D’Arneth, t. III. p. 239 et 478. — La lettre de Marie-Thérèse à Bathyany est datée du 17 juillet, évidemment écrite au moment où elle dut recevoir l’avis de Londres, où la proposition de Maurice fut connue le 11.
  13. Pelham Administration et Journal de Marchemont, etc. — Voir aussi dans la Correspondance de Chesterfield, t. III. p. 209 et suiv., les lettres de ce ministre à l’envoyé anglais à La Haye, Dayrolles, avec qui il s’entendait à l’insu du ministre extraordinaire, lord Sandwich, lequel correspondait directement avec le duc de Newcastle.
  14. Maurice à Puisieulx, 20 août 1747. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.)
  15. Précis de la conversation de M. le marquis de Puisieulx avec M. le comte de Sandwich, 11 septembre 1747. (Correspondance d’Angleterre. — Ministère des affaires étrangères.) — Lord Sandwich à Chesterfield, 11 septembre 1747. (Record office.) — Les deux récits anglais et français de l’entretien sont assez semblables. Seulement Sandwich, par une raison facile à apprécier, ne dit rien de la perspective d’une négociation séparée pendant le congrès, dont Puisieulx fait mention.
  16. Le maréchal de Noailles à Maurice, 17 août. — Lowendal à Codère, secrétaire du maréchal, 20 août 1747. (Ministère de la guerre.) Noailles à Lowendal, 27 juillet et 19 août 1747. (Papiers de Mouchy.)
  17. Maurice, dans la lettre dont je vais citer un fragment, assurait que, si les ennemis marchaient au secours de la place, Lowendal pourrait se retirer sans courir le moindre risque. « C’est sur cette opinion, dit-il, que nous avons formé cette entreprise, moins pour l’objet de prendre cette place que pour opérer une diversion qui pût engager les ennemis à s’y porter en assez grand nombre pour nous donner le moyen de passer la Meuse et de faire le siège de Maestricht, auquel les raisons militaires nous prescrivent de donner la préférence. »
  18. Maurice au maréchal de Noailles, 17 août 1747. (Ministère de la guerre.)
  19. Lowendal au maréchal de Saxe, 31 août 1747. (Ministère de la guerre.)
  20. Lowendal à Maurice de Saxe, 16, 17 septembre 1747. (Ministère de la guerre.)
  21. Souvenirs du marquis de Valfons, p. 244.
  22. Tongres, 17 septembre 1747. — Cette pièce si précieuse est en la possession de M. le marquis de Bouillé, qui a bien voulu me la communiquer.
  23. D’Arneth nous apprend (t. III. p. 325) que c’étaient les Autrichiens qui avaient retenu jusque-là Cumberland, craignant toujours, si Maestricht était abandonné et par suite conquis, d’être privés d’un centre de communications entre l’Allemagne et les Pays-Bas.
  24. Pelham Administration, t. I, p. 373.
  25. Chiquet. à Puisieulx, 13 septembre 1747. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.)
  26. Correspondance anonyme, septembre 1747. (Ministère de la guerre.)
  27. Daillon, chargé d’affaires à Saint-Pétersbourg, à Puisieulx, 23 décembre 1747. (Correspondance de Russie. — Ministère des affaires étrangères.)
  28. Correspondance de Lamary, ministre en Suède, 1747, passim. — Chambrier à Frédéric, 20 août, 1er septembre 1747. — Puisieulx à Valori, 5 septembre 1747. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) — Frédéric à Valori, 18 août 1747. — Pol. Corr., t. V, p. 465. — Flassan, Histoire de la diplomatie, t. V, p. 380.
  29. Frédéric à Valori, 18 août 1747, — à Chambrier, 8 et 10 sept., 7 octob. 1747. — Pol. Corr., t. V, p. 465-472-476. — Droysen, t. III. p. 366-367. — D’après cet écrivain, Frédéric aurait fait à ce moment offrir sa médiation à la France et à l’Angleterre. Mais il ajoute qu’il était sûr qu’elle ne serait pas acceptée par l’Angleterre, qui croyait la Prusse trop liée à la France. L’offre, effectivement, ne paraît pas avoir été sérieuse ; à aucun moment Frédéric, par la raison que j’ai expliquée, ne voulut réellement rentrer en scène ni comme combattant, ni comme médiateur.
  30. Puisieulx à Valori, 16, 23 octobre 1747. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  31. Marchemont, t. II, p. 201.
  32. Puisieulx à Valori, 25 novembre 1147. (Correspondance de Prusse. — Ministère de la guerre.)