Fin de la guerre de la succession d’Autriche/02
« Je vois, écrivait Voltaire à Frédéric, ce qui était vrai en automne devenu faux au printemps, et tout le monde criant la paix, la paix, et faisant la guerre à outrance. » On ne pouvait mieux définir la situation. Après six mois de discussions et de conférences de toutes sortes sur divers théâtres, la guerre recommençait sur toute la ligne exactement dans les conditions où elle s’était arrêtée l’année précédente. L’invasion du territoire hollandais ayant produit dans le gouvernement intérieur des Provinces unies, une réaction toute différente de celle qu’on espérait (et qu’on aurait probablement obtenue quelques mois plus tôt), le seul effet de ce coup d’éclat était d’ouvrir un champ plus libre aux opérations de Maurice et de le débarrasser des entraves qui l’avaient gêné dans la dernière campagne. Mais, sauf cette différence (qui n’était assurément pas sans importance pour les chances de la lutte nouvelle), les combattans rentraient en lice dans la même position respective qu’à pareille date, un an auparavant. C’étaient toujours France et Espagne d’un côté; Angleterre, Autriche, Sardaigne et Hollande de l’autre; et entre deux, l’Allemagne en observation et la Russie sur la réserve, maintenues, par des sentimens divers, dans une neutralité inquiète. Le théâtre de la guerre qui recommençait n’avait pas non plus changé. C’était toujours l’Italie à reconquérir et la Flandre à garder, les mêmes pièces, en un mot, aux mêmes cases de l’échiquier. Tant d’efforts et de sang versé n’avaient fait, à vrai dire, faire aucun pas dans aucun sens.
Et à l’intérieur des divers états engagés dans le conflit comme acteurs ou comme spectateurs intéressés, les dispositions aussi étaient les mêmes. Entre les deux royautés de la maison de Bourbon, on allait voir encore le même renversement des rôles naturels: l’aînée, la plus puissante, celle qui aurait dû commander et conduire, suivant à regret et avec une docilité chagrine les injonctions de la cadette et de la plus faible, et Ferdinand VI exerçant sur Louis XV la même pression que son père, bien que par d’autres et plus doux moyens. Ce n’étaient plus, à la vérité, les violences de l’impérieuse Farnèse; mais la reine portugaise, plus adroite que l’Italienne, tenait tout autant, sans en avoir l’air, à rester maîtresse dans son ménage et dans son royaume. Elle avait l’art d’entretenir à Lisbonne, dans son ancienne patrie, tantôt avec l’Angleterre, tantôt avec l’Autriche, une négociation qui continuait toujours sans aboutir jamais : manœuvre censée secrète, mais que tout le monde soupçonnait, qu’elle désavouait un jour et à laquelle elle faisait mine le lendemain de vouloir associer l’ambassadeur de France. L’Espagne gardait ainsi une porte ouverte pour sortir de l’alliance, à son gré, le jour où elle trouverait mieux son compte ailleurs, en laissant dans l’isolement la France privée de son seul auxiliaire. C’était une menace toujours suspendue dont on pouvait à tout moment supposer et craindre l’exécution. Il n’en fallait pas davantage pour qu’on n’osât jamais mécontenter une alliée si peu sûre et qui pouvait, d’un jour à l’autre, cesser de l’être. En regimbant, en murmurant contre des prétentions capricieuses et des exigences incommodes, on finissait toujours à Versailles par obéir. L’artifice avait beau être apparent, Puisieulx, on va le voir, ne devait pas mieux parvenir que d’Argenson à s’en dégager. Et le plus disposé comme le plus propre à faire jouer tous les ressorts de cette politique captieuse, c’était le nouveau ministre de Ferdinand, le comte de Carvajal, Anglais d’origine et toujours attaché à la patrie de ses aïeux, dont un agent britannique qui le connaissait disait quelques années plus tard : « Nous ne le rendrons jamais aussi Anglais que nous le voudrions, mais je réponds qu’il ne sera jamais Français[2]. »
On se rappelle quel trouble cette méfiance réciproque, entretenue entre les deux cours alliées, avait jeté déjà, à plus d’une reprise, sur le théâtre de la guerre où leurs armées devaient manœuvrer en commun, et par suite de quelles déplorables rivalités l’Italie septentrionale, un instant conquise, avait été perdue et le territoire français envahi. Il n’y avait malheureusement pas plus de garantie que par le passé et beaucoup moins d’espoir encore que ces fâcheux dissentimens ne se reproduiraient pas. La substitution de Belle-Isle à Maillebois, réclamée par la cour d’Espagne et accordée pour lui complaire, n’avait produit entre les deux états-majors en conflit qu’une conciliation momentanée. Le général espagnol, le marquis de La Mina, gardait toujours, avec ses ressentimens contre la prépondérance française, la prétention d’exercer, malgré le nombre et la qualité très inférieure des forces dont il disposait, la direction suprême des opérations. Belle-Isle, comme on le connaît, n’était pas homme à la lui céder sans contestation. De là, désaccord, incertitudes, fausses manœuvres et par suite nouvelles défaites et nouveaux désastres en perspective.
Heureusement pour la France, les mêmes divergences existaient avec un degré au moins égal d’acrimonie, dans les rangs des puissances coalisées contre elle. Je n’ai point à revenir sur ce que j’ai tant de fois fait connaître, — la querelle toujours ouverte entre l’Angleterre et l’Autriche, — chacune, au fond de l’âme, désirant que la paix fût conclue aux dépens de l’autre, — la méfiance trop fondée qu’avait dû laisser dans l’âme de Marie-Thérèse, contre les intentions suspectes du roi de Sardaigne, le souvenir d’une défection un instant consommée. Là aussi, ces soupçons réciproques, ce défaut de concert et d’union, se faisaient ressentir dans la conduite des opérations militaires; chacun des mouvemens exécutés en commun donnait lieu, soit dans l’action à de vives discussions, soit à des récriminations amères quand le succès n’avait pas répondu à l’espérance. Si l’Autriche accusait l’Angleterre d’avoir entraîné malgré elle ses troupes d’Italie dans la mauvaise campagne de Provence, l’Angleterre répondait en imputant les succès de Maurice de Saxe au retard et à l’insuffisance des contingens autrichiens envoyés en Flandre. C’est du reste l’histoire assez monotone de toutes les coalitions, et on peut la deviner d’avance sans qu’il soit nécessaire d’en signaler à chaque incident la répétition.
La seule modification notable que le cours d’une année eût apportée aux dispositions dans lesquelles les puissances alliées engageaient la lutte, c’était un refroidissement très sensible survenu en Angleterre dans les sentimens belliqueux, non pas encore du roi, mais du parlement et du public. On n’en était plus à Londres à l’accès de confiance enthousiaste qui avait suivi l’écrasement de l’insurrection écossaise. Le retour du duc de Cumberland en Flandre n’avait nullement produit l’effet qu’on se promettait de la seule apparition du vainqueur de Culloden : c’était une déception que venait encore d’accroître l’échec de l’invasion autrichienne en Provence, objet un instant des espérances du fanatisme protestant. Et il n’en fallait pas moins inscrire au budget de la nouvelle année plus de deux millions de livres sterling pour l’entretien des troupes sur le continent et les subsides distribués aux souverains allemands : il n’était pas étonnant que cette proposition fût tristement accueillie. On avait espéré vaincre : il fallait encore combattre et toujours payer. La fatigue gagnait même les rangs ministériels et on disait aussi que, dans le cabinet, les avis étaient partagés et que plus d’un ministre, lassé de demander toujours de l’argent, eût été désireux de poser les armes. Les deux frères Pelham, qui présidaient le conseil, semblaient même s’être fait entre eux, pour conserver le pouvoir, un partage de rôles tout à fait significatif. Tandis que l’aîné, le duc de Newcastle, faisait sa cour au roi en partageant ses désirs guerriers, le cadet, chargé de conduire la majorité parlementaire, commençait à exprimer assez haut ses souhaits pacifiques et son dégoût de tant d’efforts stériles et ruineux. Un instant même on put croire que le parti de la paix allait l’emporter dans le ministère, quand on vit le secrétaire d’état chargé de la politique extérieure, lord Harrington, faire place à un successeur inattendu qui ne fut autre que le célèbre Chesterfield. Cet homme aimable, d’humeur conciliante, en relations affectueuses avec les principaux personnages de la cour de France, ne devait pas aimer la guerre, encore moins travailler à la faire durer.
Bien loin cependant qu’on dût voir dans cette nomination imprévue un acheminement vers cette paix qui devenait le vœu général, c’était plutôt le contraire qu’on devait attendre de la circonstance qui l’avait amenée. Si Harrington sortait du conseil, c’est qu’il avait découvert que le roi, se méfiant des instructions conciliantes qu’il avait pu donner à Sandwich à son départ pour Bréda, entretenait avec ce plénipotentiaire une correspondance secrète par le moyen du duc de Newcastle, afin de pouvoir prévenir à temps toute concession trop facile. Harrington s’étant montré justement piqué de cet espionnage royal, offrit sa démission qui fut immédiatement acceptée. Quant au choix, effectivement inattendu, de son successeur, il s’expliquait tout simplement par ce fait que Chesterfield, appelé par la lieutenance d’Irlande à entrer quelquefois en relation personnelle avec le roi, avait su désarmer ses préventions grâce à l’agrément de ses manières. Cette fonction, de plus, l’avait éloigné de Londres, au moment de la crise de l’année précédente, dont le dénoûment avait été si pénible pour la royauté, obligée de congédier son favori, après quelques jours seulement d’un pouvoir éphémère. George ne voyait pas en lui un des auteurs directs de l’humiliation qu’il avait dû subir. Faut-il croire aussi, suivant la remarque ingénieuse que fait à cette occasion un noble historien anglais (descendant lui-même de Chesterfield), qu’un esprit vulgaire ne peut contenir qu’une certaine dose d’affection et de haine et la transporte toujours d’un sujet à l’autre sans la diminuer ni l’accroître? Bref, Chesterfield, d’ennemi personnel qu’il était la veille, se voyait l’objet, sinon d’une faveur, au moins d’une préférence royale. — « j’ai foi en vous (I believe you), » lui avait dit le roi. Il fallait bien répondre à cette confiance, au moins au début, par un peu de complaisance, et sans renoncer à ses sentimens personnels, les contenir au fond de son cœur jusqu’à un moment plus propice pour les produire au dehors[3].
C’est, ce me semble, ce que laissait entendre le nouveau secrétaire d’Etat, avec le tour habituellement gracieux de son esprit, en répondant à une de ses amies françaises, qui, apprenant qu’il était ministre, croyait déjà la paix conclue. « Vous me demandez la paix comme si je l’avais en poche : je voudrais bien l’y avoir. Si vous voulez la prendre comme je vous la donnerais, vous l’aurez dès demain : mais malheureusement, vous voulez que nous la prenions telle que vous nous la voulez donner, et voilà ce que nous ne voulons pas plus que vous ne voulez de la nôtre. Dans cette différence de sentimens, je doute fort si les plénipotentiaires à Bréda seront assez habiles pour constater un certain milieu raisonnable, et il me semble que vous nous forcerez à renvoyer cette négociation à cent quarante mille plénipotentiaires que nous aurons en Flandre, et à soixante mille autres qui vont actuellement négocier en Provence[4]. Je ne doute nullement que vous n’envoyiez à leur rencontre un nombre égal de ministres que vous croyez aussi habiles qu’eux, et le résultat de ces conférences sera sûrement plus intéressant et plus décisif que ne le serait celui des conférences de Bréda. Pour dire deux mots sur cet article, voici la vérité du fait. J’avoue vos succès en Flandre : avouez-moi vos pertes en Italie. Vous voulez une paix sur le pied de vos succès : une telle paix nous serait aussi funeste que la campagne la plus malheureuse, il vaut mieux tenter l’une que de se soumettre à l’autre. Pour faire montre de ma lecture, je vous remarquerai que c’était la maxime des Romains, de ne jamais faire la paix que victorieux: peut-être poussaient-ils cette idée quelquefois trop loin, mais au fond ils s’en sont bien trouvés. Ne croyez pas, au reste, que je cherche plaies et bosses : au contraire, je vous assure que je suis pacifique, et que je serais bien heureux de contribuer à une paix qui fût solide et ne bouleversât pas l’Europe[5]. »
Une chose aussi venait, j’ai déjà eu l’occasion de le dire, en aide au roi pour combattre le sentiment de lassitude qui aurait pu porter ses sujets et son parlement vers une conclusion de paix trop accommodante à son gré : c’étaient les avantages aussi glorieux que profitables que les flottes anglaises ne cessaient de remporter sur mer et le bénéfice que le commerce anglais pouvait s’en promettre. Il y avait là une source d’honneur et de lucre à laquelle les moins belliqueux ne renonçaient pas aisément, et sur ce point aucune satisfaction n’était refusée à l’amour-propre pas plus qu’à l’intérêt bien entendu, d’une nation qui mettait déjà son commerce au premier rang de ses préoccupations. Ce n’était pas seulement l’expédition tentée par le duc d’Enville pour reprendre Louisbourg, le cap Breton et Annapolis qui venait d’échouer misérablement, les vaisseaux français s’étant vus jetés par la tempête sur une côte désolée de la Nouvelle-Ecosse où le duc lui-même avait péri. Ce succès, quelque important qu’il fût déjà, n’était rien auprès de l’éclatante victoire que remporta l’amiral Anson en vue même des côtes anglaises au cap Finistère, juste au moment où la guerre allait recommencer sur le continent, et à propos pour tempérer l’effet étourdissant produit par la poussée audacieuse de Maurice en Hollande. Dix vaisseaux de la marine royale, escortant sept navires de la compagnie des Indes, également armés en guerre, étaient capturés d’un coup avec leurs chargemens et leurs équipages. L’issue du conflit, à la vérité, n’avait pu être un instant douteuse ; toute la valeur déployée par les navires français et leur commandant La Jonquière ne pouvait rien contre l’écrasante supériorité de l’escadre anglaise qui comptait dix-sept vaisseaux de haut bord. Mais la prise n’en était pas moins d’une valeur inappréciable; on eut de quoi remplir vingt-deux chariots d’or, d’argent et de denrées de prix, auxquels on fit remonter la Tamise et traverser Londres au milieu d’une foule enthousiasmée. De tels trophées allaient au cœur même des négocians de la cité, d’autant plus que l’avenir promettait encore plus d’une perspective flatteuse du même genre, la marine de France ainsi réduite ne pouvant plus guère suffire à faire la police de la mer, ni à protéger son commerce. « C’est le dernier soupir de notre marine, » disait d’Argenson (dans le journal dont il avait repris la suite au fond de sa retraite), et cette réflexion un peu chagrine n’était pas dépourvue de vérité. Après des journées pareilles le parlement, de quelque humeur d’économie qu’il lût animé, aurait eu mauvaise grâce à chicaner sur l’argent qu’on lui demandait, quand on pouvait prétendre qu’en définitive il était placé à gros intérêts.
On voit qu’en fin de compte, ceux qui descendaient en champ clos n’y portaient guère moins d’obstination et d’ardeur que par le passé. En revanche, ceux qui s’étaient abstenus d’y paraître, les témoins et les neutres, éprouvaient moins d’envie que jamais de s’y engager. La neutralité de l’empire, encore douteuse l’année précédente, était, cette fois, tout à fait assurée. La diète faisait décidément la sourde oreille aux exhortations passionnées de Marie-Thérèse : à ce point que la princesse, désespérant de faire mouvoir ce corps immense et inerte, se bornait à essayer de grouper dans des associations particulières les États qui, plus exposés en cas d’invasion, pouvaient se croire plus intéressés à se mettre en garde. C’est ainsi qu’elle avait rêvé d’établir une petite confédération au sein de la grande, composée des cinq cercles du Haut et Bas-Rhin, de Souabe, de Bavière et de Franconie; mais cette tentative restait également sans résultat, parce que la France conservait parmi les princes, compris dans ces circonscriptions administratives, des amis ou des partisans attachés à sa cause soit par affection héréditaire, soit par des motifs moins désintéressés. C’était le cas du duc de Wurtemberg dans le cercle de Souabe et de l’électeur palatin dans le Haut-Rhin, et ce dernier apportait un concours d’autant plus efficace, qu’à sa dignité personnelle, il joignait la qualité de chef de la maison de Wittelsbach, dont la branche cadette régnait en Bavière et fournissait habituellement, suivant une coutume consacrée par le temps, un souverain ecclésiastique à l’électorat de Cologne. D’Argenson lui avait très heureusement suggéré l’idée d’user de son autorité de chef de famille pour unir dans une ligne de conduite commune, par une sorte de pacte domestique, les trois souverains issus du même sang. Cologne et Bavière avaient bien quelque peine à s’y décider, étant liés, chacun pour son compte, envers les puissances maritimes ou l’Autriche par des obligations dont aucune n’était gratuite. Mais comme ce n’était qu’une surenchère à établir, et que la France ne se refusait pas à en faire les frais, le marché était à débattre et en attendant qu’il fût conclu, personne ne bougeait[6].
En réalité, aucun mouvement sérieux n’aurait pu être suscité dans le midi de l’Allemagne tant que les deux principales puissances du nord, Saxe et Prusse, décidées à rester en repos, maintenaient la confédération entière dans un équilibre pacifique. Or. sur ces deux théâtres de grande, bien qu’inégale importance, une résolution pareille était dictée par des sentimens différens : Auguste III avait trouvé le moyen de devenir le parent et même pécuniairement l’obligé de Louis XV, sans cesser d’être l’ami de Marie-Thérèse. Ce tour de force politique était dû à l’habile manœuvre de Brühl que j’ai fait connaître. En faisant prendre à son souverain un rôle de médiateur plus apparent que réel, et en prolongeant cette situation à dessein sans beaucoup d’espoir d’aboutir, cet adroit ministre lui avait permis de rester en relation avec les deux ennemis, et de jouer un double jeu sans être accusé de duplicité. Grâce à cet artifice, Auguste pouvait être à la fois dans les confidences intimes de Versailles par l’appui fraternel de Maurice et par les filiales communications de la dauphine[7], et le même jour négocier son accession à un traité de garantie et de défense réciproque de l’Autriche et de la Russie. C’était pourtant là une balance d’intérêts et d’affection très difficile à maintenir, et qu’un parti décisif, dans quelque sens qu’il fût pris, aurait troublé. Auguste, d’ailleurs, ne pouvait oublier que, s’étant trouvé successivement, depuis le début de la guerre, l’allié, tantôt de la France, tantôt de l’Autriche, il n’avait pas été plus à son aise dans un camp que dans l’autre : l’une des deux alliances l’asservissant aux caprices, et l’autre l’exposant à la colère de son fâcheux voisin de Prusse. Ce souvenir toujours présent suffisait pour que son opposition fût assurée à toute mesure qui l’aurait exposé à être de nouveau appelé sur le champ de bataille. Et dans l’état de division de l’Allemagne, une résistance moins puissante même que celle du vicaire-général de l’empire aurait suffi pour tout arrêter. « Dites bien au roi, monsieur l’ambassadeur, disait Auguste un jour à l’envoyé de France, que l’Allemagne est comme la Pologne, chacun y a sa voix, et on ne peut jamais être unanime : comptez sur moi et sur mes amis. » Puis, après cette déclaration qui, au fond, n’avait rien d’héroïque, il buvait au succès des armes françaises, sans avoir négligé de s’assurer auparavant qu’il n’était ni vu ni entendu de l’envoyé d’Autriche[8].
C’était bien aussi une crainte (bien que plus virilement supportée) d’être compromis par des complications nouvelles, qui retenait à Berlin Frédéric dans cette attitude de neutralité et même d’indifférence un peu dédaigneuse dont j’ai plus d’une fois indiqué les causes. Sans doute il ne redoutait plus autant qu’au lendemain de la paix de Dresde le danger qui l’avait un instant menacé de se trouver pris entre deux feux, entre la Russie en armes sur ses derrières, et l’Autriche en face, rendue libre de ses mouvemens par une réconciliation soudaine avec la France. Les protestations complaisantes de Puisieulx devaient le rassurer contre tout revirement de la politique française. Et, de son côté, l’indolente tsarine était retombée dans son sommeil et dans ses incertitudes, dont pendant plus d’une année les incitations de Marie-Thérèse ne devaient pas réussir à la faire sortir. Les armemens russes, toujours annoncés, toujours ajournés, perdaient leur caractère menaçant. Mais ce n’étaient là que des gages d’une sécurité momentanée, et il n’était pas dans la nature de cet esprit vigilant et perspicace de se confier à la tranquillité du jour en oubliant les périls de la veille et du lendemain. Les chances de cette coalition d’Autriche, Russie et France (qui, effectivement un jour réalisée, devait le mettre à deux doigts de sa perte) étaient, on le voit, toujours présentes à son esprit, et il n’en fallait pas davantage pour que, ne se fiant désormais à aucun des partis qui se disputaient la victoire, — se rendant aussi peut-être la justice qu’il n’inspirait pas plus de confiance qu’il n’en éprouvait, — il fût résolu à rester en arrêt, laissant la querelle se vider sous ses yeux sans s’en mêler.
De plus, un des motifs, — si ce n’est le principal, — qui le décidait plus que jamais à rester en dehors des hasards de la guerre, c’était son désir très vif et son dessein très arrêté de se faire comprendre dans l’acte final qui, tôt ou tard, y mettrait un terme. Obtenir que sa conquête de Silésie lui fût expressément reconnue et garantie dans le traité qui viendrait, en rétablissant la paix générale, rendre une stabilité nouvelle à l’ordre européen, c’est la pensée qui reparaît à chaque instant dans sa correspondance et qu’il ne laisse jamais oublier à ceux qui le représentent à Paris, à Londres, à La Haye et même à Vienne, partout, en un mot, où une ombre de négociation possible paraît à l’horizon. La crainte de laisser échapper cette sanction suprême semble l’obséder, et si on ne craignait de faire trop d’honneur à sa conscience en le supposant capable d’un scrupule, on dirait, à certains momens, qu’il ne se croira complètement maître d’un bien acquis par la force que lorsqu’une consécration unanime en aura fait disparaître le vice originel. Mais quel moyen plus assuré d’arriver à être ainsi confirmé par tout le monde que de rester immobile au-dessus des orages dans la situation supérieure que la victoire lui a faite? De quelque côté que la balance penche à la dernière heure, quels que soient les vainqueurs ou les vaincus, s’il a eu l’art de n’offenser mortellement personne, il trouvera dans les rangs des uns comme des autres des avocats pour plaider et gagner sa cause. Ce sera, ou la France, qui a proclamé d’avance que la Silésie, passée des mains de l’Autriche à celles de la Prusse, avait à ses yeux le caractère d’une conquête personnelle et suffisait pour la payer de tous ses sacrifices ; ou l’Angleterre, qui s’est déjà portée caution de toutes les cessions faites à Dresde et à Breslau, et ne laissera pas protester sa signature. L’objet désiré va donc tomber tout naturellement entre ses mains, pourvu qu’il sache rester en repos et ne rien commettre de nouveau à la fortune des combats.
Aussi, point d’intervention, pas même de médiation, dussent un roi à Versailles et une république à La Haye se mettre à ses pieds pour le conjurer de se faire l’arbitre de leurs prétentions. Les médiations font toujours un et le plus souvent deux mécontens, c’est ce qu’il veut surtout éviter. Son rôle est de sourire à droite et à gauche et de faire entendre, aux échos des deux côtés, des appels à la conciliation. Rien n’est curieux et parfois comique comme de voir ainsi celui-là même qui, mettant le premier le feu à la mèche, a allumé l’incendie qui embrase en ce moment l’Europe, se présenter gravement au monde comme un modérateur suprême, exempt de toutes les passions qu’il a déchaînées, puis de l’entendre pleurer sur les maux des peuples et entonner une véritable idylle sur les bienfaits de la paix. — « A Vienne, écrit-il à son ministre Podewils, on me regarde comme un ennemi implacable; à Londres, on me croit plus remuant, plus ambitieux et plus riche que je ne suis; Bestucheff suppose que je suis vindicatif... Ils se trompent tous : détrompons l’Europe prévenue[9]. »
« — Monsieur mon cousin, écrit-il au prince d’Orange, qui lui a notifié son avènement... Vous allez maintenant monter sur un théâtre où vous pourrez déployer aux yeux de toute la terre ces vertus que, jusqu’à ce temps, vous ne renfermiez pas tant en vous-même que vos amis ne les connaissent. Vous trouverez les affaires de la république dans une situation critique ; c’était dans des circonstances semblables où les Romains élisaient des dictateurs, et que souvent le mérite d’un seul homme donnait à cet état une face heureuse et nouvelle. Puissiez-vous contribuer à ramener dans votre patrie cette paix dont toute l’Europe a tant besoin, et que toute l’Europe désire, en continuant la guerre. Les mains ensanglantées qui cueillissent des lauriers sont souvent détestées par le mal involontaire qu’elles font et par ces veuves et ces orphelins qui redemandent leurs pères et leurs parens. Il n’y a que les mains pures qui cueillissent l’olive qui reçoivent des bénédictions d’autant plus sincères qu’elles s’emploient réellement pour le bonheur de l’humanité. Votre façon de penser m’est trop connue pour que je m’expose à m’égarer dans mes conjectures, et je vous assure que je saisirai, avec l’empressement le plus vif, les occasions où je pourrai concourir avec vous au rétablissement du repos de l’Europe et à l’affermissement d’une république dont mes ancêtres ne furent pas des alliés inutiles[10]. »
Et en même temps il ne négligeait rien pour bien convaincre les spectateurs naïfs qui tenaient les yeux fixés sur lui, que, libre de toute préoccupation d’ambition ou de guerre, il ne songeait plus qu’à faire le bien de ses sujets par d’utiles réformes, et à chercher d’honnêtes délassemens dans ses études favorites de philosophie et de littérature. Le 1er mai, juste au moment où tout retentissait du bruit des armes, il inaugurait sa modeste et champêtre demeure de Sans-Souci, où il ne se réservait que trois chambres, dont une bibliothèque, et où il avait d’avance fixé sa tombe. S’il envoyait à Paris son ami d’Argens, c’était uniquement afin de lui ramener des comédiens pour son théâtre. Enfin, le 2 juin, il faisait à l’Académie une lecture solennelle des premiers chapitres de son travail historique sur les débuts de la maison de Brandebourg. — « Ce morceau, disait Valori en sortant ravi de la séance, est d’un goût bien singulier, beau et noble, sentant la liberté et la grandeur de l’auteur,.. également curieux par la beauté et la singularité du style... Il m’a paru que son modèle, quant aux digressions, est M. le président de Montesquieu dans la Grandeur et la Décadence des Romains. » — « Je m’applaudis sans cesse de ma position présente, écrivait-il enfin à un de ses confidens habituels, d’où je vois les orages gronder et la foudre qui tombe sur les chênes les plus inébranlables sans que cela me touche. Heureux lorsqu’on est tranquille par sagesse et que l’expérience amène avec elle la modération ! A la longue, l’ambition n’est que la vertu d’un fou : c’est un guide qui vous égare et qui vous casse le cou en vous conduisant dans un précipice qui est couvert de fleurs. « — Notez que le correspondant à qui ces lignes bucoliques étaient adressées avait été employé à de délicates négociations et savait parfaitement à quoi s’en tenir sur leur sincérité. Mais les grands acteurs aiment à jouer la comédie même devant ceux qui les voient rire sous leur masque[11].
Quand Frédéric invitait le nouveau stathouder de Hollande à travailler avec lui au rétablissement de la paix, ni lui ni personne n’avait assurément l’illusion que de tels conseils seraient écoutés. Ce n’était pas d’une contrée en feu, où une invasion armée venait de susciter une réaction révolutionnaire, que pouvaient venir des inspirations pacifiques. Ce qui fut plutôt surprenant, c’est qu’après une si vive impulsion belliqueuse donnée de part et d’autre, la guerre, engagée aux portes mêmes du pays menacé, subit un temps d’arrêt inattendu de quelques semaines comme si assaillans et défenseurs eussent craint également d’en venir aux mains.
De la part de l’armée des puissances coalisées, cette hésitation s’expliquait assez naturellement. A la première nouvelle de l’entrée des troupes françaises en Zélande, Cumberland, qui s’était fait investir du commandement suprême, avait cru, je l’ai dit, pouvoir parer le coup en venant mettre lui-même le siège devant Anvers : il se flattait de prendre les agresseurs à revers et au dépourvu et de ne trouver dans la place qu’une garnison réduite et insuffisante. Mais la rapidité des succès enlevés par Maurice avait trompé son attente, et, craignant de se voir en face du vainqueur si promptement de retour, il avait dû arrêter sa marche, retardée d’ailleurs déjà par la formation lente et irrégulière des contingens autrichiens et hollandais qui étaient placés sous ses ordres. Il restait campé dans un espace étroit entre les deux affluons de l’Escaut qui portent le nom de la petite et de la grande Nèthe.
De là il surveillait et tâchait de deviner le prochain mouvement de son adversaire. Si Maurice continuait à procéder comme il avait opéré dans les Pays-Bas, et comme il venait de faire en Zélande, son dessein devait être de s’emparer successivement de toutes les places fortes qui dominaient la contrée. Il y en avait deux, également pourvues d’un système de fortifications respectable et qui, situées à deux extrémités opposées du territoire proprement dit de la république, étaient comme les clés qui en ouvraient et fermaient l’entrée : Berg-op-Zoom et Maestricht. Laquelle devait être l’objet de la première attaque? Cumberland, dans la position qu’il avait prise, se trouvait à peu près à égale distance de l’une et de l’autre et tenait à rester en mesure de les secourir au premier signal : il n’osait bouger, craignant de se découvrir à droite s’il se portait à gauche et réciproquement. L’incertitude le tenait dans l’inaction.
De plus, pour prendre l’initiative de marcher à l’ennemi, il eût fallu être certain d’être suivi sans résistance par tous ceux qui devaient obéir; or cette docilité absolue n’était le fait ni du prince de Waldeck, qui commandait encore les Hollandais, ni du général Batthyanyi, qui remplaçait le prince de Lorraine à la tête des Autrichiens. L’un et l’autre, assez blessés de la position secondaire qui leur était faite, se montraient toujours disposés à attendre quand leur supérieur proposait d’agir, ou à se porter en avant quand il inclinait à rester en place. À ces difficultés naturelles de tout commandement partagé, venaient s’ajouter des complications imprévues produites par le changement politique qui était survenu en Hollande. L’élu du peuple, bien que très novice en fait d’opérations militaires, se montrait désireux d’y prendre part et croyant de son devoir de veiller à la défense nationale, envoyait de La Haye des demandes incommodes et élevait des exigences qui ressemblaient à des ordres. Orange et Cumberland étaient beaux-frères, l’un fils et l’autre gendre du roi d’Angleterre, mais il fut bientôt évident que cette parenté si proche semblait faire naître entre eux plus de rivalité que d’affection. On eût dit que chacun des deux regrettait de ne pas joindre à son propre rôle celui qui était échu à l’autre. Le prince-magistrat trouvait dur de ne pas être chargé de défendre lui-même l’indépendance de l’État qui lui était confié, et le prince-général, qui avait peut-être rêvé un instant que le choix populaire se porterait sur lui, aurait voulu tenir en main les pouvoirs civils aussi bien que militaires. De là, dans l’opération à laquelle ils devaient s’employer en commun, des contrariétés et par suite des lenteurs inévitables : — « Nos deux héros, écrivait le ministre anglais Pelham, s’accordent assez mal ensemble; le nôtre (Cumberland) est ouvert, franc, résolu, peut-être un peu vif. L’autre est prétentieux, pédant, raisonneur et tenace. L’un qui voit le danger à sa porte demande qu’on l’assiste d’un ton de maître ; l’autre, plus circonspect, ne veut jamais se priver des forces dont il ne croit pas pouvoir se passer avec sécurité[12]. »
Ce serait faire trop d’honneur au sens politique de Maurice que de supposer que, soupçonnant ces dissentimens intérieurs de la coalition, il patientait, de son côté, uniquement pour laisser opérer le désordre et le désarroi qui en étaient la suite; son calcul, en se posant en face de Cumberland et en restant l’arme au bras, était plus simple. Il considérait la position que Cumberland s’obstinait à occuper comme étroite, gênée, impossible à conserver indéfiniment. Tandis que lui-même, maître de toutes les ressources des riches provinces flamandes, assis sur une base d’opérations aussi large qu’assurée, n’ayant à craindre ni pénurie de subsistances, ni obstacle quelconque dans ses communications, campait aussi à l’aise que s’il eût été en France, en pleine paix, l’armée alliée, au contraire, se trouvait resserrée dans une bande de terre de quelques lieues de superficie, que la consommation de plus de cent mille hommes ne devait pas tarder à épuiser. Le moment devait donc arriver (si on savait l’attendre) où le général anglais n’aurait que l’alternative soit d’opérer un mouvement rétrograde sur la Hollande, qui aurait la honteuse apparence d’une lutte sans combat, soit de faire un effort pour se dégager et de venir ainsi chercher la bataille en rase campagne. De ces deux résolutions, il n’était guère douteux que la seconde serait au dernier moment préférée par un guerrier en renom qui avait l’honneur de Culloden à soutenir et à prendre la revanche de Fontenoy : et, d’ailleurs, le parti qui régnait à La Haye, obéissant à des passions populaires toujours en fermentation, ne lui aurait pas laissé la liberté de l’hésitation. C’étaient donc pour l’armée française quelques jours à passer après lesquels le combat serait offert dans les conditions mêmes que son chef aurait choisies, et, le lendemain de la victoire, qui ne pouvait manquer (il l’espérait bien) de lui rester fidèle, le siège pouvait être mis indifféremment devant telle place forte qui conviendrait, sans gêne d’aucune sorte, toute armée de secours se trouvant détruite et dispersée d’avance. C’est ce que Maurice a expliqué lui-même dans quelques lignes pleines de sens : — « Mon opinion, dit-il, était, après la prise de la Flandre hollandaise, de ruiner par notre position l’armée de l’ennemi et de conserver la nôtre et d’attendre le bénéfice du temps. — Mais, ajoute-t-il, cette conduite a été jugée trop unie, et on a jugé à propos d’opérer et de provoquer les événemens[13]. »
Qui voudrait le croire, en effet, si ces paroles un peu tristes n’en étaient le témoignage assuré? Tout l’éclat, tout l’enchantement des premiers succès si rapidement obtenus en quelques semaines ne devaient pas suffire pour affranchir Maurice cette année plus que la précédente de la critique frivole des impatiens et des envieux. On s’accoutume d’ailleurs vite aux prodiges, et la curiosité éveillée en attend et bientôt en exige chaque jour de nouveaux. On s’était habitué à apprendre par chaque courrier la prise d’une ville et la capitulation d’une garnison. Quand cette marche triomphale fut un instant interrompue, ce fut une déception que vint accroître la douloureuse impression causée par la défaite de la marine française au cap Finistère. On croyait marcher à une prompte fin : tout était donc encore une fois suspendu et à recommencer. Les murmures se firent de nouveau entendre à la cour, à Paris et à l’armée, et Maurice étant, parmi les puissans du jour, le plus en vue et le plus en crédit, s’y vit tout particulièrement exposé. Il était impossible, à la vérité, après l’épreuve qu’on venait de faire, d’accuser la lenteur et la timidité de ses conceptions; aussi on se rabattit sur une imputation d’un autre genre : c’était bien lui, dit-on, qui, pouvant tout terminer par un coup d’éclat, se refusait à toute action décisive pour prolonger avec la guerre la position dominante qu’elle lui assurait et l’apparence comme les agrémens d’une véritable souveraineté exercée sur les provinces conquises. Il était le roi des Pays-Bas et voulait le rester : — « M. le maréchal de Saxe, écrit Chambrier (à la suite d’une conversation avec quelqu’un, dit-il, qui voit clair), regardera toujours son intérêt personnel;... il aime la conquête qu’il a faite pour le bien qui lui en revient, et au comte de Lowendal, son favori. Le maréchal de Saxe est, dit-on, comme le souverain des Pays-Bas autrichiens : il y taille, il y rogne comme il lui plaît : cette position est trop flatteuse pour lui pour qu’il risque de la perdre sans y être forcé... Ses envieux disent qu’il se soucie médiocrement que la guerre finisse, parce qu’il lui est bien plus avantageux de toutes les façons que la situation brillante dans laquelle il est se prolonge le plus longtemps possible, que de se retirer à Chambord, de n’être plus rien et d’être exposé aux critiques qu’on pourra faire sur son compte lorsque personne ne le craindra et ne croira pas en avoir besoin[14]. » Si cette humeur frondeuse n’avait été le fait que des courtisans, des nouvellistes ou d’une jeunesse trop ardente, Maurice, accoutumé aux mauvais propos, s’en serait médiocrement soucié ; mais la présence du roi, qu’il n’avait probablement pas souhaitée, vint lui donner un plus sérieux embarras. Louis XV arrivait précipitamment, faisant violence au désespoir de Mme de Pompadour qui, peu de jours auparavant, écrivait encore au comte de Clermont : — « J’ai pris des eaux ces derniers jours pour une bile affreuse qui m’est causée par l’attente du moment qui s’approche et que ma mort certaine ne me ferait pas reculer quand il sera nécessaire pour la gloire de celui à qui je suis attachée. » — Afin d’éviter le cruel moment des adieux, le départ eut lieu, nous dit Luynes, de grand matin, par un escalier de derrière du palais, sans que personne, même la reine, fût prévenu de l’heure exacte. Tant de hâte ne pouvait s’expliquer que par l’attente d’un événement décisif et la crainte d’en manquer l’occasion. Le roi avait cru sans doute que tout allait se passer comme à Fontenoy, où il était arrivé à point comme au théâtre, tout, acteurs et décorateurs, étant prêt à lui donner le spectacle d’une bataille. Quand, au lieu de cette entrée de jeu brillante il lui fallut voir des jours, puis des semaines s’écouler dans une inaction monotone, l’ennui le prit : ce mal lui était familier, et il le laissa si bien voir sur son visage qu’à Paris même on en fut informé : « A l’armée de Flandre, écrit Barbier dans son journal, on ne fait que des mouvemens sans rien entreprendre encore, ce qui fait dire que le roi s’ennuie. » Chacun alors se mit à se plaindre, à trouver comme lui le temps long et à faire tout haut des vœux et même des plans d’attaque pour sortir de cette torpeur[15].
Enfin, il n’y eut pas jusqu’au ministre de la guerre lui-même, le comte d’Argenson, qui, bien qu’ayant su se faire épargner dans la disgrâce de son frère, en voulait toujours au maréchal de Saxe de l’avoir provoquée, laissa clairement entendre qu’il était de l’avis des mécontens.
Ce n’était pas cependant que, pour faire prendre patience à son monde, Maurice n’eût pris soin, cette fois encore, de lui procurer des divertissemens. L’inappréciable Favart était revenu, prenant autant que jamais son rôle de chantre de l’armée au sérieux, et pour ne favoriser personne et ne point faire de jaloux, sa troupe était divisée en deux bandes, dont l’une faisait son joyeux office à Namur, où le comte de Clermont tenait garnison, et l’autre auprès de Louvain, ayant l’honneur de distraire, à l’occasion, le maréchal et le roi lui-même. Les rivalités et les querelles de ces deux compagnies donnaient lieu (ce sont les correspondances quasi-officielles elles-mêmes qui l’attestent) à des scènes dignes du roman comique et presque aussi amusantes que les pièces de leur répertoire.
Je recommanderais volontiers à ceux qui voudraient faire une étude de mœurs peignant bien la physionomie de cette armée aussi brillante que frivole, toute une série de lettres échangées, presque sans rire, au milieu des rapports et des ordres de service entre le comte de Clermont et le comte de Saint-Germain (plus tard ministre de la guerre et fameux à plus d’un titre), au sujet d’une petite actrice qui veut quitter sa troupe pour passer dans la rivale, et que son directeur veut retenir malgré elle. Le prince se vante d’être le défenseur des princesses affligées, et le général accepte le rôle du seigneur châtelain qui les délivre, « bien que, dit-il, tout Louvain soit en deuil, et que le directeur, au désespoir, veuille se passer l’épée au travers du corps; et souhaite que la captive affranchie témoigne à son libérateur sa reconnaissance. » Le prince l’en remercie, « mais quant à la reconnaissance, ajoute-t-il, vous savez que selon les règles du roman, le cavalier doit courir bien longtemps avec son héroïne en linge sale et en pierreries, avant d’oser seulement la toucher du bout du doigt. »
Une aventure non moins réjouissante est celle de la demoiselle Grimaldi qui, voyageant sans escorte, est surprise par un parti de hussards autrichiens et, qui, au moment où ses défenseurs vont dégainer pour la protéger, se jette entre les combattans, dans un négligé plus que galant, en suppliant qu’afin d’éviter l’effusion du sang, on la prenne pour seule victime du combat. Enfin celui qui prête, sans le savoir, le plus à rire, c’est le pauvre Favart lui-même, risquant, à plus d’une reprise, d’être enlevé dans ses tournées d’inspection, et qui, une fois entre autres, pour rester inaperçu, doit passer trois jours et trois nuits sans dormir, debout appuyé sur un arbre et les pieds dans l’eau, « enviant, écrit-il lui-même à sa femme, le sort du plus misérable bourgeois de Paris[16]. »
Encore, si le digne homme n’avait à se plaindre que de ses mésaventures guerrières; mais les assiduités chaque jour plus visibles du maréchal pour la femme dont il est lui-même plus épris que jamais, l’exposent à des plaisanteries d’un autre genre ; celles-là, il faut bien en convenir, atteignent aussi le grand homme de guerre, incapable, même dans cette heure critique, de dominer ou de dissimuler ses faiblesses. Les relations du mari et du protecteur de la belle Chantilly deviennent, cette année, très orageuses. Inquiet de l’effet que pourraient produire les hommages de ce redoutable soupirant, Favart, tout en jurant qu’il n’est pas jaloux et n’aura jamais lieu de l’être, fait partir sa femme pour Bruxelles, sous prétexte d’y chercher des soins pour une maladie qui ne lui permet plus de paraître en scène. Le vainqueur de Fontenoy, alors, pour lui faire ses adieux, se met en frais de rhétorique galante et même de poésie : — « Mademoiselle de Chantilly, lui écrit-il, je prends congé de vous : vous êtes une enchanteresse plus dangereuse que feue Mme Armide. Tantôt en pierrot, tantôt travestie en amour, vous faites si bien que vous nous enchantez tous. Je me suis vu au moment de succomber aussi, moi dont l’art funeste est d’effrayer l’univers. Quel triomphe pour vous, si vous aviez pu me soumettre à vos lois ! Je vous rends grâce de n’avoir pas usé de tous vos avantages. Vous ne l’entendez pas mal pour une jeune sorcière, avec votre houlette, qui n’est autre que la baguette dont fut frappé ce pauvre prince de Flandre, qui Renaud se nommait, je crois. Déjà, je me suis vu entouré de fleurs et de fleurettes, équipage funeste pour tous les favoris de Mars : j’en frémis! Qu’aurait dit le roi de France et de Navarre, si, au lieu du flambeau de sa vengeance, il m’avait trouvé une guirlande à la main? Malgré le danger auquel vous m’avez exposé, je ne puis vous savoir mauvais gré de mon erreur, elle est charmante.
Adieu, divinité du parterre adorée;
Faites le bien d’un seul et le désir de tous,
Et puissent vos amours égaler la durée
De la tendre amitié que mon cœur a pour vous.
« Pardonnez, madame, à un reste d’ivresse, cette prose rimée que votre talent m’inspire ; la liqueur dont je suis abreuvé dure souvent plus qu’on ne pense. »
Il est regrettable que Favart, qui insère cette épître tout au long dans ses mémoires, pour attester la vertu de sa femme, n’ait pas produit le fac-simile de l’original. Écrite de l’orthographe qu’on connaît, ce devait être une pièce tout à fait piquante. Mais le malheur voulut que les rieurs, qui probablement en avaient eu connaissance, insinuèrent discrètement au maréchal que la maladie prétendue n’était qu’une feinte pour lui échapper en se jouant de lui. — « Envoie-moi, écrit Favart tout effaré, à sa femme, un certificat du chirurgien pour le faire voir au maréchal… On m’a menacé de te faire venir de force par des grenadiers et de me punir si j’en impose sur ta maladie. » Ces alternatives de douceurs et de menaces donnaient aux dépens du commandement suprême une assez triste comédie[17].
On avait beau rire cependant : rien n’ôtait l’envie de se battre. Maurice, voyant que l’impatience gagnait tout le monde, se décida à la satisfaire. Le comte de Clermont qui, à plusieurs reprises, avait écrit à Mme de Pompadour « son regret de n’avoir rien à lui mander, » put enfin lui annoncer que l’armée du roi allait se mettre en mouvement et que lui-même devait marcher vers Maestricht[18]. Ce fut, en effet, dans cette direction et avec l’intention manifeste de mettre le siège devant cette place importante que tous les corps d’armée successivement reçurent l’ordre de se porter. Le roi quitta Bruxelles, transportant avec le maréchal lui-même son quartier-général à Tirlemont, puis à Tongres. — « J’obéis, » disait plus tard le maréchal, ne se dissimulant pas qu’il commettait une faute en étendant sa ligne, et en donnant à Cumberland la facilité de la couper. Il risquait par là de se voir séparé de Bruxelles et de sa base d’opérations. « Cet événement, ajoutait-il, aurait mis nos ennemis dans l’abondance, et nous, fort à l’étroit et dans la nécessité de manger notre pain. » Heureusement il y a remède à tout, et le vice de l’opération fut réparé par l’habileté de l’exécution. Le dangereux mouvement fut assez bien masqué, et conduit avec assez de promptitude pour que Cumberland n’en fût averti que quand il était à peu près accompli et que toute l’armée française était déjà groupée en vue et à portée de Maestricht. Le prince craignit alors d’être encore cette fois gagné de vitesse, et se porta rapidement lui-même vers la place menacée. Restait à savoir s’il arriverait à temps pour s’opposer à l’investissement. En ce cas, la bataille tant désirée était inévitable, et chacun dut s’y préparer.
Il semble qu’à ce moment solennel, le roi de France eût dû n’avoir d’autre devoir et d’autre souci que de veiller au succès de cette grande épreuve où il allait engager encore une fois l’État tout entier, avec sa personne. Mais ce n’était pas le moindre des inconvéniens de la présence du souverain à l’armée que tout le gouvernement s’y transportait avec lui et que, dès lors, les affaires de toute nature, même les plus étrangères à l’action engagée, devaient être traitées et toutes les résolutions devaient être débattues devant lui, au milieu de l’agitation des camps, tantôt à la veille, tantôt au lendemain des émotions du champ de bataille. C’est ainsi que, pendant que tout se préparait pour un combat qui pouvait devenir nécessaire d’une heure à l’autre, on vit arriver à Tongres, où était encore le quartier-général du roi, le ministre des affaires étrangères, Puisieulx, et l’ambassadeur d’Espagne, le duc d’Huescar. Aussi troublés l’un que l’autre, ces importans personnages venaient soumettre au jugement de Louis XV un différend très grave survenu entre le marquis de La Mina et le maréchal de Belle-Isle et solliciter une décision dont pouvaient dépendre l’accord des deux couronnes de France et d’Espagne et le sort de leurs armées combinées en Italie.
Il fallut bien les écouter, toute affaire cessante. Le narrateur est donc obligé de faire comme le roi et son conseil et d’oublier pour un instant les deux armées prêtes à entrer en conflit dans les plaines de Flandre, pour se transporter en esprit à trois cents lieues de là, sur les bords de la Méditerranée. Ce temps d’arrêt est indispensable pour ne pas perdre de vue l’ensemble de cette situation complexe, qui présente à tout instant deux intérêts, l’un politique, l’autre militaire, solidaires l’un de l’autre et engagés à la fois sur deux théâtres différens.
La nouvelle campagne d’Italie s’était ouverte sous d’assez brillans auspices. Belle-Isle était venu reprendre son commandement après quelques mois passés à la cour, où il s’était vu très chaudement félicité par les uns pour avoir chassé l’ennemi des territoires français, non moins vivement critiqué par d’autres pour n’avoir pas su profiter de l’occasion et reprendre pied tout de suite en Italie. Il se remettait à l’œuvre très excité par ce mélange bruyant de blâmes et d’éloges qui est le propre de ce qu’on appelle la gloire. Après quelques années de retraite et d’oubli, attristées peut-être par la comparaison du succès d’un rival, il jouissait de voir s’ouvrir devant lui un champ nouveau d’activité et d’émulation. Ses amis, au nombre desquels il fallait compter tous ceux qu’importunait la renommée du maréchal de Saxe, se plaisaient à faire remarquer que les victoires remportées en Flandre avaient été jusque-là plus brillantes qu’utiles, et que c’était en Italie réellement que le sort de la guerre allait se décider. Ils lui faisaient sentir toute l’importance du rôle qui lui était rendu. En réalité, une sorte de concours était ouvert entre les deux hommes de guerre de France les plus en renom, et c’était à qui aurait l’honneur de porter à l’ennemi le coup décisif et de rendre à sa patrie le bienfait de la paix.
À plus de soixante ans accomplis, cependant, et déçu déjà une fois dans ses plus hautes espérances, s’il ne se fût agi que de travailler à son succès personnel, peut-être Belle-Isle eût-il été moins sensible que par le passé aux désirs et aux rêves de l’ambition. Mais une pensée plus désintéressée et presque aussi chère l’animait dans cette nouvelle épreuve. Son frère, le chevalier, avec qui il était dès l’enfance tendrement uni, et qui avait toujours modestement rempli à ses côtés le rôle de confident et de conseiller, venait de sortir aux yeux de tous de cette position secondaire. Appelé par son tour de service à servir d’aide-de-camp à Maurice dans la journée de Rocoux, il s’était acquitté si valeureusement de son devoir qu’une part de la victoire lui était attribuée d’un commun aveu ; depuis lors, la direction de l’armée d’Italie lui avait été remise avant l’arrivée, puis pendant l’absence de son frère, et il y avait fait preuve de toutes les qualités propres au commandement supérieur. Ces services très appréciés le plaçaient au premier rang des officiers de son grade. S’il venait à y joindre quelque action d’éclat dont le résultat fût incontestable, il n’était pas de si haute récompense qui ne pût lui être légitimement accordée. L’amitié fraternelle devait chercher à lui en fournir l’occasion et à lui en réserver l’honneur. Deux maréchaux dans une seule famille, c’eût été une grandeur presque sans exemple. Quelle aventure si, de la disgrâce où ils étaient nés, les deux petits-fils du proscrit Fouquet finissaient par s’élever l’un et l’autre à cette fortune inouïe !
Confiée à des frères si intimement liés, la nouvelle campagne prenait en quelque sorte le caractère d’une affaire de famille : et pour que rien ne manquât à cette réunion, le maréchal se faisait suivre cette fois par son jeune fils, à peine âgé de quinze ans, cet aimable comte de Gisors, dont la brillante destinée devait être si tôt tranchée et qui a dû, de nos jours, à un récit plein de sentiment et de grâce, une célébrité posthume qui ne périra plus. Le petit comte, bien que mis nominalement, suivant l’usage du temps, à la tête d’un régiment (celui de Royal-Barrois), était encore accompagné de son gouverneur et servait de secrétaire à son père, quand le chevalier était séparé du maréchal et que des communications confidentielles devaient passer de l’un à l’autre. Les correspondances militaires de ce temps fécond en contrastes réservent, en vérité, à celui qui les étudie, après d’arides recherches, des momens de surprise qui ont leur prix. Je n’ai pas craint, il y a peu d’instans, de faire sourire le lecteur par des anecdotes de coulisse tirées des papiers de l’armée de Flandre, ceux de l’armée d’Italie présentent un autre genre d’agrément. Qui ne serait touché d’y rencontrer des détails d’intérieur et de familiarité domestique comme ceux-ci? « Donnez, écrit le maréchal à son frère, les ordres nécessaires pour nos équipages. Je porte un lit de fer léger pour l’enfant. » Et en post-scriptum à une lettre tracée d’une main enfantine : « Vous trouverez, mon cher oncle, un pâté dans la lettre de mon cher papa où il y a de mon écriture. Je vous avertis qu’il n’est pas de moi; j’avais presque envie de le mettre à la marge : je suis bien aise de vous avertir, parce que vous connaissez mon inclination pour toutes sortes de pâtés. »
Les troupes espagnoles et françaises passèrent en commun le Var dès les premiers jours du printemps, et, comme pour répondre au vœu secret du maréchal, débutèrent par un fait d’armes dont l’heureux succès dut être attribué principalement au chevalier. Les Autrichiens, ne possédant plus un pouce du sol français sur la terre ferme, restaient encore maîtres des îles Sainte-Marguerite, et six gros vaisseaux anglais croisant en vue des côtes, sous la conduite de l’amiral Byng en personne, pour prévenir tout débarquement, semblaient rendre impossible de les en déposter. On réussit cependant à tromper la vigilance de l’amiral. Une flottille de bâtimens de transport vint silencieusement prendre à Cannes son chargement d’hommes, de canons et de munitions de toute espèce; puis, un gros orage ayant, un soir, obligé les vaisseaux anglais d’aller chercher un refuge dans le port de Villefranche, tout se trouva prêt d’avance; le lendemain, la descente dans l’île put être opérée en quelques heures. La tranchée fut immédiatement ouverte devant le fort de l’île principale, et le capitaine autrichien, pris au dépourvu, dut capituler et se rendre prisonnier de guerre avant que l’amiral Byng, prévenu de la surprise, eût pu donner le signal de retour à son escadre. L’exécution de ce coup d’audace avait été confiée au brave Chevert, qui l’accomplit avec sa précision et sa vigueur habituelles ; mais la pensée première et l’habile combinaison des préparatifs étaient l’œuvre du chevalier, et le maréchal, arrivé au camp de la veille seulement, tint à lui en rendre publiquement le témoignage.
Les Gallispans, entrés aussitôt dans le comté de Nice, n’y rencontrèrent ni une plus longue, ni une plus forte résistance : au bout de quelques semaines, la ville de Nice même avait fait sa soumission sans combat ; les forts de Montalban et de Villefranche cédaient au premier coup de canon, et le siège était mis devant la place de Vintimille, dont la défense, un peu plus solide, ne pouvait cependant être prolongée au-delà de quelques jours. Ce fut à ce moment et sur la suite qu’il convenait de donner à cette brillante entrée en campagne que s’éleva, entre les deux généraux La Mina et Belle-Isle, un différend si profond que, aucune conciliation n’étant possible et aucun d’eux ne voulant céder, il fallut en remettre la décision à leurs cours, et, quelque fâcheux que fût le délai, aller chercher une solution à la fois à l’Escurial et en Flandre.
Voici quel était le sujet, effectivement très grave, du dissentiment. Ces premiers succès, si facilement obtenus, avaient au fond plus d’éclat que d’importance, car ils s’expliquaient par la même cause qui avait amené la fin précipitée de l’invasion de la Provence. Les garnisons autrichiennes et piémontaises laissées dans les places fortes étaient partout réduites à un chiffre insuffisant, parce que le gros des forces de l’impératrice et du roi de Sardaigne était concentré devant Gênes, occupé à faire le siège de cette ville où une population tout entière en armes et un gouvernement rétabli par l’insurrection se défendaient avec ténacité. En réalité, ce siège de Gênes était l’affaire principale et (comme nous dirions de nos jours) le véritable objectif de la campagne nouvelle sur lequel tout le monde avait les yeux fixés. Une révolte, victorieuse de troupes réglées et sachant se maintenir contre elles; la résistance populaire justifiée par le sentiment patriotique; c’étaient, à cette époque, des faits assez étranges pour exciter une curiosité et même un intérêt général. « Je ne sais, écrivait Vauréal à Belle-Isle, si jamais la république romaine a fait un acte aussi hardi et aussi vigoureux. Quoi qu’il en soit, les deux couronnes (de France et d’Espagne) n’ont pas, ce me semble, à délibérer sur la résolution de faire l’impossible pour soutenir un peuple dont le courage, si on l’abandonne, n’aura eu d’autre effet que d’assurer son entière destruction, qui imprimera une tache éternelle à l’honneur des deux monarchies. »
L’évêque disait vrai : l’honneur français et castillan avait trop souffert l’année précédente de l’abandon qui avait causé la chute de la noble république; renouveler la même faiblesse et laisser succomber, faute d’aide, des gens qui savaient si bien s’aider eux-mêmes, c’eût été le comble de l’humiliation. Mais, de son côté, Marie-Thérèse ne pouvait digérer l’injure faite à ses armes par une population rebelle, et à tout prix il lui fallait sa vengeance. Le point d’honneur était ainsi engagé des deux parts, soit à seconder, soit à écraser cet effort suprême d’une nation au désespoir.
On avait si bien senti cet intérêt à Madrid et à Versailles, que, dès le commencement de l’hiver, on était tombé d’accord de faire passer à la république, dès que l’état de la mer le permettrait (la voie de mer étant la seule ouverte), un corps de douze mille hommes, moitié Français, moitié Espagnols, et, pour relever le caractère de l’expédition, on lui donnait comme chef un très grand seigneur qui était aussi un bon militaire, le duc de Boufflers. effectivement, dès le commencement de mars, les bataillons français étaient embarqués, partie à Toulon, partie à Marseille ; mais des deux convois, un seul put arriver au port, l’autre ayant dû renoncer à passer sous le feu des croisières anglaises. Quant aux bataillons espagnols, ils avaient dû être expédiés de Naples, où leur présence était inutile (puisque l’infant qui y régnait n’avait à craindre aucune attaque). Mais à l’heure dite, on n’en entendit pas parler, et La Mina (ce fut le premier sujet de querelle entre les deux généraux) ne se mit nullement en peine de les faire venir, de sorte qu’en définitive le secours annoncé se borna à un faible corps de deux à trois mille hommes, très inférieur à l’attente de la population et peu en rapport avec la dignité de son commandant.
Le duc de Boufflers n’en fut pas moins très bien accueilli ; et, pour faire oublier le pauvre appareil dans lequel il se présentait, il crut devoir enfler son langage et donner en paroles et en promesses ce qu’il n’apportait pas en réalité. — « Sérénissime prince et très excellens seigneurs, disait-il au doge et au sénat de Gênes, le monarque de l’Europe le plus puissant, et, ce qui n’est pas un moindre titre, le plus fidèle à ses engagemens, m’envoie vers vous pour partager vos travaux et votre gloire. Il m’ordonne de déclarer qu’il est résolu, à quelque prix que ce soit, de rendre à cette généreuse et infortunée république la splendeur et l’indépendance que les nations les plus barbares rougiraient de vous disputer... Une puissance décidée à vous subjuguer a détruit vos forteresses, elle a tenté de vous réduire à l’esclavage le plus humiliant,.. mais elle n’a pu vous enlever ni votre honneur ni votre liberté ; ces biens inestimables, mille fois plus précieux que la vie, sont en votre pouvoir... C’est à vous-même que vous devez cette heureuse révolution qui a prévenu le secours de vos alliés; c’est vous, illustre république, qui vous rendez l’émule de cette ancienne Rome, de ce sénat romain dont la présence d’Annibal et d’une armée victorieuse, répandue sous ses murailles, ne put ébranler le courage. Ne perdez donc jamais de vue vos véritables intérêts : d’un côté la honte et l’esclavage, de l’autre la gloire et la liberté... Très excellens seigneurs, daignez prendre confiance, je vous en conjure, en l’homme du monde qui a le plus à cœur votre liberté. Je n’en suis que meilleur Français en devenant le plus zélé de vos citoyens. Montrez-moi le péril ; ma charge est de le connaître. Je ferai toute ma gloire de vous en prémunir. » Malgré le ton un peu emphatique de ces assurances, Boufflers n’était pas, ou du moins ne iut pas longtemps dupe lui-même de l’illusion qu’il voulait causer. Pendant qu’il tenait en public ce langage retentissant, il prenait connaissance de la véritable situation et se mit discrètement en devoir d’avertir que la partie était très compromise et ne pouvait, en réalité, être continuée dans de telles conditions. Le peuple, plein de courage, était sans discipline et sans habitude des armes : les patriciens qui composaient le gouvernement suivaient mollement un mouvement qu’ils n’avaient pas provoqué, et, tremblant pour leurs biens, leurs personnes et leurs familles, étaient disposés, au fond de l’âme, à accepter les conditions de l’Autriche, pourvu qu’on leur offrît quelque accommodement raisonnable, Boufflers ajoutait que l’argent faisait défaut, que les fonds qu’il avait apportés ne tarderaient pas à être épuisés, et il concluait que, ne pouvant rien avec les ressources dont il disposait, un secours devait lui être donné au plus tôt, si on ne voulait pas qu’une aventure, si glorieuse à son début, finît d’une façon aussi triste pour les Génois que ridicule pour lui-même et pour la couronne de France[19].
Ni Belle-Isle ni La Mina, informés du péril et de l’urgence par des émissaires qui traversaient les lignes des assiégeans, ne pouvaient méconnaître la nécessité de répondre promptement à l’appel qui leur était adressé avec tant d’insistance. Mais ce fut sur le moyen le plus efficace d’apporter le secours réclamé que leur désaccord prit naissance. Le plus simple, celui qui se présentait le plus naturellement à l’esprit et auquel tout le monde était préparé, c’était, une fois la capitulation de Vintimille obtenue, de continuer à marcher résolument le long de la côte et d’arriver ainsi par Oneille, Finale et Savone sur les derrières des assiégeans. C’était l’avis de La Mina, qui ne paraissait même pas admettre qu’un autre plan pût être suivi. Belle-Isle, à la surprise assez générale, ne partagea point ce sentiment; quelque naturelle que fût la voie indiquée, il ne la trouvait ni facile ni sûre. Bien de plus imprudent, suivant lui, que d’engager deux armées, qui réunies formaient plus de cent mille hommes, dans le chemin étroit et resserré, coupé de torrens et d’accidens de toute nature, qui circule pendant une distance de plus de quarante lieues le long de la mer et au pied des montagnes, de Vintimille jusqu’à Gênes. Il représenta vivement, pour emprunter les expressions d’un historien militaire de nos jours, « le danger de s’avancer ainsi sur une route hérissée de mauvais pas, où l’on ne pouvait marcher qu’un à un, la difficulté de garder ensuite une communication aussi éloignée en prêtant le flanc, d’un côté, aux ennemis occupant les hauteurs, et de l’autre à la flotte anglaise, qui tenait la mer, » et Vintimille (il le déclara très nettement) était pour lui les colonnes d’Hercule que l’armée ne devait pas dépasser.
Aussi, à un plan qui, sous un air de simplicité, cachait des pièges sans nombre, il substituait une conception plus hardie en apparence, mais qui, frappant l’ennemi droit au cœur, allait par là-même plus directement au but. Trente bataillons avaient déjà été laissés en Dauphin é, autour de Briançon, pour garder les passages des Alpes ; que vingt autres, détachés de l’armée d’Italie, vinssent rapidement s’y joindre, et, cette force devenant assez considérable pour passer de l’observation à l’action, l’entrée du Piémont pouvait être emportée d’assaut. La route de Turin se trouverait ainsi ouverte, et Charles-Emmanuel, menacé dans sa personne et dans sa capitale, serait contraint de rappeler à lui toutes ses troupes : le général autrichien, privé du contingent piémontais qui était sous ses ordres, ne pourrait continuer le siège de Gênes. Turin mis en péril, c’était Gênes délivrée sans coup férir.
Que ce dessein si audacieusement conçu dépassât le courage ou l’intelligence de La Mina, toujours est-il qu’il refusa absolument de s’y associer et donna, pour s’y opposer, des raisons dont la valeur était au moins spécieuse. Le temps d’arrêt subit de la marche de l’armée, suivi d’un mouvement rétrograde d’un important détachement, serait, dit-il, considéré comme un commencement de retraite. On y verrait l’abandon de tout effort immédiat pour délivrer Gênes. Le bruit, accueilli avec triomphe par les Autrichiens, ne tarderait pas à se répandre dans la ville assiégée et jetterait le découragement dans les rangs de ses défenseurs, qui se croiraient une seconde fois délaissés. L’honneur ne permettait pas de prêter au soupçon d’une telle faiblesse. À cette imputation blessante, Belle-Isle n’était pas embarrassé de répondre que, les bataillons espagnols n’étant pas arrivés à temps au rendez-vous, c’étaient eux, non pas les Français, qu’on pouvait soupçonner de défaillance. Mais cet échange de récriminations, en aigrissant les esprits, ne faisait que rendre la dissidence, déjà très grave en elle-même, moins susceptible encore d’accommodement.
Le recours à une décision supérieure était nécessaire, et les deux généraux ne songèrent plus qu’à plaider leur cause par écrit auprès de leurs cours. Mais Belle-Isle était si convaincu de l’excellence de la sienne et de la conviction qu’il saurait porter dans l’esprit, tant du roi que du ministre de la guerre dont il était resté l’ami, qu’il n’hésitait pas à tout préparer d’avance pour ne pas perdre un instant quand lui parviendrait la décision qu’il préjugeait. Tout était réglé et concerté dans le moindre détail avec son frère. C’était, en effet, dans sa pensée, le chevalier qui devait être chargé d’exécuter le coup hardi qu’ils avaient imaginé en commun. Serait-ce faire tort au héros de Prague de supposer que, parmi les considérations qui militaient dans son esprit en faveur de son audacieux projet, figurait (au second rang sans doute, et loin derrière les raisons stratégiques) le désir d’en confier le soin et d’en assurer la gloire à ce frère aimé? Ne peut-on pas croire qu’il le voyait déjà en espérance, descendant en vainqueur les pentes des Alpes, et dictant dans Turin même à Charles-Emmanuel épouvanté une soumission qui jetterait le désordre dans la coalition des ennemis, et donnerait peut-être ainsi le signal de la paix générale ? Ainsi un nouveau Belle-Isle terminerait glorieusement la guerre qu’un autre Belle-Isle avait commencée.
Malheureusement, il était beaucoup plus aisé au général espagnol de faire partager aux médiocres ministres de Ferdinand VI ses vues étroites et son jugement superficiel, qu’au général français d’associer à la hardiesse de son dessein l’irrésolution et la timidité des conseillers de Louis XV.
Le comte d’Argenson avait déjà entre les mains le mémoire envoyé par Belle-Isle à la défense de son système et peut-être avait-il eu le temps d’en donner connaissance au roi, quand arrivèrent, comme on l’a vu, au quartier-général de Tongres, le ministre des affaires étrangères accompagné du duc d’Huescar. Cet ambassadeur apportait l’ordre exprès de sa cour de réclamer à tout prix la marche immédiate de toute l’armée combinée sur Gênes et de s’opposer tout aussi nettement à la diversion méditée par le Dauphiné sur le Piémont. Il jetait les hauts cris, disait plus tard Puisieulx, déclarant qu’il y allait de l’honneur de son souverain, par suite du maintien de l’alliance entre les deux cours. Ce fut sous l’impression de cette menace que la question dut être portée par les deux ministres devant le roi : il s’agissait de mettre en balance les raisons militaires développées par Belle-Isle et les considérations d’un tout autre ordre que Puisieulx, très à regret, mais par la nécessité de son office, était obligé d’exposer. Le seul qui fut admis à la délibération tout intime de ce petit concile, ce fut le maréchal de Noailles, encore présent en Flandre et à qui Belle-Isle (quelque peu de goût que les deux maréchaux eussent l’un pour l’autre) avait cru devoir écrire directement, en faisant appel, pour obtenir son appui, à son expérience: « Ce n’est pas vous, disait-il, qui nous conseillerez de nous embarquer dans cet étau de Gênes par un défilé de cinquante ou soixante lieues, sans plage, sans communication et sans subsistances[20]. » Quant au maréchal de Saxe, présent aussi sur les lieux, et dont le conseil eût été peut-être bon à prendre, il était trop occupé de sa tâche propre et des préparatifs du combat qui ne pouvait guère être retardé, pour s’en distraire un seul instant. Il eût été délicat d’ailleurs de le consulter sur un intérêt qui touchait à la réputation d’un rival; le comte d’Argenson, qui tenait de moins en moins à lui complaire, n’était nullement pressé de rendre un tel hommage à la supériorité de son caractère et de son jugement.
Il fallait que la démonstration de Belle-Isle fût bien concluante et le danger d’aventurer l’armée sur le littoral étroit de la Méditerranée, mis par lui en bien pleine lumière, car personne ne songea, semble-t-il, à en contester l’évidence ou même à en atténuer la gravité, et cependant la conclusion fut qu’il fallait ordonner à Belle-Isle de commettre cette souveraine imprudence en exigeant de lui ce sacrifice comme une preuve de son patriotisme et en le déchargeant par avance de toute la responsabilité. des conséquences. Le danger de mécontenter l’Espagne et de la pousser à abandonner l’alliance l’emportait sur toute autre considération.
Il faut avoir lu de ses propres yeux cette incroyable résolution pour y ajouter foi, et il faut la laisser commenter à ceux qui la prirent avec une candeur qui accroît encore la surprise. Le premier à qui il convient de donner la parole, c’est le roi lui-même :
« Mon cousin, écrit-il de sa propre main, le 30 juin, si je ne consultais que l’intérêt de la conservation de mes troupes, et si je n’avais d’autre objet que de faire en Italie une guerre offensive, telle qu’elle pût avec le temps procurer un établissement à l’infant Philippe, mon gendre, j’entrerais dans les vues que vous me proposez d’agir, après la prise de Vintimille, par la voie de la diversion en Piémont : j’en sens toute la sagesse et toute la solidité, et je conviens qu’elle est plus conforme aux règles militaires et à la sûreté de nos opérations; mais des motifs plus puissans m’obligent de passer par-dessus cette considération : c’est le reproche éternel que j’aurais à me faire si la république de Gênes, venant à succomber, pouvait imputer sa ruine au défaut d’un secours que j’aurais pu lui donner... Soyez persuadé que je ne vous imputerai rien des événemens, tels qu’ils soient, qui peuvent résulter de l’exécution des ordres que-je vous donne, et que je vous saurai gré de tous les efforts que vous ferez pour les rendre heureux[21]. »
C’est Puisieulx maintenant qui ne craint pas (on se demande si c’est sérieusement) de vanter le désintéressement du roi et de faire à Belle-Isle un devoir et un mérite de s’y associer : « Aucun des dangers lui écrit-il, que vous faites envisager comme devant être une suite nécessaire de cette marche, n’a échappé à la pénétration de Sa Majesté, mais des motifs supérieurs ont déterminé la résolution qu’elle vient de prendre, de céder aux instances et aux désirs de la cour de Madrid... La crise est violente et je vous avoue que je ne puis y penser de sang-froid; mais le roi, après avoir mûrement pesé tous les risques, a pris sa résolution avec une fermeté et un désintéressement dignes de la grandeur de son âme, et Sa Majesté compte trop sur votre zèle pour son service pour n’être pas bien persuadée qu’en soumettant votre juste répugnance aux raisons qui l’ont décidée, vous lui donnerez de nouvelles preuves de votre respect et de votre attachement... Je sais avec quelle noblesse vous subordonnez toute autre considération aux volontés du roi et au bien de son service. Au reste, quel que puisse être l’événement, Sa Majesté vous saura toujours gré de ce que vous croirez devoir et pouvoir faire pour la parfaite exécution de ses ordres. — J’ai vu et lu toutes vos lettres, écrit-il encore peu de jours après, monsieur le maréchal, Sa Majesté ne vous rendra sûrement pas responsable des événemens. Elle est convaincue que, quoique la nécessité l’ait obligée à tenir une route dangereuse et tout opposée à votre opinion, vous n’en aurez pas moins mis d’attention à faire réussir le projet de M. de La Mina. »
Puis c’est le tour du comte d’Argenson : — « Je sens tout le poids de la besogne dont vous allez être chargé ; mais je vous demande en grâce, par l’amitié que j’ai, que j’aurai toute ma vie pour vous, de vous y livrer comme si elle était de votre choix et de votre goût[22]. »
Le maréchal de Noailles enfin répond lui-même à Belle-Isle, et, sentant bien qu’il n’était pas possible de prendre au sérieux le motif tiré de la nécessité de courir promptement au secours de Gênes, puisque (ce que Belle-Isle mettait en doute) c’était précisément la possibilité d’arriver à Gênes par la voie directe, il se met en devoir de donner, non sans embarras, les vraies raisons et ce qu’il appelle les raisons politiques de l’épreuve à laquelle le roi se décide à soumettre son général et son armée : ces raisons d’ordre supérieur, c’est en deux mots la subordination pure et simple aux volontés et aux fantaisies de l’Espagne. — « Il n’est pas douteux, dit Noailles, que l’Espagne ne se déterminera jamais à agir par la seule voie du Dauphiné : on lui a exposé toutes les difficultés d’agir par la côte de la mer, et elles ne l’ont point détournée de préférer cette route à toute autre, en sorte qu’elle regarde aujourd’hui ce point comme convenu et qu’on ne peut s’en écarter sans me compromettre et courir le risque de rompre avec cette couronne. Il serait à craindre que, si on la sollicite de faire un accommodement particulier, elle ne s’y laissât entraîner, si on lui en fournissait un prétexte plausible. » Puis, après quelques considérations assez obscures sur la nécessité de reprendre pied dans le centre même de l’Italie pour rendre plus facile l’établissement de l’Infant et par suite la conclusion de la paix : — « Dans la situation actuelle, ajoute-t-il, l’objet militaire est encore moins intéressant que l’objet politique. J’ai senti quelquefois dans le cours de ma vie combien les intérêts politiques mettent d’entrave aux opérations militaires, et que souvent ils font abandonner les projets qui seraient le plus conformes aux principes de guerre pour en exécuter d’autres qui le sont moins, mais lorsqu’on réunit comme vous, monsieur, ces différentes vues, on sent combien il est indispensable de se conduire suivant les circonstances... C’est ici le cas... Du succès de ce que vous allez tenter dépendra en grande partie le rétablissement de la paix, et on ne douterait presque plus de l’obtenir s’il vous était possible de remplir les objets qui vous sont indiqués. Un si puissant motif est bien propre à vous exciter de mettre tout en usage pour surmonter des difficultés et des obstacles dont je ne sens que trop l’embarras; quel que soit l’événement, s’il n’est point heureux, dès que vous aurez pris toutes les précautions qu’exige la prudence, l’ordre du roi vous justifie. S’il est heureux comme on peut l’espérer, vous en recueillerez la gloire en rendant à l’État les services les plus signalés. Il n’y a que de ne pas tenter l’exécution de ce que le roi veut et désire qui pourrait vous compromettre[23]. »
Si l’on veut maintenant savoir ce que pensaient au fond de l’âme de cette décision souveraine, ceux mêmes qui l’avaient conseillée et étaient chargés de la transmettre, il faut entendre Puisieulx lui-même, parlant à cœur ouvert et en dehors de son rôle officiel. — « Je tremble, écrit-il dans une lettre particulière adressée à Madrid, à Vauréal, en pensant à l’Italie : on l’a voulu et on a travaillé longtemps pour mettre ces affaires dans l’état où elles sont... Je vous avoue que tout cela me désespère. L’Espagne nous échappait quand je suis parvenu au ministère. J’ai fait l’impossible pour la ramener, j’y avais presque réussi, un instant renverse tout, et notre situation est telle que, si M. de Belle-Isle n’exécute pas le projet d’aller par la côte de Gênes, nous nous brouillons sans retour avec l’Espagne ; nous n’entrerons pas en Italie, et nous laisserons Gênes et Naples exposées : et si au contraire M. de Belle-Isle, en exécutant les ordres du roi, défère aux sentimens de M. de La Mina, il en résultera peut-être la perte de l’armée du roi, et en ce cas, ajoute-t-il ailleurs, je dois convenir que la complaisance serait un peu forte[24]. »
Quel aveu! Encore si cette complaisance, comme il l’appelle, devait être appréciée de ceux à qui le sacrifice est offert ! Mais Vauréal, en lui répondant, n’a garde de lui laisser cette illusion. — M c’est à nous, lui écrit-il, sur un ton de raillerie à peine déguisée, à remercier Dieu de nous avoir fait naître sous un roi encore plus généreux et plus magnanime que sa puissance n’est redoutable. Mais quand j’ai voulu faire valoir cet acte de complaisance, croyez-vous, m’a-t-on dit, que nous imaginions que le roi de France voulût sacrifier son armée par complaisance pour le roi d’Espagne? Cette complaisance serait également funeste aux deux rois ; cet ordre a été donné parce que tous les généraux qui ont été consultés ont pensé comme M. de La Mina. — j’ai cru ne pas vous devoir cacher ce trait, parce qu’il importe que vous connaissiez les caractères. »
Aussi, rien d’étonnant que Vauréal, lui-même, écrive à Belle-Isle avec désespoir. — a Vous n’aurez pas tardé à savoir la décision du roi, je vous avoue que les larmes m’en sont venues aux yeux. Nous perdons tout, généraux et ministres, et jamais on ne nous en saura gré, au contraire, on dira que c’est vous qui avez eu tort[25]. » Enfin, d’Argenson lui-même ne pouvait se contenir. — « c’est une déraison, écrivait-il à Belle-Isle, un entêtement de la part des Espagnols, dont je ne saurais démêler le motif, ni le but. Je me suis trouvé en quatrième dans des conversations avec M. de Noailles, M. de Puisieulx et M. d’Huescar, où la patience des anges aurait échoué[26]. »
S’il en était ainsi, pourquoi donc obéir? Qui croirait que cette résignation douloureuse était imposée à des serviteurs d’un roi de France, commandant à deux grandes armées, servi par les plus grands hommes de guerre du temps, et à la veille d’une grande victoire? La funeste conséquence d’une si douloureuse faiblesse ne devait pas se faire attendre.
DUC DE BROGLIE.
- ↑ Voyez la Revue du 15 décembre 1890.
- ↑ Coxe. — L’Espagne sous les rois de la maison de Bourbon t. IV, p. 60.
- ↑ Coxe. — Pelham administration, t. I, p. 340 à 346. — Journal de lord Marchemont (ami de Chesterfield), t. I, p. 180 et suiv.
- ↑ La lettre est écrite avant la séparation de la conférence et pendant l’invasion de la Provence.
- ↑ Lettre à Mme la marquise de Monconseil. — 2 décembre 1746. (Correspondance de Chesterfield, t. III. p. 186.)
- ↑ Voir sur la tentative d’association des cinq cercles la Correspondance de Lanoue, résident à Francfort. (Correspondance d’Allemagne.) — Et pour le pacte de famille de la maison Palatine, celle de Tilly résident à Manheim, d’Aunillon à Cologne et de Renaud à Munich.
- ↑ La dauphine, dit Chambrier, accroche tout ce qu’elle peut par Mme de Pompadour et par toutes les cordes qui tiennent au roi de France (22 avril 1747). — Ministère des affaires étrangères.
- ↑ Des Issarts à Puisieulx, 20 mai 1747. (Correspondance de Saxe. — Ministère des affaires étrangères.)
- ↑ Pol. corr., t. V, p. 315.
- ↑ Frédéric au prince d’Orange, 17 mai 1747. — Pol. corr., t. V, p. 394.
- ↑ Valori à Puisieulx, 2 juin 1747. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) — Frédéric à Rothembourg, 24 juillet 1747. (Correspondance générale.) — Rothembourg est l’envoyé que Frédéric avait chargé en 1744 de négocier avec la France le traité qui précéda la seconde guerre de Silésie et qui disait à cette occasion à Valori : Il faut une pâture à mon oiseau. — Frédéric et Louis XV, t. II, p. 124.
- ↑ D’Arneth, t. III, p. 313, 316. — Suivant cet historien, Batthyanyi aurait voulu agir tout de suite, il n’y put décider le général anglais. — Le général Pajol (Guerres de Louis XV, t. III. p. 529, d’après les correspondances du ministère de la guerre français) pense au contraire que Cumberland était pressé de livrer bataille et fut retenu par ses associés. — Coxe, Pelham administration, t. I, p. 372.
- ↑ Maurice au maréchal de Noailles, 17 août 1747. (Ministère de la guerre.) On verra plus loin à quelle occasion fut écrite la lettre où se trouve ce passage.
- ↑ Chambrier à Frédéric, 16 juin 1747. (Ministère des affaires étrangères.)
- ↑ Mme de Pompadour au comte de Clermont, 21 mai 1747. (Ministère de la guerre. Papiers de Condé.) — Journal de Luynes, t. VII, p. 230. — Journal de Barbier, juin 1747. — « Comme le Français est impatient, ajoute Barbier, on a fait courir le bruit qu’un secrétaire de M. le maréchal de Saxe trahissait et donnait depuis un temps avis aux ennemis des marches qu’on pouvait faire. Ce couplet du temps, fait sur un refrain connu, donne aussi l’idée des propos qu’on tenait déjà pour rabaisser la gloire de Maurice :
Que Maurice, ce fier-à-bras,
Pour avoir forcé de se rendre
Cités qui ne résistaient pas,
Soit plus exalté qu’Alexandre.
Ah ! le voilà, ah ! le voici!
Celui qui n’en a pas souci.Voir aussi Journal de d’Argenson, t. V, p. 84.
- ↑ Le comte de Clermont à Saint-Germain et Saint-Germain à Clermont, 12, 20, 21 mai 1747. (Ministère de la guerre. — Papiers de Condé.)
- ↑ Mémoires de Favart, t. I, p. 24, 34.
- ↑ Le comte de Clermont à Mme de Pompadour. 14 juin 1747. (Papiers de Condé.) — Maurice à Noailles, lettre déjà citée du 1er août 1747.
- ↑ Boufflers à Puisieulx, 9, 17, 23 mai 1747. (Correspondance de Gênes.— Ministère des affaires étrangères.)
- ↑ Belle-Isle à Noailles, 7 juin 1747. (Papiers de Mouchy.)
- ↑ Le roi à Belle-Isle, de Tongres, 30 juin 1747. (Ministère de la guerre. — Partie supplémentaire.)
- ↑ Puisieulx à Belle-Isle, 28 juin. — D’Argenson à Belle Isle, 30 juin 1747. (Ministère de la guerre. — Partie supplémentaire.)
- ↑ Noailles à Belle-Isle, 10, 13 juillet 1747. (Papiers de Mouchy.)
- ↑ Puisieulx à Vauréal, 28 juin, 1er juillet 1747. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.) La dernière phrase est tirée textuellement d’une lettre de Puisieulx à Belle-Isle du 13 juillet.
- ↑ Vauréal à Puisieulx, 21 juillet 1747. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères. — A Belle-Isle, 14 juillet 1747. (Ministère de la guerre.)
- ↑ Le comte d’Argenson à Belle-Isle, 20 juillet 1747. (Ministère de la guerre. — Partie supplémentaire.)