Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903

CHAPITRE VI


Vielprat se voyait enfin revivre : toutes les fenêtres ouvertes ; sans cesse du monde dans le parc ; les écuries peuplées de chevaux, partout du mouvement, ce bruit qui suit les longs sommeils, et fait vibrer étrangement les vieilles demeures longtemps inhabitées.

Le plus souvent, c’étaient une jeune femme et une petite bonne à la mine sauvage, portant un bébé de deux à trois mois, qui se promenaient dans les allées les plus ombragées du parc. Autour d’elles trottinait la Princesse, toujours tentée de rejoindre Lilou et Pompon, lesquels marchaient eux-mêmes sur les talons de René, aujourd’hui un grand garçon de dix ans, épris de tout ce qu’admirait Yucca, son oracle : un futur peintre par conséquent ; déjà presque un rapin.

Parfois Hervé et son ami venaient se joindre au petit groupe. Mais, la plupart du temps, une fois rentrés de leurs excursions matinales, ils restaient au château, absorbés dans le travail qu’ils s’étaient imposé d’un commun accord.

En attendant que le baron eût fait aménager un atelier dans les combles, ils se tenaient dans la galerie largement éclairée qui occupait tout le côté nord du château : l’ancienne salle d’armes du général de Kosen. Ils y avaient apporté quelques-uns des tableaux à restaurer, leurs chevalets, tout leur attirail de peinture.

Seul, le fond de la pièce avait échappé à l’encombrement.

Un tapis limitait ce coin respecté. C’est là que s’installait Thérèse avec les enfants. Des sièges de toute taille s’offraient à chacun ; on y voyait jusqu’à un « Moïse » pour les sommeils du bébé.

Une liseuse, une table à ouvrage, un piano complétaient l’ameublement. Pas tout à fait ; Thérèse aimait toujours les fleurs, les fleurs agrestes surtout. De Kosen, qui connaissait les goûts de la jeune femme, ayant été l’hôte de ses amis dans le Jura, avait réuni autour d’elle des jardinières de toute forme : chaque angle était un bosquet. Et il n’était aucun des hôtes du château qui ne tînt à honneur de les entretenir de fleurs fraîches.

La chasse aux plantes était maintenant la principale occupation des trois garçons.

Elle était d’autant plus laborieuse que le Velay, avec son sol volcanique, a une flore assez pauvre : des genêts, des campanules, des bruyères, de petits œillets de montagne, quelques rares orchidées… ; après une matinée passée à explorer le parc et ses entours, c’est à peu près tout ce que René, chargé de transporter la récolte, avait à déposer sur les genoux de « ma sœur Thérèse ».

Ne voyant plus reparaître Lilou et Pompon, Claire s’en crut oubliée… Déjà !… Elle en ressentit un vif dépit. Pour une fois qu’elle s’était mise en frais avec des bébés, elle en était bien récompensée ! Si on l’y reprenait !…

Tout le monde avait à souffrir de sa méchante humeur. Elle écrivait à ses parents des lettres maussades, suintant l’ennui à chaque ligne. Elle leur déclarait vouloir se rendre auprès d’eux, la vie étant par trop monotone à Arlempdes, entre grand’mère et les cousines ; elle se lamentait sur tout, ressentant un infini besoin de se faire plaindre.

À la maison, personne n’osait rien lui dire.

Grand’mère avait vu rejeter avec dédain sa proposition d’aller en excursion au camp d’Antoune, peu éloigné, mais séparé d’Arlempdes par la Loire ; ce qui nécessitait l’emploi de la barque et une amusante escalade jusqu’au plateau.

Rogatienne n’obtenait pas dix minutes d’attention de son élève, et le piano restait fermé la plupart du temps.

Pour Sidonie, elle ne proposait, n’exigeait, ni même ne demandait rien, ayant tout de suite compris d’où provenait la mauvaise humeur de la jeune fille ; si bien compris qu’elle cherchait un moyen d’intervenir.

Il ne tarda pas de lui être offert. Se trouvant au jardin, un après-midi, elle entendit, de l’autre côté, rire et babiller les enfants. Aussitôt, elle courut à l’échelle, y grimpa et appela de sa voix claironnante :

« Lilou ! Pompon ! »

Subitement les rires cessèrent et le sable cria sous les petits pieds qui accouraient de toute leur vitesse.

« On a donc oublié Claire, et la tarte de mère-vieux, et mon bon chocolat ? » s’informa-t-elle.

Ne reconnaissant pas la voix de leur amie, les bambins, avant de répondre, regardaient à qui ils avaient affaire.

René en profita pour expliquer à leur place :

« Ils parlent tous les jours de Claire et me promettent de me conduire chez elle. Mais nous avons été très occupés à visiter le parc : il est si grand ! Nous irons bientôt la voir ainsi que mère-vieux et vous, madame.

— Ne dites pas à Claire que je vous ai appelés, mes enfants. Elle sera bien plus contente, si elle croit que ses petits amis sont revenus d’eux-mêmes.

— Et elle ne croira que la vérité, madame. Tout le temps, Lilou et Pompon parlent de Claire à ma sœur Thérèse.

— Alors, à demain, mes petits. Venez par la route : c’est plus long, mais c’est plus sûr. Je trouve ce passage dangereux. »

René s’assura de la chose en escaladant lui-même le rocher.

« Oh ! pas du tout, madame, protesta-t-il, après avoir jeté un coup d’œil sur l’ingénieux système de descente imaginé par Claire. Dans le Jura, que nous habitons d’ordinaire en été, il y a des pas autrement difficiles à franchir ; cela n’arrête aucun de nous.

— Mais ces mioches ?…

— Des garçons ! ça doit apprendre à passer n’importe où. »

Pétiôto s’éloigna heureuse de la surprise qu’elle venait de ménager à Claire ; ne soupçonnant point que la jeune fille, alors dans sa chambre, n’avait pas perdu un mot de son colloque avec René.

Son amour-propre étant sauf, Clairette se sentait toute joyeuse.

« Faut-il être désœuvrée, pour attacher tant de prix à la visite de deux bambins de cinq ans ! » murmurait-elle en haussant les épaules.

N’empêche qu’elle riait…

Au château, durant le diner, Pompon rapporta ce qui s’était dit entre René et Sidonie.

Il ajouta :

« C’est demain qu’on alle voir Claire. Tu veux viendre avec nous, papa ?

— Elle veut pas être une maman z’à nous, Claire, soupira Lilou d’un ton mélancolique, en hochant la tête.

— Vous le lui avez donc demandé ! s’écria Hervé ébahi.

— Oui. Elle a dit non, parce qu’elle aime pas les enfants. »

Pompon se hâta de protester :

« Mais elle nous aime, nous, pisqu’elle nous donne qué de çoze.

— Ce n’est pas une raison pour vouloir être votre maman, petits nigauds. On ne demande pas cela à n’importe qui… Le choix d’une maman ne regarde pas les enfants.

— Qui que ça regarde ?

— Moi.

— Alors, tu lui demanderas, dis, papa, qu’elle est une maman z’à nous deux Pompon.

— Que dites-vous du français de mes fils, madame ? » fit Hervé, au lieu de répondre à Lilou.

Thérèse Murcy regarda les deux petits avec une pitié tendre.

« Ils sont surtout ingénieux dans la fabrication de leurs verbes… ingénieux… et même logiques, regardez-y de près : c’est la grammaire qui ne l’est pas. Laissez-les dire, à leur âge, c’est gentil, et cela aura vite disparu quand vous leur aurez donné ce qu’ils réclament.

— Vous aussi !… » s’exclama Hervé.

Il poursuivit, secouant la tête :

« Pas facile à rencontrer, la jeune fille assez raisonnable pour épouser un veuf ayant deux enfants ! deux enfants comme ces petits démons-là surtout !

— Pas facile… peut-être, mais non impossible, repartit Thérèse.

— Laissez-moi ajouter, observa de Kosen, une jeune fille qui me plaise assez pour emporter l’appréhension que j’ai à tenter un nouvel essai de la vie à deux. »

Son regard s’était tourné, cette fois, vers Yucca, instruit des difficultés, des déboires qui avaient marqué les courtes années de son premier mariage.

Un sourire encourageant courut sur les lèvres du peintre. Il conseilla :

« Charge Thérèse de te choisir une femme.

— Comme elle !…

— Ah ça ! je ne saurais en répondre. Demande à René s’il croit qu’il puisse exister deux éditions de « ma sœur Thérèse ».

— C’est dommage que Mad soit fiancée à Marc Romieux, remarqua le gamin naïvement, regardant sa sœur. Elle devient presque pareille à toi.

— Nous en reparlerons », fit Thérèse, rougissant de ces éloges, mais si touchée du sentiment qui les dictait !

Elle n’avait pas changé, si ce n’est pour embellir, en ses quatre années de mariage.

Quant à Yucca, stimulé par les devoirs nouveaux que lui imposait sa double paternité, il avait fait du chemin. Il était maintenant de ceux avec qui l’on compte, presque un maître, malgré sa jeunesse.

La conversation était tombée. Un silence régnait autour de la table, coupé seulement de temps à autre par quelque réflexion de l’un des enfants.

Hervé était devenu soucieux, comme cela lui arrivait souvent ces temps-ci.

« Oui, reprit-il enfin, après avoir longuement médité, nous en reparlerons, « ma sœur Thérèse » ; — de René, l’appellation était passée à la famille entière et aux amis — nous en reparlerons, de mon second mariage, le jour où votre mari et moi aurons trouvé le mot de l’énigme. Or, les dernières paroles de Gisèle me sont plus obscures que jamais.

— Dans vos papiers, rien ne fait allusion…

— Des papiers ? interrompit de Kosen, demandez à Yucca ce que nous en avons découvert ici.

— Pas un, déclara le peintre.

— Vous avez fouillé partout ?

— Partout, oui, madame.

— C’est bizarre… Je comprends votre désir de tirer ceci au clair tout d’abord. Espérons que vous y parviendrez.

— Et moi je commence à craindre le contraire », repartit Hervé.

Thérèse rentrée chez elle pour le coucher de ses enfants, Lilou et Pompon montés avec leurs bonnes, la conversation revint au même éternel sujet, entre Hervé et Yucca. Ils finissaient par en être hantés autant l’un que l’autre et s’y acharnaient, inlassables, sans aucun résultat, du reste.

Le lendemain, un peu avant neuf heures, Lilou et Pompon se dirigeaient vers la maison Andelot.

« Il est trop tôt ! protesta René ; on ne fait pas de visites le matin. »

Mais ils ne voulurent rien entendre ; si bien que, désespérant de les convaincre, René Brion prit le parti de les suivre.

Claire traversait justement le vestibule quand ils débouchèrent tous les trois de l’allée des sapins.

La gentille frimousse de René, sous son béret bien campé, qu’il s’empressa de retirer à la vue de la jeune fille, sa physionomie éveillée, souriante, ne pouvaient que plaire à celle-ci.

De fait, elle le trouva charmant et lui tendit la main avant même de connaître son nom.

Puis elle embrassa les deux petits, qui eux aussi, non pas à l’exemple de leur camarade, — ils y demeuraient indifférents — mais sur un ordre de lui, avaient mis leurs bérets à la main.

« Ah ! ah ! vous avez trouvé votre maître, à ce que je vois », dit Claire en souriant.

Et à René :

« Vous leur avez appris à saluer : c’est un succès ! Réussirez-vous également à les empêcher de se battre ?

— Je n’essaye pas, repartit le jeune frère de Thérèse ; ils s’en lasseront d’eux-mêmes, de se faire des bleus. Ce qu’il y a d’amusant, n’est-ce pas, mademoiselle, c’est qu’ils sont inséparables et s’aiment beaucoup. À peine se sont-ils battus que la paix est faite.

— C’est vrai, je l’ai déjà constaté.

— Ils ont tenu à venir ce matin. Ce n’est guère l’heure ; mais quand ils se sont mis quelque chose en tête, à moins de les attacher… »

Il riait.

« Oui, ils sont pas mal volontaires, appuya la jeune fille. Pour l’heure de nous rendre visite, c’est sans importance ; grand’mère est toujours prête à recevoir. Je lui ai amené Lilou et Pompon l’autre jour, il n’était pas huit heures. Venez, je vais vous conduire auprès d’elle. »

La vieille dame occupait sa place accoutumée, près de la fenêtre.

La lumière entrait à flots, si bien qu’elle avait essayé de reprendre son carreau à dentelle ; l’oisiveté lui pesait tant !

Bien vite elle posa son ouvrage en voyant paraître les petits. Ceux-ci furent auprès d’elle en une seconde.

« Bonjour, mère-vieux de Claire », firent-ils d’une seule voix, en la prenant d’assaut.

Elle les aida à monter sur ses genoux, et entoura de ses bras les deux corps fluets, riant à sentir des mains impatientes fourrager dans les coques de son bonnet.

« Et celui-là, demanda-t-elle, en examinant le nouveau venu, qui est-il ?

— C’est René, repartit Pompon. Il a une sœur Thérèse, et une princesse, et un plus bon hami, et un tout petit bébé qui sait pas causer. Z’en ai point, moi ; zes pas t’oncle, soupira-t-il d’un air de regret.

— Que dit-il ? » s’informa l’aïeule, peu familiarisée encore avec ce langage pittoresque.

René partit à rire.

« Il vous raconte qu’il n’est pas oncle, madame. Il m’envie beaucoup parce que je le suis. Ma sœur Thérèse a une petite fille, Fernande, que nous appelons entre nous « la Princesse », et un tout petit garçon. Si cela vous fait plaisir, je vous les amènerai. »

Grand’mère répondit affirmativement. On causa quelques minutes.

Lilou et Pompon avaient quitté ses genoux. Ils gambadaient au travers de la pièce, échangeant par-ci, par-là une gifle, au hasard des rencontres.

Leurs petits nez fureteurs interrogeaient l’atmosphère dans l’espoir d’y découvrir quelqu’affriolant parfum de gâteau.

Claire et René s’étaient assis en demi-cercle autour de la fenêtre, l’air un peu désœuvré. Pour s’occuper, René se mit à détailler du regard ce que renfermait l’immense salle. Quand il en fut aux deux portraits, il se leva et alla se planter en face, à bonne distance.

L’œil mi-fermé, les mains derrière le dos, très sérieux, il les disséquait en connaisseur.

Après un long examen, il décréta :

« Yucca trouverait que c’est de la bonne peinture, je le crois. Ils ont un relief épatant ! ça vit ! c’est modelé !… les mains… »

Soudain, il s’interrompit. Ses yeux bleus avaient rencontré les nœuds de crêpe.

Il vint se rasseoir sans achever sa phrase, ayant le sentiment d’avoir commis « une gaffe », ainsi qu’il se le disait à lui-même.

Grand’mère, qui l’avait écouté parler des portraits, paraissait en effet plus triste que tout à l’heure.

Elle répondit aux réflexions du jeune rapin par ces mots :

« Ils sont surtout ressemblants. »

Une larme perlait au bord de sa paupière. René la vit. Avec sa spontanéité coutumière, il sauta au cou de la vieille dame, et, tout en l’embrassant, lui murmura à l’oreille :

« Je suis un étourdi ; pardon, madame.

— Un bon petit cœur, voilà ce que vous êtes », répondit-elle en lui souriant d’un air affectueux.

Puis, pour renouer plus gaiement l’entretien :

« Clairette, il doit y avoir encore de vieux jouets dans l’armoire du grenier. Si tu allais les chercher. Qu’en dis-tu, chérie ? Ces enfants me font l’effet de s’ennuyer.

— Ils me font plutôt l’effet de se battre… Mais tu as raison, tandis qu’ils achèveront de démolir nos polichinelles d’antan, ils ne songeront pas à s’administrer des taloches. »

Avisant la boite de dominos, René l’ouvrit.

Durant que Claire montait au grenier, il appela les deux petits et leur apprit à construire des bastions.

« Ils ont en vous un bon camarade, observa grand’mère. Pauvres enfants ! ils en ont bien besoin ! fit René, c’est parce qu’ils n’ont point de maman qu’ils sont si terribles ; voilà ce que je crois. Leur nourrice les a beaucoup gâtés. Je l’ai vue faire, à Paris… Moi non plus, je n’ai point de mère. Mais j’ai « ma sœur Thérèse », c’est tout pareil. »

Grand’mère était tentée de poser des questions, non sur la famille de René, mais sur celle des deux jumeaux.

Elle ne l’osa point, et garda à ce sujet toutes ses incertitudes.

Claire redescendit, les bras chargés de fusils, de polichinelles, de poupées : tout un bazar ! les jouets de deux générations.

Les dominos furent abandonnés. Les enfants passèrent en revue les trésors qu’on leur livrait ; si heureux, qu’ils ne songeaient plus à se chamailler.

Lorsque vint l’heure de regagner le château, ils refusèrent de s’en aller ; Claire dut les emmener presque de force.

Ils annoncèrent :

« Nous reviendrons demain.

— Pas demain, je ne serai pas à la maison, fit-elle.

— Vous non plus, madame ? s’informa René, se tournant vers Mme Andelot.

— Oh ! moi, je ne sors plus.

— Et vous voulez bien de nous ?

— Si je veux de vous ! Ah ! certes ! » s’écria grand’mère avec élan.

Dès qu’elle se retrouva seule dans la grande pièce devenue soudain silencieuse, Mme Andelot ferma les yeux et appuya sa tête pensive contre le dossier de son fauteuil : elle s’interrogeait…

Y avait-il de sa faute ! Avait-elle, si peu que ce fût, manqué à sa promesse ? Ses lèvres ne restaient-elles pas muettes ?…

Si pourtant la Providence intervenait ?… Si Dieu jugeait que le sacrifice avait assez duré ?… Si… si…

Elle était résignée, soumise à sa volonté… Mais repousser la part de bonheur que lui-même semblait mettre à portée de sa main ?… Qui donc eût osé lui demander cela ?

« Je n’ai qu’à laisser aller les choses, se dit-elle. Clairette ne soupçonne guère la portée de ce qu’elle fait… Je me demande si elle a parlé à son père de ses nouveaux amis ? Il jetterait feu et flamme, lui ! Bah ! sait-on… sait-on… Et moi, maintenant, je ne peux pas m’empêcher d’espérer… »

Un sourire très doux courait sur les lèvres de la vieille dame. Ses yeux s’étaient rouverts. Elle se leva, et, ressentant un besoin inaccoutumé d’activité, prit sa canne pour se rendre au jardin.

De Kosen et Murcy avaient employé toute cette matinée à continuer d’inventorier le château.

Ils avaient rapporté de leur exploration au second et dans les combles plusieurs tableaux de moindre importance que ceux de la galerie et du salon, mais parmi lesquels se rencontraient quelques bonnes toiles, entre autres un portrait d’enfant, découvert sur le haut d’une armoire.

« C’est notre meilleur butin, déclara Yucca, en l’examinant à nouveau, après l’avoir posé sur un chevalet, bien dans son jour. C’est curieux… on dirait Lilou, dans sept à huit ans d’ici. Les yeux, la coupe du front, la bouche sont frappants de ressemblance. Pour les cheveux, c’est la frisure des tiens et de ceux de Pompon, dont ce portrait a aussi les fossettes…

— C’est vrai, approuva Hervé, ayant observé le tableau à son tour. Qui est-ce ?… Je n’en sais rien. Je le vois pour la première fois. »

Ils cherchèrent ensemble, retournèrent la toile : aucun nom derrière, nulle indication.

« Ce doit-être quelque parent.

— Tu as ici le portrait de ton père ? demanda Yucca.

— Non. Il est dans mon appartement de Paris.

— C’est juste. Mais tu as bien une photographie de lui ? »

Hervé ouvrit un porte-cartes dont il ne se séparait jamais et en sortit la photographie d’un homme d’une trentaine d’années.

Yucca compara les deux physionomies :

« C’est un portrait de ton père que nous avons là », dit-il, tout à fait affirmatif. De Kosen étudia les traits de l’homme et de l’adolescent :

« Cela ne fait aucun doute, murmura-t-il. Ce que je me demande, c’est pourquoi on a relégué cette toile sur le haut d’une armoire. Je lui rendrai la place d’honneur qui lui revient. »

Il tourna le portrait face au mur, afin de le préserver de tout accident, et plaça devant, par précaution, une toile représentant la butte de Chapteuil.

« Quel pays, tout de même ! s’écria Yucca, caressant de l’œil le tableau que son ami venait de mettre en lumière. J’étais amoureux du Jura ; je le suis toujours ; mais ici le paysage fait plus que vous charmer et vous retenir, il vous dit son passé ! On écoute autant qu’on regarde. Plus on contemple de châteaux en ruines, de volcans éteints… ou endormis… de lacs, de montagnes, plus on a le désir de pénétrer leurs lointains. Dans ton Velay, chaque pierre a une histoire ; on sent flotter autour de soi l’âme des choses. Certes, les sites sont merveilleux, les sujets de tableaux abondent ; mais, je ne sais comment te rendre ça, j’ai moins envie encore de les peindre que de les interroger.

— Qu’à cela ne tienne, mon ami. Justement, hier soir, pour combattre la hantise qui m’ôte parfois le sommeil, j’avais pris un livre d’archéologie, je te le prêterai.

— Volontiers.

— Il donne sur ce pays mille détails qui vont te passionner.

— Dis donc, interrompit Yucca, à propos de cette diable d’énigme, il me vient une idée : ton notaire du Puy sait peut-être quelque chose, lui.

— Au fait, ces papiers que nous cherchons en vain ici, ce doit être lui qui les a. Comment n’avons-nous pas réfléchi à cela tout de suite ! Parbleu oui ! il en est le dépositaire indiqué !

— Les idées les plus simples sont celles qui viennent les dernières à l’esprit. Si ton notaire n’éclaircit pas la question, par exemple, ajouta Yucca, je croirai que ce mystérieux problème n’a existé que dans le cerveau troublé d’une mourante.

— Erreur… Gisèle a gardé jusqu’à la fin toute sa connaissance, insista de Kosen. Pour moi, il s’agit de quelque chose qui a été accompli, et qui ne devait pas l’être… Mais quoi ?… J’ai remonté ma vie, jour après jour, aussi loin que s’étendaient mes souvenirs, sans apercevoir autour de moi quoi que ce fût qui ressemblât à un mystère. Avons-nous fait tort à quelqu’un ? Mais qui d’entre nous ?… Pas mon père ! » affirma Hervé avec énergie.

Il s’était assis, et, les coudes sur les genoux, le front dans ses mains, scrutait, en y appliquant toute sa volonté, ce passé obstinément muet.

Il reprit après un moment de silencieux effort :

« Vois-tu, Yucca, mon père, c’est pour moi l’arche sainte. Je l’ai perdu bien jeune, je n’avais pas six ans ! mais je me rappelle jusqu’au son de sa voix. Ah ! que je l’aimais ! À l’encontre de ce qui a lieu presque toujours, je le préférais à ma mère. Nous avions plus d’affinités. Nous nous plaisions aux mêmes occupations. Tiens… voici une chose qui me revient… Nous allions, en nous cachant comme des coupables, piocher dans une ravine, où nous avions entrepris de tracer un sentier, rien que nous deux. Je retrouverais maintenant la place où nous serrions nos outils. »

Il parlait avec lenteur, la tête un peu relevée, le menton appuyé dans une de ses mains, le regard fixé à terre…

« Nous avions fait encore autre chose, mon père et moi, poursuivit-il ; c’était un escalier… un très drôle d’escalier… Que c’est vague !… Mon rôle devait consister à regarder travailler mon père : j’avais quatre ans… avais-je même quatre ans ?… Cependant je me vois recueillant de petits débris et les lançant hors de notre chantier… Il y a déjà quelques jours que j’y pense, à cet escalier. Je m’en suis souvenu tout d’un coup, sans que rien eut provoqué ce réveil de la mémoire. Je ne t’en ai pas parlé sur-le-champ parce que j’espérais toujours le découvrir. J’ai fait déjà plusieurs fois le tour du parc, le cherchant, je n’en ai retrouvé aucune trace. Je ne peux pas non plus me rappeler où il aboutissait… Il y a trop longtemps ! Vingt-deux ans sans revenir ! Pourquoi ?… Ma mère n’était pas la femme des antipathies irraisonnées. Elle devait avoir un motif, un motif impérieux d’abandonner Vielprat… de s’en défaire surtout, ce qui était outrepasser ses droits de tutrice. Ce motif est, je le sens, le nœud de la question. Mais comment le pénétrer, sans une donnée ? Mes sœurs en savent-elles plus que moi ? je ne le crois pas.

— Tu ne les as interrogées ni l’une ni l’autre à ce propos ?

— Non. J’ai d’abord voulu voir par moi-même. »

Il s’interrompit pour dire à Yucca :

« J’ai été bien contrarié que Mme de Ludan n’ait pu être ici pour recevoir « ma sœur Thérèse ». Mais les parents de son mari doivent rentrer chez eux, en Anjou, cette semaine. Mon beau-frère accompagne son général en inspection, rien ne retiendra plus ma sœur ; j’espère qu’elle va se mettre en route. »

Lorsqu’une conversation dévie, elle revient rarement à son point de départ. Les deux amis avaient subitement perdu de vue les vieux souvenirs et les recherches imposées.

Au reste, la cloche du déjeuner les y eût arrachés quoi qu’ils en eussent ; elle sonnait à grande volée, ayant à se faire entendre à tous les points de l’horizon, avec l’habituel éparpillement des convives.