Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903

CHAPITRE V


« Comment ! c’est déjà vous ! si matin ! s’écria Claire. À quoi donc sont occupées votre Anglaise et votre Allemande ?

— Elles sontaient à l’oflice, alors je m’es sauvé avec Pompon, répondit Lilou.

— À l’office ! Elles mangeaient ! Encore ! Elles ne font que ça toute la journée, décidément. Hein ? c’est vrai, elles mangeaient ? répéta-t-elle presque en colère.

— Oui, expliqua Pompon, elles dézeunaient.

— Vous avaient-elles au moins servi votre déjeuner auparavant ? » s’informa Claire.

Ils firent signe que non.

Et ils se mirent à rire tous les deux.

« J’ai bien couri, loin, loin, et Pompon aussi, pour pas qu’elles nous prendent. Fais-nous déjeuner, toi, dis ? Tu veux ?

— Eh bien, c’est entendu : vos bonnes vous chercheront : venez. »

C’est sur l’emplacement même où la jeune fille avait organisé un passage qu’avait lieu l’entretien. Depuis l’aube, elle travaillait à rendre le jardin de grand’mère accessible aux deux bambins.

Elle y avait pleinement réussi, grâce à un banc de jardin découvert dans le parc de Vielprat et traîné jusqu’au point d’escalade.

À genoux maintenant à l’extrême bord du rocher, face au parc, tout en causant avec les enfants, elle s’assurait que leur transbordement d’un enclos à l’autre n’offrait pas de danger.

Lilou et Pompon, plantés devant le banc qu’ils n’avaient pas tardé de découvrir guidés par la voix de Claire, attendaient que celle-ci commandât la manœuvre, un peu interdits devant cette muraille de rochers quatre fois haute comme eux.

Il pouvait être sept heures et demie, l’heure ou Pétiôto s’occupait du petit déjeuner. En se hâtant, on arriverait à point pour lui faire doubler la dose de cacao.

Et, en attendant de se mettre à table, les petits croqueraient les tartes.

« Montez sur le banc, commanda la jeune fille, posez le pied sur le rocher, là ; toi d’abord, Lilou, puisque tu es le « garçon ». Bon : t’y voilà. Maintenant, tiens-toi aux branches d’une main et donne-moi l’autre. » Et, quand il fut sur le plateau :

« À ton tour, Pompon. »

Claire s’était placée de manière à saisir les deux bonshommes, — deux pauvres petites plumes ! ils étaient si menus ! — au cas où ils viendraient à perdre l’équilibre. Mais ils se montrèrent fort agiles.

« Je vois que vous avez appris à grimper, depuis notre première rencontre, observa la grande amie.

— Oui, répondit Pompon. C’est pour viendre vers toi. Mais moi, hier, z’es tombé, ze m’es tuyé ma mienne de zambe. »

Et, allongeant son petit mollet nu, il montra à Claire une longue estafilade.

« Eh bien ! s’exclama celle-ci, ce que tu as dû crier ! »

Le bambin secoua sa tête frisée et, candidement, avoua :

« Z’ai rien dit, y avait personne ; on pouvait pas me donner qué de çoze.

— Voilà qui est bien raisonné, fit Claire en éclatant de rire. Tu gardes tes larmes pour les occasions où elles ont chance de te profiter : pas bête, ça, Pompon. »

Elle les avait amenés devant l’échelle permettant l’accès du jardin Andelot.

« C’est pour vous que je l’ai apportée ; vous voyez que je vous attendais ; mais pas si matin. »

Ils en descendirent lestement les degrés. Grâce à la tranchée ouverte parmi les ronces, à coups de sécateur, la veille, ils avançaient sans peine.

Lorsqu’on fut parvenu à l’allée de grand’mère :

« Attendez-moi ici, commanda Claire ; je vais dire qu’on vous fasse à déjeuner, et je vous rapporterai quelque chose de bon : ne vous avisez pas de vous battre en mon absence ; je vous mettrais au pain sec ! »

Elle revint bientôt, une tarte dans chaque main.

« Ze t’aime comme si tu es un gâteau, déclara Pompon enthousiasmé.

— C’est là ta mesure ! Tu es un garçon pratique, toi.

— Moi aussi je te z’aime, dit Lilou. Mais faut pas dire que tu n’aimes pas les enfants.

— Ou bien tu ne voiras pas les desserts du bon Dieu, articula Pompon d’un ton de menace.

— Qu’est-ce que je ne « voirai » pas ?

— Les desserts du bon Dieu. Y sont dans le paradis ; nounou le save bien ! Quand on y va, on les voit, et on manze tout ce qu’on veut. Toi tu auras rien, si tu veux pas nous aimer.

— Faut bien que tu nous z’aimes, puisque nous sommes petits, conclut Lilou entre deux bouchées.

— Ça, c’est une raison… une bonne…, murmura Claire pensive… Si petits… et si délaissés ! C’est même la meilleure de toutes, ajouta-t-elle en leur donnant à chacun une petite tape amicale sur la joue ; ce n’est pas pour votre bon caractère qu’on peut vous aimer. »

Lilou, qui était un discoureur sans fin, entreprit de démontrer à sa grande amie qu’il méritait toute sorte de compliments.

La veille, il avait bien « li » ; il n’avait guère crié, malgré que Gretchen le faisait trop « z’écrire… »

Soudain un hurlement et une gifle interrompirent ce panégyrique.

Les deux émanaient de Pompon furieux.

« Qu’est-ce qui te prend ? demanda Claire abasourdie.

— Lilou cause tout le temps. Ze peux pas te raconter quand z’es veni dans la voiture zaune. »

Et ses cris redoublèrent, parce que Lilou avait lestement rendu la gifle reçue.

« Si vous continuez, déclara la jeune fille, je vous fais repasser le mur, et je ne vous parle plus jamais. Voyons, Lilou, as-tu fini de me faire ton propre éloge ? Oui ? Alors, silence. Et toi, Pompon, raconte ton voyage. »

Plus traces de larmes ! Des fossettes subitement creusées dans le petit visage rieur : un vrai changement à vue.

Il commença, l’air important :

« On m’avait mis dans la voiture zaune avec Kate ; lui, Lilou, il était dans la voiture noire… non pas noire… bleue, que z’ai vu. Et… et… Claire, z’ai plus de tarte.

— Que veux-tu que j’y fasse ?

— Donne-moi-z’en une autre.

— Je n’en ai plus.

— Ça ne fait rien, donne tout de même.

— Ils sont étonnants ! Jamais je n’aurais cru que des enfants, c’était cela ! Ceux que j’ai vus jusqu’ici ne leur ressemblaient pas ; non, non, ils n’étaient pas si drôles », pensait la jeune fille.

Et à Pompon :

« Tu vas voir une dame qui en a une grande, de tarte, tu lui en demanderas.

— Qui c’est, la dame ?

— C’est ma grand’mère.

— Une grand’mère, quoi c’est ?

— C’est une vieille dame très bonne qui gâte beaucoup les petits enfants.

— Elle leur donne qué de çoze ?

— Ah ! je crois bien ! Tout ce qu’ils désirent, »

Pompon regarda Lilou. Leurs jolis yeux brillaient d’envie.

« Tu veux nous la prêter, ta grand’mère, supplia Lilou.

— Tu veux, dis, Claire ? appuya Pompon.

— Quels petits mendiants ! Vous n’en avez donc point, vous, de grand’mère ?

— Non, répondit Lilou en soupirant très fort.

— Zamais, zamais ! nous en ave, gémit Pompon.

— Je veux bien vous prêter la mienne. Seulement, tachez de comprendre… Si elle vous demande qui vous êtes, vous direz : « Lilou et Pompon. » Vous ne prononcerez pas d’autre nom.

— D’aut’ nom !…

— Oui, comment s’appelle votre papa ?

— Hervé et encore papa.

— Qui l’appelle Hervé ?

— Tante Brigitte, et puis Yucca, son ami, et puis… et puis encore des aut’ mondes que je sais pas dire.

— Il n’est pas le baron de Kosen ?

— Ah ! si ! Mais c’est Kate et Gretchen, et Césaire, et les aut’ domestiques qui lui disent :

« Monsieur le baron », pas nous.

— Je m’en doute ! Quels petits serins vous faites !

— Hi, hi, hi… geignit Pompon.

— Qu’est-ce qui te prend encore, toi ?

— Z’es pas un oiseau, z’es Pompon. Le serin, il est dans la caze de Césaire. Ze veux pas qu’on me met dans la caze !

— Monsieur est offensé ! Allons, tais-toi ou bien je ne te prêterai pas ma grand’mère. Tâchez d’être aimables, si vous voulez revenir. »

Elle les prit par la main et marcha droit à la salle à manger.

Madame Andelot y était déjà installée devant le couvert mis.

« Je te présente deux bonshommes qui n’ont pas déjeuné, annonça Clairette d’un petit air détaché, en embrassant l’aïeule ; tu les invites ?

— Où les as-tu trouvés ? s’informa la vieille dame, tout en examinant curieusement les petits, qui restaient aux côtés de leur grande amie, cramponnés à sa robe.

— Je les ai fait passer de l’enclos voisin dans le nôtre.

— Par où, Seigneur ? s’écria Mme Andelot effarée, en regardant Lilou et Pompon avec une attention soudaine, qui amena un sourire sur les lèvres de la jeune fille.

— Par là-bas, tout au fond, vers la palissade.

— De quoi se tuer !

— Non, non, j’ai posé une petite échelle qui facilite le transbordement : rien de plus simple.

— Comment s’appellent ces enfants ? Tu le sais ? »

Tout en interrogeant, son regard scrutait les deux visages, analysait chaque trait.

Eux contemplaient, ahuris, cette grand’mère si différente de ce qu’ils imaginaient.

Le mot « grand », ils l’avaient appliqué à la hauteur… et ils avaient devant eux une femme toute petite, ridée, presque plus vivante.

« Elle est pas grand et elle est vieux, murmura Lilou désappointé, en tirant Claire par sa robe.

— Ça ne l’empêche pas d’être très bonne et sa tarte aussi, fit la jeune fille en riant. Dites-lui bonjour.

— Bonjour, mère-vieux de Claire, prononça Lilou en venant mettre sa menotte dans la main que lui tendait l’aïeule.

— Bonzour, répéta Pompon. Où qu’elle est, la grosse tarte ?

— Dis-moi ton nom d’abord, articula Mme Andelot.

— Ze m’appelle Pompon, et mon…

— Je te les laisse, interrompit Claire. Je cours à la cuisine m’assurer que le déjeuner se prépare.

— Va, mon enfant. »

Ces mots, grand’mère les prononça d’une voix joyeuse. Son regard suivit, impatient, la course rapide de la jeune fille jusqu’au seuil, et un soupir d’allégement monta à ses lèvres, quand la porte se fut refermée sur elle.