Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903

CHAPITRE IV


La résolution de Claire eût-elle faibli, le temps l’aurait obligée de la tenir : il plut toute la matinée.

Elle en profita pour mettre mille choses en ordre dans sa chambre, qu’elle aimait à voir coquettement arrangée : cela l’occupa jusqu’à midi.

Après qu’on fut sorti de table, grand’mère Andelot lui conseilla :

« Va donc chercher ton ouvrage. Tu travailleras près de nous, puisque tu ne peux rester au jardin. »

Clairette obéit, mais il s’écoula deux grandes heures avant qu’elle ne reparût.

Ce qu’elle avait fait ? Elle était allée se poster sur l’escalier secret, et, bien abritée sous un sapin, derrière un rocher en saillie, avait observé la partie du parc qu’il lui était possible d’entrevoir.

Laisserait-on sortir les enfants ? Non, sans doute ; l’eau formait des rigoles de chaque côté des allées, et, des feuilles alourdies, de petites averses tombaient à la moindre brise.

Après avoir passé un moment à s’orienter, Claire se disposait à regagner la maison, quand le dialogue suivant la retint à sa place :

« Lilou ! Où que t’es ?

— J’es là, sur le rocher.

— Claire y est pas ?

— Non.

— Si elle va pas viendre, moi ze pleurerai fort !

— Moi aussi.

— Faut l’appeler. »

Ils se mirent à crier ensemble à pleine voix :

« Claire ! Claire ! »

Certaine d’échapper à la vue, celle-ci se décida à répondre :

« Je vous entends, mais je ne me montrerai pas, parce que je suis sûre que vous m’avez désobéi. »

Au lieu de protester, les enfants se regardèrent, l’air de se consulter, ainsi que c’était leur habitude. Soudain Lilou dégringola le rocher, se laissant glisser pour être plus vite en bas ; tous les deux se prirent par la main et coururent dans la direction d’où leur semblait être partie la voix.

« Nous voulons que tu viens tout de suite, déclarèrent-ils ; ou bien nous allons crier.

— Voilà qui m’est égal ! Si vous croyez que cela me touche de vous entendre pleurer par caprice ! Où sont vos bonnes ?

— Elles « boulottent », répondit Lilou.

— Hein ! Qu’est-ce que c’est que ce mot ? Qui vous l’a appris ?

— Césaire.

— Qui ça, Césaire ?

— Le cocher. Quand la cloche sonne pour les domestiques, il dit : « Bon, on va boulotter ! »

— Elles mangent donc toute la journée, vos bonnes ?

— Pas toute la zournée, fit Pompon, à présent.

— Hier, à trois heures, elles lunchaient. Aujourd’hui, à une heure, elles « boulottent ».

Et vous, quand donc « boulottez » -vous ?

— Avant, repartit Lilou, toujours empressé à prendre la parole. On nous met dans la salle à manger. Kate nous sert. Tout le temps elle dit : « Dépêchez-vous, Lilou ; dépêchez-vous, Pompon. » Elle veut pas nous donner deux fois de la crème. Et elle nous bat quand nous crions.

— Voilà des enfants bien gouvernés », songea Claire.

Et cette pitié, qui, la veille, s’était manifestée déjà, se réveilla plus vive.

« Pauvres petits diables ! Point de maman, « zamais ! zamais ! » comme dit Pompon. »

Sa pensée alla caresser là-bas, dans son dur exil, la mère qui la chérissait si fort.

Et son cœur s’émut.

« C’est bon, d’être aimée, d’avoir une maman, on ne s’en doute pas… », fit-elle avec une tristesse étonnée.

S’adressant aux deux petits :

« Allez jouer dans votre chambre bien gentiment, et, demain, s’il fait beau… »

Elle s’interrompit soudain pour s’informer :

« Vous n’avez pas parlé de moi à vos bonnes, au moins ?

— Non, assura Lilou ; rien qu’à papa, dans nos lettres.

— Allons ! c’est encore mieux !

Lilou prit ce « mieux » pour une approbation et battit des mains, criant :

« Tu vas viendre, puisque je l’ai écrit à papa.

— Vous m’ennuyez, tenez ! Vous êtes de petits idiots. »

Et, exaspérée, ne sachant que résoudre, elle rentra chez elle et ferma le volet.

« Que va penser M. de Kosen ? Pour qui me prendra-t-il ? Pour une voisine indiscrète, une petite provinciale à l’affût de ce qui se passe chez les autres… Après tout, j’ai fait ce qu’il fallait pour être jugée ainsi : il serait dans son droit… »

Puis, ramenée aux enfants, cherchant le moyen de les faire venir chez grand’mère sans dévoiler l’existence de l’escalier, ce qu’elle jugeait prématuré :

« Pauvres bonshommes ! battus s’ils ne mangent pas assez vite ! c’est raide ! Maman ne m’a jamais confiée à une bonne, si ce n’est à notre vieille Toinon ; mais Toinon m’aimait… Battre des enfants qu’on a la charge de servir et d’instruire !… Car cette Allemande et cette Anglaise sont là pour enseigner leurs langues à ces bambins… De quoi vais-je m’occuper, au fait ! Descendons auprès de grand’mère, puisque je l’ai promis. Ce que ces trois bonnes vieilles doivent être récréatives ! J’en baille à l’avance. Qu’elles ne comptent pas sur moi pour une quatrième aux dominos ! Je me récuse. »

Ce fut justement par la proposition de prendre part au jeu qu’on salua le retour de Claire.

Elle refusa d’un ton décidé, déclarant :

« Merci ; j’ai les dominos en horreur.

— Si tu préfères jouer aux cartes, insinua grand’mère…

— Ah ! Dieu non ! Faites comme si je n’étais pas là !

— C’est que, reprit Pétiôto, si tu avais consenti à me remplacer, j’aurais pu aller aider Modeste, qui a pas mal à faire.

— Vous remplacer, cousine, pas au jeu. J’aimerais encore mieux cuisiner, je crois, s’il me fallait choisir entre ces deux corvées. »

Elle s’installa, déplia son ouvrage, fit quelques points…

Puis, tout à coup, jetant là sa broderie :

« Tenez, j’y vais, aider Modeste. Peut-être que cela m’amusera. Elle est si drôle à contempler au milieu de ses casseroles ! Sais-tu, grand’mère !… Je crois que ce n’est pas seulement à cause de ta visite du dimanche que ta cuisinière astique si bien sa batterie de cuisine ; ce doit être surtout pour y pouvoir ajuster sa coiffe ou son fichu. L’autre jour je l’ai surprise à se mirer devant un chaudron. »

Elle sortit en riant.

Les trois femmes se regardèrent.

« Fameuse aide ! dit Rogatienne, qui s’interrompit de jouer afin de grogner tout à loisir. Cette petite est d’un égoïsme révoltant ! Oui, ré-vol-tant !… scanda-t-elle.

— Tu ferais mieux de dire inconscient, repartit Sidonie. Elle a tout au moins le mérite de la franchise. Elle n’essaye pas de donner le change : telle elle est, telle elle se montre.

— Pas belle moralement », observa Mme Lortet, avec un petit ricanement aigre.

Grand’mère Sophie intervint :

« Il faut tout dire… Cette enfant n’a pas l’habitude de se voir entourée de vieux visages comme les nôtres.

— Mauvaise excuse, grincha Rogatienne.

— Bah ! bah ! reprit l’aïeule, la vie est une école sévère. Clairette a le temps de changer sous l’empire des événements. Je trouve déjà bien joli qu’elle ne se plaigne pas de son genre de vie ; pas une amie de son âge !

— Dame ! nous serions bien en peine de lui en découvrir une à Arlempdes.

— N’ayez crainte, articula Sidonie avec son bon rire, elle saura trouver ce qui lui manque. À la sortie de la messe, elle a dit bonjour à deux ou trois jeunes filles du village, ses anciennes camarades de jeu ; nous pourrions bien les voir poindre un de ces jours : j’ai cru comprendre qu’elle les invitait à venir lui rendre visite.

— Sans avoir demandé la permission, remarqua Rogatienne ; c’est d’un sans-gêne !…

— Elle agit ainsi qu’on lui en a laissé prendre l’habitude, ma chère. Les parents sont seuls à blâmer », fit Pétiôto, toujours indulgente.

Et, pour couper court au débat ;

« Allons, où en sommes-nous ? cinq partout ! je boude… »

La partie de dominos reprit, menée attentivement, car chacune aimait à gagner.

À la cuisine, on jacassait plus qu’on n’abattait d’ouvrage.

« Modeste, avait dit Claire en entrant, il paraît que vous êtes surchargée de travail aujourd’hui.

— Pas plus que d’habitude, mademoiselle. Seulement Théofrède chauffe le four pour sécher ses pieux…

— Des pieux ! Que compte-t-il fabriquer avec ?

— C’est pour réparer la palissade du fond du jardin. Y a des brèches, qu’y dit. Alors Mlle Sidonie a pensé qu’une fois les pieux secs, en brûlant un fagot, on amènerait le four à point pour cuire une tarte. »

Modeste ajouta, en hochant sa tête brune encadrée du large nœud de ruban multicolore :

« C’est à cause de vous, mademoiselle Claire, ben sur. Quand ces dames sont seules, ce n’est pas souvent qu’on fait de la pâtisserie.

— Vraiment ! Eh bien, nous allons la fabriquer à nous deux, cette fameuse galette, puisqu’on la confectionne en mon honneur.

— Avant, faudrait p’tête ben passer les couteaux à la pierre, ça débarrasserait la table.

— Ah ! non, par exemple ! Je déteste avaler de la poussière de brique pilée.

— Alors, vous pourriez tourner la bouillie ; moi, j’ai deux poêles à récurer.

— De la bouillie ! s’écria Claire étonnée.

— Voui. C’est avec ça qu’on fait la frangipane. La laissez pas brûler, surtout ! Faut pas que ça se quitte. »

Tout en donnant ces instructions à la jeune fille, Modeste délayait le lait sucré et parfumé avec de la farine.

Elle sortit après en avoir confié la garde à son aide improvisée.

Armée d’une cuillère de bois, celle-ci tournait la mixture, veillant à ce qu’elle ne s’attachât point au fond de la casserole, ainsi que le lui avait commandé le jeune cordon-bleu.

Et elle songeait :

« Je ferai faire deux tout petits gâteaux que je donnerai demain à Lilou et à Pompon : ils m’amusent, ces bonshommes ! »

Elle ne le constatait point sans surprise. C’était la première fois que des bambins de cet âge parvenaient à l’intéresser.

Chose curieuse, c’était par leurs défauts, leurs colères, leurs disputes de petits animaux sauvages qu’ils lui étaient sympathiques. Elle les eût fuis, comme elle avait fait jusqu’ici des autres enfants, s’ils eussent ressemblé à ces jolies poupées vivantes, jouant, en leurs beaux atours, dans les grands jardins bien peignés des villes.


Pompon et Lilou lui étaient une sorte de représentation théâtrale : deux petits clowns, deux jouets.

Et le désir lui revint, plus vif, de les amener à grand’mère. Tout le monde s’amuserait, et Mme Andelot plus que les autres, à les écouter babiller dans ce langage pittoresque où les verbes en voyaient de si dures !

Mais l’escalier aérien écarté comme moyen de communication, par où les faire entrer ?…

Car, elle s’y obstinait, à garder le silence au sujet de sa découverte. Elle le garderait, elle se l’était juré, jusqu’à ce qu’elle eût pénétré le mystère qui s’y rattachait.

Et elle se sentait loin du but.

Les précautions dont s’entouraient les abords de l’escalier, tant d’un côté que de l’autre, lui demeuraient une énigme aussi obscure que le premier jour, bien qu’elle ne cessât guère d’y appliquer son esprit.

Où faire passer ses petits voisins ? Par une brèche de la palissade, puisqu’elle pourrissait, disait-on.

Modeste lui avait appris que les pieux destinés à la réparer devaient subir une autre opération, après celle du four : on en plonge la pointe dans le goudron, ce qui les rend inutilisables le jour même : Claire se promit d’aller inspecter le terrain dès que le soleil, qui recommençait de luire, aurait séché les taillis.

Elle tourna la bouillie encore quelques minutes. Puis, lassée d’une si longue immobilité :

« Dites donc, Modeste, cria-t-elle, j’en ai assez.

— J’y pensais ben, demoiselle ; je revenais.

— Vous avez toujours besoin de moi ?

— Non », répondit la jeune servante, se mettant à rire.

Elle avait tout de suite mesuré la valeur de l’aide qui s’offrait, et s’était arrangée pour se tirer d’affaire sans elle.

« Alors je m’en vais. La pluie a cessé ; j’en profite pour prendre un peu l’air.

— Ben vrai, mademoiselle Claire, si vous sentez le moisi, ça ne sera pas de votre faute.

— Je reviendrai quand votre pâte sera pétrie. Si, par hasard, je n’étais pas là à temps, n’oubliez pas de me confectionner deux toutes petites tartes, que vous mettrez de côté sans rien dire.

— Ça sera fait.

— Où serre-t-on les sécateurs ?

— Là, dans le tiroir », fit la jeune servante, en indiquant un meuble du vestibule.

Munie de l’instrument dont elle pensait avoir besoin, Claire se rendit tout droit au fond du petit bois.

Elle n’avait jamais exploré cette partie du jardin : c’était le chaos. La maigre végétation qui croissait dans l’intervalle des rochers affleurant le sol et le trouant par place, révélait l’absence d’humus. On avait renoncé à tirer parti de ce petit coin, où, livrée à elle-même, la nature n’avait guère pu faire prospérer que des ronces, de courtes bruyères et quelques arbrisseaux.

Son sécateur à la main, Claire, se frayant un chemin parmi les ronces, parvint jusqu’auprès de la palissade.

« Pas moyen d’utiliser une brèche, murmura-t-elle, désappointée, en mesurant de l’œil la ravine peu profonde, mais à déclivité rapide, au bord de laquelle était tracée la limite du jardin ; ces petits dégringoleraient neuf fois sur dix… Et, cependant, il y eut là une allée, c’est certain. Elle devait tourner autour du massif de rochers, soutenue par l’empierrement dont j’aperçois les vestiges. Par là, on avait un accès facile dans le parc… On l’aura supprimée en posant la palissade, lorsque le vieux baron de Kosen donna la maison à grand-père : chacun chez soi… c’est compréhensible. Ce qui l’est moins, c’est que, d’un côté, on s’enlève la possibilité de voisiner commodément, au grand jour, pour, de l’autre, s’en procurer le moyen, secrètement… à l’aide d’un escalier invraisemblable ! Qu’y a-t-il là-dessous ? … »

Bien que reprise plus fortement que jamais par l’insoluble problème, Clairette ne perdait pas de vue le motif de sa promenade.

Toujours taillant devant elle ce qui lui faisait obstacle, elle avait obliqué de façon à se rapprocher de la ligne des sapins, dont les derniers se mêlaient aux arbres des massifs.

La muraille basaltique était de beaucoup moins élevée qu’auprès de l’habitation ; néanmoins, mesurée d’en bas, elle semblait encore inaccessible.

Un seul endroit s’abaissait brusquement, offrant à peu près à l’œil l’aspect d’une coupe ébréchée vers son centre.

« Avec une échelle, je crois qu’on pourrait y atteindre, se dit Claire ; il faut que je m’en assure. »

Une échelle ! Justement, l’avant-veille, Modeste en avait apporté une petite sous un cerisier dont les fruits commençaient de mûrir.

Elle s’en fut la chercher, l’arc-bouta contre un sapin, l’encastra du haut, entre deux saillies du roc, et contempla son œuvre, ravie : c’était solide comme un escalier !

Il s’agissait maintenant de s’assurer si, du côté du parc, le terrain se prêtait à l’escalade. Elle franchit les échelons, prit pied sur le plateau légèrement creusé au centre, acquit la certitude qu’il offrait toute sécurité comme passage, et, parvenue à l’extrême bord du rocher, fit cette agréable découverte que le sol s’élevait un peu chez le voisin. Un banc de jardin subirait, à la rigueur, pour joindre les deux degrés naturels facilitant l’accès du sommet.

Au reste, elle serait là pour recevoir elle-même les enfants.

Il ne lui restait qu’à transporter le banc, et les communications seraient établies, ce qui lui permettrait de contenter son caprice, en introduisant chez grand’mère Lilou et Pompon, sans avoir à se servir de l’escalier secret.

Claire se promit de se glisser dans le parc le lendemain, avant l’heure où les jardiniers se mettaient à l’ouvrage. Elle ne demeurerait sur la propriété des de Kosen que le temps nécessaire à découvrir un banc et à le transporter sur les lieux : dix minutes. À cette heure matinale, et dans ce court espace de temps, une rencontre n’était point à redouter. Elle reprit le chemin de la maison. On avait mis la pâtisserie au four : Sidonie surveillait la cuisson.

« Elle va s’informer de la destination de mes petites tartes », se dit Claire, contrariée. Mais Pétiôto ne demanda rien, s’étant imaginé que sa jeune cousine avait pris fantaisie de goûter avec de la frangipane toute chaude. Quand on rapporta les tôles du four, elle glissa les deux gâteaux sur un plateau de porcelaine qu’elle tendit à la jeune fille, disant :

« Voici ta part, Clairette.

— Merci, Pétiôto, mais ce n’est pas pour moi.

— Pour qui donc ?

— Je vous dirai cela demain. »

Elle s’enfuit emportant ses tartes, qu’elle serra dans sa chambre.

Comme elle redescendait, peu après, Sidonie accourut du fond de la cuisine et l’arrêta au passage.

« Rogatienne a mal à la gorge, tu devrais bien lire le journal à ta grand’mère.

— Ah çà ! protesta Claire, allez-vous toutes vous donner le mot pour m’imposer des corvées ? Je serais désolée que grand’mère fût privée d’entendre son journal, puisqu’il l’intéresse ; je vais le lui lire ; mais je n’entends pas que cela passe à l’état d’habitude, ma cousine. C’est assommant de lire un journal ! Je ne comprends rien à la politique ; je m’endormirai en lisant, c’est certain.

— Rassure-toi, mignonne, repartit Sidonie avec une grande douceur, on ne mettra pas souvent ta bonne volonté à l’épreuve. C’est seulement pour aujourd’hui.

— Bon. J’y vais. »

Claire se rendit auprès de sa grand’mère. Elle était de méchante humeur et il y paraissait sur sa physionomie.

« Je remplace ta lectrice ordinaire, annonça-t-elle en venant s’asseoir sur une chaise basse, tout proche de l’aïeule, alors seule dans la grande pièce.

— Cela va t’ennuyer, chérie. »

Sans protester, ce qui l’eût obligée à dire un gros mensonge, Clairette déplia le Journal de la Haute-Loire, et aborda l’article de fond.

Mais, après avoir lu trois minutes, relevant soudain les yeux :

« Grand’mère, je voudrais te demander quelque chose. Cela ne te fait rien que je m’interrompe un petit moment ?

— Non, mon minet. Qu’est-ce que tu désires savoir ?

— Ces étrangers qui vont habiter à côté de nous, les de Kosen, sont-ils nombreux ? Y a-t-il de vieux parents ? des jeunes filles ?

— Depuis vingt-deux ans je n’en ai pas entendu parler, mon enfant. J’ai toujours vécu ici ; eux n’y sont plus revenus…

— À cette époque, qu’est-ce qui composait la famille ?

— Une mère veuve et trois petits enfants.

— Et cette dame, tu la voyais ? »

Grand’mère fit de la tête signe que non. Elle paraissait troublée. Elle ajouta avec effort :

« Après la mort de son mari elle ne sortait guère. »

Claire n’ajouta rien, n’osant point parler de ses petits voisins si vite.

Le journal restait sur ses genoux, froissé sous son coude ; grand’mère n’y paraissait plus songer. Elle s’était laissée aller contre le dossier de sa bergère, et, le visage tourné sers les montagnes dont le soleil ne dorait déjà plus que les cimes, prononçait tout bas des choses…

Était-ce une prière ?… Claire le crut d’abord ; mais, non. Toujours, pour prier, grand’mère prenait entre ses doigts le chapelet deux fois précieux, parce qu’il lui venait d’un de ses fils.

Que pouvait-elle bien se raconter ainsi à soi-même ? Cela devait se rapporter aux jours d’autrefois ; au temps où la veuve et ses enfants habitaient le petit castel.

Qu’elle eût désiré interroger encore ! Mais l’aïeule semblait si loin, si loin… Et puis elle avait pris l’air triste. Il est vrai que c’était un peu sa physionomie habituelle.

Bah ! elle allait se risquer. Elle appela :

« Grand’mère ! »

Mme Andelot eut un sursaut.

« Tu sais leurs noms, à ces petits enfants de la veuve ?

— Oui. »

Et, sans attendre une question qu’elle lisait dans les yeux de Clairette, la vieille dame ajouta :

« L’aînée des filles se nommait Tiphaine, la seconde Brigitte, et le petit garçon Hervé !

— C’est lui qui revient habiter ici, se dit la curieuse ; c’est le papa de ces deux diablotins. »

Et, à haute voix :

« Quel âge avait Hervé quand tu as cessé de voir sa famille ?

— Cinq ans, guère plus… »

Mme Andelot se leva, alla ouvrir un des tiroirs du bureau dont elle gardait toujours la clef, et, après avoir cherché un instant, découvrit ce qu’elle voulait : un objet roulé dans du papier de soie.

Revenue auprès de Claire, elle déroula le papier et en sortit un très petit soulier en peau rouge, doublé de soie blanche : un soulier tout neuf.

Pour le coup, la jeune fille ne put retenir une exclamation ; ce soulier, c’était le frère du sien.

« N’est-ce pas qu’il est mignon ? » fit l’aïeule en le caressant.

Et, les yeux attachés à la fine chaussure :

« La dernière fois qu’Hervé de Kosen est venu me voir, il portait cet unique soulier : l’autre, il l’avait perdu en chemin.

— Il venait seul te voir ?

— Oh ! non, se récria la grand’mère. Y songes-tu ? un enfant ! »

Ici, un long intervalle.

Puis elle laissa tomber d’une voix basse, un peu brisée :

« Son père le portait. »

Grand’mère reprit à Claire le petit soulier, dont celle-ci s’était emparée afin de mieux constater la ressemblance avec celui qu’elle avait recueilli sur l’escalier ; elle l’empaqueta dans le papier de soie, précieusement, et alla l’enfermer où elle l’avait pris.

Grand’mère resta très, très longtemps à coucher le petit soulier à sa place. Puis on entendit cliqueter ses clefs dans ses vieilles mains. Enfin la serrure se ferma ; Mme Andelot glissa ses clefs dans sa poche, et, à pas traînants, vint se rasseoir.

Elle avait l’air perplexe. Visiblement, elle débattait en elle-même si elle devait dire quelque chose ou ne le point dire.

À la fin, elle se décida à prononcer :

« Ce sont de bien anciens souvenirs. Mieux vaudrait n’en point reparler. Cela fait songer aux morts et cela attriste.

— Mais cet Hervé, le propriétaire du petit soulier, n’est pas mort, puisqu’il va, dit-on, habiter Vielprat.

— Pas lui, non, d’autres… »

Puis, tout de suite :

« Laissons cela, ma Clairette ; je t’en prie, n’en parlons plus jamais.

— Oh ! grand’mère, je ne peux pas te le promettre. Par exemple, ce à quoi je m’engage, c’est à ne jamais te questionner en présence des cousines : elles ont une si étonnante façon d’envisager les choses !

— Elles sont dans le vrai, repartit Mme Andelot amèrement ; tu t’en apercevras, ma fille. »

Du journal, il n’en fut plus question. Elles laissèrent venir le soir sans y prendre garde, isolées l’une de l’autre, et silencieuses.

Claire pensait :

« Voilà un pas de fait, un grand pas. Je sais à présent que c’étaient les de Kosen père et fils qui recouraient à cet escalier pour venir ici. Il n’est point question de la baronne ; elle n’accompagnait pas son mari, sans doute… Je me demande pourquoi les deux visiteurs se cachaient ! Peut-être le baron et grand’père conspiraient-ils ? En Vendée, du temps de la chouannerie, nobles et paysans ne s’alliaient-ils pas ?… À quelle époque avaient lieu ces visites ? Grand’mère est si vieille, cela doit dater de loin… Mais non ! suis-je étourdie ! Elle-même vient de me dire qu’elles ont cessé il y a vingt-deux ans… S’il s’agissait de conciliabules politiques, je me demande pourquoi un enfant de cinq ans en tiers dans ces entrevues ?… À moins que ce ne fût pour donner le change… Il faudra que je relise mon histoire contemporaine. Où en étions-nous, en fait de gouvernement, il y a vingt-deux ans ?… Je verrai cela ce soir. »

Mais son impatience jugea le délai trop long. Et elle demanda :

« Il s’occupait beaucoup de politique, grand-père Andelot ?

— Oh ! pas du tout.

— Tu en es sûre… fit Claire désappointée par cette affirmation. Mais alors, poursuivit-elle, oublieuse du silence commandé, si lui et le baron ne conspiraient pas, pourquoi donc se cachaient-ils pour se faire des visites ?

— Je ne t’ai pas dit qu’ils se cachaient », repartit Mme Andelot, considérant sa petite-fille d’un air surpris.

Claire se mordit les lèvres.

« Où as-tu pris qu’ils se cachaient ? qui te l’a dit ? insista grand’mère avec une vivacité inquiète.

— Personne ne m’a rien dit, puisque je n’ai parlé de tout cela qu’avec toi.

— Alors, chérie, que ce soit fini. Il faut respecter le silence des vieux, vois-tu, mon enfant. On peut quelquefois, sans le vouloir, leur causer beaucoup de peine. Ce dont tu sembles te préoccuper ne te regarde pas, et, je t’en avertis, soit entre nous, soit devant les cousines, je n’en ouvrirai plus la bouche. »

Claire se leva, jeta le journal sur la table avec colère et sortit. Toute résistance l’irritait ; on l’y avait si peu accoutumée !

Grand’mère suivit des yeux, en soupirant, la jeune mauvaise tête ; mais elle ne fit pas un geste, ne dit pas un mot pour la retenir.

Dès que Clairette eut regagné sa chambre, son premier soin fut de réunir en faisceau le maigre bagage qu’elle rapportait.

La raison du silence que sa grand’mère s’obstinait à garder lui échappait absolument. Mais elle croyait avoir deviné le pourquoi de la vénération dont Mme Andelot entourait le petit soulier : gratitude d’un cœur humble : voilà !

En effet, les de Kosen étaient ses bienfaiteurs. Elle vivait d’une rente qu’elle tenait d’eux : récompense de services rendus par grand-père Andelot : soit, mais qui n’était pas due, somme toute ; non plus que cette maison, présent, elle aussi, du vieux baron à son régisseur.

Et, certaine d’avoir deviné juste sur ce point, Claire se félicitait de sa perspicacité. Sa mauvaise humeur se dissipait.

À y bien regarder, ce serait amusant de poursuivre toute seule ses recherches, de quoi l’occuper des mois et mettre l’ennui en fuite !

Soudain, elle partit à rire :

« Savoir ce que dira grand’mère, quand je lui présenterai Lilou et Pompon. Car, cette fois, c’est résolu, demain, je les lui amène… »