Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903


CHAPITRE III


Ce matin-là, Théofrède s’en revenait tout grognon du jardin.

Pour contenter Claire, il avait remis le petit bois en état, élagué les basses branches, râpé, ratissé les allées, consolidé les bancs.

Il l’avait fait de bonne grâce, la jeune fille le lui ayant demandé gentiment, en l’appelant, de sa voix câline, « mon bon Théofrède ».

Fatigante matinée tout de même ! En assurant sur ses épaules le lourd fagot, fruit de son émondage, le vieux domestique se disait qu’il se serait bien passé de ce surcroît de travail. « Mais, quoi ! c’te jeunesse, ça s’entend si bien à vous faire marcher ! On n’a pas le cœur de dire non. C’est comme Modeste !… « Vieux, allez donc me quérir mes choux, vous serez un brave homme… Père Théofrède, vous iriez-t-y ben me couper mes épinards ? En pour, je vous régalerai d’une complainte à la veillée. » Sa grand’mère s’occupait de ses commissions elle-même, seulement, de son temps, la vieille « ragogne », on n’entendait pas souvent rire à la cuisine ! »

Ces réflexions, le jardinier de Mme  Andelot les faisait à haute voix ; c’était sa coutume, de parler ainsi tout fort : une manière de se tenir compagnie en se donnant l’illusion d’un voisinage.

Toujours monologuant et geignant, il était parvenu à moitié de l’allée des sapins, lorsqu’un spectacle inattendu le cloua sur place.

Dans cette allée nettoyée la veille, — grand mère la suivant de préférence, Théofrède en prenait un soin particulier, — au beau milieu, comme à plaisir, on avait répandu des feuilles sèches, de l’humus, des plantes agrestes et jusqu’à du bois mort !

« En v’là une farce ! Qui diantre qu’a ben pu apporter ça là ? »

Il posa son fagot, afin de méditer plus à l’aise.

Les deux mains derrière le dos, le buste en avant, il examina le corps du délit, essayant d’en déterminer la provenance.

Lui seul travaillait le jardin ; sa brouette restait à portée du carré qu’il bêchait ; de sa main, sitôt arrachées, les mauvaises herbes y tombaient tout droit.

D’ailleurs, ce qu’il avait sous les yeux ne provenait pas d’un carré de légumes ; ça semblait plutôt extrait d’un fossé.

« Y a des gens qui ne se gênent guère, fouchtra ! gronda-t-il entre ses dents. Est-ce que les particuliers d’à côté auraient le front de m’envoyer leurs… »

Son regard, toisant la hauteur de la triple barrière élevée entre eux, acheva sa phrase par une muette dénégation.

« Un fameux tour de bras ! celui qui lancerait ça du parc ! Ça n’est pourtant pas venu tout seul… »

Il prit le parti de ratisser l’allée. De là-haut, Claire l’avait écouté, riant de ses jérémiades ; et, à l’abri derrière son rideau de verdure, elle le regardait réparer le dégât.

C’était elle la coupable.

Elle se promit bien de n’y pas revenir. À force de chercher, Théofrède n’aurait qu’à découvrir d’où on lui envoyait ces débris !…

Elle lancerait cela dans le parc : il n’y manquait pas de jardiniers dont les réflexions lui importaient peu. Et, d’abord, de ce côté, ce n’est pas dans une allée que tomberait ce dont elle déblayait son chemin. Comment n’y avait-elle pas songé tout de suite ?

Car elle savait à présent que l’on mettait en état la propriété voisine. En revenant d’Arlempdes avec Sidonie, l’avant-veille, elle avait aperçu les ouvriers occupés aux réparations du petit château.

Raison de plus pour se hâter.

Le parc deviendrait inabordable aux intrus, si les maîtres s’avisaient de résider en ce pays !

Et, depuis cinq jours que ses parents étaient repartis, dès l’aube, alors que tout le monde la croyait endormie, Clairette se glissait à pas de velours dans son placard, franchissait le volet, et travaillait.

Trois ans auparavant, une sorte de sentier, creusé entre les saillies du roc, permettait de descendre sans risques trop sérieux, à la condition de se cramponner aux branches des sapins qui se tendaient, comme des bras protecteurs, à droite et à gauche.

Mais en ces trois années le sentier s’était comblé. Il y croissait de l’herbe, des touffes de bruyère ; la circulation était devenue à peu près impossible.

S’en rendant compte, Claire s’était procuré un vieux balai, une pelle et s’était mise à l’œuvre.

Elle enleva d’abord une couche d’humus de quelques centimètres. Ce premier travail rétablit la rigole dans l’état où elle l’avait trouvée jadis.

Ayant eu la curiosité d’enfoncer plus profondément sa pelle, la jeune fille s’aperçut que le passage aérien avait du être, en son état primitif, beaucoup plus encaissé, partant, moins dangereux.

Et elle résolut d’aller jusqu’au bout de son nettoyage.

À la quatrième séance, un dernier coup de balai donné sur un espace d’environ deux mètres à partir du toit, amena au jour des sortes de degrés taillés dans le rocher, de main d’homme, et régulièrement espacés.

Cette découverte laissa Claire plus intriguée que jamais.

Est-ce que son grand-père, du temps qu’il était régisseur, se serait préparé ce chemin dans le but d’avoir accès chez les de Kosen sans faire le grand tour ? Peut-être… Aucune voie directe ne reliant le château à la maison Andelot, cette idée avait pu lui venir.

Il était même bien surprenant, à y songer, que les communications n’eussent pas été plus commodément établies entre gens ayant souvent affaire ensemble.

On devait aller jusqu’au second lacet, avant que le chemin ne s’embranchât à la route plus spacieuse aboutissant au petit castel. La clôture du parc était fortifiée d’un saut de loup profond et large, et, à l’exception de la barrière ouvrant sur le sentier escarpé qui descendait vers la Méjeame, tout à fait à l’opposé, on n’avait accès au château que par la grille située à gauche du terre-plein, sur lequel donnait la façade principale.

Oui… ce pouvait être l’explication logique du passage secret. Mais alors, pourquoi ce mystère ?

Si c’était grand-père Andelot qui avait imaginé ce moyen de s’éviter quelque fatigue, pourquoi ce placard posé justement là où l’on avait accès sur cet escalier ? Et si c’était depuis la mort du grand-père qu’on avait posé le placard, pourquoi cette porte ménagée à l’intérieur du meuble, et habilement dissimulée, certes ?

Personne n’avait plus à passer par là, pour un motif de surveillance ; personne n’avait même plus le droit de pénétrer dans le parc, depuis qu’un autre en était devenu le régisseur.

Autant de raisons pour déblayer de fond en comble le petit escalier.

Qui sait s’il ne livrerait pas le « parce que » de tous ces « pourquoi » ?

La jeune fille s’y appliquait donc avec entrain, et d’autant mieux qu’en surplus de sa curiosité à satisfaire, elle avait l’espoir que les de Kosen s’ennuieraient bientôt de leur solitude, et ne feraient qu’une apparition en leur castel de Vielprat ; ce qui lui rendrait la libre circulation dans le parc.

À huit heures, après trois heures de travail acharné, Claire descendait déjeuner avec sa grand’mère.

Déjà levée et habillée pour toute la journée, la vieille dame se tenait assise auprès de la fenêtre, à contempler de ses yeux qui se voilaient, rapetissaient les choses, le cher paysage dont elle savait par cœur chaque rocher, chaque ravin, tous les sentiers.

Pétiôto ne tardait guère de paraître, portant le chocolat, dont la préparation lui incombait. Rogatienne n’assistait jamais au petit déjeuner ; on la servait chez elle.

Le chocolat pris, on causait quelques minutes, puis Claire s’éclipsait sans donner d’explication sur l’emploi de sa matinée.

Elle ne reparaissait qu’à midi, juste pour se mettre à table.

« Où va-t-elle ? que fait-elle ? demanda grand’mère Andelot à Sidonie, au bout de quelques jours.

— Au jardin ; elle se promène pendant que Modeste fait sa chambre.

— Comment ! s’écria l’aïeule scandalisée, elle ne la fait pas elle-même ! une jeune fille… Je n’ai jamais vu ça. Je lui dirai ce que…

— Vous ne lui direz rien du tout, ma cousine, si vous voulez m’en croire, interrompit Sidonie. Je lui ai donné l’exemple en faisant la mienne sous ses yeux l’autre jour ; vous pensez qu’elle a compris ?… ou plutôt, qu’elle a voulu comprendre ? Ah ! bien, oui ! Elle ne se rendrait pas davantage à vos observations. Elle a une bonne nature, mais, ma pauvre cousine, qu’ils l’ont donc mal élevée !

— Oui, oui… je le crains. J’avais espéré qu’elle viendrait travailler près de moi, au moins la matinée, où forcément je suis seule, puisque Rogatienne se lève tard et que vous me remplacez dans la maison, ma chère amie.

— Moi aussi, je m’étais figuré cela. Il nous faut en rabattre. »

La vieille fille hésita, ayant l’air de réfléchir, puis se décidant tout à coup :

« Tenez, Sophie, reprit-elle, j’aime autant vous l’avouer, ce que vous venez de me dire, je l’ai fait observer à Claire, hier soir, pas plus tard ! Elle s’est montrée très surprise et m’a demandé : « Avant que je ne sois là, comment vous arrangiez-vous ? Faites ainsi que vous en aviez l’habitude. Je n’ai aucun plaisir à rester aux côtés des vieilles personnes. J’aime beaucoup grand’mère, mais je ne me sens pas de vocation pour le rôle de lectrice. Je ne saurais de quoi parler avec elle… Et puis, mon plaisir, c’est de flâner au jardin : je flâne. »

— Laissez-la faire, Pétiôto. Il n’y a pas à insister pour le moment. Tout ceci se modifiera à la longue, je l’espère. L’essentiel, c’est que Clairette puisse écrire à ses parents qu’elle se trouve bien auprès de nous. »

Sidonie opina de la tête. C’était tout à fait de son avis. Au reste, indulgente par nature, elle se sentait portée à l’être plus encore pour Claire, qu’elle affectionnait en dépit de ses défauts.

La jeune fille continua donc à jouir de la liberté la plus absolue.

Elle ne sortait jamais sans être accompagnée. Dès lors, que risquait-elle dans ce jardin clos de partout ? Les mauvais jours viendraient assez vite, et l’obligeraient bon gré mal gré à garder la maison…

Ainsi pensaient grand’mère et Sidonie. Rogatienne était moins accommodante. Si Claire se faisait appeler trop longtemps, à l’heure d’étudier son piano, Mme  Lortet se répandait en critiques acerbes sur sa détestable éducation :

« Ah ! si je n’avais pas promis à Victor de faire travailler cette petite peste, comme je la laisserais où elle est, maugréait-elle chaque fois.

— Mais me voici, cousine, j’accours, faisait narquoisement Clairette sans se presser.

— Tu en as bien l’air, impertinente ! Ne pouvais-tu prendre la peine de me répondre ?

— À quoi bon, puisque je venais. »

Ce dialogue se reproduisait, avec des variantes plus ou moins aigres, à peu près tous les jours.

Répondre ? Claire n’avait garde.

C’eût été trahir son secret. On aurait eu vite fait de découvrir d’où partait la voix.

Car, dans son impatience d’avoir mené à bien son entreprise, elle retournait à son escalier l’après-midi, maintenant.

Elle fit, certain jour, une singulière découverte. En raclant l’angle d’une marche, sa pelle ramena un petit soulier d’enfant, une chaussure fine, à semelle mince, et qui avait dû être doublée de soie blanche ; il en restait des vestiges près des coutures.

Qui avait bien pu perdre ce petit soulier ? Quel âge devait avoir son propriétaire, quand il l’avait semé sur cette route aérienne ?… quatre à cinq ans, pas plus.

Que pouvait bien être venu faire là un bébé de quatre à cinq ans ?… Un bébé riche ! Jamais son père, ses oncles, ni même, à cette dernière génération, ses cousins, n’avaient dû être chaussés ainsi.

Elle emporta sa trouvaille, et, l’ayant nettoyée et séchée, la cacha au fond d’un tiroir.

Le soir du douzième jour, après être commodément descendue, les mains appuyées aux rochers qui formaient deux rampes, elle posa le pied dans le parc de Vielprat.

Un détail la frappa tout de suite, auquel, trois ans auparavant, elle n’avait point prêté attention : le soin pris pour dissimuler l’escalier à la vue.

Les derniers degrés, à peine dégrossis, restaient masqués par une saillie du rocher au liane duquel on les avait creusés.

Aux sapins de la bordure, on avait adjoint d’autres arbustes d’essence rustique. Une allée contournait ce massif, mais, pour la joindre depuis le bas des marches, il fallait se glisser derrière les troncs des sapins, l’espace d’une dizaine de mètres.

Dissimule-t-on avec un tel soin un passage de simple utilité, destiné uniquement à abréger les distances ?… Pas un instant Claire ne l’admit.

Elle ne dépassa guère la ligne des sapins, ce soir-là. Il était tard, la nuit allait venir et, avec elle, l’heure du souper.

Ne la découvrant pas au jardin, Pétiôto serait capable de monter la chercher dans sa chambre. Si elle venait à l’apercevoir, ou seulement à l’entendre, refermer le volet et sortir du placard ?…

Elle remonta en courant les degrés de basalte, se faufila chez elle avec précaution, brossa ses cheveux couverts de brindilles et descendit.

Endormantes, ces courtes veillées d’été, tout comme aussi la conversation qui courait autour de la table — se traînait plutôt — durant les repas.

La qualité des mets, le nombre d’œufs recueillis dans la journée, le temps que laissait prévoir, pour le lendemain, l’apparence du ciel, en faisaient les frais d’ordinaire.

Claire y prenait peu de part. Si elle se mêlait à l’entretien, c’était le plus souvent pour poser à sa grand’mère quelque question au sujet de leurs voisins : ceux d’autrefois, et ceux qui allaient sans doute venir.

Le soir où son travail fut achevé, en y ressongeant pour s’en réjouir à nouveau, il lui vint à l’esprit que peut-être des relations pourraient s’établir entre eux et les de Kosen. Pourquoi pas ? Surtout si, parmi les membres de cette famille, il se rencontrait quelque jeune fille de son âge.

Et alors, cet escalier secret, elles seraient deux, une dans chaque camp, à essayer d’en découvrir l’origine.

Bien amusant, ce problème à élucider dans ces conditions.

Sans compter que l’escalier servirait aux deux amies pour se rejoindre dans le parc ou chez grand’mère Andelot.

Et l’imagination de Clairette, emballée à fond, entassait projet sur rêve, à perte de vue.

À la fin, entraînée par son désir de donner corps à ses châteaux en Espagne, se tournant vers son aïeule, elle s’informa :

« Crois-tu que tes voisins viendront te faire une visite ? Était-ce leur habitude, jadis ?

— Des nobles ! y penses-tu ! se récria Pétiôto, très respectueuse des distances sociales. Ta grand’mère et nous tous ne sommes pour eux que la famille d’un ancien serviteur. »

Claire fit la moue et laissa tomber, désappointée :

« Si peu que ça ?… »

Grand’mère inclina la tête silencieusement, et Mme  Lortet repartit, ironique :

« Prétendais-tu donc frayer de pair à égal avec les barons de Kosen ?

— Pourquoi non ? Chacun vaut selon ce qu’il s’est fait, au moins autant que par la souche d’où il est sorti ; je l’ai entendu répéter cent et cent fois par des gens qui n’étaient point des sots. Et c’est si vrai que papa, ce fils d’un ancien serviteur, comme dit Pétiôto, était ingénieur d’une compagnie de chemin de fer, en Portugal, et qu’un vieux monsieur, qui se faisait appeler le comte de M…, y était simple commis. De quel côté avait passé la supériorité, ma cousine ?

— Tu es une petite orgueilleuse, fit Rogatienne dépitée de ne pouvoir opposer quelque argument solide à la riposte de Claire.

— Orgueilleuse… c’est bientôt dit… Encore faudrait-il le prouver. »

Elle médita dix secondes, puis, regardant Rogatienne :

« Je suis orgueilleuse de papa, c’est vrai, parce qu’il est un très savant ingénieur ; y trouveriez-vous à redire ?

— Allons, allons, Clairette, taisons-nous ! » intervint grand’mère, dont les pauvres mains affaiblies tremblaient depuis un instant à ne plus pouvoir manœuvrer son couteau ni sa fourchette.

Puis, d’une voix qui chevrotait un peu : « Ne t’occupe pas de nos voisins ; il y a longtemps qu’ils ne nous connaissent plus. Ils ne sont pas d’un monde où la valeur acquise nivelle les distances ; tu t’en apercevras vite. »

Elle dut s’interrompre, parce que la voix lui manquait tout à fait. Son doux visage, encadré de bandeaux neigeux, était devenu uniformément pâle. Et elle tenait les yeux baissés sur son assiette, comme si elle eût craint d’y laisser lire…

Après une minute de ce silence oppressant, elle ajouta avec un très pénible effort :

« Ce n’est pas du côté des barons de Kosen que tu peux espérer rencontrer de la distraction, si tu t’ennuies.

— Je ne m’ennuie pas, grand’mère ; je ne me suis pas ennuyée une minute depuis que je suis à Arlempdes. Si j’avais mes pauvres parents pour me gâter, je pourrais même dire que jamais je ne me suis trouvée plus heureuse. J’aime tant mon pays ! Tu sais, je l’ai adopté pour le vrai mien, grand’mère, notre vieux Velay, ajouta-t-elle, se rappelant son désir de s’attacher au sol par la possession de la chère demeure, désir que son père était en train de réaliser ; je crois que j’y finirai mes jours. Lorsque j’aurai ton âge, il y aura comme à présent une vieille dame dans la bergère, à côté de la fenêtre… Et la vieille dame… ce sera moi.

— Bonne petite Vellave ! fit grand’mère, dont les traits se rassérénaient peu à peu. Il faudra bien qu’on t’en fasse admirer ce que tu ne connais pas encore de « ton pays ». Dès que Théofrède aura le temps de vous conduire, vous partirez avec Friquet et la jardinière, Pétiôto et toi. L’instituteur d’Arlempdes a raconté l’autre jour, devant les cousines, que son collègue de Goubet avait découvert des grottes curieuses, pas loin d’ici, à Beth. Elles renferment des tombeaux datant de l’époque féodale, paraît-il ; vous irez voir ça.

— Je voudrais bien aussi retourner à Montcoudiol.

— Là et ailleurs ; partout où il te plaira, chérie », promit grand’mère Andelot, autant par contentement de voir Clairette s’attacher ainsi à ce Velay, auquel son âme à elle était soudée, que pour faire diversion au troublant voisinage des châtelains de Vielprat.

Si l’aïeule eût pu lire dans la pensée de sa petite-fille, à cette heure, elle aurait senti s’apaiser ses craintes à ce propos. Bien qu’elle l’eût rétorqué de son mieux, le jugement des vieilles cousines avait laissé des traces dans l’esprit ombrageux de Claire. Elle eût été fort humiliée de se voir traiter en inférieure par ces nobles hautains, et s’était déjà promis de ne se point exposer à pareil affront.

Elle se montrerait au contraire très raide vis-à-vis des de Kosen, si l’occasion d’une rencontre s’offrait.

Quant au parc, elle n’y mettrait pas les pieds ! Pas une fois !… Son orgueil en faisait serment.

… Si pourtant, insinuait sa curiosité irritée d’être ainsi tenue en échec, ils n’étaient pas chez eux encore, ces barons d’un autre âge ?…

Clairette transigea : s’ils n’étaient pas arrivés, elle irait revoir « ses coins » ; elle en en avait si grande envie ! Elle explorerait en même temps les alentours du fameux passage… Qui sait ?… Ne devait-elle pas la connaissance de l’escalier secret à une succession d’incidents relevant tous de l’inattendu ?…

Cette visite serait la seule, au reste ; plus jamais, ensuite, elle ne retournerait chez leurs peu sociables voisins.

On était au samedi. Le lendemain la fixerait. Si la famille de Kosen était au château, elle se rendrait à la messe à Arlempdes, qui était sa paroisse, malgré que l’habitation eût pris le nom de la commune voisine, peut-être parce que l’ensemble de la propriété s’étendait en grande partie sur le territoire de Vielprat.

En franchissant le seuil de l’église, le dimanche matin, le premier regard de Claire fut pour le banc seigneurial.

Il était vide… oui… mais le resterait-il ?

Cette inquiétude tenait la jeune étourdie distraite, si distraite que, tout occupée de considérer la foule qui peu à peu emplissait la nef, elle demeurait debout devant sa chaise, à demi détournée.

Un doigt lui entrant dans l’épaule la jeta à genoux, brusquement.

« L’avis » venait de Rogatienne, scandalisée.

Un demi-sourire sur les lèvres, car le banc seigneurial demeurait inoccupé, Clairette joignit les mains et tourna cette fois les yeux vers le tabernacle.

« Mon Dieu, murmura-t-elle comme début à sa prière, que la cousine a donc les doigts pointus ! Vous me pardonnez, dites, mon Sauveur béni, d’avoir pensé d’abord à mes petites affaires : je suis sûre que vous me pardonnez ! vous qui m’avez vu racler mon escalier avec tant de courage. Ils sont si beaux, les sites que vous avez créés, et du parc on voit si loin ! Vous devez comprendre mon désir d’y aller. Ça ne nuit à personne et ça me fait tant plaisir.

— Lis donc ta messe », grognonna Rogatienne, en accompagnant ce second avertissement d’un coup de coude dans les côtes de la délinquante.

Claire regarda Mme  Lortet d’un air ahuri. Elle avait toute sa vie prié ainsi qu’elle venait de le faire… Et cela ne se trouve pas dans les missels. Il lui semblait que le bon Dieu devait être content de la voir lui ouvrir son cœur en toute simplicité. Y a-t-il une prière plus simple que le pater ? Et ne contient-elle pas tout ?…

En place du pain quotidien, Clairette avait coutume de demander ce qui lui faisait envie…

Elle haussa légèrement les épaules, à la bourrade de la veuve, et murmura :

« Ses coudes sont aussi pointus que ses doigts ! Mon Dieu, donnez-lui s’il vous plaît la santé pour qu’elle engraisse, ça ménagera mes côtes. »

Et elle poursuivit la série de ses petites confidences, pensant surtout à elle, mais priant aussi cependant pour sa grand’mère, tant privée de ne plus assister aux offices, faute de pouvoir se hisser en voiture, et pour ses pauvres parents, séparés d’elle par une si grande distance, et pour si longtemps…

En dépit de son impatience, Claire ne commit pas la faute de descendre dans le parc de Vielprat dès après le déjeuner. Si elle ne devait y faire que cette unique promenade, elle entendait ne la point voir interrompue par les appels des vieilles cousines.

Elle se mit à écrire.

Vers deux heures, Sidonie monta la relancer, son chapeau déjà sur la tête.

Elle et Rogatienne se rendaient régulièrement aux vêpres dans la belle saison. L’office terminé, elles allaient faire une visite à la sœur du curé, leur amie, et ne remontaient qu’à six heures.

Grand’mère demeurait sous la seule garde de Théofrède, qui prenait à ce moment-là les ordres pour toute la semaine, et de Modeste, si fière de voir Madame venir à sa cuisine, qu’elle employait son après-midi du samedi à tout astiquer, en vue de cet événement.

« Tu n’es pas prête, s’écria Sidonie ; est-ce que tu ne comptes pas nous accompagner ?

— Pas aujourd’hui, repartit Claire, prenant l’air affairé. Vous le voyez, j’écris à maman. Je tiens à ce que le facteur emporte ma lettre quand il va passer tout à l’heure. Et puis… enfin… j’irai aux vêpres dimanche prochain et tous les autres dimanches, mais pas celui-ci.

— Tu n’es pas souffrante !… Je resterais…

— Pas souffrante du tout », s’empressa de protester la jeune fille, déjà inquiète pour ses projets.

Elle fit mine de s’absorber dans sa correspondance ; ce que voyant, Sidonie descendit rejoindre sa sœur, dont la voix aigre appelait sans relâche :

« Pétiôto ! Allons donc ! vite ! nous arriverons au magnificat ! »

Claire n’attendit même pas que la porte de la cour se refermât sur elles.

Sa lettre était finie. Elle la cacheta, la porta sur la table du vestibule où, en revenant de Pradelles chercher le courrier à distribuer, le facteur la prendrait ; puis, certaine d’avoir devant elle trois bonnes heures, elle courut à son escalier.

Deux minutes plus tard, elle posait le pied dans le parc.

Théofrède aurait pu prendre des leçons quant à la manière de ratisser les allées.

Malgré cela, le vaste enclos n’avait point perdu sa physionomie agreste.

Devant ces beaux arbres croissant à leur caprice sur ce sol tourmenté, on se sentait en face de la vraie nature, partout respectée.

Le premier banc établi par Claire était assez éloigné. Il se composait d’un tronc d’arbre à demi pourri, roulé, avec quelles peines ! jusque contre un gros rocher, à peu de distance d’un hêtre.

On y était si bien !… L’aurait-on enlevé ? Non ; elle l’entrevoyait à sa place. Sans doute, on n’y avait pas pris garde ? Eh bien, si ; on l’avait même étayé de quelques pierres qui ne le déparaient pas.

Claire s’y assit.

Devant elle s’ouvrait une gorge profonde. Le petit vallon caché dans le creux échappait à la vue, mais l’échancrure du versant opposé prolongeait l’horizon jusqu’aux monts du Velay.

« C’est bien cela ! oui, murmura Claire. Je me souvenais de tout ! Cette pente boisée et, dans le lointain, par delà le plateau, ces falaises rougeâtres, comme si une flamme léchait leur base, je les reconnais… Mon Dieu, que c’est beau ! »

Elle escalada le rocher, aisément accessible par le côté nord.

C’était maintenant le profil perdu des ruines d’Arlempdes qu’elle entrevoyait entre la Loire si profonde et les petites maisons basses du village.

Le dernier coup des vêpres tintait dans l’air léger, pareil aux notes d’un cantique.

Un écho sonna l’appel à son tour… Puis un autre écho répondit, plus lointain, la voix plus frêle…

Claire écoutait et regardait extasiée, immobile, oubliant qu’elle était chez le prochain, sans autorisation, voire même par escalade : double délit…

« Bonjour, madame. Comment que vous vous appelez ?

— Bonzour, madame. »

La jeune fille se retourna vivement. Était-ce à elle que s’adressaient ces souhaits de bienvenue et cette question ?

Elle abaissa les yeux.

Deux enfants hauts comme rien se tenaient plantés au milieu de l’allée ; deux garçons ne se ressemblant point de visage, mais exactement de même taille et vêtus de costumes pareils : bras nus jusqu’au coude, jambes nues jusqu’au genou, le béret en bataille, la ceinture à large boucle serrant leurs tailles menues ; — les deux frères, à n’en pas douter, encore que l’un, le brun, eût des traits d’une extrême finesse, et que l’autre, un gros frisé châtain clair, fût surtout remarquable par les fossettes qui se creusaient dans les joues, au menton, et par un front volontaire surmontant des yeux bruns, où éclatait la malice.

« Qui vous êtes ? redemanda celui qui avait posé la première question.

— Et vous, qui êtes-vous ? s’informa Claire surprise de voir ces deux enfants se promener si loin de l’habitation, dans ce parc où, pour des bébés de leur âge, des accidents de toute nature étaient à redouter.

— Moi j’es Lilou, répondit le brun aux traits de prince, et lui, il est Pompon.

— Vous êtes les deux frères ?

— Non, expliqua Lilou, prenant un air capable : moi j’es le garçon, et Pompon il est mon frère… ju… ju… jumeau.

— Ah ! très bien, fit Claire en riant ; j’ai compris : le garçon, c’est-à-dire l’aîné.

— Madame, tu veux que ze monte vers toi ? demanda Pompon.

— Monte.

— Ah mais ! faut me tiendre.

— Fais le tour du rocher, par là-bas tu grimperas seul, aisément. Si tu crois que je vais me déranger pour toi ! »

Pompon se mit à crier, et tapant des pieds, soudain furieux :

« Ze veux que tu viendes me prendre.

— Et moi je n’y veux pas aller, repartit Claire sans s’émouvoir. Vous vous promenez seuls ? », demanda-t-elle à Lilou, qui, lui, ne disait rien.

Avant de répondre, celui-ci commanda à son frère :

« Tais-toi donc ! »

Et il lui administra une gifle.

Pompon en rendit deux, et les voilà à se battre comme de petits tigres.

« C’est plein de charme ! se dit Claire. Quels délicieux enfants ! À qui peuvent-ils bien être ? Au régisseur ou à quelque fermier… Les fils du châtelain sont mieux surveillés et… mieux élevés, je suppose. »

Elle prit le parti de descendre, sépara les bambins et, se plaçant entre eux :

« Vous allez vous taire, et vivement ! commanda-t-elle d’un ton impératif. Vous me cassez la tête avec vos cris. »

Pompon glissa vers elle, de côté, un regard malin et s’informa :

« Tu nous donnes qué de çoze, pour nous taire ? Nounou, elle nous donne touzours qué de çoze.

— Où est-elle, Nounou ?

— Elle s’a tuyé une zambe, on l’a coucée, elle bouze pas ; nous la voyons plus.

— Et vos parents, où sont-ils ? »

Les deux bébés se consultèrent du regard. Ils s’étaient rapprochés ; la querelle était oubliée.

« Parents…, murmura Lilou… Sais pas !

— Votre maman, précisa Claire, vous ne savez pas où est votre maman !

— Une maman ! fit Lilou d’un air réfléchi. Ah ! oui !… je sais quoi que c’est. »

Et à son frère :

« C’est la dame qui appelle le papa de Jean Henri… Jean dit « maman » à la dame ; moi, je l’ai entendu.

— Moi aussi, déclara Pompon.

— Nous en avons point, nous, de maman, reprit Lilou. Nous en avons jamais eu.

— Zamais ! zamais ! affirma Pompon.

— Point de maman !… » prononça Claire vaguement attendrie.

Elle se sentait apitoyée.

« Ni point de papa ! » s’informa-t-elle tout en emmenant les deux petits s’asseoir avec elle sur l’arbre couché, son ancien banc.

« Oh ! un papa, nous en avons un, oui ; mais pas à présent.

— Où est-il donc, votre papa ?

— Il est sous la montagne avec les chasseurs lapins. »

Claire éclata de rire.

« Sous la montagne !

— Pas celle-là, expliqua Pompon, les Aples.

— Je commence à comprendre. Il y est tout le temps avec les chasseurs « lapins », sous la montagne, votre papa ?

— Non, Kate dit vingt-huit jours.

— Qui ça, Kate ?

— Notre bonne anglaise.

— Ah ! vous avez une bonne anglaise ?

— Oui. Et encore Gretchen.

— Allemande, celle-ci ?

— Oui.

— Où sont-elles donc, en ce moment, vos bonnes ?

— À l’office. Elles manzent, soupira mélancoliquement Pompon.

— Elles mangent du thé et du café au lait, précisa Lilou, dont l’œil fin s’alluma d’un éclair de gourmandise ; nous, on nous en donne point.

— Zamais, zamais, pleurnicha Pompon.

— Pauvres mioches », fit Claire, intéressée par des enfants pour la première fois de sa vie.

Mais vraiment ceux-là pouvaient-ils ne point inspirer la pitié ! Orphelins, déjà ! et confiés par leur père à deux bonnes qui s’en inquiétaient si peu !

Cependant, l’Allemande ou l’Anglaise pouvait avoir terminé son petit lunch et paraître.

Claire jugea que sa promenade ne devait pas se prolonger davantage. Seulement, il fallait se débarrasser de Lilou et de Pompon, sans leur laisser la possibilité de découvrir le chemin qu’elle allait prendre.

« Adieu, mes bons petits ! » dit-elle en faisant mine de se lever.

Adieu ! Ah ! bien oui ! Ils se cramponnèrent à sa robe chacun de son côté, la retenant de toutes leurs forces.

« Faut rester z’avec nous, dit Lilou d’un ton de commandement. Tu me feras faire la lettre de papa. Kate n’a jamais le temps. Je veux lui mettre un beau z’œillet dans l’enveloppe, un rouge.

— Tu veux, dis ? insista Pompon câlinement, en frottant sa tête frisée contre l’épaule de la jeune fille.

— Quand j’es tout le temps avec mes bonnes, ça me z’ennuie », déclara Lilou.

Puis, se câlinant comme son frère :

« Tu veux être une maman z’à nous ?… Tu diras Hervé à papa, et lui te dira… Comment que tu t’appelles, madame ?

— Je ne suis pas une dame ; je suis une jeune fille : je me nomme Claire.

— Alors papa te dira : « Claire ».

— Ah ! merci bien ! Votre maman !… D’abord, je déteste les enfants. Bonsoir, mes petits. »

Ils se mirent à crier avec ensemble, pareillement que si on les eût roués de coups.

« Ah ! oui, je les déteste ! s’écria Claire, riant et se bouchant les oreilles.

— Et moi, articula Pompon, par mots hachés, coupés de cris aigus, ze veux que tu nous tiende par la main et que tu viendes cez nous, pour nous montrer les imazes comme papa. Getcen veut zamais, ni Kate.

— Et moi, je veux m’en aller.

— Où que tu alles ?

— Chez moi.

— Où c’est, chez toi ? s’informa Lilou.

— Là-haut… loin… loin…très haut ! fit Claire.

— Ze veux viendre cez toi.

— Tu ne peux pas.

— T’es une fée, demanda Lilou, reculant jusqu’à l’extrémité du banc, l’air en peine.

— Justement ! répondit Claire, qui entrevit le moyen de s’éloigner, ce dont elle avait grande hâte.

— Gretchen dit qu’elles demeurent dans la forêt, les fées.

— T’es méçante ?

— Très méchante quand on me désobéit.

— Ah !… »

Pompon mit un doigt dans sa bouche et la regarda en dessous, un peu perplexe.

« Allons, prononça résolument la jeune fille, cette fois, laissez-moi « m’envoler ». Vous allez fermer les yeux.

— À cause ?

— Parce que les fées n’aiment pas qu’on les regarde quand elles s’en retournent chez elles.

— Ze t’aime bien, quand même t’es une fée, s’écria soudain Pompon. Faut pas nous laisser, dis ? (il pleurnicha sur ce mot). Faut nous « soigner ». Personne nous soigne depuis que nounou s’a cassé la zambe. »

Et, se fourrant les poings dans les yeux, il se remit à gémir par petits hoquets désolés.

« Si vous voulez être sages et ne point parler de notre rencontre, nous nous reverrons, promit Claire, émue de ces supplications.

— Demain ?

— Peut-être…

— Faut nous aimer, commanda Lilou, sévère. C’est vilain de dire qu’on déteste les enfants.

— Je déteste les enfants qui crient à tout propos, et qui se battent, comme vous le faites.

— Pourquoi que Pompon commence ?

— Moi ! ze commence pas ; c’est toi.

— Menteur ! »

Ping ! pan ! les gifles de pleuvoir, sitôt rendues que reçues, et les hurlements de suivre des deux parts !

Cette fois, Claire s’enfuit, les laissant aux prises.

L’allée tournait. Elle eut vite disparu. Se glissant derrière le massif, elle regagna son escalier.

Mais, comme elle atteignait aux dernières marches, des cris retentirent en bas, dans le lointain.

« Ze la vois ! ze la vois ! Elle s’a envolée dans les arbres », annonça Pompon.

Claire comprit que sa robe, d’un rose pâle, s’apercevait dans l’intervalle des sapins ; vivement, elle s’accroupit.

« Ze la vois plus… » fit-il d’un ton désappointé.

La jeune fille attendit un instant ; puis, avec mille précautions, se courbant, s’abritant derrière les branches et le rocher, elle regagna la maison, entra dans sa chambre et s’y assit, songeuse, amusée et mécontente tout à la fois de sa rencontre.

Pauvres petits barons de Kosen ! — car c’étaient les fils du maître de Vielprat, elle n’en doutait plus — ils étaient bien abandonnés !

L’orgueil de caste ! ils n’y songeaient point encore… Ils mendiaient une maman et un peu d’amour, comme les miséreux demandent du pain !…

Bah ! ils étaient insupportables, aussi ! Toujours à se battre, à crier : des enfants, enfin ! des tyrans !

Les revoir… elle le leur avait promis ! Quelle sottise ! Ce ne serait pas dans le parc, en tout cas : elle n’y remettrait plus les pieds. Le père de ces bonshommes n’aurait qu’à revenir !…

« Ai-je assez perdu mon temps à déblayer ce maudit escalier ! » murmura-t-elle, dépitée…