Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903

CHAPITRE II


Dans la vieille maison d’Arlempdes, tout était sens dessus dessous : volets ouverts du haut en bas, portes claquantes, appels, rires : le brouhaha joyeux de l’arrivée.

Claire emplissait de vie la chère demeure, mettait en émoi la poussière assoupie dans les coins, faisait résonner l’escalier sous son pas agile vingt fois en un quart d’heure.

« Théofrède ! montez bien vite ma malle. Modeste n’a pas le temps de vous aider !… Attendez, j’y vais. »

Et la voilà redescendue.

« Y songes-tu ! » grondait la voix claironnante de Pétiôto, déjà en bas, une main à la poignée de la caisse qu’il s’agissait de transporter.

Debout au milieu de la chambre qui allait devenir celle de sa fille, Mme Victor Andelot en combinait l’arrangement.

Bien des années avant sa mort, sa famille s’étant augmentée de plusieurs petits-enfants, grand-père Andelot avait transformé une partie du grenier en chambres à coucher ; car la maison, accroupie sous son toit à auvent, carrée, trapue, ainsi qu’il convient à une brave demeure montagnarde, eût perdu sa qualité maîtresse, la force de résistance en face de l’ouragan, si on l’eût dotée d’un étage.

C’est au grenier qu’était située la chambre de Claire. Elle occupait l’un des angles, celui qui faisait corps avec la ligne de rochers où s’appuyait l’habitation, et donnait sur le jardin, vaste enclos, dont la plus grande partie était consacrée aux cultures potagères.

Toutefois on avait respecté les massifs du fond et conservé l’ombrage de toute une rangée de sapins plantés le long des rochers jusqu’au petit bois.

La ligne de sapins se reproduisait parallèle dans le parc, élevant ainsi une barrière triple entre le domaine du châtelain et celui de l’ancien régisseur.

Les deux habitations étaient situées sur les hauteurs boisées qui viennent mourir au confluent de la Loire et de la Méjeanne.

Mais tandis que le château se dressait à la pointe, protégé des bourrasques seulement par les pins qui l’entouraient de trois côtés, la maison Andelot se voyait abritée par la disposition naturelle du terrain qui s’élevait à sa gauche en un brusque ressaut.

Peu aisées, les communications avec Arlempdes.

Du temps que vivait le vieux baron de Kosen, un chemin en lacets, bien entretenu, les assurait ; mais, depuis l’abandon complet où le propriétaire actuel laissait son château de Vielprat, le chemin raviné était devenu difficile, même à Friquet, le petit cheval de grand’mère, bien qu’il eût le pied sûr, et que son intrépidité ne reculât pas devant grand’chose.

La mère de Clairette s’inquiétait fort de l’état des chemins, et, à travers les perpétuelles allées et venues de la jeune fille, essayait de glisser quelques conseils pleins de prudence, à l’endroit des sorties en voiture. L’étourdie riait, plaisantait sa mère de ses terreurs, et ne promettait guère d’être sage…

En bas, grand’mère Andelot et son fils causaient : ils avaient tant de choses à se dire et si peu de temps à passer ensemble !

Pour être plus tranquilles, ils s’étaient installés, seuls tous les deux, dans la salle où grand’mère se tenait d’habitude : une très vaste pièce, moitié salle à manger, moitié salon, et dont le mobilier s’inspirait de ces deux emplois.

Au milieu, une table carrée en chêne ciré, le long des murs, des chaises alignées en bel ordre ; au fond, le dressoir, avec ses brocs ventrus et ses faïences aux dessins naïfs ; mais, autour de la cheminée, quelques bons fauteuils, la petite table où l’on posait la lampe, le soir, une jardinière où fleurissaient en tout temps des œillets. Entre les deux fenêtres, un secrétaire Empire : en face, un vieux piano. Et enfin, à droite et à gauche de la cheminée, deux portraits à l’huile, celui d’un enfant de douze ans et celui d’un homme de soixante ; tous les deux portant à l’angle du cadre un large nœud de crêpe.

Tandis que son regard errait, un peu distrait, de l’une à l’autre de ces choses familières, Victor Andelot parlait de sa fille.

Ses habitudes, ses goûts, son caractère étaient l’objet de ses minutieuses recommandations. Il se préoccupait des plus petits détails : à présent, c’était l’emploi de ses journées, dont ils discutaient, grand’mère et lui.

Se sentant vieillir, et ne pouvant se résoudre à quitter ses montagnes, l’aïeule, afin de rassurer ses enfants qui s’inquiétaient à la voir vivre seule, avait appelé auprès d’elle deux vieilles cousines peu fortunées.

Sidonie ne possédait d’autre talent que celui d’exceller à servir les autres, mais sa sœur, Mme Rogatienne Lortet, veuve d’un professeur de piano, était elle-même bonne musicienne.

M. Andelot, qui le savait, exprimait à sa mère le désir que Rogatienne donnât des leçons à Claire, fit tout au moins avec elle un peu de musique à quatre mains. Mme Lortet saurait-elle s’y prendre ? Son caractère irascible permettait d’en douter.

« Elle est si souvent malade ! c’est une excuse, cela, mon enfant. Non, je ne crois pas qu’elle se plie aux caprices de notre Clairette… Enfin, je ferai de mon mieux pour qu’elles s’entendent. Ah ! si c’était Petiôto ! La bonne âme se mettrait au feu pour faire plaisir, elle ! »

Songeant au milieu où Claire allait vivre :

« Combien comptez-vous de siècles, entre maîtres et serviteurs ? demanda soudain l’ingénieur en riant.

— Ça a baissé. J’ai toujours mon vieux grognon de Théofrède, qui va sur ses soixante ans, c’est vrai. Mais, tu n’es pas entré à la cuisine ; tu aurais vu une jeunesse devant le fourneau. Monique ne pouvait plus aller. Elle a pris sa retraite chez ses enfants et m’a donné sa petite-fille, Modeste, une bonne créature, bien honnête, qui endurerait la faim plutôt que de faire du tort à ses maîtres, et qui aime à rire : elle a dix-huit ans. Viennent les soirées d’hiver, elle enseignera à Claire à faire la dentelle ; ce sera un prétexte à jacasser un peu ensemble pour ces deux petites : ça reposera ta fille de nos rides. Aime-t-elle à s’occuper ? s’informa l’aïeule.

— Oui. Elle n’est pas paresseuse. Seulement elle ne supporte pas qu’on lui impose une tâche. Le mieux est de la laisser travailler à ses heures et à ce qui lui plaît. Elle n’est jamais longtemps en place ; il lui faut du mouvement… Je n’ai pas voulu paraître inquiet devant Émilienne, mais je tremble que l’hiver ne soit dur à passer pour Clairette, et, par conséquent, pour toi, ma pauvre maman. Vous êtes si isolées ! »

Il s’interrompit, et, regardant sa mère, l’air soucieux :

« Ceci me rappelle que j’ai vu ce matin, depuis la route, le château de Vielprat ouvert, des ouvriers sur le toit. Est-ce que la propriété serait enfin vendue ? »

Un léger tremblement agita les mains de grand’mère. Elle répondit, l’air attristé :

« Non.

— Alors ?

— On répare.

— Ils reviendraient ?

— On le dit… »

Un long silence suivit ces quelques paroles échangées. Chacun à part soi envisageait, l’événement dont il venait d’être question, en pesait les conséquences.

« Je ne vois que des inconvénients pour nous à ce retour », prononça enfin Victor.

Mme Andelot ne répondit pas.

Les coins de sa bouche s’étaient abaissés en une expression douloureuse…

Son fils eut un geste consterné.

« Encore de la peine pour toi, ma pauvre maman », murmura-t-il.

Elle lui jeta un regard résigné, et sa tête se courba un peu plus.

« En tout cas, reprit l’ingénieur, il est bien entendu que ma fille restera en dehors de tout, n’est-ce pas, mère ? Nous l’avons tenue dans une complète ignorance de ce qui regarde les Kosen. Elle ne sait rien… rien… Je ne veux pas que cette enfant souffre, si peu que ce soit, à ce propos. »

Sa voix était devenue tranchante. Il reprit d’un ton presque impérieux :

« Promets-moi que tu suivras la même ligne de conduite. Que savent les cousines ?

— Rien. Nous ne nous connaissons que depuis une quinzaine d’années ; leurs parents avaient quitté le pays, par nécessité pour le père d’obtenir de l’avancement : il était dans les contributions indirectes. C’est le mariage de Rogatienne qui, en les ramenant à Yssengeaux, elle et sa sœur, nous a permis de renouer les relations de famille interrompues, ou presque, depuis trente ans.

— C’est juste. Tu m’as écrit tout cela au moment où tu les as fait venir. »

Victor parut rassuré et reprit plus doucement :

« Vois-tu, mère, cela vaut mieux à tous égards, que Claire ne sache rien. Nous en avons bien souvent discuté, Émilienne et moi, nous sommes arrivés à conclure de même. Ce qui n’est plus doit être, pour les générations qui suivent, comme si cela n’avait point existé.

— Je me tairai, mon enfant, je t’en donne ma parole. Je ne veux pas que tu emportes ce surcroît d’inquiétude ; tu as assez d’autres soucis.

— Et tu ne te tracasseras pas à mon sujet ? demanda-t-il, venant s’asseoir tout près de la vieille dame. J’aurais pu aller aux États-Unis. Je n’ai pas accepté le poste qui m’y était offert, bien que le traitement fût plus élevé, parce qu’il y aurait eu dix jours de traversée et que je savais combien cela t’eût coûté de sentir la mer entre nous deux. »

Elle attira à elle la tête grisonnante de son fils, la prit à deux mains, et le baisa au front, longuement.

« Tu es bon !… que tu es bon pour ta pauvre vieille mère, mon fils chéri. Je rendrai tout ça à notre Clairette.

— Ne la gâte pas trop ! »

Elle rit, pour le coup, elle rit de tout son cœur.

« Tu crains la concurrence ! fit-elle avec une malice attendrie. Vous la défiez, Émilienne et toi. Je n’ai jamais vu des parents esclaves de leurs enfants comme vous l’êtes de Claire.

— Dame ! nous n’avons qu’elle.

— Hélas !… » soupira grand’mère.

Puis, reprenant un ton enjoué :

« Je compte bien que ce sera elle qui me dorlotera ; et, je te l’avoue, je me laisserai faire. À mon âge, c’est très doux d’être un peu gâtée. Mais que font-elles donc là-haut ? Faut-il si longtemps pour débarrasser deux malles ? » observa grand’mère, impatiente d’avoir tout son monde autour d’elle.

Ce qu’on faisait !… Tant et tant de choses ! Sollicitée par Émilienne, Pétiôto s’était mise en quête, empruntant ici une table à ouvrage, là un fauteuil, ailleurs un tapis. Elle revenait chaque fois, les bras chargés de quelque objet nouveau.

Le dernier meuble apporté était une étagère. Théofrède fut requis pour enfoncer des crochets dans le mur, on y suspendit le fragile rayonnage qui devint la bibliothèque.

« La cheminée est bonne ? s’informa la maman avec sollicitude.

— À dire vrai, je n’en sais rien, ma cousine, répondit Sidonie. On n’a jamais eu l’occasion d’habiter cette pièce en hiver ; peut-être n’y a-t-on jamais fait de feu. Nous allons l’essayer, si cela peut vous tranquilliser.

— Je vous avoue, ma bonne Sidonie, que…

— Oui, oui, je comprends cela », interrompit la vieille fille, savourant la douceur exquise de son nom.

Elle s’agenouilla, empressée, devant l’âtre, y accumula le papier des emballages ; Mme Andelot y adjoignit quelques débris de planches récoltés au grenier, et on fit flamber le tout.

La cheminée tirait à souhait.

Cette fois, le visage d’Émilienne se rasséréna. Un dernier regard jeté sur l’ensemble de la pièce amena même un sourire sur ses lèvres : sa chérie ne manquerait pas de l’indispensable.

La chambre était gaie. La fenêtre, une de ces baies à profondes embrasures, qui sont presque de petites pièces, était drapée de rideaux blancs bordés d’une grecque rose, à l’ancienne mode. L’air pur de la montagne entrait à flots, apportant avec lui l’arôme fortifiant des bois de pins : un voisinage précieux pour la santé de Claire ; cette santé que Mme Andelot s’obstinait à juger délicate, malgré que la mine superbe de la jeune fille, sa vivacité, son entrain, donnassent un démenti flagrant à ces craintes.

Le lit était douillet, drapé, lui aussi, de rideaux blancs bordés de rose ; la toilette se trouvait avoir sa place à côté de la cheminée : disposition appréciable en hiver.

Une seule chose paraissait défectueuse à Mme Andelot : Claire n’avait pas d’armoire-portemanteaux dans sa chambre ; le placard devant lui en tenir lieu occupait le fond du couloir. En hiver, cela obligerait la jeune fille à passer d’une température très chaude à un air glacé, et à y séjourner, chaque fois qu’elle aurait à prendre ou à mettre en place un vêtement.

« Ne pourrait-on modifier cela ? s’informa Émilienne ; un rhume est si vite attrapé ! »

C’est à Pétiôto que la question s’adressait. Mais Claire ne donna pas à celle-ci le temps de répondre.

Vivement, elle intervint :

« Non, non, maman, je préfère qu’il en soit ainsi. Une armoire encombrerait ma chambre ; où la placer ? Je te promets de ne pas m’exposer au froid, sans jeter un fichu ou une pèlerine sur mes épaules. ».

Sidonie, dont la chambre touchait à celle de la jeune fille, s’empressa d’ajouter :

« Ne vous inquiétez pas, ma chère. J’ai un poêle qui chauffe beaucoup ; je garde ma porte ouverte toute la journée ; le couloir n’est pas froid, je vous l’assure. Tu verras que nous serons bien, ma petite Claire.

— Je n’en doute pas, cousine », repartit gaiement la jeune fille.

On était en juin ; il était si loin, le temps où l’on songerait à faire du feu ! À quoi bon s’en préoccuper.

Elle avait bien autre chose en tête, à cette heure ; et, d’abord, éloigner sa mère et la vieille cousine.

Elle tremblait qu’en l’aidant à suspendre ses robes, l’une ou l’autre n’aperçut ce qu’elle-même avait découvert par hasard, à son précédent voyage.

Et, carrément, les remerciant de leurs services :

« À présent, déclara-t-elle, je n’ai plus besoin de vous.

— Tout cela, qui donc le rangera ? observa Mme Andelot, indiquant de la main le lit sur lequel s’entassaient les toilettes de la jeune fille.

— Moi, maman, moi toute seule, puisque je dois apprendre à me servir… Tu ne seras plus là pour prévoir ce dont j’aurai besoin, maman chérie ! Si je n’ai pas serré moi-même la robe que je voudrai mettre, je ne saurai où la prendre.

— Elle a raison », approuva Sidonie, pas fâchée de recouvrer sa liberté.

L’excellente fille avait assumé chez grand’mère tant de charges diverses, que toujours quelque soin la réclamait : en ce moment, c’étaient la cuisine et la cave.

« Je descends, annonça-t-elle.

— Fais donc à ton gré, mon enfant », dit Émilienne, qui, suivant Pétiôto, alla retrouver sa mère et son mari.

Claire se tint quelques minutes immobile en haut du palier, à écouter décroître leurs pas, s’ouvrir et se fermer les portes.

Puis, une fois assurée que personne ne songeait à troubler sa solitude, à pas légers, elle retourna jusqu’au fond du couloir.

Le grand placard était là, fermé encore ; l’apparence d’un meuble banal, n’ayant d’autre office que d’offrir ses portemanteaux aux vêtements et son rayon aux cartons à chapeaux en quête d’un logis.

Claire introduisit dans la serrure la clef que, pour la lui remettre, grand’mère avait détachée d’un trousseau serré dans son secrétaire, — elle avait même soupiré, grand’mère, en se dessaisissant de cette clef.

La porte s’ouvrit…

Rien n’était-il changé ?… Non… rien.

Du premier coup, la main de Clairette rencontra sur le panneau de gauche la targette contre laquelle, jadis, en jouant à cache-cache avec ses amies les chevrières, un jour de pluie, elle s’était blessée au front.

Se disant qu’une targette sert à fermer une porte, d’ordinaire, elle avait voulu voir où menait celle-ci. Le panneau lui ayant livré passage, elle s’était trouvée dans un tout petit réduit soigneusement crépi et plafonné.

Un volet dont les ais mal joints laissaient filtrer quelques rais de lumière, était encastré dans la toiture.

Sans hésiter, Claire en avait écarté les deux battants, opération aisée, le volet n’étant fermé que par un de ces loquets en usage dans la campagne, et qui jouent également bien de l’extérieur et du dedans.

Quelle surprise au premier regard jeté sur le dehors !…

Elle y songeait à cet instant, et se hâtait, impatiente de s’assurer que tout était dans le même état.

Il lui suffit d’un coup d’œil pour le constater.

« Ah ! que je vais m’amuser ! » murmura-t-elle.

Refermant le volet et la porte secrète, en toute hâte, par crainte d’être surprise au cours de son exploration, elle suspendit ses robes dans le placard, tant bien que mal, et descendit rejoindre le reste de la famille.

Ni Mme Victor Andelot, ni Rogatienne n’étaient auprès de grand’mère.

Autour de la table, Sidonie s’activait.

« Tiens ! moi qui craignais de me faire attendre, dit Claire ; le couvert n’est pas mis !

— Hélas non, soupira la vieille fille. Modeste perdait la tête entre ses croquettes d’œufs, son rôti et sa tarte aux pommes ; je me suis chargée du couvert : le dîner est déjà si en retard ! »

Un geste de détresse et un sourire soulignèrent ces paroles. Geste et sourire étaient un appel, mais Claire ne le remarqua point.

Eut-elle compris, elle se fut dérobée tout de même ; il ne lui plaisait guère de s’occuper des détails du ménage.

Elle s’informa :

« Où est maman ?

— Auprès de Rogatienne. Elle me remplace ; ma sœur a sa névralgie depuis ce matin ; ta mère est en train de lui administrer de la quinine.

— Ah ! Eh bien, je vais dire bonjour au jardin. Je ne l’ai aperçu que par la fenêtre. Vous m’appellerez quand on se mettra à table, n’est-ce pas ? »

Le bon grand dragon hocha la tête en voyant s’éloigner la jeune fille. Elle avait espéré que Victor interviendrait et dirait à Claire de lui aider.

Il se borna à faire cette recommandation : « Prends un chapeau ou une ombrelle, chérie.

— Oui, papa… »

Elle était déjà dans l’antichambre.

Au jardin, tout était pareil, figé en des habitudes vieilles de tant d’années, que grand’mère elle-même ne devait pas se souvenir d’avoir vu ses carrés de légumes ni ses plates-bandes de fleurs disposés autrement.

Si fait ; devenu plus vieux, plus lent, Théofrède avait réduit le nombre des allées qu’il se croyait tenu de nettoyer.

Jadis, il faisait fonctionner son râteau jusqu’à l’extrémité du petit bois ; à présent, il s’arrêtait aux massifs. Plus moyen de pénétrer dans le fouillis de ronces et de hautes herbes sous lesquelles disparaissaient toutes traces de sentiers.

Pour les limites du jardin, c’était l’immuable, au moins du côté où la nature avait été requise de s’en charger.

Lorsqu’on faisait le tour de l’enclos en longeant d’abord l’allée de gauche, — celle qui était ombragée par les sapins plantés en bordure, — si l’on écartait les basses branches, on entrevoyait le rocher qui tenait lieu de muraille. Sa masse se prolongeait, tantôt moins élevée, tantôt dépassant les petites croix vert pale des cimes des sapins, jusqu’au tournant, où une barrière formée de pieux très rapprochés et reliés par des fils de fer, allait rejoindre le mur en pierres cimentées et tapissé d’espaliers qui fermait l’enclos à droite.

Les communs, bâtis sur le même alignement que la maison, dont ils n’étaient séparés que par une porte charretière, et une porte plus petite pour les piétons, complétaient le quadrilatère.

Et l’ensemble du jardin ainsi enclos, sans horizon, donnait l’impression d’un nid. Claire salua d’un air de connaissance les choux et les laitues abritées sous leurs larges feuilles, si pareils à ceux d’il y a trois ans, qu’ils lui semblaient les mêmes.

Elle se fleurit d’un brin de réséda, puis son petit nez huma l’air, du côté du parc ; il lui apportait des senteurs inconnues : on eût dit un parfum de roses…

N’ayant point assisté à l’entretien de son père et de sa grand’mère, elle ne savait rien des changements survenus dans la propriété voisine.

Le matin, en voiture, ses yeux rivés au campanile ajouré de l’église et aux ruines féodales, ne s’étaient point détournés que le castel démantelé n’eût cessé d’être en vue ; et alors, les futaies du parc s’interposaient entre les voyageurs, suivant le creux du vallon et le petit château de Vielprat.

Au reste, ce n’était point cette habitation pittoresquement située, mais d’une architecture lourde et triste, avec son unique tour en poivrière, qui avait de l’attrait pour la jeune fille, c’était le parc, toujours désert ; elle avait pu le constater.

Et cela s’expliquait : le gardien chargé de faire visiter aux très rares acquéreurs qui se présentaient, la propriété, en vente depuis une vingtaine d’années, étant meunier au Vésinat, ne venait au château que lorsqu’il y avait urgence.

Ç’avait été pour Claire un enchantement de prendre possession du parc, durant son dernier séjour à Arlempdes.

Elle s’y était arrangé des coins délicieux, auxquels elle avait assigné des noms, ainsi qu’en usait Robinson dans son île.

Retrouverait-elle son banc fait d’un arbre couché ? Et le grand ravin au-dessus duquel surplombait un rocher : un bloc énorme !

Il était peut-être tombé, ce rocher ; depuis trois ans, il y avait eu de grosses tempêtes !…

Et, d’avance, elle repassait les lieux parcourus jadis, en grand mystère, tandis que son père et son oncle Augustin étaient à la chasse, et que sa mère lisait le journal à grand’mère, ou faisait avec elle et les vieilles cousines une insipide partie de dominos : la distraction des après-midi.

Quelle que fût son impatience de retourner dans le parc de Vielprat, Claire se promit néanmoins de ne pas tenter l’aventure avant le départ de ses parents : toujours cette crainte de voir son mystérieux chemin découvert… et muré !

Et c’était si amusant de passer par là, d’avoir un peu peur ; car il y avait réellement péril à marcher sur les aiguilles de sapins entassées dans la rigole, et sur lesquelles, sans cesse, le pied glissait…

Une fois sous la seule garde des cousines et de grand’mère, elle saurait assurer la liberté de ses allées et venues et défendre son indépendance.

Claire devint songeuse, ramenée à la pensée de la séparation inévitable, par le projet qui s’y rattachait.

Une buée troubla quelques secondes la limpidité de son joli regard.

Elle murmura :

« Tout de même ! c’est dans deux jours… Et combien de temps s’écoulera avant que je ne revoie mes pauvres parents ! Si je partais avec eux !… »

Elle s’arrêta au milieu de l’allée. Ses traits mobiles avaient pris une expression perplexe… Partir… maintenant qu’elle avait choisi… qu’on l’avait amenée, que son nid était prêt… qu’elle se trouvait si bien !…

Et la longue route dans la Russie morne, plate, aux espaces infinis, — des déserts, ces steppes ! — le village enfoui dans la montagne, sous la neige, des mois ! cette langue inconnue, ces demeures que la rigueur de la température obligeait à tenir fermées tout l’hiver, la menace des loups qu’on disait si nombreux, si hardis, et dont le voisinage rendait la moindre promenade en traîneau périlleuse, tout ce que lui avait raconté sa mère lui revenait…

Elle secoua la tête et murmura à demi voix, comme si elle eût senti le besoin de se présenter à elle-même des raisons plus valables :

« L’heure est passée de changer de résolution : j’ai voulu venir ; je dois rester. »