Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903
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À Mme Léon Fornel.


CHAPITRE PREMIER


« Voilà.

— Tu as signé ?

— Oui. »

Cette syllabe tomba des lèvres de Victor Andelot, triste, mais résolue.

Sa femme leva vers lui ses yeux, où l’anxiété mettait une fièvre.

« Alors ?… » interrogea-t-elle d’une voix étranglée.

Mais, au lieu de répondre, il s’informa :

« Où est Claire ?

— Chez sa tante, pour tout l’après-midi. »

Il parut satisfait ; s’asseyant, et attirant à lui un guéridon :

« Cela va me donner le temps de te communiquer mon traité. »

Tout en parlant, il dépliait avec une hâte nerveuse un papier qu’il mit sous les yeux de sa femme : le contrat qu’il venait de passer avec le directeur des mines de cuivre de l’Uvaldi, gouvernement de Vologda, en qualité d’ingénieur-chimiste.

« C’est de nouveau l’exil, murmura Mme Andelot, et pour combien d’années, cette fois ! »

Elle avait appuyé ses coudes sur la table auprès de laquelle ils s’étaient tous les deux assis, et cachait son front dans ses mains.

Doucement, d’un geste affectueux, son mari la força de relever la tête.

« Tu crois que je pleure, fit-elle ; non, non, va ! je ne pleure pas : mon parti est pris. Pourvu que nous soyons ensemble… »

Quand même, sa voix faiblit tandis qu’elle articulait, lentement, comme on sort d’un rêve :

« J’avais espéré que nous pourrions rester en France, à cause de Claire ; mais je sais bien que tu as fait pour le mieux.

— Je souffre autant que toi, mon amie. Il a fallu l’extrémité où nous sommes réduits pour que je me résigne à m’expatrier encore.

— Il est certain que notre séjour en Portugal ne nous a pas réussi.

— Non ! Ah ! fichtre non ! s’écria M. Andelot, une colère soudaine dans les yeux. Pas payé, floué sur toute la ligne, mes valeurs portugaises tombées à rien, ou presque… Ah, non ! il ne nous a pas réussi, ce pays-là ! J’espère mieux de la Russie. J’y aurai une situation plus indépendante et plus sûre, d’abord. Et puis, on ne m’a pas mis le couteau sur la gorge pour me faire prendre des actions ; on ne m’a pas leurré quant à la résidence ; tout au contraire, on m’a soumis, avant la signature, le plan du village et celui de notre propre habitation ; voici. »

Second examen.

Méthodiquement, l’ingénieur expliquait à sa femme comment étaient construites les maisons : tout en bois, mais si épaisses, fermant si bien ! des doubles fenêtres partout.

« Et de l’air ?

— On en fait provision pendant l’été, répondit-il avec une gaieté feinte. L’hiver, les poêles ne s’éteignent pas ; malgré cela, si on ouvrait pour aérer, en faisant le ménage, comme ici, le thermomètre ne remonterait pas, de plusieurs jours, à un degré normal. »

Et, à un geste consterné de sa femme :

« Oui, appuya-t-il, c’est un gros inconvénient pour nous qui ne sommes point habitués à cette température et quittons un climat chaud. Mais, par contre, le printemps est délicieux dans la région, m’a-t-on dit. »

Mme Andelot secoua la tête, et demanda, les yeux angoissés :

« Tu crois que, dans ces conditions, nous pourrons emmener Claire ? »

Il hésita.

Non, il ne le croyait pas. C’est pour sa santé, surtout, que cette transplantation brusque, du Portugal à la Russie, risquerait d’avoir des conséquences redoutables. Mais il reculait à le dire, défaillait devant le sacrifice suprême qui déchirerait leurs deux cœurs.

Et c’était pour elle, pour cette enfant unique, chérie follement, leur vie, leur âme, leur seule pensée, leur seul but ! c’était pour elle qu’on s’expatriait.

Elle avait dix-sept ans. Est-ce qu’en cinq à six ans d’exil, à force de privations, de travail acharné, on ne parviendrait pas à lui reconstituer une dot ?…

« Tu le crois, dis, que nous pourrons l’emmener », répéta Mme Andelot.

Il fit de la tête un signe négatif. Mais, afin d’en atténuer l’effet, fût-ce en se leurrant soi-même, il prononça :

« Pas cette année, du moins.

— Je le pensais bien, murmura-t-elle, fermant les yeux afin de retenir sous les paupières les larmes prêtes à jaillir ; mais que c’est dur ! Ah ! que c’est dur !

— Oui… N’avoir que cette joie au monde, sa fille, et la laisser derrière soi !

— Sans même savoir si elle sera heureuse auprès de ceux à qui nous la confierons.

— Nous n’avons pas à hésiter quant au choix : sa place est chez ma mère.

— Ce sera gai, observa Mme Andelot un peu ironiquement.

— Pas très… Et encore… savoir… » se reprit-il songeur.

Il se remémorait les ravissements de Claire à leur dernier séjour en Velay.

Et, un peu penché vers sa femme, presque un sourire aux lèvres, il disait :

« Te souviens-tu de ceci, de cela, Émilienne ? »

C’était l’arrivée au Puy ; la montée vers la cathédrale superbe, à travers l’ancienne ville dont les cloîtres, les pans de murs crénelés, les clochetons, les portes ogivales, font penser à une très vieille aïeule ayant gardé, au milieu du luxe moderne de sa jeune progéniture, ses atours d’antan.

C’était l’ascension à Notre-Dame-de-France, et, du haut du rocher Corneille qui la présente au monde, la vue de la ville couchée aux pieds de la Madone, et enserrée entre les montagnes qui lui font un berceau.

C’était l’escalade vertigineuse du dyke[1] d’Aiguilhe, pour aller prier saint Michel en la chapelle exquise qui lui est dédiée ; la visite au tombeau de Du Guesclin, et à la tour Pannessac…

Puis, le lendemain, le trajet en diligence jusqu’à Ussel, et, ensuite, en jardinière[2]. Oh ! ces exclamations tout le long de la route ! Cette fierté, en affirmant qu’elle n’avait pas peur, que la tête ne lui tournait pas, tandis que le véhicule côtoyait les ravins de la Bernarde !

Pour un peu, Claire eut refusé de descendre de voiture, quand on parvint à ceux plus profonds et si dangereux de Freycenet. Et ses regrets que ses yeux fussent trop petits pour embrasser tout l’horizon à la fois !

« C’est vrai… c’est vrai… murmurait Mme Andelot, je me le rappelle ; Claire aime ce pays comme si elle y était née.

— Elle tient cela de moi… »

Puis, lentement, le regard loin, pour lui-même, Victor Andelot soupira :

« Mon pauvre Velay ! »

Il s’était assombri.

Mais, soudain haussant les épaules avec un peu de colère, en se surprenant à s’attendrir sur soi :

« Il s’agit de Claire, fit-il… La perspective de passer le temps de la séparation chez ma mère l’amènera peut-être à consentir. Une fois bien installés à la mine, nous étant créé des relations, familiarisés avec la langue russe, si le climat ne nous paraît pas trop rude, nous l’appellerons auprès de nous. Mon frère Augustin, qui est grand amateur de voyages, nous la conduirait. »

Mme Andelot soupira.

Trop lointaine, trop aléatoire, cette espérance de réunion ; cela ne la consolait pas.

Lisant ce que pensait sa femme dans son regard attristé, l’ingénieur redevint perplexe.

Il lui en coûtait tant d’imposer une peine à ce cœur dévoué, qui était son meilleur appui ; bien plus que de la souffrir lui-même !

Il réfléchit quelques minutes, les doigts occupés à froisser le journal avec lequel il jouait tout en causant, le front coupé d’un pli douloureux.

Emmener Claire… Joie tentante, mais combien irraisonnable !

Cette brusque transplantation, alors que sa santé achevait seulement de s’affermir, qu’elle grandissait encore, elle ne la supporterait pas.

« Non, non, impossible d’y songer », répéta-t-il, sans donner à Mme Andelot la raison déterminante de cette décision, par crainte de l’alarmer sur la santé de sa fille.

Poursuivant son idée, elle objecta :

« Claire adore la montagne… en été…

— Elle l’aimera également l’hiver, sois-en sûre. Si tu n’étais pas une irréductible Parisienne, ajouta-t-il avec un sourire légèrement taquin, tu saurais que, pour les vrais montagnards, chaque saison est belle.

— Dieu veuille que Claire pense comme toi à ce sujet ! »

Il insista :

« Et puis, si l’existence autour de vieilles personnes est un peu triste pour elle, au moins la saurons-nous aimée et choyée à souhait.

— Cela, oui. Et c’est là l’important. »

C’est ainsi qu’ils envisageaient tout. Une question, pour eux, n’avait qu’un côté : celui qui intéressait Claire.

De la gaieté… Ni l’un ni l’autre ne se dit que c’était à l’enfant d’en mettre dans la vie de l’aïeule. Cela était à leurs yeux comme une loi de nature que tout concourût au bonheur de leur chérie.

Mme Andelot reprit, après un court arrêt, ne parvenant point à se résigner :

« Tandis que tu étais au consulat, il m’est venu une idée. Est-elle pratique ? Je n’en sais rien… Et puis, maintenant que ton contrat est signé…

— Dis-la toujours. Si elle me paraît bonne, je m’engage à m’y ranger. Je présenterai à ma place mon ami Merclau ; la Compagnie des mines ne perdra pas au change.

— Eh bien, je pensais que tu aurais peut-être pu te créer une position indépendante en Algérie ou en Tunisie : là, ce n’est plus l’exil. Des familles s’y sont établies et enrichies, — tu le sais comme moi, — en exploitant des terres achetées de leurs deniers : les Drivant, les Rubassel, par exemple… Tu aurais facilement obtenu une concession, ce qui eût diminué les frais de premier établissement, et il me semble que… »

Il ne la laissa pas achever.

« Les Drivant, les Rubassel ont réussi, c’est exact. Mais, sais-tu pourquoi, ma bonne Émilienne ? Parce qu’ils sont nombreux. Drivant a trois garçons ; Rubassel a quatre garçons et deux filles. Tout le monde met la main à la pâte ; ils se partagent la surveillance et travaillent avec leurs domestiques lorsqu’il en est besoin. Et c’est seulement en de telles conditions que des exploitations agricoles peuvent prospérer. Si nous avions eu quatre garçons après notre seule fille, j’essayerais, oui, certes ! »

À l’accent des paroles, on devinait le sourd regret de ne se point voir entouré de cette belle famille qui lui eût permis d’orienter sa vie autrement.

Et, trop saisi par la pensée qui surgit soudain en son esprit pour songer à la taire, il poursuivit en étreignant les deux mains de sa femme :

« Comme c’est triste et précaire, l’existence d’un enfant unique, d’une fille surtout ! Jamais avant aujourd’hui je ne l’avais compris. Que ses parents lui manquent, que lui reste-t-il pour affronter la vie ? Quelles protections ? Des oncles… des cousins… cela s’éloigne déjà. La parenté, dans ce cas, doit être doublée d’une affection qui rende aisée et même agréable la tâche ! Mais d’appuis directs, ce que sont des frères, des sœurs, accoutumés dès l’enfance à s’entraider : point… Que nous mourions dans ce dur pays au climat si différent du nôtre ; que ma mère vienne à disparaître…

— Ah ! tais-toi ! »

Le cri était si déchirant qu’Andelot eut pitié, et se tut.

Et ils demeurèrent silencieux, perdus en des pensées qu’ils n’osaient plus échanger.

Ni l’un ni l’autre ne soupçonnait que si la vie est souvent dure à l’enfant unique, c’est non pas tant parce que les affections toutes proches lui manquent, — d’autres peuvent les remplacer, — que parce que son éducation entraîne ces conséquences.

L’être vers qui, depuis sa naissance, ont convergé toutes les pensées du père et de la mère, à qui on a fait peur, comme de la pire catastrophe, de petits frères venant diminuer sa part de tendresse et sa part de fortune ; cet être à qui, jamais, on n’a demandé rien, que de se laisser aimer, servir, adorer, qu’a-t-il appris ?… Ce que lui a enseigné cette logique innée de l’enfant qui déduit toujours si juste : à s’aimer…

La responsabilité de cet égoïsme spécial ne lui incombe pas… et cependant, bien que les parents en souffrent les premiers, il en subit la peine…

Cet être que Dieu veut heureux, car il est aussi son enfant, par quelles épreuves ne doit-il point le faire passer, pour que refleurissent en son âme le dévouement, l’esprit de sacrifice, l’oubli de soi, seuls facteurs de bonheur humain !…

Trop secoués par tant de pensées pénibles, trop faibles encore à l’égard de la décision prise, pour la défendre et l’imposer au besoin, M. et Mme Andelot s’accordèrent un court répit.

Ils convinrent de laisser Claire dans l’ignorance des événements qui se préparaient, jusqu’au lendemain matin. À son réveil ils parleraient, l’obligation où ils étaient de précipiter le départ ne leur permettant pas une attente plus longue.

Ne devant résider à Paris que le temps nécessaire à découvrir une situation, l’ingénieur s’était installé avec les siens dans une pension de famille. La table d’hôte, la causerie au salon, après le dîner, abrégeant la soirée, rendit leur tâche moins difficile.

La jeune fille, qui avait rencontré dans cette maison quelques amies de son âge, ne prit pas garde à la physionomie soucieuse de ses parents, et s’endormit sans rien soupçonner de ce que lui apporterait la prochaine journée.

Pauvre Clairette ! Elle était tout à fait charmante, cette grande enfant si aimée… si mal aimée !

Pas jolie, mais rieuse, vive, spirituelle, un regard bien droit, bien franc.

Ah ! certes ! pour franc, il l’était, le regard de Clairette. Qu’eût-elle caché, Seigneur ! On disait amen à tout ce qui tombait de ses lèvres ; on s’inclinait devant chacun de ses désirs !

Assez grande, des cheveux couleur d’épis mûrissants, des yeux de cette nuance indécise qui porte un nom de fleur, — la pervenche, — des yeux très longs, bordés de cils sombres, elle éblouissait.

On ne songeait point à observer, en la regardant, que son nez n’avait rien de la pure ligne grecque, et que, même, ce petit nez impertinent manifestait une velléité de se relever un brin ; que la bouche était un peu grande et l’ovale du visage un peu court. On était pris par le charme de cette insouciante et communicative gaieté, par le rayonnement de cette jeunesse, de ces yeux ouverts sur la vie, candides et confiants.

Volontaire, mais point boudeuse, et personnelle avec une si absolue inconscience !

Sa philosophie de l’existence évoluait entre ces deux termes : « Cela me fait plaisir… Cela ne me fait pas plaisir… »

Mettre de côté ce qui lui était désagréable, aller vers ce qui lui souriait : on ne lui en avait jamais demandé plus ; d’où aurait-elle appris que la vie contient d’autres problèmes, impose d’autres devoirs ?

Si son instruction ne présentait pas trop de lacunes, c’est que sa souple intelligence, servie par une mémoire solide, n’avait eu aucun effort à donner pour s’assimiler la science proposée.

Autant Claire sympathisait volontiers avec les jeunes filles de son âge, autant elle détestait cordialement ces petits êtres dont la tyrannie eût fait tort à son égoïsme : les enfants. Cela, d’instinct, sans avoir jamais analysé le sentiment qui la tenait éloignée d’eux ; d’autant qu’elle les trouvait, à distance, jolis et drôles.

Elle aimait ses parents ; elle les aimait beaucoup, ayant un besoin extrême de leur tendresse.

L’idée qu’une circonstance quelconque l’obligerait un jour ou l’autre à vivre séparée d’eux ne lui était jamais venue.

Aussi, lorsque, au réveil, sa mère lui annonça, le cœur angoissé, qu’elle et son père devaient habiter quelque temps la Russie et ne pouvaient l’emmener, le premier mot de Claire fut :

« Pauvre moi ! Qu’est-ce que je vais devenir sans vous deux ?… Ah ! mais je ne veux pas ! Je ne veux pas du tout que vous me laissiez, se reprit-elle bien vite ; non, non, je me vois trop à plaindre.

— Et nous, dit le père, qui venait de pénétrer à son tour dans la chambre de sa fille, crois-tu que nous ne le soyons pas, à plaindre ?

— Si… mais pas tant que moi. »

Elle disait vrai.

Eux seraient soutenus par la pensée de son avenir à assurer.

Obligée à ne compter que sur soi, car… on n’a pas deux mamans ! personne ne saurait la chérir, la gâter, la servir comme le faisait sa mère ; elle serait la plus à plaindre, en effet.

Elle en eut la vision si nette qu’un effroi la saisit. D’avance, elle souffrit de cet abandon, pareillement que si, déjà, il eût été réel. Et, pleurant à sanglots, elle déclara à ses parents qu’elle se refusait à se séparer d’eux.

M. et Mme Andelot firent honneur à son amour filial de cette explosion de larmes.

Certes, il y était pour une part, car, en dépit de tout, Claire avait du cœur ; mais surtout, surtout ! elle aspirait à écarter les peines entrevues, et l’isolement, cet état si nouveau pour elle que son esprit ne l’imaginait pas.

Doucement, en caressant les beaux cheveux de la jeune fille, Mme Andelot énuméra les fatigues de l’interminable voyage, les inconvénients de l’installation, la tristesse du premier hiver, dans ce pays, dont son mari connaissait seul la langue.

« Je t’aurai ; nous causerons ensemble, s’obstinait à répéter Claire, continuant de pleurer. Si vous me laissez, je croirai que vous ne m’aimez plus ; je tomberai malade, je… »

M. et Mme Andelot échangèrent un regard anxieux et navré.

Que résoudre ?

N’ayant jamais résisté à une volonté de leur fille, ils ne savaient comment s’y prendre. Et, déjà, l’ingénieur ouvrait la bouche pour lui promettre qu’il en serait ce qu’elle voudrait, lorsque Claire s’informa :

« Où me laisseriez-vous, au fait ? Chez l’oncle Eusèbe ?… Tante Mélanie gronde du matin au soir, et mes cousins ne cessent de me faire des niches : merci bien.

— Non, ce n’est pas à mon frère que je te confierais ; son appartement est trop exigu ; toute la bonne volonté de ton oncle et de ta tante ne ferait pas qu’ils puissent en distraire une pièce à ton usage.

— À qui donc, alors ? Vous me mettriez peut-être dans un pensionnat ?

— Tu irais chez ta grand’mère.

À Arlempdes… » murmura Clairette.

Elle répéta, pensive, avec lenteur, comme en une caresse :

« Arlempdes !… »

Sa physionomie s’éclairait peu à peu. Ses pleurs ne coulaient plus. Son regard détourné semblait percevoir quelque lointaine image qui devait la charmer ; un sourire souleva le coin de sa lèvre, chassant une dernière larme arrêtée en chemin, sur sa joue.

Elle irait chez grand’mère Andelot… Ah mais, cela changeait de note, tout à fait. Elle ne disait plus non, en dedans. Et, si elle ne se prononçait pas, c’est que sa vision l’absorbait, tenait sa pensée et presque sa langue asservies.

Tous les souvenirs amassés au cours de sa dernière visite se heurtaient en un étourdissant fouillis.

C’était d’abord la chère vieille maison familiale, si bien abritée par son large auvent et les hauts rochers, où, pour la mieux défendre des tempêtes de neige, on l’avait accotée. Et le mystérieux passage découvert par hasard, donc ! ce passage si périlleux que Claire n’en avait point parlé, certaine que, le jour même, tremblant pour sa vie, son père en eût fait murer l’abord… Quel enchantement de le reprendre !

Vielprat, le petit château moderne dont le parc touchait au jardin de grand’mère, n’était sans doute pas vendu encore. Peu gênants, les propriétaires ; jamais ils ne mettaient les pieds dans leur domaine d’Arlempdes. On pouvait circuler à travers le parc sans crainte d’y rencontrer âme qui vive. Et il était si joli, ce parc, en son délaissement ! On avait l’illusion d’errer dans un lieu sauvage, et, pourtant, on se sentait gardé de tout danger par les clôtures solides qui en traçaient les limites.

Quelle vue, de la pointe !

À l’extrémité de la gorge, le profil fuyant des ruines du château d’Arlempdes ; tours ébréchées, fenêtres béantes, la tristesse des choses mortes, mais la hautaine fierté du passé qui se souvient…

À cent pieds plus bas, la Loire, acharnée à ronger la masse basaltique portant ces superbes débris et le petit village — vingt maisons — qui s’est niché dans le mur d’enceinte, comme certains oiseaux s’installent en de vieux nids.

Et, amarrées aux points accessibles, les barques plates construites dans le pays, qui servent à aller d’une rive de la Loire à l’autre !

Ayant quelques-uns de ses champs du côté opposé, sur le territoire de Salette, grand’mère en possédait une. Que d’après-midi Claire s’était amusée à pêcher à la ligne, assise dans la barque. Quelquefois son père la promenait. On se laissait porter par le courant… C’était sauvage, effrayant, presque, mais si beau ! ces rives encaissées entre deux lignes de bois ; ces rochers, surplombant, comme une perpétuelle menace, au-dessus de l’embarcation fragile !

Et ses amies les chevrières !… Les voilà qui se mêlaient à ces choses. Au vrai, elles faisaient partie du paysage. C’est sur les pentes où elles amenaient paître leurs bêtes, que Claire les rencontrait. Elles parlaient ce dur patois cévenol, si malaisé à comprendre, mais elles étaient bonnes filles, toujours disposées à jouer, sans grand souci de leurs chèvres qui devenaient ce qu’elles pouvaient et rentraient seules au logis, l’heure venue.

Encore un détail charmant : le clocher d’Arlempdes. Chacune à sa fenêtre, dans le campanile ouvert que soutiennent de solides contreforts, les cloches sonnent toutes seules au moindre appel du vent.

Et cela amusait tant Claire, ce petit carillon imprévu qui, la nuit, l’éveillait, lui disait bonsoir. Les notes se succédaient, égrenées à l’aventure. Elle se rendormait en les écoutant, ravie, comme par un conte merveilleux.

Ah ! cette fois, elle apprendrait à faire la dentelle.

Dans le petit village couché au pied des ruines féodales, à chaque porte, l’été, les femmes, les jeunes filles travaillent assises, le carreau sur les genoux. Claire prenait plaisir à les regarder, lorsqu’elle allait avec la cuisinière, Monique, chercher les provisions que l’aubergiste d’Arlempdes rapportait pour grand’mère Andelot du marché de Costaros.

Les vieilles femmes continuent de porter, sur la coiffe lisse, le petit chapeau de feutre noir, mais les jeunes entourent leur tête de rubans aux nuances voyantes, noués sur la coiffe tuyautée finement vers les tempes.

Avec les fichus et les tabliers de couleur vive, cela compose un tableau amusant à l’œil. Claire ne se lassait point de regarder voltiger les fuseaux, et les épingles changer de place, et la dentelle s’allonger, s’allonger, ainsi que sous des mains de fées.

Ce n’est pas que grand’mère fût gaie… non… Grand’mère avait quatre-vingts ans, sa vue était très affaiblie, elle causait peu, et roulait pendant des heures, entre ses doigts fluets, devenus inhabiles à manier les fuseaux, son chapelet en noyaux d’olives, rapporté de Palestine par l’oncle Augustin, le juif errant de la famille. Mais on la voyait si peu, grand’mère ! Aux repas, et un tout petit moment, le soir, à la veillée.

C’étaient les cousines qui étaient chargées de lui tenir compagnie.

Quand leur silhouette passa devant les yeux de Claire, une petite grimace lui échappa : point à compter, dans les attractions d’Arlempdes, Mme Rogatienne Lortet ! Peu aimable, toujours prête à la critique, rendue grognon par sa mauvaise santé… Mais, à côté d’elle, il y avait Sidonie, cette bonne vieille fille aux traits masculins, de la barbe au menton et de la moustache ! Une voix de stentor, des gestes brusques… Grand dragon au cœur d’ange, que sa sœur Rogatienne traitait en cadette venue au monde pour la servir — qui ne servait-elle pas dans la maison, au reste, — et qu’elle couvrait de ridicule en l’appelant « Pétiôto[3] », comme au temps de son enfance.

Inconsciemment, la famille avait contracté la même habitude. « Pétiôto !… » ce qualificatif s’appliquant aux cinq pieds six pouces de Sidonie, amenait toujours un sourire sur les lèvres des étrangers.

Résignée, la vieille fille ne protestait pas, mais qu’elle était donc reconnaissante à ceux qui l’appelaient Sidonie ! On obtenait d’elle tout ce qu’on voulait en faisant vibrer à son oreille les trois syllabes de son prénom.

Clairette le savait… et en usait ; qu’il s’agît de la décider à traverser la Loire en barque et à escalader le versant opposé pour gagner le camp d’Antoune, ce vieux camp romain qui domine les ruines du château d’Arlempdes, ou de s’en faire accompagner à Montcoudiol, afin d’entrevoir le Mézenc, le Gerbier-des-Joncs, le Meygal…

Ah ! la terrible enfant !

Tandis qu’en quelques secondes la vision groupait, comme pour l’appeler, tout ce qui l’avait charmée là-bas, voici la question que son père et sa mère lisaient dans son regard perplexe :

« Où serai-je mieux ?… »

Et comme le bonheur de la chère ingrate importait seul, ils suivaient avec anxiété le flottement de sa pensée, se demandant, eux aussi :

« Où sera-t-elle mieux ?… Couvée par notre amour en ce pays étranger, où le confort, les amies de son âge, la vie au grand air, tout lui manquera, hors notre tendresse, ou bien dans le vieux nid de famille, qu’elle aime, et où l’affection ne lui fera pas défaut non plus ?… »

Et voilà que cette folle rieuse bat des mains tout à coup et s’écrie :

« Allons-y tous les trois, à Arlempdes, chez grand’mère. La maison est assez vaste pour que nous y puissions trouver place. On vit de si peu, là-bas ! Il nous reste bien quelque chose, ce vilain Portugal ne nous a pas tout pris.

— Non, répondit M. Andelot ; il nous a laissé ce que nous ne lui avions pas confié de notre épargne : vingt mille francs. J’en garde cinq pour notre voyage et nos premiers frais, et je place le reste à ton nom, ma chérie. Il te faudra être bien raisonnable. Songe que le revenu, — quatre à cinq cents francs, — constituera tout ton avoir. Avec cela, tu devras t’habiller, payer ta musique, tes livres, suffire enfin à toutes tes dépenses personnelles.

— Grand’mère est riche ? s’informa Claire.

— Non, elle ne possède aucun capital », répondit M. Andelot.

Il jeta à sa femme un regard furtif, dont celle-ci dut deviner la signification, car elle inclina la tête imperceptiblement.

Se voyant compris, l’ingénieur poursuivit :

« Ma mère vit d’une pension qui lui vient du vieux baron de Kosen, un brave homme, dont mon père a été le régisseur. Nous tenons également de lui notre maison. Elle était jadis enclavée dans le parc. On l’en a distraite et rendue indépendante par de nouvelles clôtures, lorsque le baron l’a donnée à mon père pour lui et les siens, en récompense de ses services.

— Alors on y est chez soi ?

— Pour un tiers, repartit M. Andelot. Tes oncles ont droit comme nous à leur part de l’immeuble, dont ma mère gardera toujours la jouissance, bien entendu.

— Papa ! fit Claire, le regard illuminé de joie, tu devrais acheter la part de mes oncles, avec ces quinze mille francs. Que grand’mère soit chez eux ou chez nous, c’est toujours être chez elle. Et si tu savais combien j’aime notre vieille maison ! J’y voudrais passer ma vie. Les champs, à qui sont-ils ?

— Ta grand’mère en a le revenu, mais le fond est à mes frères et à moi, par tiers, comme la maison.

— Tu crois qu’ils ne produiraient pas de quoi nous faire vivre tous ? Il me semble qu’en cultivant soi-même…

— Non, non, ils ne nous feraient pas vivre. Ma mère en tire, au plus, sept à huit cents francs. Tu rêves l’impossible. Et puis, j’ai signé un contrat qui engage ma parole, ma pauvre petite, ajouta-t-il, afin de couper court aux instances de Claire ; la question ne saurait donc être posée.

— Combien de temps me laisseriez-vous, si je consentais à rester ? s’informa la jeune fille.

— Le temps que tu voudrais. Si tu ne t’accoutumais pas à vivre séparée de nous, au printemps prochain ton oncle Augustin t’amènerait.

— Dans ces conditions-là, je veux bien aller chez grand’mère… »

Elle les enveloppa tous les deux de son regard caressant.

Assise au pied de son lit, encore en peignoir, les cheveux dénoués, ses pieds nus dans les petites mules de cuir rouge, elle ne bougeait plus, songeait à ce bouleversement soudain, et un peu de détresse passait dans ses yeux qui allaient de l’un à l’autre.

« Parents chéris… » murmura-t-elle.

Et c’est tout de bon qu’elle le pensait, que son cœur, étrangement serré, le disait le premier.

Ils avaient l’air si triste !

Tout à coup, elle se dressa, étendit les deux bras, de façon à les étreindre ensemble, et elle les embrassa dix fois de suite, répétant toujours :

« Parents chéris… »

Et sa voix s’étranglait, se faisait faible, de moins en moins intelligible, à mesure que la perception du sacrifice qu’ils s’imposaient lui devenait plus vive.

« Nous ne nous séparerons qu’au dernier moment, dites ? Vous viendrez tous les deux me conduire à Arlempdes. »

On lui représenta que cela ne se pouvait pas. La présence de l’ingénieur était urgente à son nouveau poste, et Mme Andelot devrait, au contraire, mettre à profit l’absence de son mari pour s’occuper des derniers préparatifs.

Ni chemins de fer, ni services réguliers de voitures, là où ils se rendaient. Les transports étaient très coûteux ; on aurait mille peines à se procurer les objets dont on ne se serait pas pourvu au départ ; il ne fallait rien oublier.

Mais Claire ne se rendit point. C’est elle, alors, qui resterait avec eux jusqu’à la fin. Elle aiderait sa mère à faire les achats, les emballages. On déposerait à l’avance les bagages en gare. Ses parents n’auraient plus qu’à monter dans le train, à leur retour d’Arlempdes.

M. Andelot ajouta :

« Tu rognes ainsi la part de ma mère. Nous ne pourrons lui donner qu’un à deux jours, avec ta combinaison.

— Tant pis ! Moi, je ne veux vous quitter qu’à la dernière minute. C’est déjà bien joli que j’y consente.

— Et la dépense de ce double voyage, observa encore Émilienne.

— En prenant des billets circulaires, vous la réduirez à peu de chose : je vous veux tous les deux. »

M. et Mme Andelot renoncèrent à lutter davantage, heureux, au fond, de cette insistance. Et il en fut ce qu’avait décidé Claire.

  1. Piton basaltique, de formation ignée, comme le rocher Corneille son voisin, et surgi comme lui à l’époque des grandes éruptions volcaniques ; extrêmement curieux.
  2. Voiture très étroite, à deux roues, la seule employée dans le pays.
  3. Petite, en patois du pays.