Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903

CHAPITRE VII


Quand deux personnes placées à l’opposé poursuivent un même but, il survient qu’à un moment donné, ayant fait chacune la moitié du chemin, elles se rejoignent.

Claire continuait, avec son habituelle ténacité, ses observations et ses recherches. Hervé n’était pas moins ardent à découvrir ce qui avait été pour lui le principal motif de son retour à Arlempdes…

Et, cependant, ils ne s’étaient point rencontrés encore dans cette campagne d’investigations.

Quinze jours s’étaient écoulés depuis l’arrivée de M. et Mme  Murcy.

Pas un meuble, pas un tiroir secret qui n’eussent été inspectés à fond par Hervé et son ami.

Cette fois, il fallait y renoncer : on n’apprendrait rien sur place.

De Kosen se rendit au Puy.

Son notaire lui confirma que sa vieille voisine était bien Mme  Andelot, la veuve de l’ancien régisseur. Il lui mit sous les yeux l’article du testament de son grand-père, assurant à M. et Mme  Andelot une rente viagère de quatre mille francs, et leur léguant en toute propriété la maison qu’ils occupaient à la lisière du parc.

Mais là se bornèrent les informations que recueillit Hervé.

Rien, dans les minutes des actes déposés à l’étude, qui jetât la moindre lueur sur les ténèbres dont s’enveloppait le secret de famille.

La baronne douairière de Kosen avait pris ses précautions pour cela, il est vrai.

Durant son dernier séjour à son château de Vielprat, elle était venue en personne retirer de chez son notaire certains documents à lui confiés.

« Lesquels ? s’informa Hervé en recevant cette communication.

— Je l’ignore, repartit son interlocuteur. C’est mon père qui était alors titulaire de l’étude ; il est mort depuis quelques années, et lui seul eût été à même de vous renseigner.

— Vous n’avez pas la liste des minutes qui constituaient jadis notre dossier ? insista de Kosen.

— Cette liste a dû être modifiée à l’époque où madame votre mère retira quelques pièces, car, vous pouvez vous en assurer par vous-même, celle qui existe correspond exactement aux minutes que nous venons de parcourir ensemble.

« Les instructions laissées par Mme  la baronne de Kosen se résumaient à ceci :

— Vendre la propriété de Vielprat, à n’importe quel prix. « Elle déclarait se porter fort vis-à-vis de ses enfants mineurs et s’engageait à rembourser ce qu’ils jugeraient avoir perdu du fait de cette vente… Se débarrasser de Vielprat était son idée fixe. J’ai là des monceaux de lettres où elle insiste, commande de faire de nouvelles affiches, exige une mise en adjudication… J’ai essayé à plusieurs reprises, mais en vain… C’est loin, à l’écart, et puis, il y avait cette question de mineurs, qui, plus tard, pouvaient se refuser à ratifier la vente… Bref, je n’ai pas réussi à cette époque, ni depuis : encore que la question de minorité ait cessé d’être un obstacle à la réalisation de cette affaire.

— Je m’en applaudis, déclara Hervé. J’adore ce pays : je compte y passer la moitié de l’année. »

Le lendemain, il regagnait Arlempdes.

Il était aussi peu avancé qu’en partant, et cela l’attristait. De quel côté se tourner ? À qui demander ?… et demander quoi ?…

La situation était vraiment bizarre.

Mais une bonne nouvelle l’attendait à Vielprat : René avait découvert le fameux escalier. Seulement, cet escalier montait vers la maison Andelot et y aboutissait par une ouverture prise dans le toit.

« Ceci ne me rappelle rien, murmura Hervé, lorsqu’à sa descente de voiture Yucca lui donna ce détail. Peut-être n’est-ce pas celui dont j’ai une vague souvenance ; enfin, je verrai bien. »

Dès après le déjeuner, tout le monde se rendit dans le parc.

Parvenu auprès de la roche où Claire avait rencontré pour la première fois Lilou et Pompon, de Kosen s’arrêta, essayant de s’orienter :

« Pas un mot, René, je t’en prie. »

Et à Yucca :

« Je veux voir si cette mémoire latente, qui a de si subits et si étranges réveils, me viendra encore en aide.

— Les souvenirs de la toute petite enfance, n’est-ce pas ? dit Thérèse. J’ai constaté chez René, venu très jeune dans le Jura — il avait tout au plus cinq ans — une fidélité de mémoire remarquable, mais à la condition qu’une impression extérieure provoquât ce réveil… Ainsi, lorsque mon jeune frère est retourné, après quatre ou cinq ans, chez la sœur de mon père, qui nous a élevés, en entrant dans la chambre qui avait été la sienne autrefois, il est allé droit à une porte dissimulée dans la tapisserie. Cette porte était celle d’un cabinet noir où ma tante le mettait en pénitence, il est vrai, et il avait fait dans ledit cabinet d’assez fréquents séjours pour que le souvenir lui en fût resté… Cependant, pas une seule fois, en ces cinq années, il n’en avait parlé, et, en allant à Lyon, il me disait ne se rien rappeler de tante Fernande, ni de sa maison, si ce n’est son perroquet.

— Mais moi, songez donc ! ma sœur Thérèse, il y avait vingt-deux ans que je n’avais mis les pieds ici. J’avais désappris les noms d’Arlempdes et de Vielprat !… Et mes souvenirs tiennent en un espace d’au plus deux années ! Car, avant l’âge de trois ans, les faits s’impriment-ils dans le cerveau ? Or, mes parents ont quitté Arlempdes à l’automne de 1874. Nous sommes en 1896, et j’ai vingt-sept ans… J’en avais donc cinq… »

On continuait d’avancer ; les sapins, plantés en ligne contre la masse rocheuse, dressaient devant les promeneurs leurs hautes silhouettes.

« Ces arbres étaient alors tout petits, reprit de Kosen. Je me souviens d’avoir vu planter les arbustes qui forment ce triangle. Mon père surveillait les travaux, et je l’accompagnais sans cesse. Nous nous asseyions là, sous ce châtaignier : il y avait des sièges ; le mien, c’était un petit banc portatif, une sorte de tabouret ; je le vois encore… Il doit être creux, le châtaignier. Nous avions coutume d’y déposer des outils… Quels outils ?… je ne sais plus. »

Il fit le tour de l’arbre et reparut tenant une petite massue à casser la pierre.

« En voici un ! Mon père devait s’en servir pour tailler notre escalier… Mais, où est-il, cet escalier ? Ne me dis rien ! René ; il faut que je le trouve. »

Lilou et Pompon observaient leur père avec une extraordinaire attention, si absorbés qu’ils en oubliaient de causer et même de se battre.

René souriait, silencieux ; mais, si ses lèvres demeuraient muettes, ses yeux parlaient.

Hervé, qui s’en rendait compte, évitait son regard, voulant forcer sa mémoire à cet effort décisif.

Un peu avant que les promeneurs ne se dirigeassent de ce côté, Claire, qui n’avait pas vu les enfants la veille — on leur avait fait faire une longue promenade au dehors, mais elle n’en savait rien — et qui ne les avait point entendus encore ce jour-là, était venue jusqu’au premier degré de l’escalier, afin de s’assurer s’ils jouaient dans le parc.

La voix d’Hervé, ce qu’il disait surtout, la retint à son observatoire ; elle suivait, passionnément attentive, ses hésitations ; chaque pas fait en avant lui arrachait une sourde exclamation de joie : il travaillait pour elle, aussi bien que pour lui… elle en avait le sentiment.

Parviendrait-il, sans qu’on le guidât, à remettre le pied sur le mystérieux escalier ? Soudain, une idée folle lui traversa l’esprit. Courant à sa chambre, elle prit le petit soulier, descendit le poser sur la marche où elle l’avait trouvé, et remonta s’abriter derrière le volet, un œil à la fente.

Hervé cherchait toujours en vain. Thérèse retenait les enfants auprès d’elle, et, bien qu’un peu en avant du groupe, Yucca évitait de se placer sur la même ligne que son ami, afin que rien ne pût le distraire.

Tout à coup, d’un pas vif, de Kosen contourna le massif et se glissa derrière les sapins.

René applaudit.

« J’y suis ! cria Hervé. J’ai le pied sur la première marche : c’est bien cela ! »

Tout le monde se porta sur les lieux d’où partait l’appel.

« Laissez-moi monter seul, d’abord, supplia le baron ; voulez-vous ? Il me semble que j’entrevois un petit coin de la vérité.

— Je veux aller avec toi, papa, cria Lilou.

— Moi aussi », hurla immédiatement Pompon, une larme toute prête au coin de l’œil, en cas de refus.

Mais Yucca les enleva tous les deux, et, sans prendre garde à leurs protestations, les déposa près de Thérèse, au bas des degrés, où il se tint lui-même.

« Ze veux aller là-haut. C’est là que Claire s’a envolée l’aut’ jour. »

Hervé s’arrêta et, détourné à demi :

« Tu es sur de ce que tu dis, Pompon ?

— Oui, oui, oui. Z’ai vu sa robe entre les arbres, et pis ze l’ai plus vue.

— Soyez gentils, supplia le jeune papa. Je vous ferai monter bientôt. »

Il gravit encore quelques marches, puis s’arrêta soudain, les yeux agrandis de surprise : il venait d’apercevoir le petit soulier…

Se baissant, il prit la fine chaussure et la considéra longuement. Une émotion violente le secouait. Les fibres de son cerveau tendues sous l’effort d’un vouloir décidé à remporter, il livrait un assaut furieux à l’infranchissable barrière fermée sur les années lointaines.

Tout à coup, il prononça d’une voix rauque, haletante, les yeux sur le petit soulier rouge qu’il était redescendu montrer à ses amis :

« Je me souviens !… voilà que les faits se précisent… Oui… oui… J’en suis à présent certain… Ce petit soulier, c’est moi qui l’ai perdu ici même, la dernière fois que nous y sommes venus, mon père et moi. Mon père me portait. Brigitte ni Tiphaine n’étaient avec nous… Non, je ne les vois pas…

— Cet escalier a été mis à jour récemment, observa Yucca ; il est aisé de s’en convaincre : la pierre garde encore un aspect humide jusqu’à la hauteur où il était comblé.

— N’empêche que c’est bien le nôtre…

— Et, observa Thérèse en riant, voici un petit soulier qui a dû gîter sous l’humus amassé sur les degrés peu à peu, qui a dû, s’il a été laissé sur place une fois dégagé, recevoir l’averse de cette nuit, et qui est sec comme si on le sortait du placard… Si vous pouvez m’expliquer cela… »

Là-haut, derrière son volet, Clairette riait de tout son cœur. Était-ce amusant ! Qu’allait-il sortir de cette étonnante aventure ?

Bon ! voilà Pétiôto qui l’appelait ! Quel ennui ! Friquet était attelé ! Eh bien, Friquet attendrait.

La curieuse ne se sentait plus la moindre envie d’aller à Costaros chercher les cartons qu’avait dû y déposer la diligence du Puy.

C’étaient pourtant un chapeau et une toilette d’été que contenaient lesdites caisses. Et, tout à l’heure, Claire était follement impatiente de les voir. Mais l’intérêt de la scène qui se passait au bas de l’escalier primait tout, en ce moment.

Cependant, Pétiôto se rapprochait… Elle allait apparaître, si on ne lui répondait pas. Il fallait prévenir l’invasion du bon grand dragon, sous peine de s’exposer à être surprise écoutant ce qui se disait chez leur voisin.

« Je vais lui déclarer que je ne sortirai pas », songea Claire.

Quittant son observatoire, elle se faufila dans le placard.

« Et si le baron de Kosen montait ! se dit-elle… La question du petit soulier élucidée, il va reprendre son ascension, sûrement… Qui sait jusqu’où les souvenirs qui semblent se réveiller chez lui vont lui souffler de poursuivre ? Le volet entr’ouvert, c’est bien… Mais cet entassement de robes le fera reculer ; c’est du nouveau… de l’inconnu… »

Prestement, elle repoussa l’un contre l’autre les portemanteaux espacés sur la tringle de fer, ouvrit toute grande la porte secrète, maintenant dégagée, laissa entrebâillée celle qui donnait sur le couloir intérieur, et, à pas de velours, gagna le vestibule. Malgré son inépuisable patience, Sidonie commençait à trouver le temps long.

« Enfin te voici, Clairette ! Que faisais-tu donc ?

— Une chose qui pressait. Décidément, je ne vais pas à Costaros, ma cousine.

— Allons, bien ! Moi qui m’étais promis de te montrer au retour les restes de l’ancien canal qui amenait l’eau de Montcoudiol au château d’Arlempdes.

— Que voit-on ?

— Des pierres alignées à la file, à fleur de terre. Il y a des gens qui se dérangent pour aller regarder ça.

— Ce ne doit pas être bien curieux.

— Ça dépend des goûts. Je croyais que tu t’intéressais à ces choses du vieux temps. Tu t’extasias si fort sur les ruines du château !

— Nous verrons votre canal un autre jour ; partez sans moi.

— Mais je n’allais à Costaros que pour t’accompagner.

— Eh bien, faites mettre Friquet à la charrette et envoyez-y Théofrède tout seul.

— À présent qu’on lui a fait atteler le cheval à la jardinière ! Tu ne connais pas Théofrède. Nous en aurions pour une semaine à l’entendre geindre. Tu aurais pris ton bloc et tu aurais dessiné, tiens ! Cette vieille pile de l’ancien pont, au milieu de la Loire, ce n’est pas vilain.

— Et grand’mère ? » objecta Clairette à bout d’arguments.

Pour le coup Pétiôto demeura bouche bée… Mettre grand’mère en avant, elle qui, d’ordinaire, ne s’en inquiétait pas plus que si MMe  Andelot n’eût pas habité la maison !… Qu’avait cette petite dans l’esprit ? Elle répondit :

« Sophie fera comme chaque fois que nous sortons et que Rogatienne est malade, la pauvre ! Elle appellera Modeste, si elle s’ennuie trop. Peut-être aussi les bambins viendront-ils ; on ne les pas vus hier : elle fera la partie de dominos avec René. Un amour ! cet enfant-là.

— Quoi qu’il en soit, ma cousine, je ne sortirai… »

Claire n’acheva point : on marchait là-haut… M. de Kosen aurait-il si vite reconnu le chemin d’autrefois ?…

Elle se sentit interloquée à la pensée de se rencontrer avec lui : c’était trop soudain.

Que répondre, s’il demandait qui avait rétabli les choses en l’état où il les avait laissées jadis ?… Qui avait porté le petit soulier là où il l’avait perdu ?…

Et s’il s’informait, pourquoi tout cela ?… Curieuse jusqu’à l’indiscrétion, jusqu’à s’introduire dans la propriété du voisin : elle n’avait pas été moins coupable… Voilà ce qu’il faudrait qu’elle avouât !… C’était par trop gênant.

Se décidant brusquement :

« Au fait, j’y vais, tenez, à Costaros. Vous diriez encore que je ne sais pas ce que je veux. »

Et, entraînant Sidonie que ce revirement subit ahurissait, elle décrocha son chapeau de jardin, poussa la vieille fille dans la cour, l’aida à se hisser en voiture comme s’il se fût agi d’une fuite.

« Et ton bloc ? tu ne l’emportes pas ?

— Non ; je n’aurais pas le temps de dessiner.

— Va tout au moins embrasser ta grand’mère.

— Je lui dirai au revoir en passant sous sa fenêtre ; je la quitte il y a un quart d’heure. »

Prenant Friquet par la bride, Théofrède fit sortir l’équipage de la cour.

« Au revoir, grand’mère, nous partons, » cria Claire, se dressant dans la voiture pour envoyer un baiser.

Mais la jeune fille resta pétrifiée, les doigts à la hauteur des lèvres…

Debout, à deux pas de la vieille dame, se tenait Hervé de Kosen, le petit soulier à la main.

« Tu vas tomber ! » s’écria Sidonie, qui n’avait rien vu du tout, et ne s’expliquait pas l’attitude de la jeune fille, encore debout, malgré que Friquet se fût mis à trotter.

Claire s’assit.

Elle riait, contente d’avoir échappé à l’embarras de la rencontre.

« Ah ! ah ! pensait-elle, il l’a retrouvé, son chemin de jadis… Ce qu’il a dû être « épaté », comme dit René Brion. Si j’étais donc l’araignée que cette étourdie de Modeste a laissée au coin du portrait de l’oncle Philippe ! Je saurais ce qu’ils vont se dire… Bah ! grand’mère me le racontera. »