Figures dans la nuit (Tinayre)/Texte entier

Figures dans la nuit (Tinayre)
Figures dans la nuitCalmann-Lévy, éditeur (p. C).

MARCELLE TINAYRE




Figures
dans la nuit


SEPTIÈME ÉDITION



PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3


1926

Prix : 7 fr. 50 c.

FIGURES DANS LA NUIT


CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS




DU MÊME AUTEUR
(Format in-16.)
l’amour qui pleure 
 1 vol.
avant l’amour 
 1 —
le bouclier d’alexandre 
 1 —
la douceur de vivre 
 1 —
un drame de famille 
 1 —
hellé (Ouvrage couronné par l’Académie française) 
 1 —
les lampes voilées 
 1 —
madeleine au miroir 
 1 —
la maison du péché 
 1 —
notes d’une voyageuse en turquie 
 1 —
l’oiseau d’orage 
 1 —
l’ombre de l’amour 
 1 —
perséphone 
 1 —
priscille séverac 
 1 —
la rançon 
 1 —
la rebelle 
 1 —
la veillée des armes (Le Départ, août, 1914) 
 1 —
la vie amoureuse de françois barbazanges 
 1 —




une journée de port-royal, avec des eaux-fortes et des bois gravés par Julien Tinayre. 
 (épuisé)


MARCELLE TINAYRE




FIGURES DANS LA NUIT



PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3


1926


Droits de traduction et de reproduction
réservés pour tous les pays.




Copyright, 1926, by Calmann-Lévy.



J’ai fait un voyage en rêve, non dans l’espace, mais dans le temps, non comme un archéologue ou un historien, mais comme un enfant crédule que tout émerveille. Sur mon chemin, au long des siècles obscurs, j’ai rencontré des figures étranges, qui sortaient de l’ombre, ébauchaient un geste, murmuraient une parole, et se confondaient à la nuit. D’où venaient-elles ? De la cendre des âges ou de mon désir secret ? Des feuillets moisis d’un livre ancien ou d’une émotion perdue ? La terrible visiteuse aux ongles dorés, la femme philosophe, la courtisane, les deux vieilles qui se remémorent leur jeunesse en mangeant des figues, le petit Frère mineur de la Verne, la Sirène caraïbe, le bon savetier limousin, dévot à saint Jean libérateur, les ai-je connus ou les ai-je inventés, ces fantômes ? Ma foi, lecteur, je n’en sais plus rien. Chacun, en passant, m’a jeté, tordues en couronnes, la Fantaisie et la Vérité. Les voici tout en fleurs et si fragiles, si bien nouées l’une à l’autre, que je ne te conseille pas de les démêler. Car il ne t’en resterait plus rien, qu’un peu de poudre à tes doigts et, par terre, des roses mortes…

M. T.


FIGURES DANS LA NUIT


L’ANNEAU DE FER


À Marguerite Moreno.


I


La Thessalie, incendiée par la canicule, n’était que cendre lumineuse et lourd silence. Au loin, le massif de l’Olympe tremblait dans l’ébullition étincelante de l’air. C’était le milieu du jour, et les arbres isolés rassemblaient leur ombre d’un bleu intense, couchée en rond autour de leur pied. Sur l’étendue rose des champs, où gisaient les gerbes fauves, pas un moissonneur visible, pas un berger, pas un troupeau, pas un chien. Les flèches du soleil pleuvaient avec la folie et la mort. Toute vie était suspendue.

Cependant, trois cavaliers s’en allaient vers Larissa, par la route consumée en poussière blanche. La fièvre de la soif les dévorait, car leurs gourdes étaient vides et il n’y avait aux environs que des ruisseaux desséchés et des fontaines taries. Le plus jeune, beau garçon à la tête dorée sous le pétase, s’appelait Machatès, fils de Criton, Athénien, et voyageait pour des affaires de famille. Les deux autres n’étaient que de grossiers maquignons béotiens qui se rendaient à la foire de Larissa. Ils avaient rencontré Machatès dans une auberge de la montagne et lui avaient demandé l’honneur de sa compagnie, parce qu’étant déjà vieux, ils redoutaient les vampires et les brigands, fléaux communs en Thessalie. Et Machatès avait répondu qu’il ne craignait rien, ni dans ce monde-ci ni dans l’autre monde, ce qui avait grandement scandalisé la femme de l’aubergiste. Tout en récurant ses chaudrons, elle avait dit :

– Voilà un jeune coq bien insolent et qui porte bien haut sa crête ! Qu’on n’ait peur de rien, en ce monde-ci, c’est bravoure ! Au regard de l’autre, monde, par les Grandes Déesses, c’est jactance impiété, surtout quand on va dans cette Thessalie qui est le pays des sorcières.

Machatès n’avait fait que rire de ces paroles. Il ne craignait rien parce qu’il ne croyait à rien, ayant trop lu, et dans un âge trop tendre, les romans de Lucien de Samosate qui était le sophiste à la mode, depuis qu’il avait donné des conférences dans les principales villes d’Achaïe.

Les maquignons, à la fois troublés et rassurés par cette humeur athénienne, suivaient de confiance le garçon qui n’avait peur de rien, mais, souvent, par prudence, ils prononçaient tout bas des formules conjuratoires, car ils redoutaient les dieux qui punissent les fanfarons.

Maintenant, ils ne pensaient plus à ces discussions philosophiques, et presque morts de soif, chancelant sur le cou de leur monture, respirant avec douleur l’âcre poussière qui brûlait leurs yeux, ils désespéraient d’atteindre Larissa avant la nuit.

— Je propose, dit Machatès, de nous arrêter et de dormir en rêvant d’eau fraîche et de bon vin. Si nous n’arrivons pas ce soir, à Larissa, nous coucherons au prochain village.

Sans attendre le consentement des maquignons, il mit pied à terre.

Les deux Béotiens l’imitèrent et comme ils cherchaient, du regard, un endroit ombragé pour s’y étendre, ils aperçurent au bord de la route, un grand tombeau de marbre à coupole, flanqué de trois cyprès.

— Voyez, mes camarades, dit l’Athénien, cette bande d’ombre que projette le mur de marbre sera tout à fait propice pour notre sieste de midi.

Les maquignons répondirent que le voisinage des tombeaux porte malheur et qu’ils craignaient de se souiller en approchant un cadavre.

— Alors, répondit Machatès, restez purs et crevez de soif sous le soleil. Pour moi, les morts m’effraient beaucoup moins que certains vivants de ma connaissance. Un corps sans âme ne sent rien et ne peut rien ; et quant à l’âme sans corps, nul ne l’a jamais vue. D’ailleurs, je ne demande qu’à la voir, car j’aime à m’instruire et je serais fort curieux de m’entretenir avec un revenant.

— Homme abominable, commenta le plus vieux des Béotiens, si Perséphone t’écoute…

Il usait vainement sa salive, car l’impie Machatès ne l’entendait point, s’occupant de lier son cheval au tronc d’un cyprès. Les marchands, assis dans la poussière, à bonne distance du tombeau, ouvrirent leurs bissacs et commencèrent un repas que leur soif exaspérée tournait en supplice. Machatès déclara qu’il ne voulait pas manger sans boire et qu’il dormirait volontiers une couple d’heures, non pas contre la paroi, mais dans l’intérieur même du monument, dont la porte n’était pas scellée.

Cette bravade remplit d’horreur les Béotiens. Ils se voilèrent la figure en implorant tous les dieux infernaux, afin de n’être pas compris dans la malédiction qui frapperait Machatès. Cependant, l’Athénien, sourd à ces clameurs, poussa la porte en bois de cèdre et pénétra dans la cellule ronde élevée sur le caveau.

Dans les demi-ténèbres, il distingua ces couronnes d’amarante que les Thessaliens ont coutume de placer sur les tombes. Celles-ci avaient encore leur rouge éclat et leur parfum puissant, tandis que les guirlandes de roses blanches étaient fanées. Tout révélait l’inhumation récente : ces fleurs, les poupées de terre cuite disposées sur un autel avec une quenouille chargée de laine, un fuseau et un miroir. Il y avait même une lampe qui venait à peine de s’éteindre, et trois coupes contenant du lait, du vin et du miel. Les ouvriers n’avaient pas eu le temps de graver l’inscription votive sur le fronton, mais l’on devinait qu’une femme, une vierge, dormait là son dernier sommeil, depuis quelques jours sans doute, et qu’il y avait, dans la cité voisine, une famille en grand deuil.

Machatès aurait pu méditer sur la vanité des choses humaines, s’il n’avait eu l’envie de boire plus que le goût de philosopher. Le vin consacré à la morte excita en lui une convoitise terrible. Avec un sentiment mêlé de désir et de vague répugnance, il prit la coupe et la tint un moment dans ses mains un peu tremblantes… Certes, il ne croyait pas commettre un sacrilège, et il était convaincu que les trépassés, rendus à la terre qui les dévore, n’ont plus de besoins, n’ayant plus d’organes matériels, et ne connaissant plus ni la faim, ni la soif. Les Champs Élyséens, Caron et sa barque, Hermès et sa verge d’or, les ombres d’hommes qui vivent une ombre de vie et qui surgissent à l’appel des magiciennes, c’étaient des rêveries de poètes et des contes de nourrice. Pourtant, le souvenir de ces rêveries et de ces contes émouvait l’incrédule Machatès, et faisait passer un frisson entre ses épaules. Il se gourmanda lui-même pour cette faiblesse, et voulant se rassurer par le son de sa voix et par un geste élégant, il dit :

— Ô vierge inconnue, Machatès, fils de Criton, te remercie pour ton hospitalité. Je boirai dans ta coupe et dormirai sous ton toit, mais non sans te marquer ma reconnaissance. Accepte l’anneau de fer que je porte à ma main gauche. Il est d’un métal commun, et cependant il est précieux par les signes qu’un mage de Babylone y fit graver, voilà bien des siècles.

Il tira donc l’anneau de son doigt et le plaça sur l’autel, puis il but le vin de la coupe et se coucha sur la dalle même du caveau dont la fraîcheur le saisit. Son pétase glissa de côté. Allongé parmi les roses, la tête soutenue par son manteau roulé, Machatès s’endormit bientôt d’un sommeil paisible.


II


Quand il s’éveilla, le jour déclinait. Il faisait tout à fait noir, à l’intérieur du tombeau et le ciel, dans le rectangle de la porte, était d’un vert acide et pur où brillait la première étoile. Machatès sentit ses membres gourds et son front pesant, à cause de la dureté de sa couche et de l’âpre vertu du vin. Il sortit de son asile funèbre. Où donc étaient passés les deux Béotiens ? Ces pieuses gens, le croyant peut-être étranglé par quelque vampire, avaient emmené le cheval qui portait tout son bagage, et, délivrés de la crainte des brigands, ils s’étaient faits brigands eux-mêmes, ce qui est assez dans la nature des maquignons. Machatès possédait, par bonheur, une bourse bien garnie, cachée entre sa ceinture et sa peau. Il résolut de coucher à la prochaine auberge et d’acheter un autre cheval pour gagner Larissa, le lendemain, et poursuivre ses voleurs. Le pied leste, il se mit en route, prenant plaisir à marcher, et fredonnant une chanson libertine qui était à la mode, cette année-là, dans la ville d’Athènes. Sans rencontrer personne, il arriva aux abords d’une bourgade où brillaient quelques feux de bon augure. La maison la plus proche était précisément l’hôtellerie, et sur le seuil se tenait l’hôtelier, en tunique un peu grasse, portant comme un sceptre une cuiller à pot. Une excellente odeur de mouton rôti allécha le voyageur, qui demanda, incontinent, le souper et le gîte, et s’il se pouvait, un bain. L’aubergiste répondit que sa maison était pleine, parce que beaucoup de gens, allant à la foire de Larissa, se reposaient, pour la nuit, dans le village. Il ne pouvait disposer même d’un grabat. Machatès tenta de séduire l’hôte. Il se nomma et dit qu’il avait de l’argent, bien qu’il fût sans monture et sans bagage. Pendant qu’il parlait, un homme de grande taille, bien vêtu, à barbe grise, s’était arrêté pour l’écouter avec une curiosité bienveillante. Cet homme, voyant l’embarras du voyageur, s’excusa de l’interroger, et s’informa si c’était vraiment là Machatès d’Athènes, fils de Criton et cousin de Phérécyde de Larissa.

— C’est lui-même, répondit Machatès.

— J’ai connu ton père, dit le personnage barbu, et j’ai reçu de lui quelques services dont je veux m’acquitter aujourd’hui. Mon nom est Damostrate. J’habite, à cent pas d’ici, une maison où je te prie de venir loger, dans l’appartement réservé aux amis de la famille. Ce sera pour moi un grand bonheur que de recevoir le fils de Criton.

La figure majestueuse de Damostrate donna confiance à Machatès. Il suivit cet homme qui devait être un des notables du village et tous deux, parlant de Criton et d’Athènes, s’en furent, côte à côte, dans la nuit, jusqu’à la maison de Damostrate, salués dès leur approche, par les abois furieux d’un chien. Damostrate apaisa la bête et fit entrer Machatès dans le vestibule. Un esclave parut, portant une lampe. Le maître lui dit de mener l’hôte à la chambre de bain, puis dans l’appartement réservé où le souper lui serait servi. Et se tournant alors vers l’Athénien :

— Excuse-moi, ô Machatès, si je ne puis souper avec toi. Ma femme Charitô est malade et quand je t’ai rencontré devant l’hôtellerie, je venais de quérir pour elle le barbier-médecin qui la saignera tout à l’heure. Peut-être sera-t-elle soulagée du mal qui la tourmente, mal cruel causé par un grand chagrin. Ô mon hôte ! mon cœur est triste dans ma poitrine. Je serais un convive déplaisant. Permets donc que je me retire, et toi, regardant ma maison comme la tienne, mange de bon appétit et repose, bien tranquille, jusqu’au matin.

Machatès admira cette tendresse conjugale, et supplia Damostrate de ne point s’occuper de lui.

— Demain, avant mon départ, je prendrai congé de toi, lui dit-il. Puissé-je apprendre que ton épouse est guérie !

Damostrate soupira sans répondre et s’en alla.

L’esclave, porteur de la lampe, conduisit l’étranger à l’appartement des hôtes, qui occupait le premier étage d’un petit bâtiment annexe de la maison principale. On y accédait directement du jardin, par un escalier aux degrés de pierre, et il y avait, au-dessous, des resserres pour les outils agricoles et une porte chartière qui ouvrait sur la campagne. Deux chambres peintes à la chaux bleue, et dont l’une contenait un vaste baquet pour le bain, composaient cet appartement très simple, et d’une parfaite propreté. Le lit était de bois d’olivier, les couvertures de laine rayée aux vives couleurs. Sur le carreau, des toisons teintes en rouge étaient disposées, et la table s’ornait d’un pot de basilic. Une vieille femme, aux yeux clignotants et gonflés, apporta l’eau tiède et lava Machatès, de la tête aux pieds. Quand il fut séché et parfumé, elle lui offrit du hachis de mouton cuit dans les feuilles de vigne, des lupins, des olives, des figues et une petite amphore de vin résiné. Tout en servant et desservant, elle soupirait. Machatès pensa qu’elle était inquiète de sa maîtresse Charitô, et n’étant point méchant, malgré son impiété, il dit à la servante de le laisser seul, qu’il se servirait lui-même, et conserverait, pour la nuit, en cas de fringale imprévue, un peu de pain, quelques figues et le reste du vin noir. Ainsi fut fait. La vieille aux yeux gonflés souhaita un bon sommeil à l’hôte et s’en retourna près de Charitô. C’était justement l’heure où le barbier-médecin arrivait, avec son bassin et sa lancette.

Machatès termina son repas seul et pensif, puis il se mit au lit sans éteindre la lampe d’argile encore toute pleine. Les vents coulis qui se glissent sous les portes, dans les vieilles maisons de campagne, agitaient sans doute la petite flamme, car elle se couchait, se redressait, fourchue comme une langue de vipère, ou s’échevelait soudain, en grésillant. Des ombres montaient du sol, basses et monstrueuses, et soudain grandissaient jusqu’aux solives, coupant le mur de leurs gesticulations démesurées. Cependant, nul souffle, au dehors, ne troublait la paix du jardin, et les feuilles du rosier qui festonnait la fenêtre, étaient, absolument immobiles. De son lit, Machatès voyait la nuit bleue et noire, étincelante d’étoiles, baignant comme un élément mystérieux, le jardin rustique et la maison. Il songeait aux routes qui s’en vont, par la campagne déserte, aux voyageurs égarés dont le bâton sonne sur les dalles, aux feux lointains, aux chiens qui aboient dans la cour des fermes, aux paysans effarés qui tirent leurs verrous et touchent les amulettes préservatrices des vampires. Tout ce que l’on raconte sur la Thessalie, terre des enchantements, lui revenait à la mémoire : magiciennes, philtres d’amour, cadavres ressuscités, miroirs magiques, tout cela dont il avait tant ri, obsédait son imagination. Il sentit que son pouls battait plus fort que de coutume, et il s’avisa qu’il avait dû se refroidir, en dormant sur le marbre du tombeau. La plus petite fièvre trouble l’esprit le plus solide. Machatès se moqua de lui-même et tâcha de s’endormir.

Mais il ne trouva point l’apaisement. Il éprouvait une angoisse singulière. Il était comme l’aimant de Magnésie qui attire le fer, et il sentait qu’une Chose invisible, appelée par la puissance cachée en lui, se déplaçait et se rapprochait pour le joindre. À chaque instant, la distance diminuait entre Machatès et la Chose, et l’attraction torturante s’accroissait. Le cœur dans la poitrine, le sang dans les veines, le cerveau sous le front, éprouvaient l’effet d’une force inexplicable, comme si Machatès voulait échapper à Machatès, pour se confondre avec la Chose sans forme et sans nom qui venait dans les ténèbres.

« J’ai trop bu de ce vin noir, pensa-t-il, en regardant l’amphore presque vide. »

À ce moment, le chien poussa un hurlement comme s’il avait vu l’Hécate aux trois visages, puis il jeta de petits cris joyeux et se tut.

« Quelqu’un est entré dans le jardin, se dit Machatès. Non pas un étranger : le chien le connaît, et lui fait fête… Un esclave de la maison ?… Peut-être le jardinier qui fait sa ronde ?… »

Cette idée aurait dû le rassurer. En fait, son esprit était calme. La partie pensante de son être observait la partie matérielle, et se moquait de son inexplicable angoisse. Il se répéta, mentalement :

« Je n’ai pas peur… De quoi aurais-je peur ?… Tout ce que croit, le vulgaire est une fiction, bonne pour les âmes simples. Les dieux n’existent pas et les morts sont morts… »

Soudain, il entendit des pas, dans l’escalier, des pas très lents, comme d’une personne gênée dans sa marche.

« C’est la servante qui revient, se dit-il… Sans doute, on a besoin de moi, Charitô est malade, morte peut-être, et Damostrate m’envoie chercher, bien qu’il soit convenable d’épargner à l’hôte qu’on a reçu tout spectacle pénible… Ainsi, Admète, lorsque son épouse n’était pas même ensevelie, laissa Hercule s’enivrer, dans l’appartement des hôtes… »

Déjà, il mettait un pied hors du lit, prêt à courir vers Damostrate.

Mais la porte s’ouvrit, et un souffle froid fit palpiter la flamme écrasée sur le bec d’argile de la lampe. À travers les ombres et les clartés confuses, Machatès vit une grande femme debout sur le seuil, couronnée d’or, voilée de lin blanc, ayant le noir de l’escalier derrière elle.

Elle s’avança, à petits pas très lents, et le courant d’air, venant de la fenêtre, fit la porte se fermer avec un choc sourd et une vibration prolongée. L’inconnue allait, comme ces gens qui marchent endormis, et Machatès n’entendait, dans le silence, que son propre souffle haletant, et le frottement des petites sandales. Il était vide de toutes pensées, cloué sur son lit, dans la pose d’un homme prêt à se lever, les yeux dilatés, le front pâle et moite. Quand la jeune femme fut tout près de lui, il aperçut sous le lin léger, un visage aux traits délicats, violemment fardé, avec des yeux sombres et des cheveux sombres ; un beau corps moulé par une robe verte brodée de noir et de bleu, des bras nus, allongés et collés contre les lianes. Une odeur s’exhalait de ce corps, lourde et suave, odeur d’aromates et de fleurs fanées qu’on ne pouvait respirer sans vertige. La mystérieuse créature regarda Machatès et lui dit :

– Je suis Philinnion et je viens à toi par contrainte, pour boire dans ta coupe et dormir dans ton lit. Tu peux lever mon voile, et dénouer ma ceinture car je t’appartiendrai comme l’épouse à l’époux, jusqu’au premier chant du coq… Maintenant, j’ai dit ce qu’il m’est commandé de dire et je ne parlerai plus.

« C’est une folle, pensa Machatès. On a dû l’attacher et l’enfermer, mais elle s’est enfuie de sa prison, et elle veut s’offrir à moi… Voilà une étrange aventure, où d’autres verraient de la sorcellerie et prendraient peur… Sorcière ou non, cette fille est une belle fille… »

Il considéra les bras qu’une bandelette enroulée retenait collés au corps et les pieds entravés par une autre bandelette. La beauté de Philinnion, son langage bizarre, la nuit, le silence, cette odeur de myrrhe et de roses qui se diffusait dans la chambre, enfiévrèrent Machatès de volupté. Il ne voulut pas effrayer la jeune femme en l’interrogeant, et se levant du lit :

— Sois la bienvenue, dit-il, ô Philinnion ! Voici ma coupe et voici quelques fruits mûrs. Bois et mange à ta volonté, et s’il te plaît de rester muette, ta beauté parlera pour toi.

Avec son couteau, il trancha les bandelettes, puis il enleva la couronne d’or, et libéra les tresses, pareilles à des serpents violets dont les anneaux pesants se déroulèrent sur la robe verte. Philinnion ne bougeait pas. L’Athénien lui présenta la coupe et la corbeille. Sans mot dire, elle goûta le vin et les fruits. Une vague nuance rose courut sur sa pâleur. Ses grands yeux s’éclairèrent d’un reflet obscur et trouble comme l’eau noire dans un puits profond. Alors, Machatès désira le baiser de cette bouche fardée et la caresse de ces mains froides dont les doigts maigres avaient des ongles dorés.

Saisi d’une fureur morne, il étreignit la femme, qu’il sentit nue sous sa robe. Et comme, la toile ayant glissé, un corps lisse et froid, aux seins durs, ployait sous l’étreinte profanatrice, la lampe épouvantée s’éteignit.


III


Le coq chanta. Philinnion se leva de la couche où reposait Machatès et reprit ses vêtements. Quand il ouvrit les yeux, l’Athénien la vit, voilée et couronnée, pareille à une grande larve d’insecte blanchâtre sous la clarté grise de la fenêtre.

Elle lui dit :

— Tu me reverras la nuit prochaine.

Et elle parut se dissoudre dans le crépuscule matinal. Un pas décrût dans l’escalier, et le chien désenchaîné jappa, d’une voix plaintive.

Le jeune homme avait la tête pesante et les membres courbatus. Il se rendormit, d’un sommeil opaque.

L’appel de la servante le réveilla.

— Ô cher étranger ! le jour est à son milieu et tu n’as pris aucune nourriture. Damostrate m’envoie vers toi. Que désires-tu ? Voici de la galette et du fromage. Voici un vêtement propre et des sandales neuves. L’eau du bain est prête. Je parfumerai encore tes cheveux et je te frotterai le dos.

Hébété, Machatès considérait la vieille aux yeux rouges. Pendant qu’elle le lavait et le frictionnait, dans la cuve, il se remémora l’extraordinaire aventure de la nuit. Il n’en voulait rien dire, par prudence, un peu gêné d’avoir cédé au désir d’une pauvre insensée qui était sans doute une parente de Damostrate. Il demanda seulement :

— Pourquoi le chien a-t-il aboyé, cette nuit, par deux fois ?

— A-t-il aboyé ? dit la vieille. Je n’ai pas entendu. Il est vrai que j’étais auprès de ma maîtresse Charitô. Sans doute l’esclave du voisin, un mauvais drôle, essayait d’entrer dans le potager, pour voler nos pois et nos laitues… Mais non ! Il aurait abîmé la clôture, et le jardinier, qui est fort jaloux de ses légumes, aurait découvert le dégât… Tu as rêvé.

— Et comment se porte Charitô ?

— Comme elle peut… assez mal… On l’a saignée, puis elle a bu de l’infusion de pavot qui fait dormir… Hélas ! infortunée !… Mais ne parlons pas de choses tristes qui ne t’intéressent pas. Damostrate en serait fâché, car il m’a dit : « Que la paix reste avec l’hôte ! »

Machatès étant vêtu et restauré, la vieille le conduisit auprès de Damostrate. Cet homme excellent avisa l’Athénien qu’on était sur la trace de ses voleurs et qu’on lui rendrait bientôt son cheval et ses bagages.

— En attendant que tu aies recouvré ton bien, honore ma maison en demeurant mon hôte, si le gîte et la chère te conviennent. Nous sommes des rustiques, et nous vivons simplement, à l’antique mode. Il n’y a point de pourpre chez nous, ni de danseuses lydiennes, ni de parasites babillards ; mais les granges et les greniers sont pleins et notre autel domestique ne manque jamais d’offrandes. Ah ! si mes fils étaient au logis, ils te feraient le séjour plus agréable ! Je regrette qu’ils aient dû aller à la foire de Larissa, car je suis vieux, accablé de maux et de soucis. Ma compagnie n’est pas divertissante pour un jeune homme.

Machatès remercia vivement Damostrate et tous deux, se promenant dans le verger, s’entretinrent d’Athènes et de Criton. Quand les ombres des oliviers s’allongèrent sur la terre grise et que les esclaves, après la sieste, se mirent à battre le blé dans l’aire bien unie, un malaise indéfinissable, s’empara de Machatès. Il se sentait, comme la nuit précédente, attirant et attiré, sous l’influence de la Chose qui se confondait en son esprit, avec Philinnion la folle. Malgré lui, il se surprit à toucher du fer, à simuler des cornes avec ses doigts pour écarter le maléfice, ainsi qu’il avait vu faire aux gens du commun, dont il s’était tant moqué. Bien qu’il eût, au fond de l’âme, un désir aigu de s’en aller, il fit l’effort de se moquer de lui-même, et il décida, bravement, de rester jusqu’au lendemain et de voir la suite qu’aurait l’aventure. Il connut aussi que le baiser de Philinnion lui avait mis dans le sang un âcre venin ; et le souvenir de ce corps aux muscles durs, si fin et si froid qu’il avait cru, en l’étreignant, renouveler le mythe de Pygmalion, lui donna une sorte de démence voluptueuse, mêlée d’obscure frayeur.

La nuit le ramena dans sa chambre et, la servante partie, recommença l’affreuse sensation d’inquiétude et d’attente, et l’indéfinissable attraction, plus forte d’instant en instant. La lampe palpita, le chien aboya ; des pas firent crier l’escalier sombre ; la porte, ouverte par une bouffée d’air humide, laissa entrer Philinnion. Comme la veille, elle but du vin et goûta des fruits. Comme la veille, Machatès l’emporta dans sa couche, et ce fut, comme la veille, une lente chute voluptueuse dans le noir, la sensation de l’abîme entr’ouvert et du silencieux vertige. Cette nuit-là, Machatès ne dormit point. Quand la fenêtre pâlit au chant du coq, il voulut retenir Philinnion, mais elle glissa entre ses bras ainsi qu’une froide couleuvre et reprit ses vêtements. Alors, Machatès la suppliant de demeurer et la nommant sa chère amante, elle fixa sur lui ses larges yeux qui n’exprimaient ni joie ni tristesse, puis elle tira de son doigt un anneau d’or qu’elle passa au doigt de l’Athénien, et elle dit :

— Tu me reverras encore une fois, la nuit prochaine.


IV


Les paroles de l’étranger avaient troublé la servante et, l’idée des voleurs lui travaillant l’esprit, elle dormait seulement d’un œil et d’une oreille, si bien qu’elle entendit le chien aboyer. Elle fut aussitôt dans le jardin. Le frisson de l’aube passait sur le ciel décoloré où brillait une étoile claire, isolée à l’orient. Les espaliers, les arbres taillés en quenouille, étaient tout humides d’une rosée que le premier rayon allait boire. La vieille, coiffée d’un chiffon en guise de voile et tenant un gourdin noueux, s’en fut, à petits pas, jusqu’au Priape de bois grossier qui marquait la limite du jardin. Elle ne trouva, nulle part, l’ennemi supposé des choux et des laitues et ne dérangea qu’un lièvre innocent. Comme elle s’en retournait vers la maison, le chien poussa un hurlement lugubre. Au même instant l’esclave vit une forme blanche qui rasait le mur, sous la chambre des hôtes. Croyant que l’Athénien avait introduit dans la maison quelque courtisane, elle s’élança derrière l’intruse, en la menaçant du bâton, mais celle-ci tourna la tête et son regard, à travers le tissu léger aux longs plis droits, fit tomber la servante face contre terre.

Lorsqu’elle reprit ses sens, l’esclave était seule, étalée parmi les salades. Elle se leva, osant à peine songer à ce qu’elle avait vu ou cru voir, et grelottante, accusant la vieillesse qui rend les gens imbéciles, elle se rendit chez Machatès. Il venait de s’assoupir et ne se réveilla pas. Sa main, où brillait l’anneau de Philinnion, pendait sur la couverture.

Dès que la servante aperçut l’anneau, elle se souvint de la vision qu’elle avait eue, dans le potager, et elle jeta un cri terrible qui ne réveilla pas Machatès, tant le sommeil du jeune homme était pesant. En grande hâte, elle courut à la maison des maîtres et se précipita dans la chambre où reposaient Damostrate et Charitô.

Elle criait :

— Ô ma maîtresse Charitô ! Éveille-toi ! Quitte tes voiles de deuil et sacrifie à la Déesse Infernale ! Ta chère enfant, ta Philinnion que tu as tant pleurée !… Elle n’est pas morte !… Je l’ai revue tout à l’heure… Elle a secrètement épousé l’Athénien qui porte au doigt son anneau d’or, et ils ont dormi cette nuit ensemble… Ne me regarde pas ainsi, Charitô !… Par les Grandes Déesses, je dis la vérité !… Lève-toi !… Et toi aussi, Damostrate ! Il faut interroger le jeune homme et savoir où il a connu Philinnion, et pourquoi elle vient le retrouver la nuit sans donner à sa famille la consolation de la savoir vivante…

Damostrate et Charitô crurent que la vieille avait perdu la raison et ce discours renouvela leur douleur.

— Tais-toi, insensée ! fit Damostrate. Comment Philinnion serait-elle l’épouse de l’Athénien, elle que nous avons mise au tombeau il y a huit jours à peine ?

— Que la terre m’engloutisse si je mens ! J’ai vu Philinnion dans le jardin, voilée de son voile et couronnée de sa couronne. Et toi, mon maître, va chez l’étranger et regarde l’anneau d or qu’il porte au doigt : c’est celui même de ta fille…

Damostrate, prenant pitié de la vieille dont l’esprit était affaibli par le chagrin, voulut la convaincre de sa folie. Il alla donc dans l’appartement des hôtes. Machatès, mal éveillé, ne songeait pas à se cacher. Damostrate vit l’anneau d’or… Ses yeux se troublèrent ; ses oreilles se remplirent d’un bourdonnement de ruche et il crut qu’il allait mourir. À peine eut-il la force de demander à l’Athénien d’où lui venait cet anneau. Machatès confessa qu’il le tenait d’une femme inconnue dont il avait, par deux fois, reçu la visite nocturne.

— D’où vient-elle ? Quel est son dessein ? Pourquoi m’a-t-elle choisi ? Pourquoi disparaît-elle au premier chant du coq ? Je l’ignore. Je sais seulement qu’elle est belle et quasi muette. Ses yeux et ses cheveux ont la couleur du raisin noir. Elle porte une robe verte et elle a les ongles dorés.

— Ô dieux souterrains ! Ô Zeus infernal ! s’écria Damostrate. Quel est ce prodige ! C’est ma fille que tu as vue, celle que nous croyions morte, ma Philinnion !

— Philinnion ! C’est bien le nom dont elle s’est nommée…

Machatès soutint dans ses bras le père qui défaillait. Dix fois, Damostrate redemanda les détails les plus précis sur la visiteuse nocturne. Tantôt il reconnaissait en elle son enfant ressuscitée et il pleurait de joie ; tantôt le doute créait en lui des images épouvantables. Il s’imaginait que des voleurs avaient descellé la dalle, enlevé les vêtements et les bijoux de la jeune morte, et paré de ces dépouilles une de ces prostituées qui rôdent autour des sépulcres. Il songeait aussi que les magiciennes peuvent tirer les morts de leurs caveaux, par la vertu de certaines paroles, et que ces morts deviennent des vampires, avides de sang humain. Pourtant, Philinnion n’avait pas blessé Machatès au cou et derrière l’oreille, pour sucer sa force vivante, et elle n’avait pas fendu sa poitrine pour lui ravir son cœur et le remplacer par une éponge. Au dire de l’Athénien, elle paraissait beaucoup plus amoureuse que sanguinaire. Déchiré par des sentiments contradictoires, Damostrate ne voulait pas regarder sa fille comme un vampire et n’osait croire qu’elle fût véritablement ressuscitée. Il revenait toujours à cette idée que des pilleurs sacrilèges s’étaient introduits dans le mausolée ; et il finit par en persuader Machatès lui-même qui ne croyait pas aux revenants, et qui voyait en son amante mystérieuse une prostituée plutôt qu’un cadavre vagabond, animé d’une ombre de vie. Il supplia donc Damostrate de se calmer et d’attendre la nuit. Caché dans la chambre de bain, il guetterait, par une fente de la porte, la prétendue Philinnion, et il se saisirait d’elle.

Damostrate aurait voulu courir au tombeau de sa fille, mais il craignit de mettre en garde les voleurs et d’écarter la nocturne amoureuse. La journée lui parut bien longue, autant qu’à l’incrédule Athénien qui apercevait la fin de l’aventure et des plaisirs qu’il avait goûtés. Le soir venu, Damostrate envoya secrètement des ouvriers pour desceller la dalle du caveau, et s’assurer que Philinnion reposait encore en son lit mortuaire, cependant que les tristes parents veilleraient dans la chambre de bain. Machatès, gardant sa tunique et ses sandales, s’étendit sur la couverture rayée. Le malaise qu’il avait éprouvé les nuits précédentes, s’empara de lui, plus profond et plus pénible et tel que les premières transes de l’agonie. Une sueur glacée couvrait ses membres. Il entendait, dans un silence effrayant, les sursauts fous de son cœur battant ses côtes comme pour les rompre et s’échapper. La petite chambre aux murs bleuâtres, la lampe dont la flamme fumeuse palpitait, ainsi qu’une vie prête à s’éteindre, la table même, avec la coupe et la corbeille, prenaient un aspect nouveau, un sens imprévu. Malgré lui, le frissonnant Machatès se rappela le tombeau de marbre au bord de la route ; il se rappela le goût du vin, l’odeur des roses fanées, le froid de la pierre, la couleur verdâtre du crépuscule dans le rectangle de la porte ; il revit l’anneau de fer placé sur l’autel devant les poupées de terre cuite ; et tout à coup, il eut la certitude que celle qui était venue et qui allait revenir, c’était l’habitante même du tombeau, Philinnion, fille de Damostrate.

Et le chien aboya ; des pas retentirent dans l’escalier ; le souffle humide ouvrit la porte ; la lampe jeta des lueurs convulsives… Philinnion, voilée de son voile blanc et couronnée de sa couronne, s’approcha de l’amant qu’elle avait choisi. Elle releva son voile. Le fard de ses joues était tombé ; ses yeux jetaient un éclair d’orage dans sa figure jaune comme la cire, et ses tresses dénouées pendaient, toutes droites, l’une sur sa poitrine, l’autre sur son dos. De sa robe verte, de sa ceinture rouge, de ses sandales, de sa chair visible ou cachée, émanait le double parfum de la myrrhe et de la rose flétrie.

Elle s’avança, et Machatès hésitant à la toucher, elle tendit vers lui sa main, petite et maigre, où l’anneau d’or était remplacé par l’anneau de fer du mage babylonien. À ce moment, Damostrate et Charitô se montrèrent, et d’abord, ils demeurèrent sans voix devant leur fille. La mère, au lieu de s’évanouir, tomba sur les genoux. D’un grand geste éperdu, elle embrassa les jambes et les flancs de Philinnion qui se raidissait sous cette étreinte… La chambre fut pleine de cris, de sanglots et de soupirs. Le père, la servante accourue aux clameurs, et même Machatès couché sur le lit, invoquaient les divinités infernales. Mais Philinnion, repoussant Charitô, se mit à parler, d’une voix faible :

— Ô mon père ! dit-elle, ô ma mère ! qu’avez-vous fait ? J’étais venue ici, contrainte par la vertu de l’aneau, vertu puissante sur les dieux mêmes. Perséphone, qui m’avait reçue vierge dans son royaume, m’accordait trois nuits pour obéir aux signes gravés sur le fer et connaître l’amour d’un homme vivant. Mais parce que vous avez troublé le rite, ô mes parents, vous me pleurerez deux fois, et deux fois vous mènerez mon deuil, car je retourne au pays des Ombres et je ne le quitterai plus.

Ayant ainsi parlé, elle se décolora et tomba comme un sac vide.


V


Les ouvriers qui étaient allés au tombeau, selon les ordres de Damostrate, ne remarquèrent rien de singulier dans la chambre supérieure. À la lueur des torches, ils balayèrent les pétales fanés, et soulevèrent la dalle, découvrant ainsi la chambre inférieure où naguère ils avaient couché Philinnion. Dans la case réservée au corps de la jeune fille, il n’y avait, sur le lit de fleurs, que les fragments d’une fiole à parfums et des bandelettes rompues.


VI


Le bruit de ce prodige retentit par toute la Thessalie. Sur les places publiques, dans les théâtres, dans les tribunaux d’Hypate et de Larissa, on ne parla plus d’autre chose. Les marchands oublièrent de vendre et les magistrats de juger. Une foule de villageois accoururent vers la maison de Damostrate, espérant, voir le cadavre exposé de cette Philinnion, qui était morte deux fois ; mais le devin Hyllus, consulté par Damostrate, ordonna de procéder, sans pompe, aux secondes funérailles de celle qu’on ne pouvait plus appeler une jeune fille. Il purifia la maison et les hôtes de la maison, et fit célébrer des sacrifices expiatoires aux dieux Mânes, aux Furies et à Hermès souterrain.

Machatès fut purifié comme les autres. Sans attendre qu’on eût retrouvé son cheval et ses bagages, il quitta Damostrate et Charitô, le lendemain des funérailles, lorsqu’il fut assuré que Philinnion était solidement enfermée dans son caveau, sous une dalle bien cimentée. Damostrate et Charitô le saluèrent froidement à son départ, car ils ne se résignaient pas à considérer cet Athénien comme leur véritable gendre. Et pourtant Machatès avait couché, pendant deux nuits, avec Philinnion, et il portait toujours, à sa main gauche, l’anneau d’or qu’il avait reçu de son épouse ! Quant à l’anneau de fer, on n’avait pu le reprendre au doigt crispé de la jeune morte, mais le devin s’était porté garant que la vertu évocatrice des signes était épuisée.

Machatès s’en allait donc, seul et malade encore de fièvre, sur la route de Larissa. La brume de l’aube annonçait un jour brûlant. L’Athénien marchait, sans retourner la tête vers le village qui avait disparu derrière lui.

Il chemina longtemps et, le soleil approchant du zénith, il se trouva dans un paysage qu’il crut reconnaître pour l’avoir vu, en songe, ou dans une vie antérieure. Et cependant, quatre jours à peine s’étaient écoulés depuis qu’il était venu en ce même lieu, avec les maquignons de Béotie.

Quelle force l’avait ramené à son insu, par des chemins détournés, dans la plaine incendiée par le soleil, où, sur l’étendue des champs moissonnés, aucun être vivant, homme ou bête, n’était visible ?

Les arbres isolés ramassaient leur ombre bleue autour de leur pied. Tout était cendre lumineuse et lourd silence.

Au bord de la route, consumée en poussière blanche, s’élevait un grand tombeau de marbre gris, à coupole, flanqué de trois cyprès.

Machatès sentit la Chose l’attirer, à travers la terre profonde, la dalle scellée, la muraille et la porte de marbre. Les yeux fixes, il marcha comme un somnambule, tête nue sous les flèches du soleil. Et il tomba, le front en avant, mort, contre le seuil funèbre.


VII


Telle fut l’aventure de Machatès et de Philinnion, unis dans la mort et au delà de la mort par la puissance des signes. Elle fut rapportée par des témoins oculaires à des amis de l’empereur Hadrien, et le rhéteur Phlégon la raconta — fort incomplète et déformée — dans son Livre des Merveilles.


SOSIPATRA ET LA COURTISANE


Au Docteur Louis Grenaudier.


I

MÉLITTA.

Ouvre la porte et laisse entrer dans la maison la bonne odeur de la terre mouillée !… Ô ma petite servante, que marmonnes-tu, d’une lèvre boudeuse, en reprenant ton fuseau ? Il pleut, il pleut depuis trois jours ! Hé oui, ma fille, c’est la loi de la saison… Tu n’es pas un escargot, dis-tu, pour aimer la fraîche ondée ! La pluie nous tient prisonnières, nous autres femmes. Trois jours ! Enfermées depuis trois jours ! Toute la campagne d’Éphèse est prise dans un réseau d’argent. Les montagnes ont mis leur capuchon de vapeur, et, sur le Caystre gonflé, les oiseaux d’eau s’annoncent la grande nouvelle : « Le printemps arrive, ô cygnes ! ô cygnes ! » La fontaine du jardin murmure à mi-voix : « Grenouille verte, taupe brune, limaçon rayé, et toi, vieille tortue enfouie sous le carré des oignons, écoutez, écoutez ! Il pleut ! Le ciel épouse la terre. Tout va fleurir et rajeunir !… » Oui, tout, fontaine menteuse, tout, excepté la maîtresse du logis. J’ai soixante-dix ans passés. Je suis un bois sec, bon pour le feu… Quel printemps me rendra mes roses ?

Allons, petite fille, pose ton fuseau. Va jouer aux osselets, sous la galerie couverte. Un enfant qui bâille et qui pleure, cela me fait peine à voir… Je resterai seule, dis-tu ? Le beau malheur ! J’ai mes souvenirs pour compagnie… Et voilà que j’aperçois une visiteuse enveloppée de grosse bure grise, comme une bergère !… Oh ! c’est toi, vieille Eustokhie, ma voisine. Par ce temps, quitter la maison ! Il faut que la Nécessité te conduise… Enfant, prends ce manteau mouillé. Apporte une coupe de vin chaud mêlé de miel et d’épices… Tu refuses, chère Eustokhie ? Assieds-toi donc sur un siège confortable, et repose-toi… Que dis-tu de cette pluie ? Elle est bonne pour les jardins… Ah ! je comprends : tu désires me parler tête à tête… Eh bien ! petite, que t’ai-je dit ? Laisse là ton fuseau et va jouer.

Je t’écoute, bonne voisine…

II


EUSTOKHIE.

Ô Mélitta, tu sais que je t’aime. Nous sommes presque du même âge et, parmi les jeunes femmes, nous nous sentons également des étrangères… respectées, mais étrangères, car le temps est comme l’espace ; il met une grande distance entre les générations. Je t’aime, parce que nous avons toutes deux les cheveux blancs et la voix cassée, et parce que nous eûmes, dans la même saison, les cheveux blonds et la voix claire.

MÉLITTA.

Et moi aussi, je t’aime, Eustokhie.

EUSTOKHIE.

Reçois donc un conseil amical… Les moines qui gardent, à Éphèse, le tombeau de Jean le Théologien, parlent très fort contre toi, parce que tu es païenne…

MÉLITTA.

Fidèle aux dieux de ma jeunesse, comme toi…

EUSTOKHIE.

Chut !… Les moines ont des oreilles et des yeux partout. Et ils sont tout-puissants, Mélitta !

MÉLITTA.

Vilaine engeance, bonne à brailler des hymnes lugubres, dans la basilique de « Marie mère de Dieu, patronne et nourricière d’Éphèse », comme ils disent, et dans le temple de ce Jean qui était… quoi ? Un Juif, l’opprobre des nations, comme leur…

EUSTOKHIE.

Plus bas, malheureuse ! Il était dangereux, autrefois, de suivre le Nazaréen, car on allait ainsi jusqu’aux lions de l’arène, mais aujourd’hui Christ a triomphé. Les dieux sont tombés de l’Olympe. Zeus, Héra, Phoibos, et la noire Vierge d’Éphèse, Artémis aux cent mamelles, que sont-ils ?… Les chrétiens répondent : « Des esprits mauvais, ennemis du Dieu unique en trois personnes. » L’empereur Théodose l’a proclamé. Que faire, nous, pauvres femmes ? Les personnes sages adorent toujours les dieux de l’empire, quels qu’ils soient…

MÉLITTA.

Ô grande Artémise d’Éphèse, chassée de ton temple détruit !… J’aime les anciens dieux, voisine. Je ne le crie pas sur les places publiques, mais à toi, je l’avoue… Je les aime, et beaucoup plus même que ce Mithra dont le culte sanglant fut à la mode au temps de l’empereur Julien…

EUSTOKHIE.

Plus bas !… Les moines ont en abomination Julien, qu’ils appellent renégat… Et voici la raison de ma visite : les chrétiens du village sont extrêmement scandalisés, parce que ton jardinier a planté, au bout de ton jardin, un Hermès, et ils projettent de le détruire…

MÉLITTA.

C’est un épouvantail pour les oiseaux pillards. Mon jardinier, vieux comme nous, connaît les usages. Il fait ce que faisaient ses ancêtres !

EUSTOKHIE.

Les moines se moquent bien des ancêtres ! Ils disent que c’étaient des impies et que ces impies brûlent au fond des enfers.

MÉLITTA.

Au fond des enfers ?… Brûlés ?… Mon grand-père Eustathe, ma grand’mère Sosipatra ?

EUSTOKHIE.

Deux philosophes. Les moines n’aiment pas les philosophes.

MÉLITTA

Ô Sosipatra, femme illustre ! Toi, brûlée !…

EUSTOKHIE.

Pour moi, Mélitta, je n’en crois rien. Je ne suis qu’une ignorante, mais je sais que ton aïeule fut célèbre dans toute l’Asie… Allons ! calme-toi. Et puisque la pluie tombe et que mon manteau est encore humide, parle-moi de cette Sosipatra fameuse, pour m’instruire et te consoler.

MÉLITTA.

Je veux bien, mais tu goûteras d’abord mon miel et mes figues sèches… Esclave ! Esclave !… Apporte les figues, du miel, du lait, puisque notre hôtesse ne veut pas de vin… Ah ! voisine, il est doux aux vieilles gens de remémorer les choses anciennes ! Tant que nous pouvons nous souvenir, un monde existe qui mourra de notre mort. Puissent mes récits, répétés de bouche en bouche, sauver de l’oubli la gloire de Sosipatra. Certes, les savants, les philosophes, — s’il en existe toujours, en ce siècle de moines, — écriront les vertus de ma grand’mère, mais ils ne connaissent pas les traditions de famille qui me permettent, à moi seule, de fixer ses traits véritables. Les sages du siècle dernier, ceux qui l’ont connue, ceux qui possédaient, comme elle, la doctrine de Platon et les secrets des Chaldéens, disaient qu’elle était plus qu’une femme… Oui, plus qu’une femme, mais femme aussi.

EUSTOKHIE.

Qu’une rose ait couleur de rose et parfum de rose, cela plaît aux hommes, mais qu’une femme ait un cœur de femme avec un esprit viril, cela les scandalise…

MÉLITTA.

Tu dis vrai. Et je te conterai comment le grand philosophe Maxime montra qu’il n’entendait rien à la nature féminine, dans une circonstance délicate où Sosipatra le prit pour confident…

EUSTOKHIE.

Parle donc. Je grille de connaître cette histoire… Ah ! ces figues ! ces figues ! Quel baume ! Quelle douceur ! J’en reprends… Parle, Mélitta !

III


MÉLITTA.

Mon bisaïeul Chrysippe et son épouse Rhodanthe habitaient la ville d’Éphèse. C’étaient de bonnes gens, assez riches, qui vivaient de leurs terres et ne philosophaient point. Parvenus à la maturité de l’âge, ils se désolaient de n’avoir pas d’enfant. Aussi, pour obtenir le fruit tant désiré, firent-ils tous les pèlerinages de l’Asie.

Rhodanthe atteignait son septième lustre et elle était toujours stérile quand son mari dut voyager pour ses affaires. En l’absence de Chrysippe, elle résolut de s’installer à la campagne, dans cette même maison où nous sommes, et qui était alors toute neuve.

Première séparation des époux, après vingt ans de mariage… Tu ris, voisine ! Tu penses que le bon Chrysippe, à son retour, trouva sa femme bien fanée et découvrit sur le visage de Rhodanthe les rides qu’il n’apercevait plus, naguère, par l’effet de l’habitude ? Il arriva, tout au contraire, que les époux séparés se virent avec des yeux rafraîchis. Chacun parut nouveau pour l’autre. C’était le printemps. Soleil, averses, jardins en fleurs, colombes en amour, furent les médecins et les mages qui préparèrent un miracle inattendu. Rhodanthe, à plus de trente-cinq ans, devint grosse.

Elle était pieuse. Elle ne douta point qu’une divinité locale n’eût exaucé sa prière, et elle souhaita passer les mois de sa fécondité sous la protection de cette déesse ou de ce dieu. Chrysippe y consentit. La maison n’est pas bien éloignée de la ville, et mon bisaïeul pouvait aller à Éphèse, pour ses affaires, d’autant mieux qu’il possédait une excellente voiture à quatre roues. (Ces voitures sont aujourd’hui assez communes, mais, dans le bon vieux temps, elles étaient rares et coûteuses.) Et puis, Chrysippe s’imaginait qu’en séjournant dans ses terres, il dirigerait les travaux des fermiers et ferait rendre à la glèbe et aux vignes cent pour cent… Erreur particulière aux citadins qui font de l’agriculture en amateurs.

EUSTOKHIE.

Ne m’en parle pas, chère Mélitta ! C’est ainsi qu’Hermodore, mon défunt mari, a perdu la moitié de sa fortune. Et Chrysippe, se ruina-t-il ?

MÉLITTA.

Patience ! Nous y viendrons. Je suis au début de l’histoire. Sosipatra n’est pas née.

EUSTOKHIE.

Presse un peu le récit. Il me tarde d’en arriver à l’histoire du philosophe…

MÉLITTA.

Avant de mettre le toit, il faut bâtir les murs de la maison. L’histoire est incompréhensible si l’on néglige une seule de ses parties… Mange des figues et tais-toi.

EUSTOKHIE.

J’obéis.

MÉLITTA.

Rhodanthe gouvernait le ménage. Son plus doux plaisir était de travailler à la layette du petit enfant. Filer, tisser, coudre les vêtements minuscules, maillots, bandelettes, langes, robes et bonnets, c’est la joie des jeunes mères. Venues les premières chaleurs, Rhodanthe s’installait au bout du jardin, à l’ombre des oliviers et des platanes, près de cette source qui nourrit la fontaine et coule jusqu’à la rivière…

EUSTOKHIE.

Là même où tu vas t’asseoir pour filer, avec tes servantes !

MÉLITTA.

Là même. Sous un beau platane, il y avait un vieil autel ou monument votif, qui existe encore et que je veux appeler un banc… un simple banc…

EUSTOKHIE.

Je comprends. À cause des moines ! Autrefois, un auteur, aujourd’hui un banc…

MÉLITTA.

… Fait de marbre, sculpté de neuf figures en bas-relief et coloré comme un bouquet d’anémones…

EUSTOKHIE.

Couleurs bien passées…

MÉLITTA.

À peine les distingue-t-on. Pourtant tu peux reconnaître les Muses, qui forment une chaîne fleurie. L’une a le nez cassé, l’autre le sein, l’autre le pied, mais chacune porte son nom gravé sur le marbre, au-dessus de sa tête d’or. Rhodanthe, alanguie par le poids de l’enfant, aimait la silencieuse compagnie des Vierges. Elle leur parlait, comme à des amies familières, et il lui arrivait de s’assoupir, le front appuyé sur son bras et le bras posé sur l’autel. Or, un jour d’automne pourpré, qui sentait la pomme et la vendange, Rhodanthe s’endormit ainsi et rêva. Elle rêva qu’elle accouchait, seule, dans le bois de platanes, loin de tout secours humain. Et comme, ses douleurs redoublant, elle croyait mourir, les neuf figures divines se détachèrent du marbre et s’empressèrent autour d’elle. Oui, les Muses firent, dans ce rêve singulier, office de sages-femmes !

EUSTOKHIE.

Étrange métier pour des vierges !

MÉLITTA.

Diane préside bien aux accouchements ! La nature agit en mon aïeule, sans accident fâcheux. L’aînée des Muses reçut une belle petit fille dans ses mains divines. Elle lava la nouveau-née, l’enveloppa de son voile bleu et la rendit à la mère, en disant :

— Ne crains rien pour cette enfant, ô Rhodanthe. Conçue dans ce domaine qui est nôtre, elle a été, avant sa naissance, sous notre protection. Chacune de nous va lui faire un don, afin que Sosipatra surpasse toutes les femmes par son génie. Elle excellera dans les arts et dans les sciences. Elle saura chanter, danser, composer des odes et des tragédies. Ses discours seront des chaînes d’or qui entraîneront ses auditeurs là où elle voudra les conduire. Enfin, moi, la première des Muses et l’aînée de toutes, moi, la vénérable Uranie, je lui enverrai des maîtres qui lui ouvriront les secrets du ciel étoilé. Sosipatra lira l’avenir dans les astres. Elle sera philosophe et astrologue.

— Mais… sera-t-elle heureuse ? demanda Rhodanthe.

— Comment Sosipatra ne serait-elle pas heureuse, avec tous ces talents ?…

— Je veux dire… sera-t-elle jolie ?

— Une femme d’esprit n’est jamais laide.

— J’ai vu des femmes poétesses et musiciennes qui étaient affreuses.

— Elles manquaient de génie, ou bien tu les as mal regardées…

— Je préférerais…

— Ne blasphème pas. Notre pupille sera belle.

— Et… sera-t-elle heureuse par l’amour ?

Uranie consulta ses sœurs, d’un coup d’œil.

— Cela, dit-elle en rougissant, ne nous regarde pas, chère Rhodanthe. Il n’y a pas de Muse de l’amour… Nous sommes immortellement vieilles filles.

Sur ce, elle baisa la nourrissonne de Rhodanthe, et les autres sœurs vinrent aussi la baiser en lui faisant leur don. Et Rhodanthe se réveilla…

Les neuf figures de marbre étaient à leur place accoutumée. Ma bisaïeule pensa que son rêve extraordinaire était un heureux présage pour la gloire de l’enfant à venir. Elle leva les mains d’un geste pieux, et consacra sa fille aux Muses.

Arriva le temps marqué par les dieux pour l’accouchement. Rhodanthe mit au monde une fille qui reçut le nom de Sosipatra, mais la pauvre mère ne jouit pas longtemps de son bonheur. L’année suivante, une maladie imprévue l’emporta… Où ? Dans les Champs Élysées, sinon dans ce séjour de bienheureux qui est, paraît-il, au-dessous de la Lune ? Nous le saurons, d’ici quelques années, lorsque nous ferons le voyage, à notre tour…

EUSTOKHIE.

Le plus tard possible, ô Mélitta !

MÉLITTA.

Le plus tard possible.

IV


MÉLITTA.

Chrysippe éleva l’enfant, comme il put. Un homme veuf est bien à plaindre quand il faut veiller sur des nourrices et des gouvernantes. Par bonheur, la petite fille fut préservée par les Muses, ses tutrice, de toutes les maladies qui accablent les jeunes enfants. Ses dents percèrent sans douleur. Avant son treizième mois, elle marcha seule, et déjà elle babillait comme un oiseau. Elle n’avait pas quatre ans, qu’elle imaginait de petits contes, de petites chansonnettes, et sa voix coulait, jasait, brillait, ainsi qu’un ruisseau d’argent. Et jolie ! des yeux verts à l’ombre, bleus au soleil, des cils bruns, des cheveux pareils au bronze que le ciseleur n’a pas doré. Sa bouche ? Une baie de rosier. Son menton ? Un bijou d’ivoire. Ses joues ? Deux bouquets de fleurs. Et avec cela, tant de grâce, tant de douceur et de gentillesse ! Sosipatra ne criait jamais, ne pleurait jamais, ne se mettait jamais en colère. Son père la chérissait. Les servantes en étaient folles, et toutes les jeunes mères, affligées d’enfants criards, sales, désobéissants ou stupides, desséchaient de jalousie.

Cependant Chrysippe négligeait ses terres. La maison et le jardin où Rhodanthe avait connu tant de bonheur étaient odieux au pauvre mari. Il n’y allait plus qu’une fois l’année, dans la saison des vendanges, et s’en remettait, pour toutes choses, à l’expérience d’un vieux fermier, Phocas, homme simple, qui n’aimait au monde que la vigne. Mais la vigne, tu le sais, Eustokhie, est capricieuse comme la chèvre ; elle ne donne pas toujours ce qu’on lui demande ; elle a aussi des maux qu’il faut soigner. D’année en année, malgré la sollicitude de Phocas, les vignes de mon bisaïeul dépérissaient. Le raisin était grêle et rare. Le septième automne après la naissance de Sosipatra, Chrysippe, pour la première fois, emmena l’enfant avec lui, dans cette maison où elle avait pris l’être, où l’âme de Rhodanthe semblait l’attendre et l’accueillir. Quelle fut la joie du fermier Phocas ! Il était comme un grand-père qui voit la fille de son fils. Et les femmes de la maison ! Que de caresses elles firent à la charmante Sosipatra ! Le lendemain, Chrysippe alla visiter ses vignes. Ô merveille ! Si lourdes étaient les grappes, qu’il avait fallu étayer les ceps.

— D’où vient cette abondance de raisin ? demanda le maître. Est-elle égale dans tous les vignobles du pays, ou Bacchus a-t-il béni notre terre ?

— La récolte sera médiocre chez les voisins, répondit Phocas. Ce que tu vois, Chrysippe, est un véritable prodige dont tu connaîtras les auteurs. L’hiver passé, deux vieillards, vêtus de peaux et portant besace, comme les voyageurs qui vont mendiant, se présentèrent à la ferme. Je leur donnai le souper et le gîte qu’on doit à tous les hôtes et, le plus âgé paraissant un peu malade, je leur permis de se reposer quelques jours à la maison…

— Et bien tu fis, Phocas, dit Chrysippe.

Le fermier s’écria :

— Si je fis bien ! La suite de l’histoire prouve que ton serviteur n’est pas un sot. Les deux bonshommes, appuyés l’un sur l’autre et clopinant, se divertirent à parcourir le domaine. Ils regardèrent les vignes et m’en parlèrent… Ah ! comme des maîtres vignerons, comme des gens qui chérissent le cep, la feuille, le pampre, le verjus et le raisin mûr ! Leur science, évidemment, dépassait la mienne. Enthousiasmé, — car mon amour pour la vigne est sans orgueil, — je leur proposai de demeurer avec nous, toute la saison, afin d’expérimenter leurs méthodes. Ils y consentirent… Tu vois le résultat. Certes, il y a dans ces vieux bonhommes je ne sais quoi de divin, car ils n’ont rien fait que de prier les dieux dans une langue inconnue, et de brûler des parfums, le soir, sous les étoiles. Moi, je les tiens pour sorciers, mais bons sorciers, incapables de maléfices.

— Allons voir ces prétendus sorciers, dit Chrysippe, en riant, car la simplicité de Phocas l’amusait.

Ils allèrent tous deux jusqu’à la maison du fermier…

EUSTOKHIE.

Celle qui existe encore, derrière les olivettes ?

MÉLITTA.

Cette maison-là date de mon père. L’ancienne est tombée en ruines. Mon bisaïeul trouva les vieillards qui se chauffaient au soleil. Quelle majesté, ma chère, quels regards, quelles barbes blanches ! Tel on peint le roi Agamemnon ! Chrysippe remercia ces êtres mystérieux et les pria de dîner avec lui. Après le repas, le plus vieux des deux vieux, qui caressait de la main la tête ravissante de Sosipatra, dit à Chrysippe qu’il voulait lui payer le prix de son hospitalité.

— Il est payé, mon hôte ! Ce raisin…

— Ce raisin surabondant est un bien faible témoignage de notre puissance, dit le vieillard. Nous voulons te récompenser, Chrysippe, et si tu crois en nous, la récompense dépassera ton espoir. Nous ne te donnerons pas de l’or, de la pourpre, des pierreries, mais une richesse impérissable, non pour toi, mais pour la chair de ta chair, le cœur de ton cœur, ta bien-aimée Sosipatra. Une volonté divine nous a conduits dans ce logis afin que nous soyons les bienfaiteurs du père et les éducateurs de la fille. Confie-nous Sosipatra, pendant cinq ans, sans chercher à la revoir, sans approcher de ce domaine. Puis, cinq révolutions solaires étant accomplies, tu reviendras ici. Tu retrouveras tes greniers et tes celliers remplis, tes troupeaux multipliés, et ta fille grande, robuste, belle, instruite par nous dans les sciences et dans les arts, prête pour une royale destinée… Si tu as confiance, parle, Chrysippe ! Si tu doutes de notre pouvoir, admets que nous n’avons rien dit.

« Tu devines, Eustokhie, l’état du pauvre père. Il resta comme foudroyé, puis…

EUSTOKHIE.

Il pria les sorciers de partir au plus vite ?

MÉLITTA.

Ô femme sans courage ! Esprit borné ! Mon bisaïeul aimait son enfant de cet amour généreux qui accepte tous les sacrifices pour le bonheur de la créature chérie. Chrysippe réfléchit un long moment. Enfin, prenant la petite par la main, il la remit aux deux étrangers, non sans verser quelques larmes… Et la même nuit, craignant sa propre faiblesse, il repartit vers Éphèse, s’exilant ainsi, pour cinq années, de sa fille et de son bien.

EUSTOKHIE.

Il s’en alla ?… Pour cinq ans ?… Chère amie, excuse-moi. Je ne puis admirer ton bisaïeul. Abandonner sa fille à des étrangers ! Moi, je n’aurais pas laissé la mienne à la chaste Pallas elle-même, si cette déesse avait voulu lui servir d’institutrice.

MÉLITTA.

Et j’aurais fait comme toi, sans doute, mais notre race a dégénéré. Nos pères étaient plus sages que nous. Chrysippe tint sa promesse. Cinq ans écoulés, il retourna dans sa maison de campagne. Les greniers débordaient de gerbes et les celliers de vin. Les étables, trop petites pour les troupeaux, étaient agrandies. Quant à Sosipatra, c’était la rose qui va fleurir, l’étoile de l’aube. Elle se jeta au cou de son père. Les deux vieillards souriaient.

— Chrysippe, dit le plus âgé, interroge ta fille sur n’importe quel sujet. Demande-lui, par exemple, ce que tu as vu pendant ton voyage.

Sosipatra conta les moindres incidents du chemin… Ici, la roue a accroché une borne. Là, deux chèvres qui traversaient la route ont pris peur… Puis un homme a passé, qui portait un arc et un lièvre mort… Chrysippe resta stupide. Il considérait Sosipatra avec une sorte de crainte. Les vieillards, enfin, pour le rassurer, lui avouèrent, dans un langage énigmatique, et tenant les yeux baissés vers la terre, qu’ils étaient versés dans la science des Chaldéens. Ils dirent aussi que les déesses Muses, émanations de la Suprême Divinité, les avaient choisis pour initier Sosipatra aux mystères d’une religion ésotérique et que l’initiation s’était accomplie le jour du solstice d’été. Maintenant leur tâche était finie.

— Demeurez avec nous, toujours ! supplia Chrysippe.

Les vieillards hochèrent la tête, ce que mon bisaïeul prit comme un acquiescement à son désir. Il était fatigué par le voyage et par l’émotion. Ses idées n’étaient plus bien claires. Aussi, dès la fin du repas, s’alla-t-il coucher.

À peine fut-il endormi que les vieillards emmenèrent Sosipatra dans la salle d’étude, où étaient leurs livres et leurs instruments : des compas, des balances, des boîtes à parfums, des boules de cristal, des pierres taillées et tracées de signes magiques. Ils mirent quelques-uns de ces livres et de ces objets dans un joli coffret d’argent, avec la blanche robe que Sosipatra avait portée le jour de son initiation. Le coffret clos et cacheté, ils le donnèrent à la petite fille.

— Garde ceci, toujours, en mémoire de nous, enfant chérie ! dirent-ils. Notre mission est terminée. Nous allons maintenant vers le couchant, bien au delà des Colonnes d’Hercule, bien au delà de Thulé, au pays de l’Or et des Hommes rouges qui se couronnent de plumes et vénèrent le Soleil.

Des larmes coulaient de leurs yeux sur leur barbe blanche. Sosipatra se prit à sangloter, car cette initiée était encore une petite fille.

Elle gémissait :

— Ô mes maîtres ! Emmenez-moi !

— Nous reviendrons te chercher, plus tard, fille aimée, chère tête ! Ne pleure plus. Va dormir.

Ils lui soufflèrent sur les yeux, et elle cessa de pleurer, saisie par un sommeil soudain. Alors ils la portèrent sur son petit lit.

Le lendemain, les deux vieillards sortirent de la maison, dans l’aube rouge et mouillée, avec les derniers vendangeurs. Ayant vu ces gens à l’ouvrage, ils soupirèrent, dit-on, en regardant les vignes, les champs, le bois de platanes et la maison où dormait encore Sosipatra. Et puis… ils s’en allèrent du côté de l’Occident, et personne ne les revit plus. Ce qui démontre clairement que ces bons vieillards étaient des Génies.

V


EUSTOKHIE.

Admirable histoire ! Un peu longue. Il me tarde que l’éducation de Sosipatra soit achevée et que cette enfant arrive au temps des amours.

MÉLITTA.

Et bien, sautons cinq ou six ans. Sosipatra est une jeune fille…

EUSTOKHIE.

Belle ?

MÉLITTA.

Une statue. Ivoire et bronze. Je parle de la couleur, car une statue est froide, inerte, immuable. Sosipatra est toute grâce. Aussi bonne que savante, aussi douce que sérieuse. Sa mémoire est une bibliothèque. Ce que les autres apprennent avec effort, elle le devine en se jouant. La science est son jardin. Elle y butine et, comme par jeu, fait son miel. Aucune pédanterie. Aucun orgueil. Sosipatra, parmi les jeunes filles, oublie ses talents et n’humilie personne. Et quand on veut la louer, elle proclame qu’elle ne sait rien — ou peu de chose ! — au prix de ce qu’elle ignore.

EUSTOKHIE.

Charmante Sosipatra ! Elle a, sans doute, autant de prétendants que Pénélope ?

MÉLITTA.

Oui… Mais moins que tu ne croirais… La perfection effraie l’imperfection… Comment un petit jeune homme bien gentil, et médiocre, oserait-il demander la main de Sosipatra ? Elle attend donc… Oh ! sans impatience !… Et voici qu’elle connaît le grand Eustathe qui s’éprend d’elle, à la manière philosophique, bien entendu, gravement, dignement…

EUSTOKHIE.

Parle-moi un peu de ce beau fiancé.

MÉLITTA.

Je dois avouer qu’il a passé l’âge des folles amours. Quarante-cinq ans. Des tempes grises, un front chauve, et des fils d’argent dans sa grande barbe. Mais son langage est séduisant. Ceux qui l’écoutent oublient tout et eux-mêmes, comme s’ils avaient mangé du lotos.

EUSTOKHIE.

Ce quadragénaire barbu est une espèce de Sirène !

MÉLITTA.

Tu l’as dit. L’empereur Constantin, qui n’aimait pas les disciples alexandrins du divin Platon, ceux qu’on appelait les Hellènes, fut pourtant vaincu par le génie d’Eustathe et le charme singulier de ses discours. Il en fit un ambassadeur et l’envoya chez le roi des Perses. Tu as entendu parler de Sapor ? C’était un homme terrible. Eh bien, Sapor, ayant invité Eustathe à sa table, qui était d’or, couverte de vaisselle d’or, l’ambassadeur redevint tout à coup philosophe. Il compara, dans une éloquente improvisation, les richesses périssables aux biens spirituels, et fit le panégyrique de la Vertu, tant et si bien que le roi Sapor voulait absolument s’ôter le diadème du front et la pourpre des épaules pour revêtir le court manteau philosophique. À vrai dire, il était saoul de rhétorique et de vin. Les Mages de sa cour, fort inquiets, — car ils vivaient grassement dans le luxe du roi, — menèrent coucher le prince, et ils reprochèrent aigrement à l’ambassadeur de gâter le métier. « Si tu préfères le pain sec aux volailles farcies, lui dirent-ils, c’est ton affaire, mais n’en dégoûte pas les autres. »

J’ai le chagrin d’ajouter que le succès de cette ambassade et l’amitié du roi Sapor, donnèrent à mon aïeul une si haute idée de son génie qu’il se montra, par la suite, aussi orgueilleux que Sosipatra fut modeste. Cet orgueil lui aliéna l’admiration des Grecs.

EUSTOKHIE.

Revenons à Sosipatra. Elle épouse le philosophe insinuant. Offre-t-elle des colombes à l’Aphrodite ?

MÉLITTA.

L’Aphrodite, ma bonne amie, ne s’est pas mêlée de cet hymen, et le bel Éros pas davantage.

EUSTOKHIE.

C’est un mariage de raison ?

MÉLITTA.

C’est l’union de deux philosophes, mâle et femelle, pour faire souche de petits philosophes. Sosipatra, — l’innocente ! — dit elle-même à Eustathe : « Les dieux nous ont rapprochés pour notre perfectionnement mutuel et non pour notre plaisir. »

EUSTOKHIE.

Il prit quelque plaisir, cependant, à la possession d’une belle fille ?

MÉLITTA.

Peut-être… Mais il semble bien que Sosipatra fut de ces femmes qui, mariées et mères, gardent quelque chose de l’ignorance virginale. Elles sont nombreuses…

EUSTOKHIE.

Les infortunées !

MÉLITTA.

… parmi les personnes qui n’ont pas convié l’Aphrodite à leurs noces, et qui vivent la tête dans les étoiles.

EUSTOKHIE.

Surtout si elles ont épousé quelque professeur comme Eustathe, enflé d’orgueil et plein de mépris pour le simple amour…

MÉLITTA.

Halte-là ! Eustokhie ! Tu oublies qu’Eustathe était mon grand-père ! Quoi ? Ton nez et ton menton remuent ? Tu ris en mâchant tes figues ?… Attends. Tu riras tout à l’heure, quand nous verrons un autre philosophe intervenir dans une histoire d’amour… Laissons passer quelques années. Laissons à Sosipatra le temps d’avoir un, deux, trois enfants, et d’ensevelir son époux, qui mourut à cinquante ans. C’est fait.

EUSTOKHIE.

Malheureuse Sosipatra ! Elle est veuve ! Va-t-elle se remarier ?

VI


MÉLITTA.

Sosipatra n’était pas de celles qui allument deux fois le flambeau des noces. Elle avait un cœur paisible, des sens calmes, le goût de l’indépendance et le dédain de la volupté qu’elle n’avait jamais connue. Excellentes conditions pour philosopher tranquillement. N’oublions pas les enfants, ces trois garçons qui étaient la joie de cette mère infiniment tendre. Ah ! le cœur chaste de mon aïeule était bien gardé ! L’Amour, cependant, rôdait à l’entour, gamin sournois qui ne se soucie des philosophes que pour les faire déraisonner, témoin le grand Aristote, qu’on trouva un jour, à quatre pattes, bridé d’un lacet doré, et portant sur ses reins la courtisane Campaspe… Mais Sosipatra, c’était une tour de marbre sur un roc inaccessible. Les jeunes hommes qui se pressaient à ses leçons osaient à peine regarder celle dont la voix enchantait leurs oreilles. Ils étaient comme pétrifiés par un immense respect…

EUSTOKHIE.

Tu as parlé de leçons ? Sosipatra enseignait donc la philosophie ?

MÉLITTA.

À Pergame, où elle s’était établie, auprès du vieillard Edesius. Cet homme divin, qui avait été le maître d’Eustathe, voulut être le second père de Sosipatra et l’éducateur de ses enfants. Feu mon père se rappelait fort bien Edésius, son grave parler, sa barbe blanche. Sosipatra eut donc sa maison en face de la maison d’Edésius, et dans sa maison une école, rivale de l’école d’Edésius. Les mêmes disciples fréquentaient l’une et l’autre et comparaient le maître et la maîtresse. Ils disaient que, si le premier l’emportait par une logique ferme et serrée, la seconde triomphait par la puissance de l’imagination et de l’enthousiasme. Ce qu’Edésius trouvait, au bout d’un raisonnement, Sosipatra le découvrait, par une sorte d’instinct divinateur. Ainsi les deux enseignements se complétaient et formaient une harmonie.

Les plaisirs de l’étude et les devoirs maternels remplirent toutes les années de Sosipatra, jusqu’à cette année — la trentième — qui, pour les femmes de notre pays, marque la fin de la jeunesse. Elle vint, cette année fatale, et elle toucha d’un doigt léger le front de la femme philosophe… Un jour, Sosipatra, se regardant dans le disque poli d’un miroir clair comme la lune, vit, sur la chair ambrée de sa tempe, une petite ligne quasiment imperceptible et, parmi ses belles tresses fauves, un cheveu blanc… le premier ! Elle ne s’en émut pas beaucoup, n’étant point coquette, mais — sans y songer — elle passa son doigt, à plusieurs reprises, sur sa tempe, comme pour effacer la ride naissante, et — sans y songer — elle arracha le cheveu blanc… Geste involontaire que toutes les femmes ont fait, font et feront, tant qu’il existera des miroirs ! Après, Sosipatra se mit à rire, en se moquant d’elle-même. Une veuve, une mère, une philosophe, ne pouvoir supporter un cheveu blanc ! Quelle faiblesse dans une âme forte !

EUSTOKHIE.

Ô femme ! tu es toujours femme !

MÉLITTA.

Sosipatra ne croyait plus l’être, sinon par la tendre maternité. Pourtant, elle fut étonnée de vieillir et se regarda plus souvent au miroir, avec une inquiétude naïve. Jusque-là, elle n’avait pas eu l’orgueil de sa beauté. Ce fut la crainte de devenir laide qui lui apprit combien elle était jolie encore, malgré ses trente ans.

Et ce fut vers ce même temps qu’elle reçut, dans son école, un nouveau disciple. À vrai dire, c’était moins un élève qu’un dilettante, amateur de philosophie par caprice, comme il était amateur de vases myrrhins et de chevaux. On l’appelait Philométor. Il était petit-cousin de Sosipatra, et s’autorisait de cette parenté pour venir très souvent chez la femme illustre, honneur de sa famille. Ce Philométor, qui se lia bientôt d’amitié avec le plus brillant disciple de Sosipatra, le philosophe Maxime, n’était pas extrêmement intelligent, mais il était beau garçon, taillé comme un athlète, chevelu comme Bacchus, et les yeux flambants d’un feu noir où bien des cœurs féminins s’étaient brûlés. Ignorant, frivole, menteur, et charmant, voilà Philométor.

EUSTOKHIE.

Marié ?

MÉLITTA.

Pas encore. Il était libre et riche et voyageait à travers l’Asie pour son plaisir. Il lui prit la fantaisie de connaître sa belle cousine Sosipatra…

EUSTOKHIE.

Et de philosopher ?

MÉLITTA.

Il avait le bon goût de se taire pendant les leçons, mais il se rattrapait ensuite.

EUSTOKHIE.

Et tu dis qu’il était l’ami de Maxime ?

MÉLITTA.

Camarade plutôt qu’ami. Maxime se sentait très supérieur à Philométor. Tous deux étaient jeunes, riches, de bonne famille, et tous deux avaient le talent de plaire, mais non par les mêmes moyens et non aux mêmes personnes. Les savants, les jeunes hommes épris de la sagesse et de la vertu, les gens curieux des mystères surnaturels, recherchaient Maxime, tandis que Philométor… Ô grande Aphrodite !… Ce beau garçon, – trop beau ! – aimé des femmes, – trop aimé ! – fréquentait des fils de marchands, débauchés comme lui, des maquignons, des entremetteuses, des courtisanes ! Il donnait la mode à la jeunesse de Pergame, tant pour les vêtements que pour les amours, et l’on savait qu’une fille ravissante, appelée Jacinthe, naguère entretenue par un gros banquier smyrniote, était devenue presque folle parce que Philométor l’avait, en moins de six mois, désirée, courtisée, possédée, quittée… et même ruinée, puisqu’elle perdit son vieil amant. Elle vendit ses bijoux, pour subsister, et quand elle eut dépensé sa dernière drachme, elle se jeta toute nue dans la mer, comme Sapho. Mais la déesse née de l’écume marine, veillait sur la courtisane amoureuse. Elle voulut qu’un seigneur égyptien se baignât précisément sur la plage, lorsque Jacinthe faisait le plongeon, et qu’il repêchât la désespérée. Jacinthe, nue, était bien belle. L’Égyptien, quoique un peu noir de peau, était riche, bête et lascif. Tu devines la suite de l’aventure. Jacinthe retrouva une maison, des esclaves, des bijoux, un amant généreux, et la considération jalouse de toutes les courtisanes de Pergame. Cependant, elle retrouva pas l’amour de Philométor. Quand elle parlait de ce méchant garçon, elle disait : « Il ne m’a pas séduire, il m’a ensorcelée. » Et le bruit se répandit dans Pergame que Philométor, bien moins savant que Maxime, connaissait pourtant des rites, des formules, des nombres magiques, des parfums évocatoires, que sais-je ! mille secrets de sorcellerie amoureuse qu’on n’enseignait pas chez Edésius.

EUSTOKHIE.

Et que pensait Sosipatra de ces amours et de ces enchantements ?

MÉLITTA.

Par respect, on n’en parlait pas devant elle, la pudique, la sublime ! Est-ce qu’on mêle de la fiente de bouc à la fine essence de roses ? Est-ce qu’on prend un voile de soie pour laver les dalles des cuisines ? Non, Sosipatra ne soupçonnait point le dévergondage de Philométor, puisqu’elle l’honorait de son amitié. Un cousin, c’est presque un frère. La voix du sang parle pour lui, dans le cœur d’une bonne parente. Elle parlait si bien, cette voix, qu’un jour, – Philométor étant à la campagne, loin de Pergame, – Sosipatra, qui faisait une admirable leçon sur le dernier voyage de l’Âme aux Enfers, s’arrêta brusquement, comme si elle voyait et entendait on ne savait quoi d’invisible… Et tout à coup, pâle, tremblante, bouleversée : « Ô Dieu ! s’écria-t-elle. Mon cousin Philométor est tombé de son char ! Ses chevaux le traînent, comme Hyppolyte. Il va mourir ! Il va mourir ! Au secours ! » Maxime s’élança pour soutenir la jeune femme défaillante. Tous les élèves s’étaient levés de leurs sièges… Mais Sosipatra, déjà rassurée, poussait un grand soupir : « Ah ! il est sauvé ! Ses esclaves l’emportent sur une litière. Il gémit un peu, car il a les mains et les coudes tout écorchés, mais, dans cinq ou six jours, il sera guéri… » Ayant ainsi parlé, elle ouvrit ses yeux, tout grands, comme une personne qui s’éveille d’un songe, et demanda :

– Qu’ai-je vu ? Qu’ai-je dit ?…

Or, elle avait vu et dit ce qui arrivait, très loin d’elle, sur la grande route. Le soir, Philométor fut rapporté dans sa maison, et Sosipatra voulut le soigner elle-même. Pendant six jours, elle ne quitta pas le chevet du blessé, et, le sixième jour, Philométor fut guéri, comme elle l’avait annoncé. Toute la ville retentit des louanges de Sosipatra. Elle avait la faculté divine de l’ubiquité, le don de seconde vue ! En vérité, elle était plus qu’une femme.

Plus qu’une femme ! Ce que les Muses avaient dit à Rhodanthe et les Génies au père de Sosipatra, Edésius et Maxime le répétaient : « Plus qu’une femme !… » Et Philométor, à Sosipatra elle-même : « Plus qu’une femme ! Tu es plus qu’une femme, ô sage, ô pure, ô savante, ô vertueuse Sosipatra ! » Il exprimait ainsi sa gratitude pour les soins qu’il avait reçus. Il l’exprima si bien que Maxime en fut irisé ! Maxime trouvait que Philométor abusait de la candeur de sa cousine. Il se demandait comment cette femme, qui avait eu la vision du péril de Philométor, ne voyait rien, absolument rien, de ses débauches. Quel sortilège mettait donc en défaut cette extraordinaire puissance de divination ?

Maxime résolut d’éclairer son illustre amie, et certain jour qu’il était seul avec elle, après la conférence, il dit tout net que Philométor ne ferait jamais rien en philosophie et qu’il ne serait illustre que chez des gourgandines. Sosipatra voulut défendre son cousin. Maxime, alors, raconta l’histoire de Jacinthe, que tout le monde connaissait, sauf Sosipatra.

Elle l’écouta sans rien dire.

EUSTOKHIE.

Le dégoût lui fermait la bouche ?

MÉLITTA.

Qui sait ? Elle était assise sur un banc de marbre, dans la salle où elle donnait ses leçons. Les disciples venaient de partir. Il y avait encore, sur la mosaïque du pavement, des tablettes, des stylets oubliés, et, sur une table, des volumes déroulés… Le buste de Platon, le masque d’Hermès Trimégiste, ornements sévères de l’école, ouvraient tout grands leurs yeux d’émail. Tu vois la scène. Oh ! quand je l’imagine, d’après les récits qu’on m’a faits, je me représente, dans ce lieu austère, Maxime, digne et barbu, tout gonflé de sa science, tout orgueilleux de sa chasteté, invectivant contre les débauchés et les courtisanes, et près de lui, la charmante Sosipatra, simplement vêtue, sans fard, sans parfums, écoutant Maxime et ne le voyant point parce qu’elle découvre, au plus secret de son cœur, un mystère… Elle ne s’indigne pas. Elle lève de beaux yeux ingénus, comme des yeux de petite fille.

– Ah ! je comprend tout !

– Tout ? Que veux-tu dire ?

– Je ne soupçonnais pas que mon cousin Philométor fût un si grand magicien, ô Maxime ! Tu prétends qu’il est un piètre philosophe. J’affirme, moi, qu’il nous dépasse tous dans la pratique des enchantements, et je ne doute pas qu’il n’ait ensorcelé cette Jacinthe, puisqu’il a pu, à l’insu de tous et à mon insu, m’ensorceler moi-même… Hé, oui ! dès la première fois qu’il vint dans cette maison, il commença de me jeter un sort. Quand il me regardait, j’avais un nuage sur les yeux, un tourbillon dans la tête, le creux des mains glacé, les genoux tremblants. Et cet état, qui aurait dû m’être pénible, me semblait… – tu ne me croiras pas ? – presque agréable… Depuis, la force du sortilège s’est accrue. Quand Philométor assiste à mes leçons, je suis assez calme. Lui parti, je sens mon cœur qui s’agite dans mon sein, comme pour le suivre ou le rejoindre. Ce n’est plus un plaisir, c’est une douleur. Vainement, j’en ai cherché la cause et j’avais fait toutes les hypothèses – sauf celle-ci : mon cousin Philométor est un magicien. Tout s’explique. Je me sens déjà bien soulagée, car il suffit, n’est-ce pas, d’opposer le semblable au semblable, et l’enchantement à l’enchantement ?

EUSTOKHIE.

Ô Mélitta ! Ton aïeule était-elle véritablement ensorcelée ?

MÉLITTA.

Tu en jugeras toi-même, tout à l’heure.

Maxime n’en douta pas et sa colère fut violente :

– Oui, dit-il, oui, chère Sosipatra, il faut employer toute notre science à connaître les conjurations et les rites particuliers par quoi ce misérable t’ensorcelle. Il a dû les apprendre au cours de ses voyages. Sont-ils égyptiens ou persans ? Ont-ils pour moyen l’eau ou le feu, le miroir ou les amulettes, le sacrifice sanglant ou la vertu des baumes consumés ? Certes, ils doivent être énergiques. Ton état, qui m’afflige, marque leur force. Cherchons un remède dans les livres sacrés. Essayons des incantations… Mais surtout, gardons le secret sur ces choses, pour ne pas donner l’éveil à Philométor. Continue de le recevoir amicalement, quoi qu’il t’en coûte, et bien qu’il soit un méchant doublé d’un sot.

– Méchant, peut-être !… Mais pas si sot ! dit Sosipatra en soupirant.

Je ne sais, Eustokhie, ce que fit Maxime, n’étant pas versée dans la théurgie, la géomancie, la nécromancie et autres sciences occultes. Tous les soirs, il se rendait mystérieusement chez Sosipatra, et d’un air satisfait :

– Nous le tenons ! Je suis en train de le combattre par ses propres armes. Il doit éprouver les effets de mon art. N’as-tu pas remarqué un changement dans sa figure ? N’est-il pas inquiet, fiévreux, amaigri, enlaidi ?

– Non ! disait Sosipatra. Il a bonne mine.

– Et toi, n’es-tu pas délivrée de tes malaises ?

– Au contraire. Ils s’aggravent. Je ne dors plus. Je vois partout Philométor…

– L’infâme !

– Et, ce qui m’inquiète, c’est que je ne réussis pas à le détester, comme je le devrais.

– Applique-toi… Pense à ses défauts, à ses ridicules, à ses cheveux calamistrés, à ses vêtements trop beaux, à ses répugnantes amours…

– Hélas ! dit Sosipatra, – et elle se mit à pleurer, – j’y pense, j’y pense de toute ma force, j’y pense… trop peut-être…

Et soudain :

– Sais-tu, Maxime, où demeure cette Jacinthe qui fut, elle aussi, la malheureuse ensorcelée par Philométor ?

– Moi ? dit Maxime, offensé, comment le saurais-je, ô Sosipatra ? Est-ce que je fréquente les courtisanes ?


VII


MÉLITTA.

Ce que femme veut savoir, elle le saura, fût-elle liée de cordes, aveuglée par un bandeau, les oreilles scellées de cire, et prisonnière au fond d’une cave. La semaine ne s’était pas écoulée que Sosipatra n’ignorait plus rien des habitudes de Jacinthe. Un soir, vêtue et voilée d’étoffe sombre, pareille à ces diaconesses chrétiennes dont le costume sans grâce épouvante les Amours, la femme philosophe sortit, en secret, de sa maison et s’en alla, seule, à travers les rues de Pergame. Dans un faubourg qui était déjà la campagne, où de jolies maisons s’entouraient de bois et de jardins, Jacinthe habitait une villa nouvellement construite aux frais du seigneur égyptien. Devant la porte, un gros esclave rubicond faisait jouer deux petits chiens d’espèce rare. La mine de cet homme, son vêtement, son air satisfait témoignaient en faveur de sa maîtresse. Assurément, Jacinthe avait une âme bienveillante, et les gens, chez elle, étaient bien traités. Tel portier, telle maison. En effet, dès que Sosipatra eut dit au bonhomme qu’elle désirait voir la belle Jacinthe, l’esclave la fit entrer dans la cour intérieure et la remit aux soins d’une intendante, aussi bien nourrie, aussi réjouie que lui-même. C’était une ancienne courtisane, retirée des affaires, et qui gouvernait la maison. La noble beauté de Sosipatra, son doux parler surprirent l’intendante, dont le regard exercé reconnut aussitôt l’ennemie, c’est-à-dire l’honnête femme… Elle s’apprêtait à l’éconduire poliment, quand Jacinthe, sortant du bain, passa sous la galerie de la cour, toute fleurie de roses grimpantes.

– Que me veut cette belle personne ? demanda-t-elle.

L’intendante laissa parler Sosipatra.

– J’ai un secret à te dire, ô Jacinthe, important pour toi et pour moi, et, si tu veux bien m’entendre en particulier, tu ne le regretteras point, car je sais lire dans l’avenir et je te dirai, gratuitement, la bonne aventure.

– Viens donc, dit Jacinthe. Je t’écouterai, non par intérêt, – car je peux payer chèrement les devineresses, – mais parce que ta jolie figure me plaît, encore que tu sois mal coiffée, ma chère, et drôlement affublée, d’une bien vilaine robe. Leçon pour leçon, je t’apprendrai l’art de t’habiller, aussi important, pour une femme, que l’art de se déshabiller. Tu sembles ignorer l’un et l’autre.

Ce disant, elle souriait. Sosipatra devint plus rouge qu’un pavot. Ses yeux se remplirent de larmes. Jacinthe lui prit le bras.

– Quoi ? Elle pleure, la belle petite ! Je lui ai donc fait du chagrin ?… Par Aphrodite ! ce n’était pas là mon intention !… Vois, Chrysé, n’est-ce pas une rose sous la pluie ?

L’intendante hocha la tête et dit à mi-voix :

– Je me méfie de ces personnes qui exhalent une odeur de famille et de vertu ! Que vient faire chez nous celle-ci ? Ne serait-elle pas une épouse légitime du seigneur égyptien, source de notre prospérité ? Il y a de la jalousie dans ces sourcils noirs.

– Sotte ! fit Jacinthe, l’Égyptien est veuf, j’en suis sûre. Pour ce qui est de la jalousie, tu as raison, mais n’importe ! Cette femme n’a pas de mauvais desseins…

Et tout haut :

– Viens, viens, ma colombe ! Nous serons très bien dans ma chambre.

Et elle entraîna doucement Sosipatra.

Les voilà donc, la philosophe et la courtisane, dans la chambre de Jacinthe, temple de volupté, tout orné de galantes peintures, odorant le nard syrien et l’ambre persique, baigné d’un crépuscule bleu comme les grottes de la mer. Sosipatra s’assit sur un amas de coussins, à côté de la blonde Jacinthe. Elle regarda le lit aux matelas pourpres, la lampe à trois pieds soutenue par un Satyre obscène, les miroirs, les tapis, et des peintures murales bien extraordinaires, en vérité, car la chaste Sosipatra, du premier coup d’œil, ne comprit pas, mais pas du tout, ce qu’elles représentaient. Ainsi un écolier, connaissant à peine les règles élémentaires du calcul, s’étonne devant un savant traité de géométrie.

– Eh ! bien, ma chère, ce grand secret ? dit Jacinthe.

Elle déplissait, du bout des doigts, sa robe de lin violet, levait les bras, tortillait ses cheveux humides, penchait la tête, caressait de sa joue la rondeur de son épaule nue. Et chacun de ses mouvements créait une femme nouvelle.

– Jacinthe, dit Sosipatra, je sais que tu es bonne autant que jolie, et je viens te demander secours, non pour moi, mais pour une amie très affligée.

– Elle a perdu son amant et elle veut vendre ses bijoux ?… J’ai passé par là… On croit mourir de chagrin… et, si l’on a un peu de patience, on se console…

– Ce n’est pas le cas de mon amie. Cependant, tu as fait, toi aussi, l’expérience du mal dont elle souffre.

– Que veux-tu dire ?

– Mon amie est ensorcelée, comme tu le fus, paraît-il, et par le même enchanteur.

Jacinthe écarquilla ses beaux yeux.

– Ensorcelée, moi ?

– De ton propre aveu, tu as subi l’effet d’un maléfice… Toute la ville le sait, et tu ne t’en cachais pas, l’an dernier…

– L’an dernier ?

La courtisane parut chercher un détail précis parmi le flux toujours mouvant de ses souvenirs, mais elle était, comme ses pareilles, une de ces créatures qui vivent au jour le jour, dans le présent, et jettent, sans se retourner, le sable des heures derrière elles.

– J’ai connu l’heur et le malheur, la richesse et la pauvreté, l’amour et la désillusion, la maladie et la santé. J’ai eu des amants de toutes sortes. J’ai, une fois, essayé de mourir, ce qui était une grande sottise. Mais qu’un magicien m’ait ensorcelée, vraiment, je ne m’en souviens plus… Cependant, pour m’éclairer, veux-tu me décrire les symptômes de l’ensorcellement, tels que ton amie les éprouve ?

– Mon amie, dit Sosipatra, est une femme raisonnable. Elle n’est pas sans intelligence. On prétend même qu’elle a un cerveau masculin.

– Le cerveau seulement, je l’espère pour elle ! Et la voilà bien avancée… Un cerveau masculin ! À quoi cela sert-il ?

– À étudier la sagesse.

– Elle doit être bien laide, ton amie !

– Elle me ressemble un peu, dit-on.

– Je n’en crois rien. Sous ce joli front, comment un cerveau masculin nicherait-il ?… Enfin, pour ne pas te contrarier, j’admets que la dame est aussi belle que toi.

– Elle était heureuse, jusqu’au dernier printemps. En ce temps-là, un homme, qui ne semblait pas versé dans les sciences occultes, jeta un sort à cette malheureuse. Cela commença par un frisson intérieur, un brouillard sur la vue, des alternatives de fièvre et de glace dans tous les organes du corps. Mon amie ressentit ce mal sans en soupçonner la cause. Bientôt, l’effet du maléfice troubla son chaste sommeil par des visions et des sensations…

– Effrayantes ?

– Déconcertantes… Le magicien y était mêlé, d’une façon vague, mais pas assez vague au gré de mon amie. Et pourtant, elle n’accusait que le caprice du sommeil et cherchait vainement le sens caché des images incohérentes dont le souvenir la poursuivait… Un homme cruel, – et qui aurait dû respecter au moins la parenté, sinon la vertu, – dominait cette femme jadis si forte, maintenant si faible. Il s’imposait à sa pensée, la détournait des nobles travaux, tirait vers la terre l’esprit ailé. Mon amie ne se reconnaissait plus elle-même…

– Attends ! s’écria Jacinthe. Je commence à deviner cette énigme… Ton amie est-elle mariée ? Aime-t-elle son époux ? Et son époux la délaisse-t-il, ou bien lui est-il fidèle ?

– Mon amie est veuve depuis cinq ans.

– Veuve inconsolable ?

– Il me semble.

– Son mari était-il pour elle un maître ou un amant ?

Sosipatra réfléchit avant de répondre.

– Tu n’en sais rien, dit Jacinthe. Ton amie ne t’a donc jamais parlé comme font les femmes entre elles, même les plus vertueuses ?

– Il était d’un âge mûr, et d’un caractère sérieux, le meilleur, le plus sage des hommes, et mon amie l’avait choisi par admiration pour ses vertus…

– Bien… Je comprends… Et l’enchanteur, est-il jeune ?

– Tout jeune.

– Beau ?

– On le dit…

– Séduisant ?

– Peut-être.

– Savant ?

– Certes, mais il s’en cache… On ne croirait jamais, à le voir, à l’entendre, que cet homme épris de luxe et de plaisir pratique l’art difficile des enchantements… Il a des yeux si francs, des manières si aimables !… Mais à quoi bon te le décrire ? Tu l’as connu, paraît-il, pour ton malheur. C’est… c’est…

– Allons, nomme-le sans rougir et sans trembler.

– C’est Philométor…

La courtisane éclata de rire.

– Philométor, cette petite canaille ? Lui, un savant, lui, un sorcier ? Mais il est aussi bête qu’il est beau…

– Tu as cependant ressenti l’effet de ses maléfices, répondit Sosipatra, sèchement, car le rire de Jacinthe la blessait… Et tu ne trouvais pas qu’il fût si bête quand tu voulais te noyer pour l’amour de lui ? Si j’en crois des gens dignes de foi, tu le proclamais hautement : « Philométor m’a ensorcelée… »

Jacinthe considéra la belle jeune femme assise près d’elle, et cessa de rire. D’un geste gracieux, elle prit dans ses mains parfumées les deux mains de Sosipatra.

– Pardonne-moi, ma chère, dit-elle. J’ai froissé ton cœur délicat, mais j’avais cru… Allons, garde ton secret. Parlons seulement de cette amie qui te ressemble et qui est, comme toi, chaste et naïve… Si l’amour est un sortilège, il est trop vrai que Philométor m’a ensorcelée, jadis, car il m’a fait éprouver ces alternatives de fièvre et de glace, ce frisson intérieur que tu m’as décrits, par ouï-dire, aussi exactement que si tu les avais ressentis toi-même. Je m’endormais en pensant à Philométor. Je le caressais en rêve. Il était la première pensée de mon réveil. Je perdais l’appétit. Je maigrissais. Mon front allait se rider avant l’âge, et ma gorge défleurir… Je préférai à cette lente agonie une fin plus rapide, et c’est alors qu’étant sur une plage, non loin de Smyrne, je fis cette folie de me jeter à la mer. Mais la folie est souvent le masque de la sagesse. L’eau froide éteignit ma fièvre d’amour, et un excellent Égyptien… Le reste ne t’intéresse pas. Retiens seulement, de mon aventure, cette leçon : aucun homme ne vaut qu’on meure pour l’amour de lui. Quant à Philométor, il n’a pas d’autres enchantements que ses yeux noirs, sa belle taille, sa parole enjôleuse, toute sa personne qui est faite pour l’amour. En disant qu’il m’avait ensorcelée, je rendais hommage à la beauté qui est l’Enchanteresse suprême, et ton amie lui rend le même hommage, puisqu’elle est tout bonnement, comme je l’étais, amoureuse.

– Amoureuse !

– Tu ne t’en doutais pas, toi qui prétends lire dans l’avenir, et qui ne sais pas lire dans le cœur d’une femme ?… Qu’as-tu donc fait de ta jeunesse et de ton corps délicieux pour ignorer ce que sait la dernière des servantes ? Et tu voulais me dire la bonne aventure ! Pauvre innocente ! Je t’en dispense volontiers. C’est moi qui te donnerai, gratuitement, un conseil pour ton amie. L’amour est une maladie cruelle. On en peut mourir, mais, si l’on veut guérir, on guérit toujours, soit par le remède qu’apporte le temps, soit par la satiété, le dégoût et le changement. Ton amie désire Philométor ? Qu’elle s’en saoule donc, et le quitte, elle, la première ! Elle n’aura pas la moindre tristesse, et je t’assure qu’elle sera désensorcelée à jamais.

Sosipatra ne pouvait prononcer un seul mot. Elle entendait comme le ressac de la marée dans sa tête douloureuse, et elle s’étonnait de haïr tout à coup cette blonde Jacinthe que Philométor avait tenue dans ses bras.

Enfin, elle se ressaisit et remercia froidement la courtisane qui la reconduisait jusqu’au seuil du vestibule, et lui cria, de loin, pour adieu :

– Dis à ton amie qu’elle s’en saoule, qu’elle s’en saoule !…

Oh ! comme à grands pas, presque courant, enveloppée de son voile sombre, Sosipatra fuyait la maison de volupté ! Le conseil cynique la poursuivait, s’agrippait à elle, ainsi qu’un chien mordant sa robe. Elle arriva chez elle, où Maxime l’attendait, assis dans la salle des conférences, entre les bustes d’Hermès et de Platon. Dès qu’il la vit, sans lui laisser le temps de parler :

– Sosipatra ! s’écria-t-il, je t’apporte une bonne nouvelle. Je viens de découvrir une formule cabalistique si merveilleuse que ton indigne cousin n’y résistera pas. Cette nuit même, nous monterons sur la terrasse. Au lever de la lune, nous allumerons du feu sous un trépied, et devant les astres nous prononcerons…

À ce moment, le philosophe tressaillit au choc de la porte qui se fermait. Sosipatra était partie…


VIII


Elle a raconté, plus tard, qu’elle pleura, toute la nuit, dans sa chambre, pendant que Maxime faisait ses incantations.

Vainement il la réclamait :

– Ô Sosipatra ! Quand viendras-tu ?…

Elle pensait : « Ce Maxime m’assomme. Il est savant, mais il est idiot. Et moi-même, ne suis-je pas bien ridicule ? Jacinthe a raison… Que me sert de lire dans l’avenir le destin des autres, si je ne peux même pas connaître mon âme du jour présent ? Que me sert d’avoir tout appris : la philosophie, la poésie, la musique, les secrets des nombres, si j’ignore la science naturelle aux femmes, l’amour ? Comment me guérir d’un mal que je n’ai pas su découvrir ? Je n’userai pas de l’abominable remède indiqué par l’abominable Jacinthe. Me donner à Philométor jusqu’à satiété ? Horreur ! Me jeter à l’eau ? Ce serait trahir lâchement ma propre vertu et mes devoirs les plus chers, puisque, avant tout, je suis mère… Hélas ! Hélas ! Que devenir, que faire, moi, malheureuse ? »

Après beaucoup de larmes et de soupirs, elle s’endormit. Et rapide, un songe l’emportant loin de Pergame, la ramena ici même, dans le domaine paternel. Elle se trouva au bout du jardin, sous les platanes, près du vieil autel aux neuf figures peintes, que sa mère avait tant aimé. La fraîche fontaine égouttait sa petite chanson de flûte parmi les violettes et les cressons.

Sosipatra, chagrine et fatiguée, s’assit sur la margelle de pierre, et se voyant reflétée au miroir de l’eau, elle pleura d’être belle encore, jeune encore – pas pour longtemps ! – et d’aimer sans être aimée ! Comme elle s’abandonnait à sa tristesse, une voix l’appela par son nom. Elle tourna la tête, et à travers le voile ruisselant de ses pleurs, elle vit… ô prodige ! Le marbre du vieil autel s’animait. La plus majestueuse des neuf déesses se détachait du groupe dansant et s’avançait vers l’affligée. Qu’elle était grave, et pourtant douce, cette Uranie à la tunique bleue semée d’étoiles, tête plus dorée que la lune en son quinzième jour ! Ses yeux rayonnaient d’une tendresse ineffable, comme d’une maternité mystique, et, avec leur regard, la sérénité des espaces célestes descendit dans l’âme de Sosipatra. La grande Muse s’arrêta devant elle, et de sa main, lui touchant le front, elle dit :

– Fille de notre chère Rhodanthe, ô toi si chère aussi, toi comblée de nos dons, pourquoi pleures-tu, Sosipatra ? Les sommets de la science et de la vertu, où tes maîtres, les Génies, ont conduit tes pas d’enfant, où tu as vécu dans la contemplation des Idées pures et la familiarité du monde surnaturel, ces sommets, inaccessibles aux femmes vulgaires, deviennent-ils donc, pour toi, le royaume de l’ennui, des pics de neige stérile, solitaires au milieu du ciel ? Pupille chérie des Muses, que te manque-t-il pour être heureuse ? Est-ce la fortune ?…

– Non, dit Sosipatra. Je n’ai pas besoin de pourpre et de perles…

– La puissance ?

– Être Cléopâtre ou Sémiramis ? C’est peu de chose…

– La beauté ? Tu la possèdes. L’affection d’un époux ? Tu l’as possédée. De beaux enfants ? Tu as trois garçons splendides… Tu as donc tout, heureuse Sosipatra, tout ce qui fait le charme de la vie…

– Excepté l’amour.

Uranie se pencha vers la femme qui détournait les yeux.

– Comment ?… Quoi ?… J’ai mal entendu… Répète… Il te manque…

– L’amour, répondit Sosipatra, faiblement.

– L’amour ? Tu n’as pas connu l’amour ? Mais tu as été mariée !…

– Ce n’est pas la même chose, l’amour et le mariage.

– Qui t’a dit cela ?

– Personne… Je l’ai compris, ou plutôt senti, après un entretien avec une… une…

– Une quoi ?

– Cour-ti-sa-ne… balbutia la pauvre Sosipatra.

– Tu fréquentes les courtisanes ! Toi !… Toi !… Quelle horreur !

– Ne te fâche pas, grande Uranie. Je me croyais ensorcelée par un jeune homme. J’ai demandé… un… renseignement… à… à… cette Jacinthe… que… Philométor avait aimée…

– Je le sais, dit Uranie, je sais que ton cœur est pur et que ton imagination, seule, est malade. Ne pleure pas, chère fille. Je ne t’ai interrogée que pour t’éprouver. Tu ne sais pas mentir. Tu es encore un peu plus qu’une femme.

– Ou un peu moins…

– Comment ?

– … Puisque j’ignore ce que sait, paraît-il, la dernière des servantes… Ô Muses, mes amies, je vous dois tout, – je veux dire presque tout, – donnez-moi ce qui me manque afin que je sois, véritablement, une femme. Donnez-moi l’amour.

– Ta mère nous l’avait demandé pour toi, comme un dixième don. Mais cela regarde d’autres divinités… Aphrodite… Éros… Nous sommes vierges, mon enfant, et nous nous passons fort bien de l’amour.

Et comme Sosipatra, honteuse et se détestant elle-même, recommençait à pleurer, Uranie lui dit, d’un ton plus doux :

– Nous ne pouvons pas te donner l’amour, mais nous pouvons te consoler de lui, chère fille. Avec ton regret et ta pudeur, sentiments confus, douceur amère et feu caché, avec ton cruel tourment d’aujourd’hui, ô Sosipatra, tu feras ta gloire de demain. Cet amour dont tu n’as pas joui, tu l’as connu, puisque tu souffres. Le désir de l’amour, c’est l’amour. Chante donc, beau rossignol féminin ! Chante ta peine, et délivre-toi de ton regret par ta chanson. Philosopher ne console que les hommes. Femme, et maintenant vraiment femme, chante pour te désenchanter ! D’une passion vulgaire, indigne de toi, tu feras un poème sublime. D’un sot, tu feras cette figure éternelle de l’Amant, où chaque femme, comme en un magique miroir, reconnaîtra son propre rêve.

Une caresse immatérielle, un souffle venu de l’éther sidéral, passa sur les tempes chaudes et sur les paupières brûlées de Sosipatra, qui se réveilla de son rêve…


IX


EUSTOKHIE.

Ô Mélitta, c’est une histoire merveilleuse que l’on devrait écrire pour la consolation des femmes futures et la confusion des philosophes. J’en devine aisément la conclusion. Sosipatra guérit toute seule, non par le dégoût qui suit la volupté, non par les incantations de Maxime, mais par la seule vertu de la poésie.

MÉLITTA.

Il est vrai qu’à son réveil elle était déjà comme une forêt au printemps, sonore d’oiseaux et de sources vives. Et dès que cette harmonie intérieure s’ordonna sur le rythme du chant, une paix inconnue s’établit dans l’âme de Sosipatra. Elle retrouva la santé, le calme du cœur et des sens, un bonheur plus doux que la joie, et sa beauté même accomplit alors sa perfection. Philométor put bien venir chez elle. Sosipatra ne le craignait plus. Il lui semblait la maladroite copie du Philométor idéal dont elle contemplait, en elle-même, l’image. Et Maxime, voyant cette guérison miraculeuse, l’attribuait à ses incantations. Bouffi d’orgueil, il disait à Sosipatra :

– Tu vois : seul, j’avais deviné ton mal ; seul, je t’ai guérie.

Et Sosipatra, par bonté, le laissait dire, songeant, à part elle, que le bon Maxime, bourré de formules et suant la science par tous les pores de sa peau, ne comprendrait jamais rien au cœur des femmes.

Les poèmes qu’elle composa devaient être publiés après sa mort. Hélas ! le manuscrit original, unique, a disparu. Mon père prétendait que les philosophes, – j’entends Maxime et ses disciples – qui survécurent à Sosipatra, firent volontairement le silence sur ce qu’ils appelaient « l’erreur d’un beau génie ». Sans doute ont-ils détruit ces poèmes d’amour, qui les scandalisaient, afin de maintenir, devant la postérité, la figure d’une Sosipatra légendaire, au cerveau masculin, patronne des savantes et des pédantes. Mais tu sais maintenant, Eustokhie, que mon aïeule était plus qu’une femme et pourtant femme…

EUSTOKHIE.

Comme toi et moi…

MÉLITTA.

Comme toi et moi, dans notre jeunesse, car elle ne devait pas vieillir. Elle mourut à moins de trente-cinq ans. Son fils aîné s’en fut en Égypte, le second je ne sais où, et le troisième, mon père, revint à Éphèse, patrie de ses ancêtres maternels, où il se maria, où je naquis. J’avais seize ans lorsqu’un disciple de Maxime, traversant notre cité, fut reçu chez mes parents. Il s’avisa que j’avais un peu d’intelligence et proposa à mon père de m’instruire dans la philosophie platonicienne et les mystères chaldéens… Mais on m’avait raconté l’histoire de Sosipatra. Je sentais que je n’aurais ni le génie de mon aïeule, ni sa vertu ; que je ne saurais ni me passer de l’amant, ni le mettre en chansons. Aux joies sévères de la science, je préférai des joies plus humbles. Et je fus simplement une femme, avec toutes les faiblesses de la femme.

EUSTOKHIE.

Et toutes ses grâces, Mélitta. Il t’en reste quelque chose. Tu as, dans ta vieillesse, le cœur bienveillant de celles qui aimèrent et furent aimées… Pourtant, s’il me fallait choisir entre la destinée de Sosipatra et la tienne, je serais bien embarrassée… Elle aussi fut heureuse par l’amour, puisqu’elle lui dut la plus belle part de son œuvre.

MÉLITTA.

Les femmes ne sont jamais heureuses que par l’amour ; j’entends par celui qu’elles ressentent, car celui qu’elles inspirent, trop souvent les déçoit… Et en ce sens, chère Eustokhie, tu as raison. Sosipatra, déshéritée de la volupté, fit avec les fleurs inutiles de ses désirs le miel céleste de la poésie… Mais j’ai goûté un autre miel…

EUSTOKHIE.

Si doux !

MÉLITTA.

Si doux que ma bouche flétrie en garde le parfum… Ô ma jeunesse !

EUSTOKHIE.

Mélitta, ma voisine, tu es un peu sorcière, toi aussi. Je t’écoute, je t’écoute… et j’oublie l’heure… Il y a longtemps que la pluie a cessé. Entends les feuilles qui pleurent goutte à goutte. Les arbres secouent leurs chevelures vertes. La colline hausse une épaule blanchâtre entre ses voiles de vapeur, et, par un trou des nuées, le soleil darde une flèche jaune… Sois remerciée, mon hôtesse, pour les figues, pour le lait, pour l’histoire de Sosipatra… Et souviens-toi de mon conseil, quant à l’épouvantail du jardin… Méfie-toi de la colère des moines… Cache bien, sous les hautes herbes, ce banc de marbre… Je jurerai à tout le monde que c’est un banc, un simple banc ! — mais quand nous irons seules, nous, pauvres vieilles, sous les platanes, nous suspendrons à l’autel brisé des couronnes de violettes, en l’honneur des Muses immortelles et de la très sage Sosipatra.


LA LÉGENDE DE DUCCIO
ET D’ORSETTE


À René Helleu.


I


Au temps que les comtes Guidi tenaient les châteaux du Casentin, il y avait, dans la cité de Poppi, une dame noble et pauvre qui s’était retirée, après son veuvage, chez le comte Guido Novello, son cousin. Cette dame, appelée Lucrèce, mère d’un fils encore enfant, vivait en nonnain plutôt qu’en personne séculière, soignant les malades, visitant les pauvres et faisant de longues retraites dans les couvents. Elle était belle et jeune encore, mais elle avait tant aimé son mari que, lui défunt, elle se regardait comme morte au monde, où son fils la retenait seulement par le droit de la faiblesse et par la force du devoir. Elle attendait que Duccio fût sorti de l’enfance pour le remettre au soins du comte Guido et se cloîtrer dans un monastère.

Quand elle n’était pas à l’église, madame Lucrèce restait en sa chambre, avec ses femmes, à broder des ornements d’autel. La chambre, qui occupait la rondeur d’une tour, était peinte d’animaux et de feuillages, figurant un jardin de citronniers hanté par des bêtes chimériques, léopards, griffons, licornes, oiseaux-phénix de cent couleurs. Les trois fenêtres ouvraient sur trois horizons, et le riant Casentin apparaissait, découpé entre les lancettes de pierre, comme les volets d’un rétable. Les sommets du Pratomagne et des Alpes de la Serre étaient de pur outremer. Plus bas, sur des collines d’un vert de sinople, s’élevaient les châteaux-forts des Guidi, et la ville épiscopale de Bibbienne, couronnée de cyprès et de campaniles. Au creux de la riche vallée, plantée de vignes et d’olivettes, l’Arno torrentueux roulait ses eaux couleur de vipère sous les pâles peupliers.

Madame Lucrèce quittait parfois son ouvrage de broderie pour s’asseoir, avec Duccio contre ses genoux, dans l’ébrasement d’une fenêtre, et conter à l’enfant toutes les singularités du pays. Elle lui disait l’histoire des comtes Guidi, les vertus de la bonne Gualdrade qui avait habité la même chambre peinte, et la légende de la méchante comtesse enfermée dans la Tour des Diables. Elle lui montrait le côté où est Arezzo, cité gibeline, et le côté où Florence, cité guelfe, fleurit derrière le haut rempart des monts ; mais elle préférait l’entretenir d’histoires édifiantes. Elle lui parlait de saint Romuald, qui fonda le monastère des Camaldules, et de saint François, qui fonda celui de la Verne, tous deux dans l’horreur des forêts sauvages, dans la neige et le vent des longs hivers, très loin des hommes, tout près du ciel. Et parce qu’elle avait une dévotion particulière à saint François, elle regardait toujours, avec une pieuse dilection, la haute masse bleuâtre de la Verne, pareille au château de poupe d’une nef qui s’incline et va sombrer.

– Ô mon fils Duccio, disait-elle, admire ce lieu vénérable où saint François fut marqué des cinq plaies du Christ. Cette montagne est la plus sainte qui soit au monde, après le Calvaire, et dès que tu auras la force de gravir la pente rude, nous irons, en pèlerinage, baiser la pierre sacrée où le Petit Pauvre d’Assise posa ses genoux…

Ainsi madame Lucrèce nourrissait son fils dans l’amour du Séraphique qui avait paru, en cette même province, soixante ans plus tôt, venant de la verte Ombrie. Elle racontait sa vie plus fleurie de miracles qu’un rosier de roses : comment il parlait aux oisillons, à la cigale, à l’eau limpide, à la claire lune, au brillant soleil, ayant un cœur tendre pour toutes les créatures de Dieu. Duccio écoutait la louange de celui qui fit de son corps et de son âme le miroir de Jésus crucifié ; mais souvent, l’histoire merveilleuse, qui ne lui était plus nouvelle, n’empêchait point l’esprit enfantin de s’évader. Et Duccio suivait du regard, sur la route nouée à la colline, un parti de cavaliers trottant, ou quelques filles de Ponte-a-Poppi, juponnées de rouge et pareilles à de tout petits pavots effeuillés.


II


Duccio n’avait pas dix ans quand madame Lucrèce sentit venir la mort, après une brève maladie. Étant confessée et communier, la pieuse dame revêtit la robe des filles de sainte Claire et se fit coucher sur un lit de paille pour y mourir, comme Jésus était né, humblement. Là, dans les transes de la mort, voyant déjà l’aube céleste blanchir les ténèbres où elle entrait, Madame Lucrèce se souvint qu’elle était mère. Elle songea que, dans le château des Guidi, Duccio recevrait maints exemples d’orgueil, de cupidité, de luxure, et que cet agneau candide serait exposé aux loups dévorants. Alors, prenant la main de son fils dans les siennes, et comme inspirée d’en haut, elle invoqua saint François.

– Ô saint père François, lui dit-elle, je te donne cet orphelin pour qu’il porte ton saint habit et demeure en ta sainte maison de la Verne. Garde-le, défends-le du Malin, et conduis-le, tel le berger son ouaille, sur le chemin de la vie parfaite.

Ayant ainsi parlé, elle inclina la tête et rendit l’esprit.

Personne ne douta qu’elle n’eût vu saint François, dans cette minute suprême, et le comte Guido déclara que sa volonté serait accomplie. Il fit enterrer la pieuse dame, solennellement, à Saint-Fidèle, où les Guidi ont leur sépulture, et, dès le lendemain des funérailles, il conduisit son petit neveu à la Verne.

Ce fut une pénible chevauchée sous la pluie d’automne. L’enfant, en croupe du comte, tournait peureusement la tête vers le val d’Arno qui s’enfonçait derrière lui, avec le fleuve, les oliviers, les vignes et les forteresses corsetées de remparts. Après bien des tours et détours, à travers des bois ou des brandes désertes, le fer des chevaux sonna sur le roc nu. L’austère couvent se dessina, gris comme la pierre grise qui le portait, parmi les sapins noirs et les hêtres. Tout ce sommet de la Verne était un bastion naturel, affreusement crevassé de précipices. Duccio se rappela les récits de sa mère, et comment la montagne s’était fendue dans sa hauteur colossale, à l’heure même que Jésus expirait sur la croix. Glacé, tremblant, il étreignit la taille de son oncle, et baissa le front pour pleurer. Mais un son de cloche tomba de la cime effrayante ; une voix, qui parlait dans le vent, murmura : « Duccio », et l’enfant sentit une caresse sur ses cheveux. Il comprit que le vœu de sa mère était exaucé, et que saint François, invisible et présent, accueillait le petit agneau de Dieu dans la bergerie.


III


Les Frères mineurs de la Verne n’étaient pas très nombreux et leur couvent, qui remplaçait les cabanes primitives, faites de terre et de branchages, était véritablement la demeure élue par la noble dame Pauvreté. Cependant, ils vivaient dans une joie innocente, parce que l’esprit de leur très saint père François était en eux. Ils consentirent à se charger d’un enfant, comme ils l’eussent fait d’un oiseau, sans lui imposer aucun autre devoir que d’être allègre et de louer le Créateur de toutes choses. Et l’héritage du fils de Lucrèce demeura aux mains du comte Guido.

À seize ans, Duccio prit l’habit de novice. Il était alors un bel adolescent, brun comme la châtaigne, vigoureux de tout son corps que la discipline monastique et le dur climat avaient fortifié. Les souvenirs de son enfance étaient morts en lui. De tout le passé, il n’avait retenu que le doux visage de sa mère et la chambre de Poppi, peinte de feuillages et d’animaux. Le Père abbé voulut lui apprendre à lire, mais il fut un écolier médiocre, à cause de sa grande force corporelle et de l’ardeur de son sang. Aussi l’employait-on à des travaux manuels très pénibles, comme de couper des arbres ou de charroyer des pierres, car de tels exercices conviennent aux garçons que l’ardeur du sang tourmente et que la jeunesse enivre comme un vin.

Ainsi, presque sans y penser, Duccio pratiquait les vertus chères à saint François : il était humble, parce qu’il vivait parmi les plus humbles des moines ; pauvre et se trouvant riche d’une vieille robe rapiécée ; chaste sans effort ni mérite, puisqu’il n’avait jamais parlé à aucune femme, depuis la mort de sa mère. Il était donc parfaitement heureux, et l’on espérait voir renaître en lui la naïveté du frère Genièvre et la pureté du frère Léon. Son plus grand plaisir était de chanter, à voix claire et belle, et de converser, en chantant, avec les plantes et les bêtes des bois. Souvent, à l’imitation du saint d’Assise, il prenait deux bâtons, l’un en guise de viole, l’autre en guise d’archet ; et faisant vibrer des cordes imaginaires, il inventait des mélodies si touchantes qu’elles disposaient tous les cœurs au plus tendre amour de Dieu.

Or, par une nuit de printemps, il arriva que le feu prit en un bois de pins, sur la pente de la montagne, et, gagnant d’arbre en arbre, menaça un petit hameau. Les paysans demandèrent du secours à l’abbé de la Verne, qui ne se contenta pas de prier et de faire sonner la cloche. Sachant que le ciel aide celui qui s’aide lui-même, il envoya quatre moines, les plus jeunes et les plus robustes, au secours du village menacé. Ils partirent, sous la conduite du vieux Père Bénédict, qui connaissait tous les sentiers de la Verne. Duccio était parmi eux. Tandis que la cloche tintait, dans la froide nuit sans lune, et que l’incendie rougeoyait tout en bas, les moines, s’appuyant sur des bâtons, dévalaient en hâte, glissant, tombant, se relevant, s’accrochant aux genêts, frôlant des abîmes, mais indifférents au danger. La charité les transportait, brûlante comme l’incendie, et non toute pure cependant de complaisance et d’humaine curiosité, parce que ces novices étaient encore des enfants par l’âge et faciles à divertir. Parvenus au village dont les maisonnettes flambaient, ils firent bravement leur office. Les uns démolirent les murs qu’on ne pouvait plus défendre, afin de préserver le reste ; les autres sauvèrent les gens et les bêtes. Avant l’aurore, le feu fut vaincu. Les paysans baisèrent les robes brûlées des Frères qui reprirent la route du couvent. Tout était bleu, paisible et frissonnant, dans le suave silence de l’aube où montait l’odeur du thym mouillé. Quelques étoiles parsemaient le ciel d’une rosée lumineuse. Des Alpes de la Serre au Pratomagne, la vallée n’était qu’un lac de brume et les crêtes émergeantes se dissolvaient en molles vapeurs. On eût dit que la figure du monde terrestre avait passé comme un rêve, et que demeurait seulement, perdue dans l’infini du ciel, la montagne franciscaine avec ses noires forêts, son monastère et ses deux églises.

Les jeunes Frères, las et ravis, goûtaient l’heure angélique de l’avant-matin ; et le Père Bénédict tirait des moindres circonstances un motif d’édification.

– Voyez, disait-il, mes petits frères, voyez les bêtes de la nuit, la chouette grise et la chauve-souris au vol anguleux. Comme elles fuient le soleil, devant même qu’il ne soit levé, et sitôt qu’elles pressentent l’ascension de sa face vermeille ! Ainsi nos mauvaises pensées et nos vains désirs, dès que le soleil de l’amour divin touche nos âmes obscures…

Et il disait encore :

– Ô mes petits frères, que vous avez peine à marcher ! Les ronciers accrochent vos vêtements et les chardons acérés déchirent cruellement vos pieds nus. Mais considérez que ces ronciers fleuriront demain en belles corolles blanches, et regardez la couleur de ces chardons bleus comme le ciel ou violets comme la campanule des bois. N’est-ce pas l’emblème de la pénitence religieuse, tant de rudesse et tant de douceur mêlées ? Béni soit Dieu qui fait naître la rose de l’épine, et qui peint le chardon acerbe aux couleurs mêmes du Paradis !

Ainsi parlait le bon Père, et les jeunes novices, émerveillés, louaient le Seigneur dans ses œuvres.

Ils étaient encore bien loin du couvent et traversaient un bois de pins, lorsque Duccio, qui marchait en avant des autres, aperçut une forme couchée à terre, comme d’une personne roulée en un manteau de velours noir, et dormant, le visage caché. En approchant, il vit du sang sur le manteau et du sang sur la mousse, ce qui lui fit jeter un cri :

– Père Bénédict ! Un homme gît, assassiné…

Le vieux moine, ému de compassion, répliqua :

– Il faut le secourir, frère Duccio !

Et il pressait le pas. Mais sans l’attendre, Duccio avait soulevé le manteau qui enveloppait l’inconnu : « Qu’est-ce là ! » pensa-t-il, en voyant une masse de cheveux blonds et une figure aux yeux clos, toute pareille à ce que serait la figure d’un ange si les anges pouvaient mourir. Il écarta les tresses soyeuses et découvrit l’épaule nue d’une femme qui portait une blessure au sein. Le sang coulait en filets rouges sur la chair blanche, sur la robe noire brodée d’or, sur les tresses défaites que retenaient mal des nœuds de perles. La femme toute jeune, et qui semblait de haut rang, était mourante, sinon morte, et insensible.

À cette vue, Duccio resta sans voix, ne sachant si c’était crainte ou pitié qui lui coupait l’haleine. Le Père Bénédict fut bien marri de trouver là cette femme ; et, comme une poule sa couvée, il voulut protéger ses novices contre les entreprises de Satan. Il songeait aux démons femelles qui obsédaient saint Hilarion et saint Antoine dans leurs oratoires du désert, et jusqu’en leurs lits de roseaux. Donc, faisant le signe de la croix, il murmura la formule de l’exorcisme, mais la femme évanouie ne s’en alla point en fumée infecte et le Père Bénédict connut qu’elle était de chair baptisée, en grand péril de mort et de damnation. La charité l’obligeait à secourir cette chrétienne, et, d’autre part, il se rappelait la prudence de saint François qui ne se permettait de lever les yeux sur aucune femme. Dans son incertitude, le bon Père Bénédict résolut d’accomplir, d’abord, le devoir étroit de la charité, et de transporter l’inconnue, de la manière la plus décente, jusqu’au village voisin, chez d’honnêtes paysans qui prendraient soin d’elle. Au nom de la sainte obéissance, il dit aux jeunes Frères de casser des branches de pin et de composer une civière avec quatre bâtons. Sur la civière improvisée, lui-même, de ses vieilles mains, disposa le manteau de velours, et sur ce manteau coucha la femme agonisante. Puis, Duccio et les trois autres novices prirent les bâtons par le bout.

– Allez, mes frères, et sans vous interrompre, récitez l’Ave Maria, dit le Père Bénédict.

La brume, dans la profondeur, s’évaporait lentement et, par degrés, surgissaient les collines, avec les tours crénelées, les villages, les prairies, l’Arno sinueux et jaune. Une étoile brillait encore, celle que les païens nomment Vénus, et le ciel, derrière le noir sommet de la Verne, devenait rose. Le reflet du jour naissant toucha la femme évanouie. Soudain, elle ouvrit des yeux sans pensée, verts comme les fontaines sous les feuilles. Elle regarda Duccio qui frémit, – et l’âme du novice, attirée par une infernale puissance, se perdit, avec délices, dans l’abîme glauque de ce regard. Cela ne dura que le temps d’un Amen, mais déjà Duccio n’était plus lui-même. Le sang brutal des Guidi se réveillait, l’assourdissait de sa rumeur. Et il ne retrouvait plus les saintes paroles de l’oraison qu’il devait réciter ; cependant que la femme aux yeux verts renversait sa tête pâmée dans ses cheveux, sur le velours ensanglanté de la civière.


IV


Il ne sut plus rien de cette femme, durant bien des jours. Elle n’était pas morte, puisqu’il aurait eu connaissance de sa fin par ses funérailles. Avait-elle quitté le village ? Était-elle encore malade et souffrant de grandes douleurs ? Qui était-elle ? De quel pays ? Qui l’avait égarée dans la montagne et poignardée ? Un brigand l’eût dépouillée de ses bijoux, tandis que l’agresseur avait laissé au corsage les agrafes de rubis, dans les tresses les nœuds de perles. Ne pouvant parler de l’inconnue à ses frères, Duccio en parlait à Dieu, ce qui trompait sa conscience. Il croyait que la seule compassion l’induisait à prier pour la créature meurtrie, dont le souvenir le troublait jusqu’aux larmes. Quand il fendait du bois dans la forêt, les vertes aiguilles des pins, la mousse olivâtre, l’eau de pluie amassée au creux des rocs, lui rappelaient des yeux qui reflétaient en leur double miroir l’immense nature verdoyante. Pour chasser l’image de ces yeux, il s’imposait des travaux excessifs et des mortifications secrètes. Il s’appliquait à méditer les leçons de saint François dont la présence était toute vivante encore en ces lieux… Là, le Père Séraphique avait parlé aux oiseaux. Ce rocher s’était amolli pour recevoir son empreinte. Il avait prié dans sa cellule isolée, avec le petit frère Léon. Il avait dormi dans cette caverne, sous les blocs suspendus, parmi les reptiles et les bêtes de l’ombre qu’il appelait ses frères et ses sœurs. Comment, dans cet air sublime de la Verne, dans cet air où les six ailes de l’Apparition avaient palpité, où la lueur animée du Corps glorieux et des cinq plaies divines avait rayonné, illuminant la montagne et réveillant au loin les pasteurs, comment le démon de l’Impureté pouvait-il répandre les miasmes puants de la luxure ? Tentation n’est pas faute, mais occasion de mériter et quelquefois salutaire exercice pour l’âme, à la condition que l’âme se fasse très humble et se laisse diriger par ceux qui ont charge d’elle. Duccio, à son insu, péchait par orgueil autant que par concupiscence. Il se flattait de repousser, seul, l’assaut démoniaque, et bientôt il douta même qu’il y eût du péché dans un souvenir involontaire et dans un sentiment de fraternelle charité.

Un dimanche, à la troisième heure après midi, les moines ayant achevé l’office de vêpres, firent leur procession quotidienne à la chapelle des Stigmates, suivis par une foule de pèlerins venus de l’Ombrie et de la Romagne. Frère Duccio, marchant à son rang, sortit de l’église. Quel fut son étonnement lorsqu’il vit, agenouillée à l’écart et n’osant se mêler aux pèlerins, la femme à la robe de velours noir, maintenant sauvée et guérie ? Son visage aminci était pâle et couvert de pleurs. Un voile cachait ses tresses blondes. Ses yeux verts, que Duccio ne put regarder sans un frisson, semblèrent chercher les yeux du novice. Ce fut tout. La procession s’éloigna sur le chemin taillé dans le roc, et la foule, se pressant, cacha la pénitente trop belle, qui dut partir le même jour, car on ne la revit jamais.

Frère Duccio l’attendit contre toute raison, contre toute pudeur, comme si, d’elle à lui, une promesse s’était échangée, comme si elle était venue à l’église pour lui, Duccio, et non pour Dieu, comme si elle avait pleuré sur elle et sur lui, et non sur ses péchés. Désormais, Duccio était perdu. Il oublia les enseignements de sa vertueuse mère ; il oublia que madame Lucrèce l’avait donné, petit enfant, à saint François, et qu’il ne pouvait se reprendre sans offenser la défunte et commettre un sacrilège. Bientôt, se pervertissant de plus en plus, il douta de sa vocation. Il déclara qu’il avait les inclinations d’un chevalier et non d’un moine et qu’il ferait son salut dans le siècle mieux que dans un monastère. Enfin, malgré les paternelles remontrances de l’abbé, il persista si bien dans sa résolution qu’on ne put le retenir davantage. Après six ans de vie conventuelle, il reprit l’habit séculier et partit pour la ville de Poppi où le comte Guido le reçut, avec de grands reproches…

De ces reproches, Duccio n’avait cure. Il réclama la part qui lui revenait de son héritage, et, ne pouvant supporter la vue de Poppi, du château, de la chambre dan la tour et du tombeau de sa mère, il s’en fut vers la cité d’Arezzo, auprès de l’évêque Guillaume Ubertini. Chemin faisant, il s’informa partout de la femme blessée qu’avaient sauvée les moines de la Verne. Il pensait que l’aventure de cette femme devait être connue par tout le Casentin. En effet, les gens qu’il interrogea lui répondirent en riant que la dame était une courtisane d’Arezzo, nommée Orsette, fameuse pour sa beauté. Son dernier amant, furieux de la trouver infidèle, l’avait frappée et abandonnée dans la forêt de la Verne. Il croyait que les bêtes fauves dévoreraient le cadavre et que les voyageurs, trouvant un jour des ossements épars sous les pins, ne reconnaîtraient pas en ces tristes débris la blonde Arétine disparue. Sauvée par les moines, qui ne soupçonnaient pas sa condition, l’Orsette avait envoyé deux bourses d’or à l’abbé de la Verne, pour le soulagement des pauvres. Depuis, il n’en était plus nouvelles. La courtisane était revenue sans doute dans sa maison d’Arezzo, à moins qu’elle ne se fût réfugiée, par prudence, dans une autre ville, car les filles folles de leur corps ne sont pas en peine de trouver des amants, les hommes étant partout des hommes, c’est-à-dire brutaux et voluptueux.

Cette révélation frappa Duccio comme un coup de poing au visage. Il ressentit une âcre fureur mêlée de dégoût et de convoitise, à l’idée que des mâles possédaient la belle aux yeux verts et faisaient leur plaisir de son corps blanc. Il les eût tués, avec joie, eux et elle, à moins que l’épargnant, elle… La pensée de Duccio s’arrêtait là. Si chastement nourri, ne connaissant point la forme réelle et l’odeur de la femme, il n’avait pas encore perdu toute vergogne. Il n’osait se représenter le corps de l’Orsette, son étreinte et son baiser. Et il avait à la fois la peur et le désir de la jouissance inconnue.


V


Il arriva dans la cité d’Arezzo et se logea chez un sien parent qui n’aimait pas Guido Novello et fut bien aise de contenter sa rancune en recevant Duccio avec de grandes marques d’amitié. Le jeune homme exprima sa volonté de s’instruire dans les arts de la guerre et devint, très vite, excellent cavalier et bon escrimeur. Quelques sentiments de piété lui restaient encore, qui le retinrent un peu de temps sur la pente du vice. Il ne se mêlait pas volontiers aux mauvaises compagnies et n’était point hardi avec les femmes. Parfois, une robe monacale rencontrée, un chant d’église entendu, le nom seul de saint François, remuaient dans son cœur les cendres encore chaudes de sa vertu consumée. Il sentait la pointe d’un remords et ce spasme de la gorge qui précède les larmes. Surtout, il lui était impossible de voir, sans souffrance, le mont de la Verne, bleuâtre parmi les cimes lointaines, lorsqu’il s’égarait en chevauchant dans la campagne et remontait la rive de l’Arno.

Malgré ces répugnances qui lui restaient de son premier état, Duccio n’avait plus la chasteté du cœur, et il ne put garder celle du corps. Il avait cherché vainement l’Orsette, sans savoir ce qu’il voulait d’elle, et ne la pouvant trouver, il dédaignait les autres femmes. Un soir, il tomba aux mains d’une fille qui avait des cheveux blonds et des yeux verts. Le lendemain, elle le dégoûta. Le surlendemain, il en prit une autre.

Dès lors, il lâcha la bride à sa frénésie amoureuse, et jura qu’il posséderait l’Orsette, dût-il la rejoindre dans le grand feu de l’enfer où le diable les marierait. Il la convoitait par amour et par haine, comme la cause de sa damnation, et il se consolait – le malheureux ! – de ses fautes abominables, parce qu’il se rapprochait ainsi, lui pécheur, d’elle pécheresse. Il lui semblait que cette créature d’en bas le tirait à elle, et que tous deux, par une décision du Juge éternel, auraient le même destin. Cette pensée était si forte en lui qu’il voyait souvent, dans ses rêves, l’Orsette pâle et blessée, étendue sur la civière de branchages. Elle le regardait de ses grands yeux verts, vagues et tristes, et elle disait :

– Je t’attends, Duccio. Hâte-toi.

Il s’élançait vers elle, les mains tendues, mais il ne touchait qu’un cadavre en putréfaction.

Ce songe, à longs intervalles, se reproduisait, avec des circonstances identiques, et Duccio n’en retenait que l’appel amoureux :

– Je t’attends. Hâte-toi !

Et il se hâtait, courant de ville en ville, cherchant la courtisane aux lieux que hantent les courtisanes. Jamais il ne put la découvrir et toujours davantage il se pervertit. Une nuit, à Ancône, une femme ivre lui raconta qu’elle avait bien connu l’Orsette, laquelle, fuyant son assassin, s’était embarquée dans ce même port, sur un vaisseau qui allait à Constantinople. Elle avait alors pour amant un Grec très riche qui la couvrait d’or et de vair précieux. Reviendrait-elle jamais en Italie ? Peut-être, à cette heure, était-elle captive des Barbaresques et sultane chez les infidèles… La femme, en achevant son récit, devina la fureur de Duccio et se mit à rire. Dans sa rage, il la prit aux cheveux et l’assomma de coups.

L’Orsette était perdue pour lui. Il le savait. Désormais, il abandonna la vaine quête, mais non point ses habitudes de débauche, et il continua de fréquenter les mauvais lieux. Cette existence dissolue ne l’empêchait pas d’être un beau seigneur selon le goût du monde, courtois dans les chambres des dames, soldat gaillard et fidèle ami. Ce fut par amitié pour Buoncontre de Montefeltre qu’il se jeta dans le parti gibelin. L’évêque d’Arezzo, Guillaume Ubertini, qui avait l’âme d’un guerrier plus que d’un prêtre, ne voulut voir en Duccio que le guerrier. Ils combattirent, flanc contre flanc, à Campaldino ; et quand la fortune tourna du côté des Florentins, et que Guido Novello, trahissant ses alliés, déserta le champ de bataille et se retira dans la citadelle de Poppi, Duccio demeura ferme parmi les Gibelins en déroute. Trois fois, il sauva le vieil évêque saignant par dix blessures. Blessé lui-même, l’armure faussée, le casque fendu, l’épée brisée, il tomba, et sur lui les cadavres de ses compagnons s’entassèrent… Dans la nuit, il reprit ses sens, sous la flagellation de la pluie. Un ciel noir, déchiré d’éclairs, pesait sur le Casentin. Des torrents d’eau sanglante se précipitaient vers l’Arno, et la plainte des agonies éparses se mêlait à la tempête. Les soldats guelfes erraient çà et là, dépouillant les morts. Duccio, à la faveur de l’orage et des ténèbres, put s’éloigner en rampant. Il rallia quelques fuyards, leur rendit courage, et la petite troupe, emportant des armes ramassées dans la boue, gagna les contreforts des monts.


VI


Maintenant, les Guelfes dominaient le Casentin, et sur les ruines des châteaux démantelés rougissait le lys de Florence. Duccio, réfugié dans le Pratomagne, ne voulut pas céder aux vainqueurs, car il avait juré que le sang florentin paierait la mort de l’évêque Ubertini et de Buoncontre. Ses soldats, amoureux de l’aventure, le nommèrent leur capitaine pour faire la guerre de partisans. Duccio aima cette vie dangereuse. Il tua, pilla, viola, incendia, sans remords, sur les terres qui dépendaient de la République, mais, avec le temps, la guerre devint brigandage, et le capitaine un criminel qui ne distinguait plus ni amis ni ennemis ; si bien que le nom de Duccio fut en horreur à toute la contrée et sa tête mise à prix par la Seigneurie de Florence.

La bande, âprement pourchassée, se dispersa. Il ne restait plus à Duccio qu’un seul compagnon, appelé Tibère, et tous deux vécurent comme des loups, brouillant leurs traces et changeant de gîte pour dépister les chasseurs. La faim, le froid, l’incertitude perpétuelle de vivre et de mourir, brisèrent bientôt les forces et la volonté de Tibère, tandis que Duccio, exercé aux privations dès sa jeunesse par la discipline monastique, ne fléchissait pas. Un jour, ils faillirent tomber sur un convoi qui allait du Casentin vers le Murgello, avec une escorte bien armée. Des soldats qui les avaient vus les poursuivirent. En fuyant, Tibère et Duccio s’égarèrent dans un lieu inconnu. C’était une montagne toute noire de sapins, toute ruisselante d’eaux vives, creusée de froides vallées. Recrus de fatigue, les deux hommes se couchèrent sur une grande pierre plate, au bord d’un torrent, et partagèrent leur dernier morceau de pain ; puis ils convinrent de dormir et de veiller l’un après l’autre, et Duccio, se confiant à la bonne garde de Tibère, se reposa, lui premier. Mais le démon induisit Tibère au crime de Judas. Il lui représenta le destin qui l’attendait, cette vie de bête forcée. Pour qui ? pour un homme qui n’était pas de son sang, pour un bandit dont la mort réjouirait toute la Toscane et vaudrait à l’exécuteur la clémence des Florentins. Bien persuasif est le démon, quand il parle dans la solitude ! Tibère ne discuta pas longtemps avec le conseiller malin dont la voix lui semblait être sa propre pensée et le vœu propre de son cœur. Fardant sa méchanceté d’une couleur de justice, il résolut de tuer Duccio et de porter sa tête à Florence. C’est pourquoi il tira son poignard… mais il ne put regarder en face son maître qui, sale, échevelé, la barbe longue, les joues creuses, conservait, dans le sommeil, un air d’homme noble et de guerrier. Tibère, se déplaçant alors, avec précaution, sur la pierre plate, arriva derrière Duccio et le frappa, traîtreusement. La lame aiguë déchira l’épaule, dévia sur un os et se brisa. Duccio, réveillé par le choc, ne sentit même pas la douleur. Il saisit à la gorge le misérable Tibère et le précipita dans le lit du torrent, où ce maudit trouva une prompte mort, pour le plaisir et le profit du diable, car, n’ayant pas eu le temps de se repentir, il fut rompu noyé et damné.


VII


Le soleil était bas et les troncs des sapins brûlaient d’un feu rouge, à travers les branches sombres qui s’abaissaient comme un toit. Duccio, affaibli par sa blessure, brisa un rameau dont il se fit un bâton, et, marchant avec peine, gravit la pente de la montagne. Il voulait atteindre le sommet et s’y coucher, face aux étoiles, pour mourir. Longtemps, il s’acharna, des mains et des pieds, sur la roche et la broussaille, et il désespérait d’avancer quand la lune naissante lui montra un escalier taillé à pic, comme en font les coupeurs de bois. La hêtraie, aux larges dômes, remplaçait la sapinière. Duccio se souvint de la forêt de la Verne et des heures innocentes de sa jeunesse, lorsqu’il portait la robe noire du novice et la hache du bûcheron. Une tristesse affreuse le saisit, pareille à celle des âmes errantes aux plus profondes sphères du Purgatoire, sur les confins mêmes de l’Enfer. Ce n’était pas le désespoir du damné, parce que cette douleur ressemblait au repentir et que le repentir contient l’espérance. Délaissé, trahi, épuisé par la faim, perdant son sang, Duccio se retournait vers sa jeunesse, et comparant ce qu’il était à ce qu’il aurait pu être, il avouait devant Dieu qu’il avait mérité son châtiment. Le regret des biens spirituels qu’il avait abandonnés ne prenait pas encore, sur ses lèvres, la forme de la prière. Il n’osait s’adresser à Dieu directement, comme un fils ingrat au père offensé dont il attend le pardon ; mais la prière était dans le battement de son cœur, dans la fièvre de ses veines, dans la crispation de ses mains, dans le sanglot inarticulé de sa bouche. Autour de lui, la forêt devenait plus noire, et le vent qui se leva parut apporter toute une cohorte de démons. Une clameur jaillit des arbres, des torrents, des grottes. Des mains griffues accrochèrent les vêtements de Duccio ; des ailes infectes le souffletèrent ; des serpents se nouèrent à ses pieds ; et le rire du Diable éclata, en longs échos, parmi le bruit des pierres qui roulaient au précipice. Mais Duccio, par un effort suprême, continua de monter, malgré les ongles qui le tiraient en arrière ; et quand il ne put avancer davantage et qu’il se sentit défaillir, il appela, de toute sa force mourante :

– Ô mon saint père François, au secours !

L’emprise démoniaque cessa brusquement. Duccio mit le pied sur un terrain libre et vit les astres au-dessus de lui, dans le ciel obscur.

Alors, un vertige le prit. Il se laissa choir et perdit conscience.


VIII


Était-ce la mort ou le sommeil ? L’âme, presque détachée du corps, entendit ce que l’oreille ne percevait pas, le son léger d’une clochette. Duccio rouvrit les yeux. Il était couché sur un terrain dénudé, bosselé de monticules, que baignait, de toutes parts, le bleu céleste du matin. Dans l’herbe courte, étoilée de chardons sylvestres, un faucon sautelait et faisait tinter la clochette pendue à son col. Cet oiseau, loin de s’effrayer aux gestes de l’homme, vola vers lui et se posa sur sa manche avec tant de gentillesse que Duccio ne put se retenir de le saluer, à la manière franciscaine :

– Ô mon frère le faucon, d’où viens-tu ? Qui t’envoie vers un pécheur misérable ?…

La bestiole battait des ailes, joyeusement, et, tout à coup, une voix s’éleva qui disait :

– Patience, patience, mon frère ! Voici de l’eau dans une écuelle et du pain qui n’a pas plus de sept jours. Bois et mange à ton désir, et louons Dieu !

Duccio répondit :

– Dieu soit loué !

Des mains très douces le soulevèrent un peu. Il but à longues gorgées.

La créature qui lui présentait l’écuelle était plus animale qu’humaine par la figure et l’accoutrement. De très longs cheveux couleur de toile d’araignée couvraient à demi son visage dont les os, saillants sous la peau terreuse, montraient le masque même de la mort. Un sac, serré par une corde, était tout son vêtement, d’où sortaient les jambes nues et les bras nus, pareils à des ceps de vigne.

– Qui es-tu, âme bienfaisante ? demanda Duccio, et quel est ce lieu ?

– Ne connais-tu pas, mon frère, la montagne appelée Secchiette qui appartient aux moines de Vallombreuse ? Je m’y suis retirée pour pleurer mes péchés et mener la vie érémitique, dans une cabane construite de mes mains. Les bons religieux m’envoient un pain tous les dimanches, que le porteur dépose sur une pierre, tandis que je reste cachée. Aussi, depuis bien longtemps, n’ai-je vu figure d’homme ou de femme et n’ai-je parlé qu’à Dieu, Notre-Seigneur, et à ce petit faucon. C’est lui, le gentil compagnon, qui t’a découvert, gisant et pâmé. Il est venu m’en avertir, par le mouvement de ses ailes et de son col. Dans son langage, il m’invitait à le suivre. Vois comme il est gai, maintenant, et comme il fait tinter sa clochette !… Mais, puisque te voilà désaltéré, permets que je lave ta blessure et que j’y pose un bandage de feuilles dont la vertu arrêtera le flux de sang. Soulève-toi ! Je ne te ferai point de mal. J’aimais soigner les corps souffrants, autrefois, quand j’étais femme.

– Ô sainte, dit-il, quand tu étais femme, dans le monde, tu pratiquais déjà les œuvres de charité ?

– J’avais pitié des pauvres malades parce que je sentais mon âme toute lépreuse et puante de péchés. Ma vie était un scandale et ma beauté funeste un vase de corruption. Sache-le, mon frère : celle qui t’assiste a longtemps erré par les mauvaises routes, avant de trouver Dieu.

– Et moi ! s’écria Duccio, et moi ! Je l’avais trouvé dès mon enfance. Ma mère mourante m’avait donné à saint François comme un agneau pour son bercail.

Des larmes coulèrent sur ses joues brûlées de fièvre.

– Ô sainte montagne de la Verne ! ô chapelle des Stigmates, où chaque jour et chaque nuit j’allais prier ! Hélas ! Je ne vous reverrai plus. Une femme a traversé le chemin que je suivais, sur les pas du Séraphique. Pour chercher cette femme, j’ai quitté la robe de bure et le cilice ; et jamais je ne l’ai rencontrée, mais je suis devenu impie, blasphémateur, luxurieux et meurtrier.

La Pénitente se redressa et, soutenant le blessé comme une mère son enfant, elle lui dit :

– Regarde devant toi, mon frère !

Elle désignait l’immense étendue des vallées et des montagnes qui se déroulaient à l’horizon du côté du soleil levant. Derrière une haute chaîne bleue, striée de neige, le ciel se dorait comme un plateau d’autel et de grands rayons semblaient jaillir d’une blessure vermeille. Plus bas, dans la conque ravinée où luisait un fleuve d’argent, des collines vertes portaient des villes, des villages, des châteaux, des tours, des campaniles ; et partout, en files noires, pointaient des cyprès.

Poppi, Romène, Bibbienne, Porciano, tout le frais Casentin, toute l’enfance de Duccio, tous ses souvenirs étalés dans la douceur matinale ; et là-bas, c’était la Verne, pareille à la haute poupe d’un vaisseau penché, la Verne, avec ses rochers fendus, et son petit couvent, visible pour l’âme, sinon pour les yeux.

– Ô mon frère ! dit la Pénitente, la contemplation de cette montagne a été mon réconfort depuis vingt ans. Mes pieds ne sont pas dignes de la toucher ; mais de loin, présente à ma vue, elle me rappelle la grande faveur que le saint Père François m’a faite, par les mains très pures de ses fils. Si tu étais à la Verne, en ce temps-là, tu as connu l’histoire de la femme que les Frères mineurs ont trouvée, un matin, gisante et blessée, comme je t’ai trouvé toi-même. Je suis cette malheureuse qu’on appelait Orsette dans la cité d’Arezzo. Je faisais métier de courtisane, et – vois mon infamie ! – je regardai avec des yeux charnels l’un de ces Frères qui portaient, sur une civière de branches, ce corps de boue, cette chair d’iniquité. À peine guérie, j’eus le désir de le retrouver, et j’osai me mêler aux pèlerins, monter au couvent, attendre la procession qui sortait de l’église… Mais la grâce de Dieu toucha mon cœur. Je tombai à genoux, en versant des larmes si amères et si douces que le souvenir de ce moment m’attendrit encore. Je passai de la confusion à la honte, de la honte au repentir, de l’amour humain au divin amour. La vie du siècle me fut en abomination. Alors, je distribuai mes biens aux pauvres : je laissai croire que j’étais partie outre-mer, et je vins ici, pour imiter Madeleine dans sa vie pénitente, comme je l’avais imitée dans sa vie voluptueuse. Tu le vois, mon frère, par des chemins opposés, nous arrivons, toi et moi, au même but qui est l’humble contrition, l’espérance et l’amour de Dieu ; et puisque le Seigneur nous a réunis, ce matin, et qu’il nous permet de revoir ensemble la sainte montagne, louons-le, bénissons-le, avec toutes ses créatures…

Duccio se prosterna, face contre terre. Il demeura ainsi, longtemps. Quand il se releva, l’Orsette avait disparu et le soleil, ostensoir éblouissant, brillait sur la Verne.


IX


Le pénitent se fit une cellule dans les rochers. Une fontaine coulait tout auprès où les oiseaux venaient boire, et souvent Duccio parlait à ces bestioles que ses yeux caves et sa barbe démesurée n’effrayaient pas. Il était nu sous un sac de toile que lui avaient donné les moines de Vallombreuse, avec une corde pour ceindre ses reins et un bréviaire pour lire l’office. Un peu de pain noir, des racines, des glands faisaient sa nourriture, l’eau de la fontaine, son breuvage, la pierre brute, son lit.

Il vécut ainsi, mortifiant son âme et sa chair, dans la solitude, sans jamais revoir la Pénitente qui habitait, à cent pieds au-dessus de lui, sans jamais avoir notice d’elle autrement que par la visite du faucon. Les années passèrent qu’il ne compta point, et il était très vieux quand sonna l’heure de sa délivrance, et quand il put dire :

– Sois la bienvenue, ma sœur la Mort !

Le souvenir de ses crimes le poursuivit en ses derniers moments, mais, pendant qu’il agonisait, il vit un ange aux six ailes flamboyantes qui tenait une balance d’or. Sur l’un des plateaux, il y avait des morceaux de plomb noir, et sur l’autre une petite coupe d’eau très pure.

Et les deux plateaux étaient en équilibre.

Duccio connut, par une révélation de Dieu, que le plomb noir représentait sa mauvaise vie, et l’eau pure les larmes de l’Orsette.

Il expira doucement, à l’heure de prime ; et cette même nuit, à l’heure de tierce, mourut la Pénitente dans sa cabane. Les moines de Vallombreuse, avertis par le faucon, vinrent ensevelir les deux corps, qui furent enterrés sous le même hêtre. C’est ainsi que se rejoignirent, dans une tombe sans nom, Orsette et Duccio qui avaient été, l’un par l’autre, tour à tour, perdus et sauvés, et qui étaient, par des voies contraires, arrivés à la perfection ascétique et au salut éternel.

Ici finit la légende de Duccio et d’Orsette.


LA SIRÈNE DE KERDREN


À M. Louis Doynel.


Un soir de pluviôse, an II de la République, M. Charles-Auguste Mazurier, inspecteur des mines, en mission dans le Finistère, s’en allait de Landerneau vers Carhaix.

La lande déserte, semée de roches granitiques, sans routes, sans maisons, presque sans arbres, ondulait sous le ciel bas où de gros nuages, venus de la mer, couraient, poussés par les rafales. Ni du côté des monts d’Arrée, ni du côté de l’océan, le paysage, noir de bruyères mortes, n’avait plus de contours précis. Le crépuscule achevait de dissoudre les lignes, de faner les couleurs et déteindre le miroitement métallique de quelques étangs dispersés.

Parvenu au bord d’un plateau, près d’un calvaire à trois croix chargé de personnages gothiques, le cavalier laissa souffler son cheval.

Un sentiment panique de solitude l’accablait, en ce lieu triste, à cette heure trouble. La veille, à Landerneau, le commissaire du pouvoir exécutif l’avait assuré que le district était paisible, qu’on y trouvait partout les bienfaits de la Révolution et non pas — comme dans le Morbihan voisin — la chouannerie embusquée au fond des chemins creux, entre les petits murs de pierre sèche. Les fauteurs de troubles avaient expié leurs crimes sur les places de Brest et de Quimper. Restait un agitateur, plus habile que les autres, l’insaisissable curé Trentiniac, un réfractaire, « ennemi de la nation et de l’humanité », dont la présence était signalée à la fois dans le pays de Léon et dans les Montagnes Noires, comme s’il avait possédé le pouvoir magique du dédoublement.

C’était le temps où les prêtres qui refusaient le serment civique étaient déportés à Cayenne et, s’ils se soustrayaient à la déportation, arrêtés, jugés, condamnés et guillotinés dans les vingt-quatre heures. Le décret du 13 vendémiaire ordonnait que la même peine fût appliquée aux recéleurs des « insermentés ». Cependant, les campagnes françaises étaient pleines de ces proscrits. Cachés dans les bois, ils célébraient la messe au fond des grottes ou sous les dolmens druidiques ; ils baptisaient, confessaient, mariaient secrètement les fidèles ; puis, l’office achevé, se muaient en soldats du roi.

Celui que le directoire du Finistère faisait rechercher dans toutes les communes, et dont la tête était mise à prix, avait sa légende, chaque jour accrue d’un épisode nouveau par l’imagination populaire.

« Certes, l’ignorance et le fanatisme ont ajouté de sombres couleurs à ce personnage, qui, par lui-même, doit être assez effrayant, se dit le cavalier en regardant d’un œil inquiet les hautes touffes d’ajonc… Après tout, si je le rencontrais, à cette heure-ci, dans cette lande, et qu’il fût seul contre moi seul, je ne le craindrais pas, étant bien armé. Mais, pourquoi me chercherait-il noise ? Je ne suis pas militaire ; je ne suis pas magistrat ; je suis un modeste minéralogiste, un homme pacifique, bon époux, bon père, bon ami, très fâché de vivre dans les temps héroïques de la Révolution et qui se fût bien passé d’aller en Bretagne pour y fabriquer du salpêtre… »

Le souvenir de sa Touraine natale le fit soupirer. Il revit sa maison dominant la levée de la Loire, les espaliers, les vignes et la jolie citoyenne Mazurier en robe de linon blanc, coiffée d’un madras « à la créole ». Elle lui souriait en l’appelant : « Charles-Auguste, mon tendre ami… »

Pendant la Terreur, le prudent Mazurier avait troqué ses prénoms baptismaux contre les noms vraiment républicains de Léonidas et de Brutus. Mais la citoyenne Mazurier, portes closes, envoyait au diable les Spartiates et les Romains…

Le minéralogiste rabattit les bords de son chapeau, car la pluie commençait à tomber. À l’ouest, une barre jaune se dessina, pâlit, disparut sous l’amoncellement des nuées. Le ciel et la lande prirent la teinte du plomb. Mazurier, se fiant à sa monture, descendit la pente qui se relevait, au delà d’un petit vallon, et rejoignait les faibles contreforts des « montagnes ». Plus loin, il trouva des champs labourés, un chemin creux bordé de genêts, quelques masures et, enfin, dans la campagne redevenue déserte, une longue avenue de chênes qui annonçait un château.


II


L’inspecteur poussa son cheval sous Le couvert des arbres où l’ombre devenait plus noire, jusqu’à ce que le sabot de la bête fît résonner un dallage de pierre et que la masse d’une grosse tour obscurcit la nuit. Pas une lueur derrière les fenêtres. Le manoir semblait abandonné. Mazurier mit pied à terre et souleva le heurtoir de la porte. Le choc sonore parut ébranler les ténèbres. Au second coup, la porte s’entr’ouvrit et le rais vaporeux d’une lanterne éclaira le visiteur en plein visage. Un paysan aux longs cheveux grisonnants, vêtu de larges culottes et d’une veste bleue, demanda en français

— Que voulez-vous, à cette heure ?

— Je désire voir le citoyen Le Guilvic qui m’a prié de m’arrêter ici lors de mon passage à Kerdren. Je suis le citoyen Mazurier, inspecteur des mines.

— Espérez un peu. Je vas prévenir le maître, dit le bonhomme en fermant la porte au nez du minéralogiste déconfit.

Mais la porte se rouvrit bientôt.

— Vous pouvez entrer, citoyen. Je vas mener votre cheval à l’écurie, oui donc !

— La boîte ! cria l’inspecteur des mines, La boîte qui est attachée sur la selle !… Ne l’oublie pas !

— Elle est pesante ! On dirait du plomb.

— Il n’y a pas de plomb là dedans. Il y a des pierres que je veux montrer au citoyen Le Guilvic.

L’homme à la veste bleue emmena le cheval, et l’inspecteur pénétra dans un vestibule vaguement éclairé par le reflet d’un grand leu qui brûlait dans la salle voisine.

Une voix aiguë cria :

— Salut et fraternité, citoyen !… Regarde où tu poses le pied, car il y a des trous dans le carreau… Tout dégringole, ardoises, girouettes, volets, et la fortune de la maison avec la maison, mais je m’en console en pensant que je vis au siècle des lumières et que nous commençons l’âge d’or.

— Salut et fraternité, citoyen Le Guilvic. Je m’excuse de venir ainsi, sans m’être annoncé, m’asseoir à votre foyer, pour une heure, mais je me suis remémoré l’invitation que vous me fîtes, en brumaire, lorsque j’eus l’honneur de vous voir à Brest, et certaines circonstances me conduisant par ici…

— Hé, citoyen, je suis charmé de te recevoir.

Un rire grinça, comme le cri d’une girouette rouillée.

Au seuil de la « salle », dont la porte jouait dans un encadrement de granit à moulures, surmonté d’un écusson, se tenait un petit vieillard enveloppé d’une houppelande brune. Son corps était si grêle que ses jambes semblaient dénuées de chair dans les bas de laine bleue tout reprisés. Sur son crâne, un peu de travers, une perruque jadis blanche était posée, qui avait pris le ton jaunâtre d’une vieille toison de brebis. L’ample rondeur du front tendait la peau luisante comme du parchemin et partout ailleurs burinée de rides très fines. Le nez, aussi desséché qu’un coquillage abandonné au soleil, la bouche tordue par l’ironie, le menton saillant, les joues creuses, les yeux d’un bleu singulièrement pur et vif, semblaient faits d’une matière subtile, non charnelle, aussi légère qu’une feuille morte au creux de la main, et que la moindre étincelle eût consumée.

— As-tu dîné, cher Léonidas-Brutus ?… Oh ! pas de cérémonie avec moi. Cela pue l’ancien régime. Soyons laconiques. As-tu dîné ? Non. Tant pis pour toi. Tu partageras mon brouet spartiate. Naguère, sous le tyran, je t’aurais offert du gibier, mais on m’a retiré mes droits et mes armes de chasse, il ne me reste plus que des harpons.

Mazurier considéra le citoyen Le Guilvic, ci-devant comte de Kerdren et capitaine de frégate dans la marine ci-devant royale.

— Sous le tyran, dit-il, je n’aurais pas dîné à votre table, et l’office eût été bien assez bon pour le fils d’un marchand tourangeau.

— Qu’en sais-tu ? s’écria brusquement Le Guilvic… Un freluquet de Versailles vous eût peut-être traité selon votre naissance et non pas selon vos mérites. Mais j’avais une autre idée de l’hospitalité, avant même que d’avoir lu votre Jean-Jacques.

— Je n’en doute pas, citoyen. L’amour de la science conduit à l’amour de la vertu, et il suffit de parcourir vos ouvrages pour y reconnaître une âme républicaine.

— Comme il me suffit de t’entendre, citoyen, pour découvrir en toi je ne sais quelle corruption contre-révolutionnaire, car tu ne consens point à me tutoyer, et tu n’as pas encore, une seule fois, prononcé les mots de b… et de f… si chers aux véritables sans-culottes.

— Oh ! pour cela, dit en riant Mazurier, je peux sacrer tout comme un autre, et si le style du Père Duchesne vous agrée, je l’emploierai par courtoisie… Mais j’avoue qu’en certains cas… devant certaines personnes… j’éprouve un plaisir peut-être coupable à parler comme faisaient mes parents… Me dénoncerez-vous aux représentants qui sont en mission dans le Finistère, et qui m’envoient inspecter les mines de Huelgoat ?

Le vieux Kerdren eut un accès de son rire sarcastique, mais ses yeux bleus prirent une expression bienveillante. Il posa sa main fluette, pareille à un objet d’ivoire travaillé, sur l’épaule du minéralogiste. L’honnête visage de Mazurier était aussi frais, aussi candide que celui d’un petit garçon, avec ses yeux bruns à la fleur de la tête, ses bonnes joues vermeilles, son nez un peu gros, sa bouche un peu grande, la fossette de son menton. Les cheveux châtains, noués sur la nuque par un vieux ruban, gardaient quelque trace de poudre.

— Eh bien, monsieur, devant que le repas soit prêt, — pauvre repas, triste chère ! — vous me direz ce qui me vaut le plaisir de vous recevoir. Je présume qu’il s’agit de minéralogie, car nous aimons tous deux cette belle science. Les cailloux sont moins durs que les cœurs des hommes.

Il offrit un siège à Mazurier, sous le manteau de la cheminée gothique où croulait un tas de braise, puis il jeta deux bûches dans l’âtre. Des flammes pétillantes montèrent. Leurs rougeâtres lueurs firent jaunir les petites lumières d’un candélabre à deux branches posé sur une table en chêne noirci. Les solives du plafond, la pierre des murs, tendue, jusqu’à hauteur d’homme, d’une tapisserie de Bergame, jadis verte, mais décolorée par l’humidité, sortirent de l’ombre. La salle basse de Kerdren était si longue que ses extrémités se perdaient dans les ténèbres. Elle était dallée, sans autres lapis que des peaux de loup et de renard jetées sur la pierre brute, comme au temps fabuleux du roi Arthur. On y venait aussi d’énormes bahuts, un vaisselier chargé de faïences de Quimper et de plats d’étain, une table, des escabeaux, un banc à dossier et six fauteuils au point de Hongrie. Au-dessus de la tenture étaient disposés des « massacres », des tètes de sanglier naturalisées, et — les armes ayant été confisquées par un commissaire amateur de belles panoplies — quelques lances, hachettes, poignards, sagaies aux formes affreuses, trophées sauvages rappelant les lointaines navigations de M. de Kerdren. L’objet le plus remarquable de cette collection était une grande figure de femme, en bois, rehaussée de peintures barbares, la tête et le torse nu assez bien conservés, le bas du tronc et les jambes d’une seule pièce, comme les Termes des jardins, mais si grossièrement taillés, si profondément rongés, qu’aucune forme de membres humains n’y était plus reconnaissable. Les bras avaient disparu, — peut-être n’avaient-ils jamais existé. Cette figure, mexicaine ou caraïbe, était dressée contre le mur et, dans la pénombre traversée de rougeurs mobiles, elle dessinait assez bien la forme allongée d’un poisson. La face, encadrée de petites tresses frissonnantes comme des algues, avait de très grands yeux obliques, saillants, faits d’une substance nacrée et d’une espèce d’émeraude ternie. Un terrible sourire relevait les coins de la bouche. Les épaules effacées, les seins petits et pointus, le ventre plat et cette gaine informe des jambes qui s’achevait par une fourche, comme une queue de dauphin, donnaient l’idée de la souplesse agile et fuyante, malgré la rigidité du bois.

Mazurier allait demander à M. de Kerdren qu’elle était l’origine de cette « idole », quand le valet à veste bleue apporta la boite aux pierres.


III


L’année précédente, à Brest, Charles-Auguste Mazurier avait rencontré le ci-devant Kerdren chez un chimiste, M. Ginouin, qui réunissait en sa maison les anciens membres de la défunte Académie royale de marine. Officiers de vaisseau, ingénieurs, mathématiciens, médecins, naturalistes, administrateurs, ils donnaient à l’étude les loisirs de leur retraite, et s’efforçaient de reprendre les travaux que la Révolution avait interrompus. Le Guilvic de Kerdren faisait quelquefois le voyage de Brest, pour revoir ses vieux collègues et camarades que les nouveaux maîtres de la ville considéraient comme des maniaques inoffensifs. Autrefois, quand M. de Kerdren était au service du roi sur la frégate l’Aventureuse, son caractère fantasque et frondeur avait indisposé les amiraux et ralenti son avancement. Dans cette ville de Brest, où tout ce qui n’était pas garde-marine comptait pour rien, il fréquentait des gens que le « grand corps » avait excommuniés : des officiers de fortune, des bourgeois, des artistes comme Hue et Sartory. Aussi passait-il pour philosophe et disciple de Jean-Jacques. À la vérité, M. de Kerdren avait vu de trop près les races primitives pour croire au « bon sauvage », naturellement vertueux ; mais, dans ses relations avec l’espèce humaine, — qui lui semblait naturellement égoïste et méchante, — il cherchait la satisfaction de ses goûts personnels sans s’embarrasser d’aucun préjugé. Il avait la passion des sciences, et particulièrement de la géologie. La conversation des savants lui agréait donc beaucoup plus que la compagnie des caillettes. Il devait sa réputation de « philosophe » à ses manières plutôt qu’à ses idées, et cette même misanthropie qui l’éloignait des salons, lui donnait, aux yeux des sots, figure de philanthrope ! Quand la Révolution déferla sur Brest et que la société aristocratique fut emportée par ce raz de marée, des officiers subalternes, des avocats, des marchands, presque sans connaître M. de Kerdren, le considéraient comme un Mirabeau de Basse-Bretagne. Il se tira d’un pas dangereux en se réfugiant dans son château, pour y soigner sa santé, disait-il, et s’y occuper de travaux scientifiques. À plusieurs reprises, des délégués de Brest, de Landerneau, de Carhaix, le vinrent surprendre à Kerdren. Ils trouvèrent toujours dans les façons de l’hôte, dans l’aspect du logis, dans la frugalité de la table, comme une double attestation de civisme et de pauvreté. Leur sollicitude alla jusqu’à s’informer des dispositions des paysans. Les ci-devant vassaux, encore subjugués par le fanatisme, n’étaient-ils pas une menace permanente pour le ci-devant seigneur, devenu républicain ? Le ci-devant seigneur répondit que les gens de Kerdren le tenaient pour sorcier et n’approchaient jamais du château, le seul Corentin, ex-matelot, assurant tout son service ; et, comme il accompagna cette déclaration de quelques jurons épouvantables, les délégués se retirèrent tout attendris.

Charles-Auguste Mazurier partageait le sentiment des citoyens délégués. Lui aussi, qui connaissait ou croyait connaître l’histoire de Le Guilvic, regardait ce vieillard singulier comme un admirable type de l’aristocrate, volontairement dépouillé de ses préjugés et de ses privilèges. Mais, avant tout, il honorait en lui le savant, avec une certaine naïveté dans le respect qui empêchait absolument des manifestations de fraternité républicaine, telles que le tutoiement. C’est que Charles Mazurier, comme beaucoup de bourgeois français qui se croient révolutionnaires, était un aristocrate inconscient, un homme très civilisé, sensible aux moindres nuances de la langue, nullement désireux de manger dans la même assiette que les crocheteurs et de dormir sur la même paillasse.

La boîte aux pierres étant posée sur la table, M. de Kerden approcha les deux flambeaux.

— Avez-vous donc quelque chose d’extraordinaire à me montrer ? dit-il avec la mine d’un gourmet qui sent le parfum des truffes.

— Peu de chose. Vous savez que je recherche les terres salpêtrées. Or j’ai vu dans l’église de Penmarc’h, qui est construite en granit de la côte, des efflorescences salines, et, sur une roche granitique, près de la rivière d’Odet, j’ai découvert du sulfate de magnésie…

— Je sais… je sais…

— Voici un échantillon, dit Mazurier en fouillant dans la boîte… Le sulfate de magnésie, qui s’était formé pendant une période de sécheresse, a disparu dès la première pluie…

— Oui, le climat très humide de notre Bretagne gène la formation des sels qui devraient être abondants… À Penmarc’h, monsieur, vous avez constaté comment le sel marin, dont les pierres sont imprégnées, se combine avec la chaux qui sert à lier ces pierres, et compose un muriate de chaux. Le lieu, bas et malsain, plein d’exhalaisons méphitiques, contient beaucoup d’acide carbonique. J’y vois la raison d’un phénomène, unique dans la région, et encore mal expliqué.

Les yeux de Charles Auguste Mazurier brillèrent :

— Précisément, dit-il, j’ai rédigé quelques observations sur ce sujet… La bonté que vous m’avez toujours témoignée, monsieur, m’a donné l’audace de vous apporter ce petit mémoire et, si vous daignez y jeter un regard, vous m’obligerez infiniment.

— Très volontiers, citoyen.

L’inspecteur fouilla dans une poche intérieure de son vêtement et il en tira un gros portefeuille en cuir noir qui laissa échapper quelques papiers.

M. de Kerdren les ramassa promptement, mais Mazurier s’écria :

— Excusez-moi, monsieur. Ceci n’est pas mon mémoire. Ce sont les divers sauf-conduits qui me permettent de circuler librement. Il y a des municipalités fort méfiantes, et certains comités de village, animés d’un beau zèle ou d’une belle peur, ont tôt fait de prendre un voyageur innocent pour un espion aux gages de l’Angleterre !… Le moi dernier, à Pol-de-Léon, une vieille folle ne m’a-t-elle pas dénoncé à la municipalité comme étant le curé Trentiniac ?… J’avais mes papiers en règle, fort heureusement pour moi…

M. de Kerdren leva la tête. Son regard bleu frappa comme un stylet la bonne face arrondie du minéralogiste.

— Déplaisante aventure ! dit-il. Sotte confusion !… Je ne connais pas le curé de Trentiniac, mais, d’après ce que j’en ai ouï dire, vous lui ressemblez comme je ressemble à la Sirène de Kerdren.

Il désigna, d’un geste, la statue mystérieuse.

Mazurier étala un petit cahier sur la table.

— Voici mon mémoire.

— Eh bien, je le lirai cette nuit.

— Épargnez-vous cette fatigue, monsieur, dit l’inspecteur qui pliait soigneusement les sauf-conduits et les remettait dans le portefeuille. Vous me reverrez sous peu. Je dois être demain à Huelgoat, où je demeurerai quelques jours ; puis je ferai une tournée dans la région la plus déserte de la Montagne Noire, et je terminerai mon voyage par Morlaix que je ne connais pas encore… De Morlaix, sans doute reviendrai-je par ici, avant que de regagner Brest et de repartir pour ma chère Touraine… si toutefois l’on m’en donne congé, acheva-t-il en soupirant.

— Vous devez être demain, à Huelgoat ?

— Oui, monsieur.

— Mais c’est impossible !

— Quelques heures de chevauchée nocturne ne m’effraient pas, et je veux surprendre à l’aube les directeurs et ingénieurs des mines de Huelgoat… C’est le désir de vous saluer, monsieur, et de vous remettre mon mémoire, qui m’a fait dévier de mon chemin.

— Allons ! vous coucherez ici.

— Hélas ! monsieur, je ne saurais… Après souper, je devrai partir, bien à regret, je vous assure.

— Vous êtes brave, citoyen Mazurier.

— On m’a dit que le district était calme.

— On me l’a dit aussi. Pour moi, qui ne sors jamais de Kerdren, je suis mal renseigné… Enfin, ce n’est pas ici la Vendée ! Et si vous ne craignez pas les lavandières de nuit, fées et korrigans…

— Ils ne se montrent qu’aux Bretons, et je suis Tourangeau, compatriote de Rabelais, né au clair pays de la raison… Mais vous-même, monsieur, vous ne donnez point dans les superstitions gothiques ?

— Monsieur, dit Le Guilvic d’un ton solennel, j’ai lu dans les œuvres d’un Anglais — génie informe et barbare ! — qu’il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel que n’en peut concevoir notre philosophie… Prenons garde d’offenser des dieux inconnus ! Et maintenant, si vous le voulez bien, nous continuerons d’examiner les curiosités de votre coffre, cependant que Corentin prépare notre souper.


IV


Ils mangèrent, assis face à face, éclairés par le foyer et par les chandelles. La nappe était de toile rude et la vaisselle d’étain, car les belles argenteries, gloire des antiques maisons, avaient été fondues, ou volées, ou enfouies dans des « caches ». Corentin servit la soupe aux choux, un morceau de porc salé, le far national et, pour dessert, des noix et des pommes. Le pain, mêlé de seigle, était brun et dur. Un pichet de grès contenait d’excellent cidre.

Le souper terminé, l’inspecteur voulut se lever, mais la frêle main d’ivoire jauni le prit par la manche et la voix aiguë cria :

— Un moment, citoyen… Vous ne me quitterez pas sans avoir goûté une vieille liqueur que j’ai rapportée des Îles.

Corentin desservait la table. M. de Kerdren lui adressa quelques phrases en breton et le silencieux domestique inclina la tête, les yeux fixés sur l’étranger.

— Je lui ai dit de bien soigner votre cheval parce qu’il doit fournir une longue course, dit M. de Kerdren en éclatant de rire, comme il faisait, sans aucune raison qui expliquât cette convulsive hilarité.

Il avait pris un flacon et des verres inégaux dans un bahut.

— Goût ceci, cher Léonidas-Brutus ! Un peu du soleil de la Martinique est resté dans cet élixir fabriqué par des négresses. Je n’en puis boire qu’une gorgée, à cause de la débilité de mes nerfs et de mon estomac, mais, à toi qui est jeune, cette liqueur donnera des forces inconnues.

— Ma foi ! dit Mazurier, cela est bien bon !

La liqueur, douce et brûlante, coulait en volupté dans ses veines. Il n’avait plus aucune envie de partir.

— Oui, bien bon !… Cela passe en délicatesse le vieux kirsch et le meilleur curaçao de Hollande… Les négresses ont des talents que je ne soupçonnais pas… Heureux vous êtes, d’avoir tant voyagé et vu tant de choses !… Ces armes, que j’aperçois sur le mur, et cette idole… la femme-poisson… vous les avez ravies sans doute à des cannibales ?…

— Les armes, oui, mais non pas l’idole… Si vous étiez Breton, citoyen, et né sur la côte du Finistère, vous connaîtriez la Sirène de Kerdren. — au moins par une chanson que savent tous les matelots de nos équipages… C’est la complainte de l’Homme-marin, et cela se chante sur l’air de Stilà qu’a pincé Berg-op-Zoom

M. de Kerdren fredonna de sa voix grinçante :

Un capitaine de vaisseau (bis)
Qui s’était embarqué sur l’eau (bis)
Un jour fumant à sa fenêtre (bis)…

— Je vous fais grâce du reste…

— Hé ! le reste m’intéresse, dit Mazurier dont la tête s’embarrassait un peu, tandis qu’une langueur délicieuse envahissait tous ses membres… Écoutez ! le vent souffle en bourrasque et la pluie bat les ardoises… Je consens à rester ici encore un moment et j’attendrai une éclaircie pour me mettre en route.

Le Guilvic remplit le verre de son hôte.

— C’est sagement parlé, citoyen. Buvez un coup, chauffez vos pieds et laissez passer minuit, heure néfaste. Au douzième coup, qui met les fantômes en fuite, je vous donnerai congé de partir.

— Parole de…

— Parole de républicain !… Et combien je vous serai reconnaissant d’avoir sacrifié une soirée pour l’agrément d’un vieux bonhomme solitaire, oublié de tous, indifférent à tout, sauf à la science.

— L’agrément est pour moi, citoyen Le Guilvic… monsieur… mon cher collègue… l’agrément… surtout si vous me contez cette histoire, assurément ridicule et gothique, mais que je brûle d’ouïr… Un capitaine de vaisseau… Et que vit-il, fumant à sa fenêtre ?


V


— Citoyen Mazurier, dit le vieillard en étendant ses jambes de grillon vers le foyer et en ramenant sur son torse maigre les plis de sa houppelande, n’avez-vous pas été surpris de voir ma porte s’ouvrir aussi facilement au choc du heurtoir ? N’est-ce pas chose extraordinaire, qu’en un temps fort troublé, un homme de mon âge, faible et désarmé, vive seul avec un domestique, sans précautions et sans inquiétude ? J’accorde que mes sentiments civiques, bien connus du Directoire de Brest, ma haine des tyrans, mon mépris des richesses, mon amour de l’égalité, et enfin les petits services que je peux rendre à la nation, par mes travaux, garantissent ma sécurité, d’une part. D’autre part, il y a peu de chouannerie dans cette région ; les aristocrates sont émigrés ou terrés ; les paysans acceptent le nouveau régime. Pourtant, les ennemis de la République ne me pardonnent pas ce qu’ils nomment ma trahison. Ils ont juré ma perte, et si le curé Trentiniac, dont nous parlions tout à l’heure, me tenait dans un lieu désert, ma carrière serait bientôt terminée.

— Hé ! qui vous interdit la prudence ? demanda Mazurier accoudé des deux bras sur la table.

— J’ai une sauvegarde, qui, pour des Bretons, vaut une armée… Oui, citoyen, je peux dormir portes ouvertes. Tant que la Sirène de Kerdren sera sous mon toit, à la place où mon bisaïeul l’a mise, nul n’osera me venir molester en ma maison. La réputation de cette Dame est bien établie : elle porte malheur à qui la touche, s’il n’est du sang de Kerdren.

— Vous vous moquez, citoyen ? Au siècle de Voltaire et de Jean-Jacques…

— Je ne me moque point. Je ne prétends pas expliquer des phénomènes qui passent pour magiques, mais qui ont une cause naturelle, assurément, bien que mal connue ou point connue, comme tant d’autres phénomènes qui sollicitent l’attention des savants. Toute l’Italie et tout l’Orient croient au « mauvais œil ». Sait-on quelles influences non surnaturelles, mais occultes, les éléments dont nous sommes composés peuvent exercer les uns sur les autres, en telles circonstances encore indéfinissables ?

— Peut-être…

Mazurier jeta un coup d’œil oblique vers la grande Sirène, dont les yeux, d’un vert minéral, luisaient dans l’ombre.

— D’après les chroniques de famille, il y aurait une sorte d’amitié entre ces Dames-poissons et les Kerdren, reprit le vieillard. Notre écusson — il montra le vague contour d’une sculpture sur le manteau de la cheminée — porte une Sirène d’or sur champ d’azur, avec la devise : Je chante dans la tempête. Vous savez que les Kerdren sont marins depuis qu’il y a une marine en France. Leur dernier descendant — mon fils unique Louis-Alain — est mort en mer, dans un naufrage, près des Bermudes…

Mazurier murmura :

— J’ignorais…

M. de Kerdren avait baissé la tête. Il la redressa tout à coup :

— Cela, citoyen, c’est une autre histoire… Nous parlions des Sirènes, créatures fabuleuses nées de la corne d’Achéloüs, au dire des poètes ancien. Mon grand-père, Ronan de Kerdren, avait recueilli toutes les traditions de notre famille, concernant ces divinités ou démons de la mer, et il composa même un poème sur la Sirène Parthénope, ouvrage estimable et fort ennuyeux, d’ailleurs inachevé.

» Vers l’an 1675, ce Ronan attendait l’achèvement de la frégate l’Enchanteresse, dont il devait prendre le commandement, et il occupait les loisirs de cette attente à courtiser madame l’Intendante de S… qui avait, ce me semble, des bontés pour lui. Un jour, cette dame eut la fantaisie de visiter l’atelier de sculpture, où l’on fait les figures de bois qui ornent la proue des vaisseaux. Des artistes fameux ne dédaignent pas d’y travailler. Mon aïeul aimait les arts. Il avait le goût bon, et souvent les maîtres sculpteurs sollicitaient son avis sur leurs ouvrages… L’Intendante le pria de la conduire. Il se mit donc aux ordres de cette belle, et lui donna la main pour traverser les ateliers nouvellement construits au bout du quai de Recouvrance.

» Le maître sculpteur, grandement honoré par cette visite, montra les chefs-d’œuvre de sa façon, d’un style pompeux, où la majesté n’allait pas sans galanterie. C’étaient des Victoires sonnant de la trompe, flanquées de Tritons et de Dauphins ; des Naïades entourées de Zéphyrs ; des Thétis et des Amphitrites couronnées de coraux : toutes d’une taille colossale, et dorées comme un soleil couchant. Ronan de Kerdren s’informa de la figure destinée pour sa frégate. On lui fit voir deux ou trois ébauches qui ne contentèrent pas son envie de posséder, à la proue de son bâtiment, une image digne du nom d’Enchanteresse. Alors, par manière de badinage, le maître sculpteur, qui était Breton de Basse-Bretagne, lui dit :

» — Nous avons là, céans, un objet singulier, une épave trouvée sur la côte de Sein, et qui nous a été envoyée pour que nous en établissions l’origine. Elle conviendrait parfaitement à un vaisseau commandé par un Kerdren, car elle représente une sirène.

» L’objet singulier, c’était la même statue que vous voyez là, citoyen Mazurier. Elle gisait en un coin de l’atelier, encore toute souillée de sable et de goémons, telle que des matelots l’avaient trouvée dans les rochers.

» Ronan considéra cette espèce de monstre et dit au maître sculpteur :

» — La sirène des anciens avait des ailes ; mais, au cours des siècles, elle les a perdues, et l’oiseau de mer s’est mué en poisson, comme on le voit dans les armes de ma famille. Cependant, je ne suis pas bien assuré que ce soit là une vraie sirène, ou bien elle appartient à une race inconnue.

» Et, comme il aimait, en toutes choses, l’extraordinaire et l’unique, il demanda que cette épave fût nettoyée, repeinte et placée à la proue de son bâtiment. Le maître sculpteur protesta qu’il avait voulu rire, et qu’il aurait honte d’ériger cette diablesse sur une frégate du roi de France… Ronan de Kerdren était le plus têtu des Bretons. Il vit les ingénieurs et les convainquit de céder à son caprice. Et madame l’Intendante s’employa pour forcer les volontés adverses, non sans peine.

L’Enchanteresse fut lancée en 1676. Vous avez peut-être ouï parler de l’accident qui coûta la vie à plusieurs forçats, tués par des barres de cabestan, un des câbles du vaisseau s’étant brisé pendant l’opération ?

» Ce n’étaient que des forçats. La perte n’était pas grande pour le royaume. Mais, tandis qu’on armait l’Enchanteresse, et devant que Ronan de Kerdren eût pris son commandement, plusieurs accidents bizarres se produisirent, qui jetèrent la terreur dans l’équipage.

» Mon aïeul en fut averti. Il sut que les officiers et les matelots attribuaient à la figure de proue une influence maléfique, et comme il était brave, il en voulut faire l’épreuve. À peine fut-il installé à son bord que les accidents cessèrent.

» La confiance renaquit, l’ordre régna. L’Enchanteresse appareilla enfin pour les Antilles où elle devait joindre les huit bâtiments armés par le vice-amiral d’Estrées, qui avait repris Cayenne aux Hollandais et détruit une escadre ennemie dans le port de Tabago.

» Le voyage fut le plus heureux du monde, — ciel pur, vents favorables, point d’Anglais ou de Hollandais en vue, — comme si l’étrange figure, dressée à la proue du bâtiment, eût conduit la frégate, sur les flots domptés des mers tropicales, vers des paradis ignorés. L’Enchanteresse toucha les îles des Antilles…

» Ah ! citoyen Mazurier, vous ne pouvez savoir ce qu’un tel nom, « les Antilles », remue au cœur d’un vieux marin… Beautés créoles, et vous, filles de couleur, à l’âme naïve et sensible, je vous revois, parées de ces grâces qu’un jeune officier préfère à la vertu !…

M. de Kerdren avait prononcé d’un ton emphatique cette phrase en style de roman, qui fit rêver l’inspecteur.

— J’ai eu vingt ans dans ces pays-là, citoyen, reprit-il, et j’ai goûté aux appas de la Vénus noire, nigra est, sed fermosa. La jeune quarteronne Aurélie me versait, à l’ombre d’un ajoupa, ce nectar qui, d’un homme, faisait un dieu… Encore quelques gouttes, citoyen ! Buvons à la mémoire de mon aïeul Ronan.

Les paupières de Mazurier pesaient sur ses yeux à l’iris dilaté comme celui des chats au crépuscule. Il sentait, dans son cerveau, un crépitement d’étincelles, et la suave langueur qui détendait ses membres gagnait sa pensée.

— Et… et la frégate ? demanda-t-il avec un effort d’attention qui le réveilla.

— Je ne vous conterai point ses aventures. Sachez seulement qu’elle se distingua par un bonheur singulier pendant toute la campagne. Les orages et les combats la trouvèrent invulnérable.

» Elle revint à Brest au début de 1678. Mon grand-père débarqua et s’en fut à Versailles, où monsieur de Seignelay le présenta au roi Louis xiv

— D’exécrable mémoire…

M. de Kerdren tressauta, comme s’il allait se lever de son fauteuil et se jeter sur Mazurier. Celui-ci, nageant dans un éther brumeux, noyé de délices, fixa son regard vague sur le vieillard qui se calma soudain et se mit à rire.

— Oui, citoyen, oui, mon ancêtre fut reçu par le Nabuchodonosor de Versailles. Les infâmes courtisans lui firent mille honnêtetés, et monsieur de Seignelay lui annonça qu’il commanderait désormais l’Intrépide, un vaisseau de soixante-quatorze canons.

» Ainsi, Ronan dit adieu à sa frégate, à la sirène de proue qui lui était devenue chère comme le palladium de sa fortune, et qu’il eût aimé emporter avec lui, sur l’Intrépide. Presque aussitôt, il reprit la mer et s’en fut enlever les comptoirs hollandais du Sénégal.

» Cependant, l’Enchanteresse cinglait vers la Louisiane, sous le commandement de monsieur le comte de Guéchy, un marin qui avait fort peu navigué, paraît-il, et qui n’était pas breton. Le début de la traversée n’alla pas sans quelques petites diableries qui ne laissèrent pas de gêner la navigation : avaries inexplicables, quotidiennement renouvelées comme par un esprit taquin qui n’ose pas encore être méchant, et qui essaie sa puissance sournoise.

» Cette seconde campagne, moins brillante que la première, dura près de deux années. Je n’en saurais dire toutes les circonstances. Il paraît certain que l’Enchanteresse fut plusieurs fois en péril, ce qui ne prouve rien contre les talents du capitaine, mais, dans l’espèce, troubla fâcheusement les esprits. Aussi bien, le comte de Guéchy ne valait pas Ronan de Kerdren. Il était dur avec ses matelots et, avec ses officiers, haut comme les nues. Ayant ouï quelque chose de l’histoire de la Sirène, il se moqua de la crédulité bretonne, cribla de brocards son prédécesseur, devant témoins, d’une manière incivile et choquante. Il déclara même son intention de débarrasser son navire, le plus tôt possible, d’un simulacre païen, hideux et ridicule, et de remplacer la Sirène sauvage par une belle nymphe de la façon de monsieur Coustou. C’est alors qu’advint l’aventure qui fut rapportée à mon aïeul Ronan par un matelot de l’Enchanteresse, le gabier Yvon Trédellec.

» L’Enchanteresse se trouvait au nord de la Barbade, et monsieur de Guéchy était dans sa chambre, en train de fumer une grosse pipe de Hollande, quand il se fit partout le vaisseau, un mouvement extraordinaire, accompagné de grands cris. Le capitaine monta sur le pont. Les hommes, penchés sur le bordage, se montraient les uns aux autres une forme sombre, dans l’eau bleue comme un saphir de Ceylan.

» Le soleil de midi versait une coulée de plomb, éblouissante et mortelle. On apercevait des essaims de poissons volants et les nageoires en faucille d’un requin. Soudain, à l’avant du navire, presque sous l’étrave qui fendait l’onde, comme un ciseau coupe un grand lé de satin bleu, le corps du « naufragé » se dressa, visible et nu jusqu’à la ceinture. Il était couleur de bronze vert, luisant sous le soleil, et bâti comme un très beau garçon, encore que l’on ne vît point ses reins et ses jambes. La tête, plus grosse que celle d’un homme ordinaire, portait une crinière noire, toute mêlée d’herbes de mer. On ne pouvait distinguer les traits du visage sous cette chevelure retombante, mais on devinait deux yeux ronds et scintillants dont l’aspect était insoutenable.

» La créature — car nul ne pensa que ce fût là un être né de la femme — évitait avec une adresse merveilleuse la masse écrasante de l’étrave. Elle se tenait face à la proue de l’Enchanteresse, nageant à reculons par un mouvement de ses membres inférieurs, les bras tendus, la tête levée dans un geste d’adoration. Le requin, dont la nageoire paraissait çà et là, n’approchait pas de ce qui semblait être un démon de la mer, et les jolis poissons volants, brillant dans la lumière, palpitaient autour du grand corps bronzé comme des papillons de nacre.

» Les matelots de la chaloupe hélèrent l’ « homme-marin », qui ne sembla ni les voir, ni les entendre.

» Il regardait la figure de proue, quasiment, dit Trédellec, « comme un pèlerin contemple une image sainte, ou plutôt comme un amant point hardi considère une maîtresse trop fière » ; et la façon dont il nageait à reculons, aussi vite que le navire avançait, prouvait assez clairement que c’était là un être surnaturel.

» Nos gens, à cette vue, prirent peur et firent de grands signes de croix. Mais le comte de Guéchy, furieux de ce qu’il appelait la « stupidité » de ses matelots, donna l’ordre de tirer sur la créature marine.

» Une balle partit d’un mousquet et se perdit dans l’eau. À ce moment, la frégate, soulevée par une vague de fond, se dressa et retomba comme si elle allait aux abîmes. Le matelot qui avait tiré, culbuta par-dessus bord en poussant un horrible cri. L’homme-marin avait disparu.

» Cette catastrophe, qui jeta l’épouvante à bord de l’Enchanteresse, annonçait d’autres calamités.

» Le feu prit dans les soutes de la frégate et faillit tout consumer. Une épave heurta la coque, si rudement qu’une voie d’eau se déclara. Puis, ce fut un ouragan avec des trombes prodigieuses. Plus tard, une épidémie éclata. Le tiers de l’équipage périt.

» Les survivants invectivaient contre monsieur de Guéchy. Ils voyaient, dans leurs misères, la punition de l’attentat commis sur l’homme-marin, et l’influence néfaste de la Sirène qui avait été le bon génie du navire sous Ronan de Kerdren. Quelques-uns proposaient de jeter cette statue à la mer, où elle irait rejoindre son adorateur amphibie ; les autres redoutaient des maux plus grands si l’on offensait la Puissance mystérieuse.

» Le malheureux bâtiment rallia enfin le port de Brest. Par une nuit de pleine lune, les rochers d’Ouessant sortirent des eaux avec leur ceinture de brisants. Comment la frégate toucha-t-elle l’éperon de granit qui l’éventra ? Comment fut-elle, en un moment, dévorée par le gouffre ? Yvon Trédellec et la douzaine de matelots qui gagnèrent à la nage les rochers où ils furent découverts le lendemain, à demi morts de fatigue et de froid, conservèrent de cette nuit terrible le souvenir incertain d’un cauchemar.

» Quelques jours plus tard, le courant jeta sur la côte une épave, - tout ce qui restait de l’Enchanteresse. C’était la figure de proue, intacte, peinte et dorée.

» Elle fut envoyée, pour la seconde fois, à l’arsenal de Brest. Mon grand-père Ronan, qui avait été voir le gabier Trédellec et qui connaissait l’aventure de l’homme-marin, pria l’amiral de lui donner la redoutable Sirène au lieu de la faire brûler, comme païenne et sorcière. Il l’obtint facilement et l’emporta dans son château, où le recteur de Kerdren vint l’exorciser et la bénir. Depuis, scellée à la muraille de cette chambre, elle n’a cessé de protéger les Kerdren. Bienfaisante à nos amis, redoutable à nos ennemis, elle défend la maison et ses hôtes, mieux qu’une troupe de gens armés.

» Et l’on a mis cette histoire en complainte…


Le feu baissait. Une des chandelles fumait en grésillant. M. de Kerdren ne raviva point le feu et ne moucha point la chandelle. Dans le fond obscur de la salle, la grande Sirène fascinait, de ses prunelles ternies, Mazurier qui se sentait couler à l’abîme.

Un peu de liqueur restait dans son verre. Il but, pour se ranimer, mais un vertige emporta ses pensées dans une longue spirale tournoyante.

Grêle et vieillotte, une petite voix chantait, soutenue par l’orchestre de la pluie et du vent :

Un capitaine de vaisseau,
Qui s’était embarqué sur l’eau,
Un jour, fumant à sa fenêtre,
Vit un homme-marin paraître.

Il avait l’nez et le front grand,
Et tout le reste à l’avenant.
Il avait l’air d’une personne,
Sauf qu’il était bien plus bel homme.

Mazurier ne résistait plus à la force qui l’entraînait, doucement, musicalement, à travers des gouffres d’émeraude translucide. Des algues tièdes s’enroulaient à ses pieds. Des bras nus, doux et froids, pressaient sa poitrine :

Près du vaisseau, il s’approchait.
Devinez ce qu’il y voyait ?
D’une Sirène la figure
Qui était peinte en esculpture.

Il la voyait, il la r’gardait,
Se remuait, se trémoussait…
Bref, il donnait en témoignage
Qu’il la voulait en mariage.

Un éclat de rire retentit comme un bruit de verre cassé. Mazurier rassembla son énergie pour se libérer de l’étreinte qui l’étouffait délicieusement. Il se leva…

Mais il survint un matelot.
Qui s’était armé d’un tricot.
Il vous lui en f… une touche !
Ces gens de mer sont bien farouches !

L’horloge tinta… Une… deux… trois… quatre… cinq… six…

Les bras de Mazurier s’allongèrent sur la table. Sa tête tomba sur ses bras. Il dormait pressant, dans son rêve obscur, le sein fluide et frais de la Sirène…


VI


Une bûche au feu, un petit pincement des mouchettes sur la mèche charbonneuse. La clarté rouge et dansante rôde du foyer à la table. Les bahuts sculptés de personnages grotesques, le banc à dossier, une armure rouillée, une panoplie de sagaies et de harpons au-dessus de la tapisserie de Bergame, s’éclairent par degrés. Mazurier dort, devant le flacon à demi plein et le verre vide.

M. de Kerdren s’approche de la Sirène. Il touche une place, entre les deux seins de l’idole, et, tout à coup, un ressort caché joue dans l’épaisseur du mur. La Sirène pivote, avec la dalle de granit qui la soutient, démasquant une cellule en forme de vaste niche profonde.

À l’intérieur de cette cachette, aérée par une étroite meurtrière d’où vient le souffle humide de la nuit, une lampe brûle.

— L’abbé ! dit M. de Kerdren, le hasard vous a servi. Préparez-vous. Il faut être à Morlaix dès la pointe du jour.

Un homme jeune, à face pleine, aux yeux bruns, vêtu d’une veste en peau de bique, saute dans la salle.

— Monsieur, dit-il, vous contez à ravir. De ma cachette, j’ai tout entendu : le discours sur les combinaisons chimiques et l’histoire de la Sirène de Kerdren. Et j’ai bien compris que vous aviez saoulé le minéralogiste… Mais qu’ai-je à gagner dans cette affaire ?

— Votre salut… je parle de celui du corps, car celui de l’âme ne me concerne point… Écoutez-moi, Trentiniac. Ce pauvre diable d’inspecteur est saoul, comme vous dites, ou plutôt il est sous l’influence d’une boisson que les négresses appellent un quimbois, un philtre, dont j’ignore la composition, mais dont je connais les effets… Afin de retenir ici mon homme, en donnant au quimbois le temps d’agir, je lui ai dit ce conte qui, pour mes paysans, et aussi vrai que l’Évangile… Maintenant Mazurier dort. Il dormira vingt-quatre heures, de minuit à minuit, exactement, sans éprouver au réveil, la moindre fatigue, sans garder, de son long sommeil, même un souvenir vague et trouble. La notion du temps est abolie dans son cerveau. Pour vingt-quatre, il est mort. Il ressuscitera en se réveillant, demain soir, et, rien n’étant changé autour de lui, il ne saura pas que je lui ai volé, pour vous, l’abbé, une nuit et un jour de son existence.

— Par ma foi ! dit le prêtre réfractaire en examinant la face paisible de l’inspecteur à demi couché sur la table, cela sent la sorcellerie, monsieur le comte ! Mais s’il y a du péché là-dessous, Dieu vous pardonnera.

— Ce brave inspecteur vous ressemble un peu, par l’âge, la taille, la corpulence… Vous prenez son manteau par-dessus votre peau de bique ; vous coiffez son chapeau ; vous montez à cheval, ayant en croupe la caisse aux cailloux et, dans votre poche, les sauf-conduits au nom de Charles-Auguste Mazurier… Corentin vous accompagne. Demain, vous êtes à Morlaix où Mazurier — il me l’a dit lui-même — n’est point connu. Vous vous présentez à la municipalité. Vous demandez la liberté d’étudier, aux environs du port, les roches marines…

— Et je trouve la barque qui m’attend tous les jours, depuis un mois, pour me passer à Jersey !… Ah ! monsieur le comte, je saisis tout votre plan et j’admire votre génie…

— Vous trouvez la barque du pêcheur Yann et vous vous faites connaître à lui… N’oubliez pas le mot de passe… Quand vous êtes en sûreté, chez ce bon serviteur du roi, Corentin vous quitte. Il ramène ici la bête, la caisse, les vêtements et les papiers. Et demain soir, mon hôte se réveille, tel qu’il était, il y a une heure, et il part, content de moi comme je suis content de lui… Pour l’avenir, à Dieu vat ! Que Mazurier se dépêtre comme il pourra avec les jours, les nuits, le calendrier, les ingénieurs de Huelgoat et les municipaux de Morlaix !… Il ne soupçonnera jamais la supercherie, puisqu’il n’y aura, dans sa conscience, dans sa mémoire, aucune solution de continuité… Quant à moi, j’ai donné tant de preuves de mon civisme, voire de mon sans-culottisme, que personne ne s’avisera de m’inquiéter… Pourquoi m’inquiéterait-on ? N’ai-je pas bien reçu, en mon logis, l’inspecteur délégué par la République ? Il témoignera en ma faveur, s’il en est besoin, — mais il n’en sera pas besoin… Ah ! l’abbé, parce que j’ai haï le despotisme, sous l’ancien régime, on croit que je peux l’aimer sous le régime nouveau. Vive Dieu ! si j’ai donné dans les chimères philosophiques, les révolutionnaires m’ont bien dégoûté de la Révolution, et la Bastille me paraît moins vilaine que l’échafaud en permanence dans toutes les villes de ce malheureux pays… Tyrannie pour tyrannie, je préfère celle d’un prince à celle des crocheteurs…

Tout en parlant, il maniait, avec une dextérité de nourrice déshabillant un poupon, le corps inerte de Mazurier. Il prenait les papiers dans la poche intérieure de l’habit, et replaçait l’inspecteur dans la position où le sommeil magique l’avait foudroyé.

Trentiniac, en silence, aidait le comte.

Quand il eut sur les épaules le manteau de bure grise, sur la tête le chapeau de feutre à grands bords, il fut un Charles-Auguste Mazurier assez ressemblant pour tromper les personnes qui n’auraient pas connu familièrement le jeune inspecteur.

M. de Kerdren appela Corentin et lui donna des ordres précis.

— Conduis monsieur l’abbé à Morlaix. Tu prendras le bidet brun, et lui, la petite jument noire que vous laisserez chez le bonhomme Yann. Il saura bien nous la ramener. Toi, tu rapporteras le manteau, le chapeau, les papiers et la caisse. Sois ici, demain soir, avant minuit… Allons, l’abbé, disons-nous adieu ! Je ne sais si nous nous reverrons en ce monde. Assurez à l’envoyé des princes que je sers le roi Louis XVII à ma façon, sous le masque — si j’ose dire ! — du sans-culottisme…

Ils sortirent tous trois. Mazurier dormait.


VII


… Sept… huit… neuf…

L’horloge sonnait, lente et grave.

Mazurier soupira et leva la tête.

… Dix… onze… douze…

— Cette chanson de matelots, dit M. de Kerdren qui tisonnait les charbons du foyer, marque comment une histoire vraie se déforme et devient légende…

L’inspecteur, encore hébété par le quimbois, passa ses mains sur son front, et se tourna languissamment vers son hôte :

— Une histoire vraie ?… Quoi, citoyen Le Guilvic, vous croyez réellement que la Sirène vous protège et que les matelots de monsieur de Guéchy ont rencontré un homme-marin ?

— Je crois qu’il est minuit et que j’ai juré de vous donner congé, citoyen, quand cette heure fatidique serait passée, répondit le vieillard, avec son rire cassé… Je vous aurais gardé bien volontiers jusqu’à demain, mais il me faut faire votre volonté…

À regret, Mazurier se leva :

— Oui, dit-il, le devoir m’appelle…

— Et Corentin vous attend, devant la porte, avec votre cheval tout sellé. N’êtes-vous point las ? Vous sentez-vous à votre aise ?

— Jamais je ne fus plus dispos, et jamais pourtant, je n’ai eu plus de peine à me remettre en voyage. On est bien chez vous, citoyen ! Cette soirée, votre accueil, notre entretien, la liqueur des Îles, le conte fantastique dont vous m’amusâtes, tout composera pour moi un souvenir charmant. Et c’est singulier : après une journée fatigante, je n’ai, pas une minute, éprouvé le désir du sommeil !

— Vous m’en voyez ravi.

— Et j’ose espérer que vous lirez mon mémoire.

— J’y emploierai la journée prochaine.

— Que de remerciements je vous devrai !

Mazurier s’enveloppait de son manteau encore humide.

— La pluie a cessé, dit-il. On n’entend plus le vent qui faisait rage, il n’y a qu’un moment.

— Le climat breton est sujet à des variations brusques… Peut-être trouverez-vous dehors, un ciel étoilé… Voici votre chapeau… Corentin se chargera de la caisse… Holà, Corentin ! Où est-il, le pendard ?

— Il dort peut-être… C’est qu’il est minuit passé ! Le temps m’a paru trop court en votre compagnie, citoyen Le Guilvic.

— À moi de même, citoyen Mazurier.

Le domestique entra et, tandis que M. de Kerdren lui parlait en breton, il considéra Mazurier d’un air respectueux, inquiet, soumis et vaguement ironique.

Il emporta la lourde caisse. Alors Mazurier jeta un regard attendri sur le feu rougeoyant, les deux chandelles et le flacon à demi plein.

— Je ne vous chasse pas, mon jeune ami, fit M. de Kerdren, mais si vous voulez être demain matin à Huelgoat…


VIII


Dans la deuxième décade de ventôse, l’inspecteur, portant sa boîte en croupe, revint au château de Kerdren. Le maître du logis montra un vif contentement à le revoir.

— Çà, dit-il, nous dînons ensemble. Nous parlerons de votre mémoire qui est tout à fait remarquable, et de votre tournée de Huelgoat qui a dû être fort intéressante.

Mazurier hocha la tête :

— Ah ! citoyen, si vous saviez !

— Quoi donc ? La mine est mal en point ? Les directeurs vous ont fâché ?…

— Il ne s’agit point de cela.

Corentin servait le potage dans la soupière d’étain. Le feu pétillait. Un soleil d’hiver, blanc d’argent, riait aux vitres où restait un peu de givre.

Dans la froide clarté du jour, la Sirène, scellée au mur, perdait de sa beauté maléfique. Ce n’était plus qu’une poupée de bois, informe, déteinte et dédorée.

— Avez-vous eu quelque ennui avec les représentants en mission ? Ils s’agitent beaucoup et parlent davantage, mais la minéralogie n’est point leur fait.

— Citoyen, dit Mazurier, vous m’avez conté une histoire qui sent la magie. À mon tour de vous en conter une, non moins saugrenue, et que vous aurez peine à croire… Ce même jour que j’étais à Huelgoat, venant de Kerdren, au vu et au su de tous les directeurs, ingénieurs et ouvriers de la mine… ce même jour, on prétend m’avoir vu à Morlaix ! Oui, citoyen, moi-même, vêtu de mes propres habits, dont on me fit exactement la description, portant avec moi ma boîte que j’ouvris, paraît-il, en présence du citoyen Jacquin, membre de la Société populaire de Morlaix. On ajoute que je montrai mes sauf-conduits et que je m’en fus étudier les environs du port… Le citoyen Jacquin affirme me reconnaître, et, moi, j’affirme qu’il a été la dupe d’un coquin… ou qu’il a rêvé… Car un homme de bon sens peut bien admettre qu’un quidam joue le rôle de sosie, pour des raisons inconnues, mais que ce sosie possède ma boîte, mes habits, mes papiers, toutes choses que je n’ai pas quittées un seul instant, depuis mon départ de Landerneau, cela passe l’imagination ! Il faudrait croire que j’ai le don d’ubiquité, comme le fameux curé Trentiniac qui est signalé par les uns en Vendée, et par les autres en Angleterre.

— Votre citoyen Jacquin est un sot. Quelqu’un s’est moqué de lui, sans doute, en lui présentant n’importe quel papier. Sait-il lire seulement, ce citoyen ? Et s’il sait lire, connaît-il l’orthographe ? Il a pris la boîte d’un colporteur pour la boîte d’un minéralogiste…

— C’est qu’il me voulait mettre en prison, et déjà la populace se rassemblait sous la fenêtre… J’ai pu me tirer des mains de cet imbécile et je me plaindrai au Directoire de Brest…

— Bah ! dit M. de Kerdren, soyez généreux ! Votre Jacquin est de bonne foi, comme les matelots de monsieur de Guéchy, qui prirent un dauphin pour un homme. Vous deviendrez, avec le temps, un personnage légendaire, une espèce d’enchanteur, et l’on fera sur vous une chanson… En attendant, citoyen, reprenez de ce cidre, et trinquons à la gloire de la science minéralogique.

— Avez-vous encore de votre fameuse liqueur des Îles ? demanda Mazurier. Je crains bien d’avoir, fort indiscrètement, bu toute la bouteille, ce beau soir du mois dernier…

— La bouteille est cassée, répondit M. de Kerdren.

Et sans raison, à sa manière un peu folle, il éclata de rire.


SAINT JEAN LIBÉRATEUR


À M. René Fage.


I


Ce jour de juin 1793 pèse lourdement sur la ville de Tulle, enfouie et resserrée entre ses coteaux. Un faucon, planant au ciel plombé de midi, ne verrait pas âme vivante sur les trois places qui entourent la cathédrale Saint-Martin. Là, où tombe le soleil vertical et dur, c’est le noyau primitif de Tulle, l’Enclos, fortifié jadis contre les Anglais, et limité sur deux côtés par deux rivières : la verte et vive Corrèze et la fétide Solane, qui se joignent au pont de l’Escurol. Débordant l’Enclos, la cité s’est développée en faubourgs — ou barris — le Trech, quartier noble ou de grande bourgeoisie, la Barussie artisane, le Puy Saint-Clair peuplé de couvents, la Barrière populeuse, traversée par une longue rue, et, sur la rive gauche de la Corrèze, l’Alverge et le Lyon d’or. Une seconde ligne de fortifications marque l’enceinte des faubourgs. Au centre de la ville, dans l’angle droit formé par les deux rivières, des édifices condamnés à disparaître se pressent encore autour de la cathédrale : c’est l’aumônerie et la trésorerie du chapitre, c’est le Palais, c’est la vieille église Saint-Julien, c’est l’évêché avec ses dépendances et ses jardins qui bordent le quai de la Corrèze. Sur les toits de petites tuiles rondes, l’ombre du clocher pyramidal tourne, depuis quatre cents ans. Elle s’élance du cœur même de Tulle, cette flèche aiguë et légère, qui jaillit de la profondeur, sans dépasser le cercle vert des collines. Comme l’eau dans un entonnoir, les maisons pressées montent sur des pentes raides, se soutiennent, se dépassent, se lient en de vastes blocs fendillés par les coupures des ruelles. La Barussie, le Puy Saint-Clair, l’Alverge recèlent quantité d’escaliers et de rampes, des maisons fortes réunies par des arches, des remparts encastrés dans les bâtisses, des poternes, des tours intactes ou ruinées. Çà et là, les vignes escaladent les galeries de bois couvertes par des auvents ; des figuiers crèvent des pans de mur ; le feuillage se marie à la pierre. La lumière, déjà méridionale, brûle les toits à grandes lucarnes circonflexes, mais, à cause de l’étroitesse des rues, les hautes maisons restent dans l’ombre, et la vie populaire se réfugie au pied de leurs vieilles façades, quand le soleil d’été, le soleil-lion, est au zénith.


II


La chaleur, ce jour-là, était cruelle dans la basse ville et sur les quais de la Corrèze, où l’eau réverbérait les rayons comme un miroir. M. Brival, évêque constitutionnel de Tulle, en souffrait beaucoup, car il habitait, au premier étage de l’évêché, de grandes pièces ouvertes sur la rivière et qui avaient été, au xviie siècle, l’appartement même de Mascaron. Pendant la première année de son séjour, M. Brival avait coutume de descendre régulièrement au jardin, après le dîner d’onze heures. Il s’y promenait lentement, sous les longues charmilles dominées par le chevet de la cathédrale comme il faisait naguère sous les noyers de son presbytère de Lapleau, où la Révolution – personnifiée par le procureur syndic Jacques Brival – était allée chercher, en 1791, le pauvre curé de campagne pour l’asseoir sur le trône épiscopal de la Corrèze. À quoi songeait M. Brival durant cette promenade solitaire dans le jardin étouffé de grands murs ? Quels remords accablaient cet homme de soixante-six ans, qui avait été un bon prêtre et qui n’osait plus, devant témoins, ouvrir un bréviaire ? Songeait-il à sa vie passée, à sa douteuse grandeur, au scandale de son élection, lorsque, pour remplacer M. Rafelis de Saint-Sauveur, chassé de son diocèse, l’Assemblée populaire donna trente voix au proscrit, trente au grand sultan, cinq au Diable et le reste à l’abbé Brival ? Rêvait-il de secouer le joug posé sur sa tête, avec la mitre illégitime, par deux hommes redoutables : son neveu le procureur Brival, et l’abbé Jumel, ex-vicaire épiscopal, surnommé le Père Duchesne de Tulle ? L’un et l’autre, également, gouvernaient l’évêque, et l’évêque les redoutait également. Insurgé contre l’autorité canonique, Brival n’avait pas l’âme d’un révolté. Il était fin, cultivé, de bonnes mœurs, mais faible, de cette faiblesse qui dégrade un caractère et l’entraîne aux pires complicités. Dès son élection, il offrit une salle de l’évêché aux Amis de la Constitution pour y tenir leurs séances, et il accepta, temporairement, la présidence de ce club. Plus tard, pour satisfaire la municipalité sans-culotte, il supprima les paroisses de Saint-Pierre et de Saint-Julien, mais il mit en sûreté les reliques honorées dans ces deux églises, les plus anciens sanctuaires de Tulle. Il congédia les Sulpiciens et poursuivit les prêtres réfractaires, mais il secourut ceux qu’on avait incarcérés. Il vit avec douleur le saccage des chapelles, la profanation de la cathédrale, le viol des tombeaux, la mutilation des statues, et, s’il ne put empêcher ces excès, il osa, le 23 juin 1791, célébrer pour la première et dernière fois, la fête de saint Jean-Baptiste, en faisant, selon le rite séculaire, la solennelle procession dite le Tour de la Lunade. L’année suivante, la procession fut interdite comme manifestation contre-révolutionnaire, offensant à la fois la République et la philosophie ; et vers ce même temps, la statue vénérée de Saint-Jean libérateur disparut de la cathédrale.

Tel était donc l’évêque Brival : une balance toujours oscillante entre le mal et le bien, et qu’une force étrangère poussait vers le mal. Ses intentions valaient mieux que ses actes, mais les intentions restent cachées et les actes sont patents. Aussi, le mépris de tout le peuple fidèle s’exhalait-il vers Brival comme s’exhale, en été, des eaux de la Solane, une puanteur de corruption. Un anonyme l’avait stigmatisé d’un nom symbolique et terrible. L’évêque de la Corrèze était devenu, pour les bons chrétiens, l’« évêque de la Solane ». Il le savait. L’injure tombait sur lui, des fenêtres closes, à son passage, s’inscrivait sur les murailles de son palais, commentait les caricatures charbonnées par les gamins. Et jamais il ne lisait le surnom infâme, ou ne l’entendait, sans frémir.

Dès lors, il évita de sortir, et son jardin fut son seul refuge, mais l’été venu, l’odeur de l’infect ruisseau, collecteur d’immondices, empuantissait les alentours. Écœuré, M. Brival se résigna donc à passer les heures chaudes dans la chambre où, cent ans plus tôt, Mascaron, prélat spirituel et disert, écrivait à mademoiselle de Scudéry. L’appartement était resté tel qu’au xviie siècle, avec ses belles boiseries brunes et ses verdures d’Aubusson. L’évêque révolutionnaire faisait tirer près d’une fenêtre une grande table de Boule et un fauteuil aux armes épiscopales. Il s’asseyait là, ayant devant lui des papiers marqués de trois bonnets rouges, et des livres de dévotion. Les volets étaient repliés, les battants de la fenêtre entr’ouverts. En face, l’Alverge rousse et brune cuisait au soleil. Le chant des eaux, très basses, n’était qu’un murmure. Et Brival, contemplant la rivière cristalline, sentait parfois, avec un haut-le-cœur, le relent impur qui venait du confluent, sous le pont, où la Solane souillait la Corrèze.


III


Il était bien las, ce jour de juin, et prêt à s’assoupir dans son fauteuil, quand un domestique annonça le « citoyen Jumel », lequel, pour entrer, n’attendit pas l’autorisation de l’évêque.

— Salut et fraternité ! dit l’ex-vicaire épiscopal, et il s’assit sans enlever son bonnet rouge.

Comme Marat, — son modèle, — ce gros homme portait des habits crasseux et déchirés, car la saleté valait un certificat de civisme et plaisait aux ouvriers de la Manufacture d’armes, gens farouches que l’on appelait emphatiquement les « Cyclopes ». Le Père Duchesne de Tulle, le rédacteur de l’Observateur montagnard, reniait ainsi l’abbé Jumel, autrefois vicaire à Sainte-Opportune de Paris, puis curé de Houilles, auteur d’un Éloge de l’Impératrice Marie-Thérèse et d’un Panégyrique de saint Louis. Il oubliait qu’il avait prêché un Petit Carême à l’École militaire et prononcé un sermon sur l’amour et l’obéissance qu’on doit aux rois ; mais il rappelait souvent, comme des titres de gloire, qu’il avait publié à Paris un journal intitulé : « Je suis le véritable Père Duchesne, moi, f… ! », et qu’il avait soutenu, dans le jardin du Luxembourg, un grand combat « contre les calottins et autres aristocrates ». En 1791, peut-être pour se débarrasser d’un acolyte encombrant, l’abbé Grégoire, son protecteur, l’avait fait nommer « vicaire épiscopal » de la Corrèze. Il régnait maintenant sur le faible Brival et présidait le Club des Amis de la Constitution. Au lieu du costume ecclésiastique, il arborait, depuis quelques mois, l’ample pantalon rayé des sans-culottes, la chemise ouverte, la veste carmagnole et le bonnet rouge enfoncé sur ses cheveux en désordre. Son ramage était égal à son plumage : de la bouche qui avait prononcé naguère les paroles de la Consécration, sortaient des blasphèmes et de froides obscénités. La tenue et le ton de Jumel réagissaient singulièrement sur sa personne, comme si le visage se remodelait à la ressemblance de l’âme. Naguère, il avait été un homme agréable, qui se piquait d’imiter les gens de la bonne société. Il avait à présent une figure crapuleuse, striée de couperose, avec des yeux d’ivrogne, saillants et larmoyants, parfois égarés par une sorte de folie. Champignon vénéneux, poussé sur les débris de l’ancien régime et sur le fumier des révolutions, gonflé d’envie, de rancune, de vanité, de sophisme et de rhétorique, ce tyran de province restait petit dans l’atrocité et constamment ridicule. N’étant rien à Paris, il voulait tout être en Bas-Limousin. La frénésie de la puissance commençait même de déchaîner en lui une autre frénésie : la luxure basse, encore honteuse, déjà sadique. Le goût des femmes lui venait, — plus âpre avec le goût du sang.

Cette dégradation volontaire d’un prêtre affectait douloureusement M. Brival. Pour lui, en dépit des objurgations et des menaces de Jumel, il conservait la culotte et l’habit noir, le rabat, la tonsure, les cheveux demi-longs, bien peignés, avec un œil de poudre. L’anneau d’améthyste mettait à sa main maigre un reflet de demi-deuil, un feu violet crépusculaire, de la même nuance que ses yeux toujours tristes. Son front était pâle, ses joues cireuses, son nez pincé comme par une agonie secrète. Sa bouche, aimable et bonne, avait détenu ses lignes et, lorsque Brival somnolait ou songeait, la lèvre inférieure pendait un peu.

— Bonjour, citoyen, dit-il froidement, — et il était heureux de ne plus donner à Jumel le nom d’ « abbé », — vous apportez sans doute des nouvelles ?

— D’excellentes nouvelles, bien faites pour réjouir votre cœur de patriote, répondit Jumel en étendant ses jambes pantalonnades. D’abord, sachez qu’on est sur la voie de découvrir un grand complot des « bonnets blancs » qui se mitonne dans le Trech et fera gronder bientôt les bonnets rouges de l’Alverge et de la Barussie. Il est temps que certaines personnes, convaincues d’anti-sans-culottisme, passent la tête à la chatounière. Le Comité du Salut public espère la guillotine pour fructidor au plus tard.

Brival soupira profondément sans répondre.

— Autre nouvelle. Un de nos frères du club revient de Périgueux, où il a été charmé de voir l’évêque Poutar célébrer l’office dans la cathédrale ci-devant Saint-Front, ayant le bonnet de la Liberté sur la tête et la pique à la main. Crosse et mitre de la Révolution ! Beau spectacle pour des hommes vertueux et sensibles ! Notre frère, en le décrivant, versait des larmes. « Hé quoi ! dit notre frère Peuch, l’évêque de Tulle le cédera-t-il en civisme à l’évêque de Périgueux ? Serons-nous humiliés, sans-culottidement, par ces gens de la Dordogne dont on dit :

Périgord
Moitié chien et moitié porc…

» F… ! — c’est Peuch qui parle, reprit Jumel en voyant le sursaut de Brival. — F… ! il faut que nous votions à notre cher évêque un bonnet rouge et une pique pour remplacer les hochets — Peuch a prononcé les « cochets » — de la superstition… » Et le bonnet rouge et la pique furent votés, ce matin, et vous seront offerts, par une délégation de jeunes vierges républicaines, un prochain jour de décadi… Vous ne dites rien ?

— Je n’ai rien à dire… sinon que je partirai, la veille de ce jour, pour mon village natal de Saint-Hilaire et que vous coifferez vous-même, s’il vous plaît ainsi, la mitre de la Révolution.

— Vraiment ?

— Oui, vraiment.

Jumel éclata de rire.

— Non, dit-il, non, monseigneur, vous n’irez pas à Saint-Hilaire, n’en déplaise à Votre Grandeur. Où la volonté populaire vous a mis, vous resterez, tant que vous serez ou paraîtrez utile à notre cause. Et vous coifferez la mitre rouge de la Liberté ! Et vous tiendrez haute la pique révolutionnaire, si les Amis de la Constitution en ordonnent ainsi ! Vous avez les profits de la place, monsieur l’évêque de la Solane ! Vous en avez l’honneur. Acceptez-en les charges et les devoirs…

— L’honneur ! dit Brival en se levant de son fauteuil. L’honneur !…

Jumel aussi s’était levé. À ce moment, quelqu’un frappa à la porte.


IV


Le domestique, ancien moine convers, qui surveillait Brival pour le compte des Amis de la Constitution, demanda :

— Puis-je introduire Bonnefont qui apporte les souliers du citoyen évêque ?

Brival répondit en se rasseyant :

— Oui, Bonnefont peut entrer… Le citoyen Jumel l’excusera…

Et avec un sourire gêné :

— La nation est pauvre. Elle néglige de payer ses évêques. Il me faut bien faire rapetasser mes vieilles chaussures.

Un personnage extraordinaire s’avança, écrasé par un sac énorme, clopin-clopant sur le parquet couleur de miel brun. Il était si comique à voir que Jumel et Brival oublièrent pour un moment leur querelle.

Chaque petite ville a son fantoche populaire qui fait partie du patrimoine collectif des citadins, comme les gargouilles de l’église ou la girouette du clocher. Pas un gamin qui ne se croie un droit sur lui, mais aussi pas de règle commune qui l’oblige. Il peut être, à sa volonté, excentrique, original, réfractaire, bizarre et bouffon. Rien de lui ne scandalise personne. Il est le fou de la ville et il a les privilèges d’un Triboulet. Le bon peuple mire en lui sa figure souffrante et railleuse. Le bourgeois y trouve une occasion de mesurer sa propre supériorité. Tous consentent, à leur insu, par le divertissement qu’il leur donne, le besoin de fantaisie qui existe dans les êtres les plus prosaïques, et il est comme un humble Don Quichotte au service de tous ces Sancho Pança.

Bonnefont – en patois Bounefount – était donc le fou de Tulle, ce qui ne l’empêchait pas d’être aussi un excellent ouvrier et un bon chrétien, naguère affilié à la Confrérie des Pénitents blancs. Il avait travaillé quelque temps à la manufacture, mais son infirmité l’empêchait d’exercer son état d’armurier, et il avait quitté Sainte-Barbe pour Saint-Crépin. La nature l’avait fait petit ; la maladie l’avait encore rapetissé. Tel Scarron, après le bain glacé qui le noua, Bonnefont était un parangon de toutes les infirmités corporelles. Bossu, boiteux, long bras d’araignée, grosse tête sans cou, il roulait plutôt qu’il ne marchait, avec une agilité surprenante et répulsive, car, s’il était difforme, il n’était pas impotent. Sa laideur, à première vue, écœurait, comme celle du crapaud ; mais, au second regard, elle provoquait le rire et, avec le rire, la sympathie. On disait : « Il est bête, le pauvre, mais bonne bête. » Bien rares ceux, plus observateurs, qui découvraient, sous le masque du bouffon, la vraie figure de l’homme – non pas une figure tordue par une douleur romantique, un ancêtre des Quasimodo et des Gwymplaine, – mais une figure du xiiie siècle, un bonhomme de fabliau, naïf, malin, puéril et pieux. Bonnefont était aussi content de vivre que le plus beau garçon du monde. Il aimait tout ce qui était aimable sous le soleil, avait partout son franc parler, chantait du matin au soir, comme son illustre confrère le Savetier de la fable, et dans la noire masure branlante de son corps, ses yeux ouvraient deux petites fenêtres fleuries de bleu, à travers lesquelles une âme innocente regardait la vie.

Il déposa, devant Brival, le gros sac de toile brune, qui semblait une partie de sa personne, un prolongement mobile de sa bosse, et il fit, en tirant le pied en arrière, une révérence burlesque.

— Eh bien, dit Jumel presque amicalement, tu te moques de l’égalité, Bonnefont ? L’évêque est toujours servi avant le vicaire. Quand donc aurai-je les bottes de cheval que je t’ai fait remettre par Catherine Peuch ?

Au nom de Catherine Peuch, Brival fronça le sourcil.

— Des bottes de cheval ? Vous voulez donc cavalcader ?

— Je suis appelé à Limoges par mon ami, le Père Lunette, ci-devant frère Imbert, qui a la surveillance des prisons. Il est question d’envoyer par ici tous les descendants de Pourceaugnac, et ces modérantistes qui portent le bonnet rouge de mauvaise grâce, trouvant que ledit bonnet leur gratte un peu trop le front. Le peuple limousin s’endort. Il a besoin d’être électrisé. Enfin, il est temps d’épouvanter l’Europe.

Depuis que Bonnefont était en tiers, Jumel accentuait son type et forçait son rôle de Père Duchesne, tandis que M. Brival, qui avait souri à l’arrivée du savetier, redevenait triste, avec de la honte dans sa tristesse.

Le bonhomme regardait l’un et l’autre, comme un enfant regarde les grandes personnes, créatures incompréhensibles dont aucune action ne l’étonnera. Agenouillé devant Brival, il défit le nœud de son sac et sortit une paire de souliers.

— Voilà, dit-il, citoyen Brival — il ne prononçait jamais le mot « évêque » — voilà vos souliers, beaux comme neufs. Chaussez-les, je vous prie, tout de suite.

— Tout de suite ?

— Il faut que je voie s’ils ne vous blessent point… Je ne le crains guère, mais je veux que vous me disiez vous-même : « Bonnefont, c’est du beau travail. »

Tout en parlant, il déchaussait Brival.

— Ah ! le citoyen a des bas percés ! J’en ferai reproche à Catherine Peuch, qui ravaude le linge de monsieur Brival et de monsieur Jumel… Levez un peu le pied, citoyen ! Posez-le… Là ! Le soulier s’ajuste comme un gant… monsieur Brival pourrait marcher quatre lieues sans la moindre gêne, ou faire le tour de la Lunade, légèrement, légèrement !…

— Il n’y a plus de Lunade, dit Jumel avec emphase. La philosophie est sortie du sein de la Convention nationale et elle a écrasé le fanatisme.

Bonnefont répéta :

— Il n’y a plus de Lunade !

Et sur un mode confidentiel :

— Il n’y en a plus, parce que saint Jean est parti.

— Quel saint Jean ?

— Le grand saint Jean de la cathédrale, qui était habillé de velours et d’or, et si pesant qu’il fallait quatre hommes pour le porter.

— Il est au fond de la Corrèze, ton saint Jean !

— Croyez-vous, citoyen ?

— J’en suis sûr.

— C’est qu’il y a des gens qui disent : « On n’a pas enlevé saint Jean. Il a quitté la ville tout seul et il s’en est allé dans les grottes de Lamouroux, chez saint Antoine, ou à l’abbaye d’Obazine, chez saint Étienne, ou peut-être à Roc-Amadoux, chez saint Amadoux… » Et l’on dit aussi qu’il reviendra un jour à Tulle, et qu’on refera le tour de la Lunade, sinon la grand’peste recommencera.

Jumel haussa les épaules.

— Voilà ce que les Bonnets blancs du Trech racontent au peuple pour le tromper. À ceux qui répéteront ces sottises, Bonnefont, tu diras : « Il n’y a d’autre peste à redouter que l’aristocratie et le fédéralisme. Au lieu d’adorer des idoles en bois peint, les patriotes de Tulle mettront la Raison sur les autels. »

— La Raison ? C’est une nouvelle sainte ?

— Oui, pauvre idiot, et qui ne sera point ta patronne, fit Jumel.

Et, se tournant vers Brival :

— Citoyen, je vous laisse à vos affaires. Pensez à ce que je vous ai dit… La pique et le bonnet, citoyen évêque, la pique et le bonnet !


V


En sortant de l’évêché, le savetier boiteux longea la petite place Saint-Julien où tombait l’ombre de la cathédrale, raccourcie par l’heure de midi. Les antiques maisons dormaient sous leurs toits à lucarnes ; les chiens dormaient, au seuil des boutiques, sous l’arc surbaissé des portes, et même les haricots d’Espagne, grimpant à des ficelles tendues autour des croisées, dormaient, pâles de chaleur, entre leurs feuilles flétries.

Au coin de la ruelle en degrés, qui monte roidement vers la place de la Bride et qu’on appelle la rue de la Tour-aux-Prestres, ou la rue de la Tour-de-Maïsse, ou simplement les « Quatre-Vingts », il y a la plus belle maison de Tulle. Elle a été construite sous Louis xii par un Loyac, et, dans l’année 1793, elle appartenait à M. Jean-Joseph Sage, mais, pour les gens de la ville, elle était encore, — comme elle est aujourd’hui, — la « grande maison de Loyac ». Bonnefont aimait cette maison sans savoir pourquoi, peut-être parce qu’étant illettré, il était sensible à la poésie des choses qui disparaît si vite pour les demi-savants. La grande maison de Loyac, ciselée par un sculpteur inconnu, offrait au bon savetier sa façade comme un livre de pierre tout rempli de belles histoires. On y voyait — on y voit toujours — la nature et la fable mêlées, des sirènes, un sanglier, un cerf, un porc-épic, des chiens courants, des lions ailés, des têtes charmantes ou grimaçantes, et, ce qui prêtait beaucoup à rire, un joueur de chabrette nu, velu comme un satyre, debout, en face d’une gaillarde jouvencelle coiffée à la mode de ma mère grand, et qui, dans le plaisir de la danse, soulevait du bout des doigts, d’un geste à peine indiqué, sa petite cotte.

Jamais Bonnefont ne passait devant cette maison sans lui faire l’amitié d’un regard. Ce jour-là, pourtant, il allait vite, fuyant le soleil et désireux de la fraîcheur que dispense l’ombre dans l’étroite faille montante des Quatre-Vingts. Mais une des croisées s’entre-bâilla soudain et une servante âgée, vêtue, comme une nonne, d’une robe noire et d’un fichu blanc, avança sa tête abritée par un petit bonnet tout uni.

— Hé ! cria-t-elle. Hé !… Bonnefont !

Le savetier s’arrêta.

— C’est moi que vous appelez, Lionardoune ? dit-il poliment. À votre service.

— Veux-tu monter chez nous ?

— Bien volontiers.

Il attendit que la bonne femme lui ouvrit la porte.

— J’étais là-haut à ranger du linge, quand je t’ai vu sur la place, fit-elle, et je me suis dit : « Il y a de l’ouvrage pour Bonnefont, toutes les chaussures du grand coffre de la chambre peinte… » Il faut que je t’explique la chose, mon pauvre ! Monsieur Sage — il est à Brive avec sa famille — m’a commandé de mettre de côté les vieux souliers que je trouverai — il sait que je pratique l’ordre et l’économie, comme dans l’ancien temps, car cela n’est plus à la mode de la jeunesse, — et monsieur Sage m’a dit encore : « Fais venir Bonnefont. Il séparera les bons des mauvais et fera le Grand Jugement. » C’est une manière de badinage, tu comprends !

— Té ! dit le savetier qui ne comprenait guère le bavardage de la servante, tout le monde en vient là, ma Lionardoune : même monsieur Brival ! Et il a — je l’ai vu ! — des bas percés !

— Monte donc, et prends garde de ne te rompre le cou, car l’escalier est bien dur pour ta jambe torte.

— Jambe torte, dit Bonnefont en riant. La vigne aussi a la jambe torte, et n’en est pas moins aimable.

Derrière la Lionardoune, il gravit les quatre étages du vieil escalier à vis, dont les marches, usées en leur mitan, étaient bien glissantes. Au dernier palier, la servante ouvrit une chambre qui donnait sur les Quatre-Vingts.

Elle était démeublée, cette chambre, royaume des araignées et des rats. La poussière voilait d’une gaze grise les carreaux verdis des fenêtres. Le manteau de la grande cheminée de pierre gardait quelques traces de peinture, et, sur les murailles, des fresques, décolorées par le temps, achevaient de s’effacer. Certes, dans les jours sombres de l’hiver, elles devaient être presque invisibles, mais le clair soleil de juin, qui dévorait leurs couleurs mourantes, montrait encore, ici, de vagues figures de chevaux et de cavaliers, là, un géant qui traversait un fleuve, appuyé sur un tronc d’arbre en guise de bâton, et tenant un petit enfant sur son épaule.

La Lionardoune releva le couvercle d’un coffre grand comme un cercueil, et Bonnefont s’accroupit pour examiner plus commodément les vieux souliers qu’il tirait du coffre.

— À droite les bons, à gauche les mauvais, comme dit notre monsieur, répéta la Lionardoune, charmée par la plaisanterie de monsieur Sage. C’est le Grand Jugement !

Bonnefont avait enfin compris.

— Le vrai jour du Grand Jugement, il y aura beaucoup de monde à gauche, Lionardoune.

Et soudain, écarquillant les yeux :

— C’est bien sale et bien vieux, ici. Ça sent le voisinage du grenier. Et pourtant, c’est la même chambre peinte dont mon « roi grand-père » me parlait quand j’étais petit drolle. Il racontait qu’il avait vu le chevalier Roland sur un mur, et, sur l’autre mur, le grand saint Christophe.

— Ils y sont toujours.

— Je ne les vois point.

— L’humidité a bien abîmé les couleurs. Mais regarde, Bonnefont ! Ne reconnais-tu pas la tête d’un cheval, et puis le casque de Roland, et puis, là-haut, l’Enfant-Jésus sur l’épaule de saint Christophe ? Approche donc… Que crains-tu ?… L’abbé Jumel ? Cet avale-crapaud n’est pas caché là pour nous entendre !

— Ah ! ma mie, il n’est pas de Tulle, et il ne connaît pas la chambre peinte des Loyac. S’il savait — Bonnefont baissa la voix — s’il savait que monsieur Sage a un saint Christophe chez lui, il ferait à cette maison ce qu’on a fait à La Chapelle du Puy-Saint-Clair et aux Visitandines… Le temps des saints est fini.

— Oui, dit la vieille, dont la figure s’assombrit. On ne va plus en pèlerinage aux fontaines. Il est fait défense à sainte Claquette de délier la langue des enfants. Si tu brises un verre à la fontaine de Saint-Dulcet, pour appeler les âmes de tes défunts, elles n’osent plus venir, les pauvres âmes ! Et ce soir, ce soir de Lunade, on ne promènera point le Libérateur, le grand saint Jean.

— Ne criez pas si fort, ma Lionardoune, les Quatre-Vingts ne sont pas larges et l’on pourrait vous entendre… Que faire, nous pauvres gens, sinon d’espérer la fin de ce grand mal, et de tendre le dos ?

— Discours de bossu ! Les gens qui sont droits ne tendent pas le dos. Je te croyais bête mais vrai chrétien. On voit bien, maintenant, que tu fréquentes les Peuch et leur Catissou, cette ordure qui se laisse caresser par Jumel.

— Peuch me vend les clous dont j’ai besoin.

— On dit que ce défroqué veut épouser la Catherine.

— Ce serait un sacrilège !

— Qui ne gênerait pas le citoyen Jumel.

— Catissou n’oserait point…

— Va ! va ! le monde est à l’envers. Il ne faut s’ébahir de rien, depuis qu’on a coupé la tête au roi de France, soupira la Lionardoune.

Bonnefont contemplait la fresque de saint Christophe et, fronçant les sourcils, semblait faire un grand effort mental.

— Je les vois… le grand géant et le petit drolle… Et ça, qu’est-ce que c’est ?

Il montrait du doigt deux inscriptions à peine discernables.

— Ce que disent saint Christophe et l’Enfant-Jésus.

— Et que disent-ils ?

— Je ne saurais le lire, ne connaissant pas la lettre écrite ou moulée, mais je l’ai entendu réciter bien des fois par monsieur Sage. C’est de l’ancien langage français.

Et elle déclama, d’une voix pleurarde :

— L’Enfant dit :

Tu, qui es grand, gros et fort,
Tiens toi droy et point ne tombe
Et garde que ton corps n’enfonce
Car tu as sur toy le Roy du monde.

» À quoi Christophe répond :

Jamais sur moy ne fut si grand charge
Dont tant voluisse la descharge
Ton petit corps le mien endure
Peut s’en fault que ne me fut deschoir.

» Tu comprends, Bonnefont ! L’Enfant-Jésus se fait lourd, exprès, sur l’épaule du saint qui a peur de choir dans la rivière, mais il prend cœur et porte le Roi du monde jusqu’à la rive. C’est ce qu’on appelle le miracle de saint Christophe.

– On ne reverra point cela, ma Lionardoune, dit Bonnefont qui ramassait les souliers épars. Les saints sont trop offensés de l’injure qui a été faite au plus grand de tous, notre saint Jean. Et le citoyen Jumel a beau dire qu’il n’y a pas de peste en République, je crois que nous verrons toujours malheurs, maladies, sacrilège et sang versé, tant qu’on n’aura pas ramené saint Jean libérateur et refait le tour de la Lunade. Oui, pauvre mie, nous mourrons tous sans sacrements et le diable tiendra son sabbat dans la cathédrale.

— Tais-toi ! Ce n’est pas une chose à dire, et, parler du diable, cela porte malheur, murmura la vieille, effrayée par l’expression des yeux de Bonnefont. Prends ton sac — ah ! qu’il est gros ! — et descends à la cuisine. Il fait chaud. Tu boiras bien un verre de piquette…


VI


Reposé et rafraîchi, Bonnefont prit congé de la Lionardoune.

Au lieu de retourner chez lui, rue de la Barrière, il s’engagea dans la ruelle des Quatre-Vingts, malodorante et fraîche.

Il était là, comme dans un couloir de granit sombre, et quand, sur un palier, il s’arrêtait un instant et tournait la tête, il voyait, derrière lui, juste dans l’axe de la ruelle en escalier, monter le clocher de la cathédrale, haute pyramide de pierre grise, profilée contre un ciel bleu de roi. Certaines maisons avaient un air de forteresses, avec leurs portes ogivales ou cintrées, sommées d’un écusson, et leurs fenêtres encadrées par des moulures. D’autres superposaient plusieurs galeries couvertes, pavoisées de linges étendus sur des cordes. Leurs grandes lucarnes, qui se découpaient bizarrement, abritaient des pots de fleurs et des cages d’oiseaux. Au rez-de-chaussée de ces maisons nobles ou bourgeoises, s’ouvraient les baies larges et surbaissées des boutiques. Les ouvriers à leur établi, les marchands à leur comptoir, entendant le clic-clac irrégulier des sabots, reconnaissaient la démarche de Bonnefont. Ils jetaient un coup d’œil vers le bonhomme et plaisantaient en patois.

Bounefount, qué portas-ti ?

Le savetier remontait, d’un mouvement brusque, le sac démesuré qui, pour tous les gens de Tulle, était inséparable de sa burlesque personne, et il lançait quelque mot bien gras, dans un rire d’enfant, pour réjouir les questionneurs.

Tout en haut de la ruelle, sur la place de la Prison — ci-devant place de la Bride — il entra chez un bourrelier qui lui fournissait d’excellent cuir : puis, à travers les rues déclives, pavées de cailloux pointus, il gagna la rue de la Beylie où les Peuch avaient leur boutique.

Cette boutique, qui commandait une petite forge, était si noire qu’une lampe y brûlait toujours, sur le mur du fond. Jadis, cette lampe éclairait, de sa lueur fumeuse, une statuette de la Vierge, grossièrement taillée et peinte, mais la Vierge avait été remplacée par un buste de Marat, don de l’ex-abbé Jumel à ses amis, les parents de Catherine, les « vaillants Cyclopes ».

Des boîtes et des sébiles, disposées sur une table, contenaient des clous de toutes sortes, classés par espèce et par taille.

Le père et la mère Peuch étaient allés voir un de leurs cousins à Laguenne, et les deux fils travaillaient à la manufacture. La seule gardienne de la boutique, c’était la jolie Catherine, dite Catissou, qui raccommodait du linge, assise dans un large fauteuil paillé.

Elle sourit à Bonnefont qui s’était arrêté sur le seuil.

– Que veux-tu ? demanda-t-elle, et elle piqua son aiguille dans sa coiffe, près de la cocarde aux trois couleurs.

– Un cent de clous, pareils aux derniers que je pris.

– Attends donc. Je te vais servir.

— Merci, ma mie. Maintenant, je m’en vais chez moi.

— Avec ton gros sac ? Je te plains, mon pauvre !

— Mon sac et moi ne faisons qu’un. Mais dis-moi, Catissou, quel saint vas-tu fêter ? Coiffe à dentelle et devantail de soie ! Jamais ta mère ne porta de tels atours.

— Sa fille les porte, maintenant qu’on est tous égaux, et les comtesses vont en cotillon de futaine.

— Mais alors, on n’est pas tous égaux ?

— Té ! chacun son tour d’être riche !

— Et moi qui suis si las d’être mal fait ! Ce serait bien mon tour d’être joli garçon, cependant que ton frère, qui est grand et dru, porterait ma bosse, au nom de l’égalité.

— Tu es bête, mon pauvre !

— Et c’est avec ton aiguille que tu as gagné ce superbe devantail et cette précieuse coiffe ?

— Quelqu’un me les a donnés.

— Oh ! Oh !

— Pour la grande procession.

— Puisqu’il n’y a plus de Lunade…

— Mais il y aura une autre procession qui remplacera la Lunade chaque année.

— Je devine ! Ne sera-ce point la fête de sainte Raison ?

— C’est le nom que monsieur Jumel a dit, en m’apportant les cadeaux…

— Tu connais cette sainte-là ?

— Guère, mais je sais que c’est la patronne des républicains.

— Et que sera la fête ? Un défilé d’ânes déguisés en prêtres et de galapians qui brailleront la Carmagnole, comme on le vit, aux dernières Pâques ?

— Non, dit la Catherine, dont les yeux noirs brillèrent. Une vraie procession où personne ne rira. Il y aura les représentants de la Corrèze, les membres des Clubes, tout le monde, enfin, saut les aristocrates… Et l’on jettera des fleurs, et l’on allumera des cierges sur l’autel, et des petits drolles, habillés de rouge, lanceront les encensoirs devant la sainte…

— Où la prendra-t-on, la sainte ?

Catherine Peuch hésita un peu.

— Ce ne sera pas une statue peinte, mais bien une fille vivante. Elle aura une robe blanche, une ceinture tricolore, un bonnet rouge, et elle sera assise sur une montagne.

— Une fille vivante ?

— Pourquoi pas ! Tu as bien vu des petits drolles qui faisaient saint Jean, vêtus de peaux de brebis, et des filles déchevelées qui figuraient la Madeleine !

— Et quelle sera cette fille choisie ?

— Té ! tu m’en demandes trop !… Est-ce que je sais, moi ? Voilà tes clous. Adesias, Bonnefont.

Adesias !

Et Bonnefont, d’un coup d’épaule, remonta son sac qui glissait…


VII


La grande roue pleine et pourpre du soleil creusait, d’un sillon sanglant, le champ doré des nuages. Les crêtes des collines, à l’ouest, avaient la couleur d’un toit de chaume embrasé. Déjà, tout l’Enclos plongeait en un crépuscule limpide, traversé par le chatoiement nacré des deux rivières, tandis que les maisons des faubourgs étincelaient de toutes leurs vitres, et qu’un des côtés du clocher ardait comme feu.

Il est des moments où toute une ville peut vivre de la même pensée, avouée ou secrète. À cette heure vermeille de la Saint-Jean, une pensée commune, qui s’exprimait, soit par un silence plein de souvenirs, soit par des mots prononcés très bas, unissait les habitants de Tulle.

La Lunade !

Pendant plus de quatre siècles, on l’avait célébrée sans interruption, la mystérieuse fête qui mêlait aux rites catholiques des réminiscences de religions oubliées. En 1348, la peste, après les Anglais, ravageait Tulle. Un moine de l’abbaye Saint-Martin eut une révélation : saint Jean serait le libérateur de la cité malheureuse, si les habitants, nu-pieds, en chemise, promenaient l’image du Baptiste sur les hauteurs qui dominent l’Enclos. Les prud’hommes et le peuple firent un vœu qu’ils accomplirent — et le démon de la peste s’éloigna.

Désormais, tous les ans, le 23 juin, veille de la nativité de saint Jean, la ville, reconnaissante, célébra en manière de commémoration la fête de la Lunade.

Fête du Précurseur et du Libérateur, fête qui brille comme une rouge flamme, sous les étoiles du solstice, durant la nuit la plus brève, pour unir l’aube précoce au crépuscule attardé ! Fête des fleurs, et des fruits naissant parmi les fleurs, fête des moissons déjà hautes, fête des Astres époux, le Soleil roi et la Lune mère ; fête des douze mois, glorifiés par les douze reposoirs où s’arrêtent les processionnaires, dont le cercle immense dessine l’orbe de l’Éternité. Fête païenne transposée en fête chrétienne dans son double symbolisme ; fête de la Lumière annonciatrice d’une plus grande Lumière, fête du Feu divin brûlant dans la solitude et de la Voix clamant dans le désert ; fête qui préfigure la Résurrection, fête dédiée à la victoire de la clarté sur les ténèbres et de la vie sur la mort.

Elle commençait au lever de la lune d’où elle tirait son nom charmant. Alors, le saint sortait de la cathédrale, le vieux saint chevelu et barbu de noir, tel un empereur de légende, avec son manteau de velours pourpre et son diadème d’or. Il s’avançait, sur un brancard drapé, soutenu par des pénitents blancs, et derrière lui, en bel ordre, suivait tout un peuple : les élèves des petites écoles et ceux du collège, escortés du régent en surplis et du recteur paré d’un riche pluvial ; les jeunes filles de l’institut Sainte-Ursule, les membres des confréries et leurs bannières, les douze cents pénitents bleus, blancs, gris, portant la cagoule pointue et le bâton processionnel ; puis les moines de tous les ordres ; les prêtres de toutes les paroisses ; les curés, les chanoines, les dignitaires du Chapitre, le vicaire épiscopal, l’évêque enfin, l’évêque, comte de Tulle ; le maire et les consuls en livrée, les officiers, les magistrats, les notables. Derrière ce cortège qui représentait la vie sociale, morale et spirituelle de la cité limousine, une foule, chantante et dansante, élevait des rameaux de châtaignier. Toutes les femmes avaient mis sur leurs cheveux de frêles couronnes de cire et des guirlandes de roses ; tous les jeunes garçons avaient ceint des cordons de camomille blanche au fort parfum. Cierges, flambeaux, bannières, objets sacrés et corps vivants étaient tellement parés de fleurs et de verdure, qu’on aurait cru voir des jardins, animés par miracle, débordant les rues, dans un nuage odorant. Sur la tour du clocher, clairons, tambours et fifres répondaient au déferlement des cantiques battant le vieux porche comme une marée. Cet orchestre suspendu se taisait parfois. Alors, les chants seuls emplissaient l’Enclos ; puis un immense voile musical tombait du ciel, ondulait, couvrait Tulle de ses plis sonores, et laissait traîner jusqu’aux collines couronnées de feux rougeâtres, ses franges aériennes, flottantes dans l’air tiède et bleu, et toutes mêlées de clair de lune.

La procession serpentait par les rues étroites ; elle surgissait sur les places ; elle gravissait les collines, de l’Alverge au Petit-Calvaire, de la Madeleine à la Bachellerie et à La Chapelle-des-Malades, dessinant un cercle de lueurs et de voix, rempart mystique autour des remparts de pierre. À chaque oratoire, le saint se reposait, et, là, les paysans des hameaux voisins cuisinaient en plein vent des crêpes et tiraient du vin au tonneau, pour restaurer les pèlerins, tandis que les complaintes patoises et le son des chabrettes remplaçaient les hymnes latines. Quand le Tour était accompli, le cortège rentrait en ville. On reconduisait le saint à la cathédrale ; et, sur les places illuminées, la fête devenait une réjouissance bachique, autour des brasiers crépitants, au son des musiques paysannes, parmi les bourrées qui tournaient en tapant du talon, et les grands sauts des jeunes hommes franchissant les flammes, jusqu’à cette heure où la lune déclinante pâlit au frisson du matin.

Pour les habitants de Tulle, à travers la sombre année 1793, lourde d’inconnu ténébreux et de vapeurs sanglantes, le souvenir des antiques Lunades flamboyait encore…


VIII


Dans la rue de la Barrière, un petit homme bossu et boiteux, chargé d’un sac qui bombe ridiculement sur son épaule déjetée, s’en va, clopinant et dodelinant de la tête.

Il traverse le pont ci-devant des Seigneurs, sur la Solane, et la place ci-devant des Oules, pour aller s’asseoir sous le porche qui précède la cathédrale et soutient la pyramide du clocher.

Là, tenant son sac entre ses jambes, il souffle un moment, regarde autour de lui, observe l’état du ciel, et semble attendre quelqu’un ou quelque chose.

Le rouge du couchant persiste à l’ouest, au-dessus des collines, et se fond, plus haut, dans une teinte verte, acide et pure, où moutonnent de petits nuages pareils à des flocons de laine détachés de la tunique du Précurseur. Une rosée d’étoiles scintille à peine.

La place, avec ses vieilles maisons à galeries, s’éveille à la vie du soir.

Il n’y a pas encore de chandelles allumées derrière les vitres. Après la torride journée, les gens qui ont fini de souper s’installent aux balcons, se penchent aux fenêtres, s’asseyent au seuil des portes, en famille, pour respirer l’air attiédi. Et ils se divertissent à reconnaître les promeneurs qui font les cent pas devant la cathédrale.

Promeneurs bien différents de ceux qu’on voyait autrefois, lorsque, dans la petite ville aux mœurs amicales, nobles et bourgeois se mêlaient sans façon au populaire. La « bonne compagnie » de Tulle languit en prison, ou se terre dans les maisons bien verrouillées du Trech. Ce qui triomphe maintenant et s’étale, ce n’est même pas le peuple sage et rude des artisans : c’est la lie du pays, des ouvriers fanatisés, de petits fonctionnaires enflés de vanité jalouse, des avocats qui singent les illustres conventionnels. C’est Jacques Brival, c’est Jumel. C’est le moine apostat. C’est le prêtre défroqué. C’est aussi le « Cyclope », noir de crasse, qui ne sait pas lire et se réclame ingénument de Voltaire et de Rousseau. La colossale figure de la Révolution — terrible à Paris, sublime aux frontières — grimace dans la petite province et s’y rétrécit à la mesure des individus qui prétendent l’incarner. Jumel est un petit Marat. Tous les membres du club veulent ressembler à Jumel et toute la plèbe aux membres du club. Parmi cette horde débraillée, il y a de braves gens, terrorisés ou crédules, qui suivent des chefs atroces en bêlant la fraternité, et croient affirmer leur républicanisme par les trous de leur veste et la saleté de leur bonnet rouge. Les femmes et les filles, au contraire, se pavanent, cocarde au sein, cocarde à l’oreille, regrettant tout bas la Lunade pour le feu de joie et pour la danse, mais ravies de remplacer les comtesses. Ces Limousines du bas-pays sont de petite taille, bien faites, fines et vives, la jambe jolie, la joue fraîche, l’œil noir, et elles marchent en se tenant, à trois ou quatre, par la ceinture. Quelles œillades vers les jouvenceaux qui ne sont pas encore aux armées ! Avec quel plaisir cette jeunesse virerait la bourré si venait un joueur de chabrette ! Mais patience ! a dit Catherine Peuch, le citoyen Jumel promet un grand bal patriotique pour la fête de la Raison… En attendant, les filles coquettent et caquettent et, passant devant le porche de Saint-Martin, s’esclaffent à voir le bonhomme assis par terre.

— Té, Bonnefont avec son sac à malices !

— Que fais-tu là, joli cœur ?

— Il espère sa maîtresse.

Le savetier ne répond pas aux quolibets. Ses yeux de fleur bleue ne voient même pas les effrontées. Est-il en extase ? A-t-il bu un verre de trop ? Sa simplicité légendaire tourne-t-elle à l’idiotie ? Il regarde… Quoi ?… Le ciel.

Enfin, il se dresse péniblement, et recharge son sac sur son épaule.

— Tu t’en vas, Bonnefont ?

— Oui, fille ! La maîtresse que j’attendais n’est pas venue. Je vais donc chez elle.

— Bien du plaisir à tous deux !

Et la plus belle fille de la bande de chanter, au nez du bossu :

Baisso-ti, mountagno !
Levo-ti, valloun !
M’empetza de veire
Lo mio Zanetoun…

Bonnefont tourne le dos à la troupe insolente. Sorti de l’ombre du porche, il traverse sans hâte, la place Saint-Julien. Il passe devant l’évêché où Brival, seul dans la chambre de Mascaron, lit peut-être, en tremblant d’être surpris, l’office du prophète qui osa dire la vérité aux puissants et mourut pour elle.

Sur le pont Choisinet, qui mène au quartier d’Alverge, le savetier s’arrête. Il observe, à l’orient, une rougeur diffuse qui monte, tel un reflet d’incendie lointain. Et comme s’il obéissait à un signal, il repart, tout éclairé d’une joie intérieure, appuyé sur son bâton de châtaignier.

La pleine lune se lève.


IX


C’est déjà la nuit, dans les ruelles à pic et les sombres escaliers de l’Alverge. Au fond des pauvres logis, les chalelhs romains allument cà et là des lueurs fumeuses.

Une population misérable y végète, ardente pour la Révolution, impitoyable aux aristocrates. Malheur au suspect égaré dans ce barri, qui est, plus encore que la Barussie, une forteresse des Bonnets rouges !

Cependant, là, comme sur l’autre rive de la Corrèze, la douceur du soir de juin apaise les fureurs politiques. Les plus terribles sans-culottes, rendus à leur naturel, et loin des excitateurs démagogues, redeviennent de braves gens. Quand Bonnefont passe, avec son sac, chacun dit son mot, sans méchanceté. Sotte fantaisie, vraiment, que d’aller porter ou quérir des chaussures chez les pratiques, à cette heure nocturne ! Mais, puisque Bonnefont est un peu fou, rien de lui n’étonnera jamais ses compatriotes, et, de lui, tout les amuse.

— Tais-toi, petitoun ! dit une mère, gourmandant un enfant criard. Si tu geins, j’appelle le bonhomme ! Il t’emportera dans son sac !

Et Bonnefont, transformé en épouvantail, répond d’une voix sépulcrale :

— Mon sac est plein de méchants drolles et je les mange tout crus.

Ailleurs, c’est un vieil ouvrier de la manufacture, le père Borie, qui interpelle son ancien camarade.

— Hé ! Bonnefont, où vas-tu ? Prendre mesure aux pieds du loup-garou ? Les honnêtes gens ne travaillent point, à cette heure. Entre chez nous, viens boire un verre.

— Je te remercie, Martial Borie. Je suis attendu.

— De quel côté ?

— Par là…

Un geste vague… Le vieil ouvrier, à la bonne figure rougeaude, vêtu de l’ancien costume paysan, culotte et veste de droguet bleu cent fois reprisé, se décide brusquement.

— Je vas te faire un bout de conduite.

— Si tu veux.

Ils montent la rue étroite, côte à côte, l’armurier accommodant son pas au pas inégal du savetier.

— Belle soirée, bien douce ! dit-il. Cela me rappelle les tours de Lunade de ma jeunesse, quand tu étais encore petit, toi, mon cadet. C’était un temps d’esclavage. Le tyran et les aristocrates nous suçaient le sang. Mais le soleil avait plus de force qu’aujourd’hui et le monde était plus gai.

— Non, Martial ! C’est toi qui étais plus jeune.

— Peut-être bien… Vilaine chose que de vieillir ! Et pourtant je me réjouis d’avoir vu la liberté. J’ai mes deux fils à l’armée du Rhin. Qu’ils sont heureux ! J’y voudrais être moi-même, battre les Autrichiens, et les gens de Pitt et de Cobourg !

Et, plus bas :

— Il y en a partout, des espions de l’Angleterre. Il y en a dans le Trech…

— Qui les a vus ?

— Ils se cachent bien. Ce sont des prêtres et des ci-devant officiers, comme le Masset de Royal-Navarre.

— Celui qu’on a tué, en 91, sur le pont ?

— Celui que le peuple a puni. J’en étais. J’ai frappé comme les autres.

— Toi, Borie ?

— Ah ! j’étais bien étonné, après, parce que je ne suis pas féroce, tu le sais ! Je ne ferai pas de mal à un chien !… Mais un traître, c’est moins qu’un chien.

Ils marchent en silence. Bonnefont halette un peu.

— Tu es las, mon pauvre, dit Borie, d’un ton apitoyé. Donne ton sac. Je le porterai bien, quoiqu’il soit pesant.

— Je ne suis pas fatigué.

— Que tiens-tu là dedans, qui est si lourd ?

L’armurier tâte le sac de toile brune.

— Ce n’est pas du cuir ! Ça résiste ! C’est dur comme bois.

— C’est du bois pour faire des sabots. Les souliers sont au fond.

— Une sotte idée que tu as, mon pauvre Bonnefont ! Chargé à crever ! Et sur cette pente roide ! Tu rendras l’âme devant que d’arriver chez toi. Donne-moi ton bois à sabots. Ça te soulagera.

— Je te dis, Borie, que je suis leste et gaillard.

— Têtu comme un âne ! Hé, fais donc à ton plaisir. Je te quitte…

Adesias !

Adesias !

Au bout du barri d’Alverge, il y a le rempart, et la porte près d’une tour. Un garde, placé là pour surveiller les gens qui essaieraient de passer du blé en fraude, s’ennuie assis sur une pierre.

L’étrange apparence de l’homme au sac le tire de sa langueur. Plein de zèle, il accourt en gesticulant :

— Arrête ! Arrête !… Qui es-tu ?… Que fais-tu là ? Que portes-tu sur ton dos ?… Approche ! Es-tu sourd ? Je te dis de t’approcher. Mets bas le sac, au nom de la Nation !… Il n’entend pas, le sacré bancroche !… Arrête ou je tire !… Té ! c’est Bonnefont !

Et de rire !

Qué portas-ti ?

Le savetier haletant, un peu hagard, répond par une gauloiserie qui fait s’esclaffer le garde.

— Va, mon vieux diable, va ton chemin ! Ces choses-là ne regardent pas la République…

Et voici Bonnefont dans la campagne, sur le plateau raviné, où les chaumines s’espacent parmi les blés noirs et les vignes, où il y a des bois de châtaigniers et des espaces incultes. Là commence ce vaste manteau de bruyère qui empourpre les épaules rocheuses du Limousin, et qui est tout brodé d’argent vif par les fraîches eaux courantes.

Du soleil disparu, il reste un peu de rougeur fanée, et tout le zénith est bleu, d’un bleu si léger, si doux, si finement cendré par la lune levante, que les étoiles n’osent point y briller trop fort. On sent un grand silence dans le ciel, comme une attente. Ah ! c’est la nuit des nuits d’été, celle qui vient ! C’est la nuit des enchantements et des prodiges ! C’est la nuit où les plantes ont toute leur vertu, où les bons mages et les bergers pieux sont rois sur les puissances du mal, et reines les chastes filles.

Nuit sans maléfices, sans fantômes, nuit favorable aux vierges qui cherchent dans les fontaines ou dans les miroirs l’image de l’époux futur et le secret de leur destinée. Une douceur infinie tombe du ciel sur la pauvre terre. Des voix confuses sortent des branches noires et des herbes mouillées. La nature en fleur chante le cantique de Samuel. Il va naître, il est né, l’apôtre du Feu, le grand saint Jean !

Si les hommes oublient de le louer, qu’il soit loué par les choses ! Si l’antique ronde sacrée ne tourne plus en son honneur, que les oiseaux de nuit, que les papillons gris comme des pénitents en capuce, que les noctuelles, que les grillons forment un cortège, et que les vers luisants allument leurs petites lanternes bleuâtres au bas des buissons !

Mais tous les hommes ne sont pas des ingrats, ô saint Jean ! Celui-ci qui marche, le dos courbé, a pris la route coutumière des anciennes Lunades. Voyez, grand saint, voyez comme il souffre, clopinant et butant sur les pierres, et comme son fardeau s’appesantit ! Tel Christophe accablé par l’Enfant divin, il va choir, le pauvre Bonnefont, si vous ne le soutenez, si vous ne faites, en sa faveur, un miracle qui ne sera point connu, un miracle qui ne se manifestera pas votre gloire, mais seulement votre amitié.

Il chancelle. Il glisse. Il se relève. Ses jambes rament, comme les pattes du crapaud blessé. Sa tête dodelinante se retire entre ses épaules difformes. Va-t-il tomber là et mourir ?… Non. Il chemine lentement, obstinément, poussé par le grand amour qui le fortifie.

À l’oratoire du Petit-Calvaire, à l’oratoire du bois de Malaurie, à l’oratoire de Brayge, à La Croix de la Bachellerie, à la chapelle des Malades, il fait halte, pieusement. Il pose son sac droit devant lui, comme un tronc d’arbre ou un rocher, et il prie, agenouillé, comme il priait naguère, lorsqu’il était pénitent blanc, et qu’il s’arrêtait, à ces mêmes stations du pèlerinage, ayant mis à terre le brancard magnifique où se dressait, vêtu de velours rouge et couronné comme un roi, saint Jean libérateur de Tulle.

Puis il repart, et sa marche est si lente, maintenant, qu’il a l’air d’une tortue ou d’un gros limaçon brun. Autour de lui, la solitude bleue frissonne de mille petites voix plaintive et stridulantes. Le parfum des aubépines erre comme un ange invisible. Et quand Bonnefont, presque défaillant, lève les yeux, il distingue, dans l’énorme lune claire, une figure d’homme, toute noire, torte et penchée, portant un sac sur ses épaules.


X


Les étoiles montèrent à l’horizon, tournèrent et descendirent. La lune pâlit en s’abaissant et l’ombre bleue prit la couleur de la tourterelle. Déjà le clairon des coqs effarouchait la sainte nuit qui laissait, en fuyant, sur les herbes et sur les fleurs, l’eau bénite de la rosée.

Bonnefont rentra dans la ville de Tulle par la porte de la Barrière. Dans la rue déserte, son pas inégal résonnait. Portes fermées. Fenêtres closes. Personne ne demanda au savetier :

Qué portas-ti ?

Il arriva enfin à son logis, et tira derrière lui le verrou de la porte.

La chambre était à la ressemblance de l’homme : humble et pauvre. Il y avait une cheminée bien noire, une couchette, un escabeau, une table couverte d’alêne, de clous, de morceaux de cuir et de fil poissé. Des chaussures pendaient aux solives.

Bonnefont se déchargea de son sac et desserra la cordelette qui nouait, en haut, la toile brune.

Alors, le blême petit jour éclaira une statue haute de quatre pieds, représentant un ascète barbu et chevelu, d’une maigreur de sauterelle, sous la peau de chèvre qui ceignait ses reins. Ce n’était pas le grand saint Jean de la cathédrale : c'était une image plus modeste, détachée du rétable des Pénitents blancs, un pauvre saint Jean sans gloire qui n’avait jamais tourné la Lunade avant cette nuit… Mais c'était tout de même saint Jean, vainqueur de la peste et libérateur de Tulle !

Le savetier replaça la lourde statue dans la hotte de la cheminée, où il la tenait cachée depuis plus d’un an. Et, avec un long soupir de souffrance et de joie, il tomba sur son lit comme mort.


XI


Vers la fin de cette année 1793, l’église Saint-Julien fut déclarée « Temple de la Raison ». Lors de la fête dédicatoire, Catherine Peuch tenait le rôle de la Déesse — qu’elle s’obstinait à nommer « la Sainte », en son ignorance du vocabulaire mythologique. L’évêque Brival n’avait pas attendu ce jour pour résigner ses fonctions. Il fit pénitence de ses erreurs et de ses fautes, aux pieds d’un prêtre réfractaire, l’abbé Besso-Chevalier, qui donna l’absolution à l’« évêque de la Solane ».

Peu après le Père Duchesne de Tulle, épousa Catherine Peuch au temple de la Raison, et le procureur Brival présida la cérémonie.

Les prisons de Tulle et de Brive étaient pleines. La guillotine fonctionnait.

Vinrent des jours moins tragiques. Thermidor délivra les victimes de Jumel et incarcéra les terroristes. Plus tard, le Père Duchesne corrézien, remis en liberté, demanda la dissolution de son mariage, rentra dans les ordres et devint un apologiste de l’Empire.

Et les années passèrent… On avait retrouvé, sous séquestre, avec quantité d’objets enlevés aux églises, la statue de saint Jean libérateur. Elle fut rendue à la cathédrale, et la procession de la Lunade rétablie, selon le rite ancien. Catherine Peuch — appelée par dérision « la Père Duchesne » — n’osait se joindre aux fidèles. Laide, vieille, et délaissée, elle habitait, seule avec un chat noir, la boutique de la rue de la Beylie et faisait commerce de clous. Ses voisins, sans doute à cause du chat, la tenaient pour sorcière.

Bonnefont, avec sa confrérie, suivait toujours la procession du 23 juin ; mais s’il vénérait grandement le saint Jean retrouvé de la cathédrale, il gardait une dévotion particulière au modeste saint Jean qu’il avait porté autour de l’enceinte de Tulle. Jamais il ne voulut s’en séparer. Selon le désir qu’il exprima dans ses derniers jours, madame la comtesse de Valon hérita de cette précieuse image, que j’ai pu voir dans la chambre de cette dame, au château de Saint-Priest de Gimel.

Il existe encore, à Tulle, des vieillards qui se souviennent de Bonnefont, presque centenaire, assis dans son fauteuil d’infirme, devant sa maison. Il mourut vers 1855. On savait vaguement son aventure, mais nul ne songeait à honorer, en souvenir de la Lunade de 1793, ce pauvre impotent, difforme et ridicule.

Et rien, aujourd’hui, — ni plaque gravée, ni nom de rue, ni inscription dans la cathédrale, — ne commémore cette histoire, cette belle histoire digne de la Légende dorée ou des Fioretti. Bonnefont s’était trompé de siècle. Il aurait dû naître quatre cents ans plus tôt. Au moyen âge, l’instinct populaire eût reconnu, dans le pauvre artisan qui porta saint Jean sur son dos, un frère du pauvre jongleur qui dansa et pirouetta devant Notre-Dame. Les maîtres cordonniers de la ville eussent fait mettre, aux frais de la corporation, dans la chapelle de saint Jean-Baptiste, un vitrail aux couleurs de pierreries. Sur ce vitrail, l’artiste eût montré Bonnefont, chargé de son sac, cheminant à travers la lande ; Bonnefont arrêté par un soldat, près du rempart ; Bonnefont priant à l’oratoire de la Bachellerie ; Bonnefont ramenant chez lui le saint qu’il cache dans la cheminée. Et plus bas, juste au-dessus des donateurs prosternés, Bonnefont mourant, vieux et misérable, tandis que le diable s’enfuit par la croisée, et que, dans une gloire de feu, saint Jean libérateur emporte au paradis, sur ses épaules vêtues d’or, l’âme nue, simplette et riante, du bon savetier de Tulle.




FIN


TABLE




Coulommiers
Imprimerie Paul BRODARD
6821-6-26