Figures dans la nuit (Tinayre)/L’Anneau de fer

Figures dans la nuitCalmann-Lévy, éditeur (p. 1-38).


FIGURES DANS LA NUIT


L’ANNEAU DE FER


À Marguerite Moreno.


I


La Thessalie, incendiée par la canicule, n’était que cendre lumineuse et lourd silence. Au loin, le massif de l’Olympe tremblait dans l’ébullition étincelante de l’air. C’était le milieu du jour, et les arbres isolés rassemblaient leur ombre d’un bleu intense, couchée en rond autour de leur pied. Sur l’étendue rose des champs, où gisaient les gerbes fauves, pas un moissonneur visible, pas un berger, pas un troupeau, pas un chien. Les flèches du soleil pleuvaient avec la folie et la mort. Toute vie était suspendue.

Cependant, trois cavaliers s’en allaient vers Larissa, par la route consumée en poussière blanche. La fièvre de la soif les dévorait, car leurs gourdes étaient vides et il n’y avait aux environs que des ruisseaux desséchés et des fontaines taries. Le plus jeune, beau garçon à la tête dorée sous le pétase, s’appelait Machatès, fils de Criton, Athénien, et voyageait pour des affaires de famille. Les deux autres n’étaient que de grossiers maquignons béotiens qui se rendaient à la foire de Larissa. Ils avaient rencontré Machatès dans une auberge de la montagne et lui avaient demandé l’honneur de sa compagnie, parce qu’étant déjà vieux, ils redoutaient les vampires et les brigands, fléaux communs en Thessalie. Et Machatès avait répondu qu’il ne craignait rien, ni dans ce monde-ci ni dans l’autre monde, ce qui avait grandement scandalisé la femme de l’aubergiste. Tout en récurant ses chaudrons, elle avait dit :

– Voilà un jeune coq bien insolent et qui porte bien haut sa crête ! Qu’on n’ait peur de rien, en ce monde-ci, c’est bravoure ! Au regard de l’autre, monde, par les Grandes Déesses, c’est jactance impiété, surtout quand on va dans cette Thessalie qui est le pays des sorcières.

Machatès n’avait fait que rire de ces paroles. Il ne craignait rien parce qu’il ne croyait à rien, ayant trop lu, et dans un âge trop tendre, les romans de Lucien de Samosate qui était le sophiste à la mode, depuis qu’il avait donné des conférences dans les principales villes d’Achaïe.

Les maquignons, à la fois troublés et rassurés par cette humeur athénienne, suivaient de confiance le garçon qui n’avait peur de rien, mais, souvent, par prudence, ils prononçaient tout bas des formules conjuratoires, car ils redoutaient les dieux qui punissent les fanfarons.

Maintenant, ils ne pensaient plus à ces discussions philosophiques, et presque morts de soif, chancelant sur le cou de leur monture, respirant avec douleur l’âcre poussière qui brûlait leurs yeux, ils désespéraient d’atteindre Larissa avant la nuit.

— Je propose, dit Machatès, de nous arrêter et de dormir en rêvant d’eau fraîche et de bon vin. Si nous n’arrivons pas ce soir, à Larissa, nous coucherons au prochain village.

Sans attendre le consentement des maquignons, il mit pied à terre.

Les deux Béotiens l’imitèrent et comme ils cherchaient, du regard, un endroit ombragé pour s’y étendre, ils aperçurent au bord de la route, un grand tombeau de marbre à coupole, flanqué de trois cyprès.

— Voyez, mes camarades, dit l’Athénien, cette bande d’ombre que projette le mur de marbre sera tout à fait propice pour notre sieste de midi.

Les maquignons répondirent que le voisinage des tombeaux porte malheur et qu’ils craignaient de se souiller en approchant un cadavre.

— Alors, répondit Machatès, restez purs et crevez de soif sous le soleil. Pour moi, les morts m’effraient beaucoup moins que certains vivants de ma connaissance. Un corps sans âme ne sent rien et ne peut rien ; et quant à l’âme sans corps, nul ne l’a jamais vue. D’ailleurs, je ne demande qu’à la voir, car j’aime à m’instruire et je serais fort curieux de m’entretenir avec un revenant.

— Homme abominable, commenta le plus vieux des Béotiens, si Perséphone t’écoute…

Il usait vainement sa salive, car l’impie Machatès ne l’entendait point, s’occupant de lier son cheval au tronc d’un cyprès. Les marchands, assis dans la poussière, à bonne distance du tombeau, ouvrirent leurs bissacs et commencèrent un repas que leur soif exaspérée tournait en supplice. Machatès déclara qu’il ne voulait pas manger sans boire et qu’il dormirait volontiers une couple d’heures, non pas contre la paroi, mais dans l’intérieur même du monument, dont la porte n’était pas scellée.

Cette bravade remplit d’horreur les Béotiens. Ils se voilèrent la figure en implorant tous les dieux infernaux, afin de n’être pas compris dans la malédiction qui frapperait Machatès. Cependant, l’Athénien, sourd à ces clameurs, poussa la porte en bois de cèdre et pénétra dans la cellule ronde élevée sur le caveau.

Dans les demi-ténèbres, il distingua ces couronnes d’amarante que les Thessaliens ont coutume de placer sur les tombes. Celles-ci avaient encore leur rouge éclat et leur parfum puissant, tandis que les guirlandes de roses blanches étaient fanées. Tout révélait l’inhumation récente : ces fleurs, les poupées de terre cuite disposées sur un autel avec une quenouille chargée de laine, un fuseau et un miroir. Il y avait même une lampe qui venait à peine de s’éteindre, et trois coupes contenant du lait, du vin et du miel. Les ouvriers n’avaient pas eu le temps de graver l’inscription votive sur le fronton, mais l’on devinait qu’une femme, une vierge, dormait là son dernier sommeil, depuis quelques jours sans doute, et qu’il y avait, dans la cité voisine, une famille en grand deuil.

Machatès aurait pu méditer sur la vanité des choses humaines, s’il n’avait eu l’envie de boire plus que le goût de philosopher. Le vin consacré à la morte excita en lui une convoitise terrible. Avec un sentiment mêlé de désir et de vague répugnance, il prit la coupe et la tint un moment dans ses mains un peu tremblantes… Certes, il ne croyait pas commettre un sacrilège, et il était convaincu que les trépassés, rendus à la terre qui les dévore, n’ont plus de besoins, n’ayant plus d’organes matériels, et ne connaissant plus ni la faim, ni la soif. Les Champs Élyséens, Caron et sa barque, Hermès et sa verge d’or, les ombres d’hommes qui vivent une ombre de vie et qui surgissent à l’appel des magiciennes, c’étaient des rêveries de poètes et des contes de nourrice. Pourtant, le souvenir de ces rêveries et de ces contes émouvait l’incrédule Machatès, et faisait passer un frisson entre ses épaules. Il se gourmanda lui-même pour cette faiblesse, et voulant se rassurer par le son de sa voix et par un geste élégant, il dit :

— Ô vierge inconnue, Machatès, fils de Criton, te remercie pour ton hospitalité. Je boirai dans ta coupe et dormirai sous ton toit, mais non sans te marquer ma reconnaissance. Accepte l’anneau de fer que je porte à ma main gauche. Il est d’un métal commun, et cependant il est précieux par les signes qu’un mage de Babylone y fit graver, voilà bien des siècles.

Il tira donc l’anneau de son doigt et le plaça sur l’autel, puis il but le vin de la coupe et se coucha sur la dalle même du caveau dont la fraîcheur le saisit. Son pétase glissa de côté. Allongé parmi les roses, la tête soutenue par son manteau roulé, Machatès s’endormit bientôt d’un sommeil paisible.


II


Quand il s’éveilla, le jour déclinait. Il faisait tout à fait noir, à l’intérieur du tombeau et le ciel, dans le rectangle de la porte, était d’un vert acide et pur où brillait la première étoile. Machatès sentit ses membres gourds et son front pesant, à cause de la dureté de sa couche et de l’âpre vertu du vin. Il sortit de son asile funèbre. Où donc étaient passés les deux Béotiens ? Ces pieuses gens, le croyant peut-être étranglé par quelque vampire, avaient emmené le cheval qui portait tout son bagage, et, délivrés de la crainte des brigands, ils s’étaient faits brigands eux-mêmes, ce qui est assez dans la nature des maquignons. Machatès possédait, par bonheur, une bourse bien garnie, cachée entre sa ceinture et sa peau. Il résolut de coucher à la prochaine auberge et d’acheter un autre cheval pour gagner Larissa, le lendemain, et poursuivre ses voleurs. Le pied leste, il se mit en route, prenant plaisir à marcher, et fredonnant une chanson libertine qui était à la mode, cette année-là, dans la ville d’Athènes. Sans rencontrer personne, il arriva aux abords d’une bourgade où brillaient quelques feux de bon augure. La maison la plus proche était précisément l’hôtellerie, et sur le seuil se tenait l’hôtelier, en tunique un peu grasse, portant comme un sceptre une cuiller à pot. Une excellente odeur de mouton rôti allécha le voyageur, qui demanda, incontinent, le souper et le gîte, et s’il se pouvait, un bain. L’aubergiste répondit que sa maison était pleine, parce que beaucoup de gens, allant à la foire de Larissa, se reposaient, pour la nuit, dans le village. Il ne pouvait disposer même d’un grabat. Machatès tenta de séduire l’hôte. Il se nomma et dit qu’il avait de l’argent, bien qu’il fût sans monture et sans bagage. Pendant qu’il parlait, un homme de grande taille, bien vêtu, à barbe grise, s’était arrêté pour l’écouter avec une curiosité bienveillante. Cet homme, voyant l’embarras du voyageur, s’excusa de l’interroger, et s’informa si c’était vraiment là Machatès d’Athènes, fils de Criton et cousin de Phérécyde de Larissa.

— C’est lui-même, répondit Machatès.

— J’ai connu ton père, dit le personnage barbu, et j’ai reçu de lui quelques services dont je veux m’acquitter aujourd’hui. Mon nom est Damostrate. J’habite, à cent pas d’ici, une maison où je te prie de venir loger, dans l’appartement réservé aux amis de la famille. Ce sera pour moi un grand bonheur que de recevoir le fils de Criton.

La figure majestueuse de Damostrate donna confiance à Machatès. Il suivit cet homme qui devait être un des notables du village et tous deux, parlant de Criton et d’Athènes, s’en furent, côte à côte, dans la nuit, jusqu’à la maison de Damostrate, salués dès leur approche, par les abois furieux d’un chien. Damostrate apaisa la bête et fit entrer Machatès dans le vestibule. Un esclave parut, portant une lampe. Le maître lui dit de mener l’hôte à la chambre de bain, puis dans l’appartement réservé où le souper lui serait servi. Et se tournant alors vers l’Athénien :

— Excuse-moi, ô Machatès, si je ne puis souper avec toi. Ma femme Charitô est malade et quand je t’ai rencontré devant l’hôtellerie, je venais de quérir pour elle le barbier-médecin qui la saignera tout à l’heure. Peut-être sera-t-elle soulagée du mal qui la tourmente, mal cruel causé par un grand chagrin. Ô mon hôte ! mon cœur est triste dans ma poitrine. Je serais un convive déplaisant. Permets donc que je me retire, et toi, regardant ma maison comme la tienne, mange de bon appétit et repose, bien tranquille, jusqu’au matin.

Machatès admira cette tendresse conjugale, et supplia Damostrate de ne point s’occuper de lui.

— Demain, avant mon départ, je prendrai congé de toi, lui dit-il. Puissé-je apprendre que ton épouse est guérie !

Damostrate soupira sans répondre et s’en alla.

L’esclave, porteur de la lampe, conduisit l’étranger à l’appartement des hôtes, qui occupait le premier étage d’un petit bâtiment annexe de la maison principale. On y accédait directement du jardin, par un escalier aux degrés de pierre, et il y avait, au-dessous, des resserres pour les outils agricoles et une porte chartière qui ouvrait sur la campagne. Deux chambres peintes à la chaux bleue, et dont l’une contenait un vaste baquet pour le bain, composaient cet appartement très simple, et d’une parfaite propreté. Le lit était de bois d’olivier, les couvertures de laine rayée aux vives couleurs. Sur le carreau, des toisons teintes en rouge étaient disposées, et la table s’ornait d’un pot de basilic. Une vieille femme, aux yeux clignotants et gonflés, apporta l’eau tiède et lava Machatès, de la tête aux pieds. Quand il fut séché et parfumé, elle lui offrit du hachis de mouton cuit dans les feuilles de vigne, des lupins, des olives, des figues et une petite amphore de vin résiné. Tout en servant et desservant, elle soupirait. Machatès pensa qu’elle était inquiète de sa maîtresse Charitô, et n’étant point méchant, malgré son impiété, il dit à la servante de le laisser seul, qu’il se servirait lui-même, et conserverait, pour la nuit, en cas de fringale imprévue, un peu de pain, quelques figues et le reste du vin noir. Ainsi fut fait. La vieille aux yeux gonflés souhaita un bon sommeil à l’hôte et s’en retourna près de Charitô. C’était justement l’heure où le barbier-médecin arrivait, avec son bassin et sa lancette.

Machatès termina son repas seul et pensif, puis il se mit au lit sans éteindre la lampe d’argile encore toute pleine. Les vents coulis qui se glissent sous les portes, dans les vieilles maisons de campagne, agitaient sans doute la petite flamme, car elle se couchait, se redressait, fourchue comme une langue de vipère, ou s’échevelait soudain, en grésillant. Des ombres montaient du sol, basses et monstrueuses, et soudain grandissaient jusqu’aux solives, coupant le mur de leurs gesticulations démesurées. Cependant, nul souffle, au dehors, ne troublait la paix du jardin, et les feuilles du rosier qui festonnait la fenêtre, étaient, absolument immobiles. De son lit, Machatès voyait la nuit bleue et noire, étincelante d’étoiles, baignant comme un élément mystérieux, le jardin rustique et la maison. Il songeait aux routes qui s’en vont, par la campagne déserte, aux voyageurs égarés dont le bâton sonne sur les dalles, aux feux lointains, aux chiens qui aboient dans la cour des fermes, aux paysans effarés qui tirent leurs verrous et touchent les amulettes préservatrices des vampires. Tout ce que l’on raconte sur la Thessalie, terre des enchantements, lui revenait à la mémoire : magiciennes, philtres d’amour, cadavres ressuscités, miroirs magiques, tout cela dont il avait tant ri, obsédait son imagination. Il sentit que son pouls battait plus fort que de coutume, et il s’avisa qu’il avait dû se refroidir, en dormant sur le marbre du tombeau. La plus petite fièvre trouble l’esprit le plus solide. Machatès se moqua de lui-même et tâcha de s’endormir.

Mais il ne trouva point l’apaisement. Il éprouvait une angoisse singulière. Il était comme l’aimant de Magnésie qui attire le fer, et il sentait qu’une Chose invisible, appelée par la puissance cachée en lui, se déplaçait et se rapprochait pour le joindre. À chaque instant, la distance diminuait entre Machatès et la Chose, et l’attraction torturante s’accroissait. Le cœur dans la poitrine, le sang dans les veines, le cerveau sous le front, éprouvaient l’effet d’une force inexplicable, comme si Machatès voulait échapper à Machatès, pour se confondre avec la Chose sans forme et sans nom qui venait dans les ténèbres.

« J’ai trop bu de ce vin noir, pensa-t-il, en regardant l’amphore presque vide. »

À ce moment, le chien poussa un hurlement comme s’il avait vu l’Hécate aux trois visages, puis il jeta de petits cris joyeux et se tut.

« Quelqu’un est entré dans le jardin, se dit Machatès. Non pas un étranger : le chien le connaît, et lui fait fête… Un esclave de la maison ?… Peut-être le jardinier qui fait sa ronde ?… »

Cette idée aurait dû le rassurer. En fait, son esprit était calme. La partie pensante de son être observait la partie matérielle, et se moquait de son inexplicable angoisse. Il se répéta, mentalement :

« Je n’ai pas peur… De quoi aurais-je peur ?… Tout ce que croit, le vulgaire est une fiction, bonne pour les âmes simples. Les dieux n’existent pas et les morts sont morts… »

Soudain, il entendit des pas, dans l’escalier, des pas très lents, comme d’une personne gênée dans sa marche.

« C’est la servante qui revient, se dit-il… Sans doute, on a besoin de moi, Charitô est malade, morte peut-être, et Damostrate m’envoie chercher, bien qu’il soit convenable d’épargner à l’hôte qu’on a reçu tout spectacle pénible… Ainsi, Admète, lorsque son épouse n’était pas même ensevelie, laissa Hercule s’enivrer, dans l’appartement des hôtes… »

Déjà, il mettait un pied hors du lit, prêt à courir vers Damostrate.

Mais la porte s’ouvrit, et un souffle froid fit palpiter la flamme écrasée sur le bec d’argile de la lampe. À travers les ombres et les clartés confuses, Machatès vit une grande femme debout sur le seuil, couronnée d’or, voilée de lin blanc, ayant le noir de l’escalier derrière elle.

Elle s’avança, à petits pas très lents, et le courant d’air, venant de la fenêtre, fit la porte se fermer avec un choc sourd et une vibration prolongée. L’inconnue allait, comme ces gens qui marchent endormis, et Machatès n’entendait, dans le silence, que son propre souffle haletant, et le frottement des petites sandales. Il était vide de toutes pensées, cloué sur son lit, dans la pose d’un homme prêt à se lever, les yeux dilatés, le front pâle et moite. Quand la jeune femme fut tout près de lui, il aperçut sous le lin léger, un visage aux traits délicats, violemment fardé, avec des yeux sombres et des cheveux sombres ; un beau corps moulé par une robe verte brodée de noir et de bleu, des bras nus, allongés et collés contre les lianes. Une odeur s’exhalait de ce corps, lourde et suave, odeur d’aromates et de fleurs fanées qu’on ne pouvait respirer sans vertige. La mystérieuse créature regarda Machatès et lui dit :

– Je suis Philinnion et je viens à toi par contrainte, pour boire dans ta coupe et dormir dans ton lit. Tu peux lever mon voile, et dénouer ma ceinture car je t’appartiendrai comme l’épouse à l’époux, jusqu’au premier chant du coq… Maintenant, j’ai dit ce qu’il m’est commandé de dire et je ne parlerai plus.

« C’est une folle, pensa Machatès. On a dû l’attacher et l’enfermer, mais elle s’est enfuie de sa prison, et elle veut s’offrir à moi… Voilà une étrange aventure, où d’autres verraient de la sorcellerie et prendraient peur… Sorcière ou non, cette fille est une belle fille… »

Il considéra les bras qu’une bandelette enroulée retenait collés au corps et les pieds entravés par une autre bandelette. La beauté de Philinnion, son langage bizarre, la nuit, le silence, cette odeur de myrrhe et de roses qui se diffusait dans la chambre, enfiévrèrent Machatès de volupté. Il ne voulut pas effrayer la jeune femme en l’interrogeant, et se levant du lit :

— Sois la bienvenue, dit-il, ô Philinnion ! Voici ma coupe et voici quelques fruits mûrs. Bois et mange à ta volonté, et s’il te plaît de rester muette, ta beauté parlera pour toi.

Avec son couteau, il trancha les bandelettes, puis il enleva la couronne d’or, et libéra les tresses, pareilles à des serpents violets dont les anneaux pesants se déroulèrent sur la robe verte. Philinnion ne bougeait pas. L’Athénien lui présenta la coupe et la corbeille. Sans mot dire, elle goûta le vin et les fruits. Une vague nuance rose courut sur sa pâleur. Ses grands yeux s’éclairèrent d’un reflet obscur et trouble comme l’eau noire dans un puits profond. Alors, Machatès désira le baiser de cette bouche fardée et la caresse de ces mains froides dont les doigts maigres avaient des ongles dorés.

Saisi d’une fureur morne, il étreignit la femme, qu’il sentit nue sous sa robe. Et comme, la toile ayant glissé, un corps lisse et froid, aux seins durs, ployait sous l’étreinte profanatrice, la lampe épouvantée s’éteignit.


III


Le coq chanta. Philinnion se leva de la couche où reposait Machatès et reprit ses vêtements. Quand il ouvrit les yeux, l’Athénien la vit, voilée et couronnée, pareille à une grande larve d’insecte blanchâtre sous la clarté grise de la fenêtre.

Elle lui dit :

— Tu me reverras la nuit prochaine.

Et elle parut se dissoudre dans le crépuscule matinal. Un pas décrût dans l’escalier, et le chien désenchaîné jappa, d’une voix plaintive.

Le jeune homme avait la tête pesante et les membres courbatus. Il se rendormit, d’un sommeil opaque.

L’appel de la servante le réveilla.

— Ô cher étranger ! le jour est à son milieu et tu n’as pris aucune nourriture. Damostrate m’envoie vers toi. Que désires-tu ? Voici de la galette et du fromage. Voici un vêtement propre et des sandales neuves. L’eau du bain est prête. Je parfumerai encore tes cheveux et je te frotterai le dos.

Hébété, Machatès considérait la vieille aux yeux rouges. Pendant qu’elle le lavait et le frictionnait, dans la cuve, il se remémora l’extraordinaire aventure de la nuit. Il n’en voulait rien dire, par prudence, un peu gêné d’avoir cédé au désir d’une pauvre insensée qui était sans doute une parente de Damostrate. Il demanda seulement :

— Pourquoi le chien a-t-il aboyé, cette nuit, par deux fois ?

— A-t-il aboyé ? dit la vieille. Je n’ai pas entendu. Il est vrai que j’étais auprès de ma maîtresse Charitô. Sans doute l’esclave du voisin, un mauvais drôle, essayait d’entrer dans le potager, pour voler nos pois et nos laitues… Mais non ! Il aurait abîmé la clôture, et le jardinier, qui est fort jaloux de ses légumes, aurait découvert le dégât… Tu as rêvé.

— Et comment se porte Charitô ?

— Comme elle peut… assez mal… On l’a saignée, puis elle a bu de l’infusion de pavot qui fait dormir… Hélas ! infortunée !… Mais ne parlons pas de choses tristes qui ne t’intéressent pas. Damostrate en serait fâché, car il m’a dit : « Que la paix reste avec l’hôte ! »

Machatès étant vêtu et restauré, la vieille le conduisit auprès de Damostrate. Cet homme excellent avisa l’Athénien qu’on était sur la trace de ses voleurs et qu’on lui rendrait bientôt son cheval et ses bagages.

— En attendant que tu aies recouvré ton bien, honore ma maison en demeurant mon hôte, si le gîte et la chère te conviennent. Nous sommes des rustiques, et nous vivons simplement, à l’antique mode. Il n’y a point de pourpre chez nous, ni de danseuses lydiennes, ni de parasites babillards ; mais les granges et les greniers sont pleins et notre autel domestique ne manque jamais d’offrandes. Ah ! si mes fils étaient au logis, ils te feraient le séjour plus agréable ! Je regrette qu’ils aient dû aller à la foire de Larissa, car je suis vieux, accablé de maux et de soucis. Ma compagnie n’est pas divertissante pour un jeune homme.

Machatès remercia vivement Damostrate et tous deux, se promenant dans le verger, s’entretinrent d’Athènes et de Criton. Quand les ombres des oliviers s’allongèrent sur la terre grise et que les esclaves, après la sieste, se mirent à battre le blé dans l’aire bien unie, un malaise indéfinissable, s’empara de Machatès. Il se sentait, comme la nuit précédente, attirant et attiré, sous l’influence de la Chose qui se confondait en son esprit, avec Philinnion la folle. Malgré lui, il se surprit à toucher du fer, à simuler des cornes avec ses doigts pour écarter le maléfice, ainsi qu’il avait vu faire aux gens du commun, dont il s’était tant moqué. Bien qu’il eût, au fond de l’âme, un désir aigu de s’en aller, il fit l’effort de se moquer de lui-même, et il décida, bravement, de rester jusqu’au lendemain et de voir la suite qu’aurait l’aventure. Il connut aussi que le baiser de Philinnion lui avait mis dans le sang un âcre venin ; et le souvenir de ce corps aux muscles durs, si fin et si froid qu’il avait cru, en l’étreignant, renouveler le mythe de Pygmalion, lui donna une sorte de démence voluptueuse, mêlée d’obscure frayeur.

La nuit le ramena dans sa chambre et, la servante partie, recommença l’affreuse sensation d’inquiétude et d’attente, et l’indéfinissable attraction, plus forte d’instant en instant. La lampe palpita, le chien aboya ; des pas firent crier l’escalier sombre ; la porte, ouverte par une bouffée d’air humide, laissa entrer Philinnion. Comme la veille, elle but du vin et goûta des fruits. Comme la veille, Machatès l’emporta dans sa couche, et ce fut, comme la veille, une lente chute voluptueuse dans le noir, la sensation de l’abîme entr’ouvert et du silencieux vertige. Cette nuit-là, Machatès ne dormit point. Quand la fenêtre pâlit au chant du coq, il voulut retenir Philinnion, mais elle glissa entre ses bras ainsi qu’une froide couleuvre et reprit ses vêtements. Alors, Machatès la suppliant de demeurer et la nommant sa chère amante, elle fixa sur lui ses larges yeux qui n’exprimaient ni joie ni tristesse, puis elle tira de son doigt un anneau d’or qu’elle passa au doigt de l’Athénien, et elle dit :

— Tu me reverras encore une fois, la nuit prochaine.


IV


Les paroles de l’étranger avaient troublé la servante et, l’idée des voleurs lui travaillant l’esprit, elle dormait seulement d’un œil et d’une oreille, si bien qu’elle entendit le chien aboyer. Elle fut aussitôt dans le jardin. Le frisson de l’aube passait sur le ciel décoloré où brillait une étoile claire, isolée à l’orient. Les espaliers, les arbres taillés en quenouille, étaient tout humides d’une rosée que le premier rayon allait boire. La vieille, coiffée d’un chiffon en guise de voile et tenant un gourdin noueux, s’en fut, à petits pas, jusqu’au Priape de bois grossier qui marquait la limite du jardin. Elle ne trouva, nulle part, l’ennemi supposé des choux et des laitues et ne dérangea qu’un lièvre innocent. Comme elle s’en retournait vers la maison, le chien poussa un hurlement lugubre. Au même instant l’esclave vit une forme blanche qui rasait le mur, sous la chambre des hôtes. Croyant que l’Athénien avait introduit dans la maison quelque courtisane, elle s’élança derrière l’intruse, en la menaçant du bâton, mais celle-ci tourna la tête et son regard, à travers le tissu léger aux longs plis droits, fit tomber la servante face contre terre.

Lorsqu’elle reprit ses sens, l’esclave était seule, étalée parmi les salades. Elle se leva, osant à peine songer à ce qu’elle avait vu ou cru voir, et grelottante, accusant la vieillesse qui rend les gens imbéciles, elle se rendit chez Machatès. Il venait de s’assoupir et ne se réveilla pas. Sa main, où brillait l’anneau de Philinnion, pendait sur la couverture.

Dès que la servante aperçut l’anneau, elle se souvint de la vision qu’elle avait eue, dans le potager, et elle jeta un cri terrible qui ne réveilla pas Machatès, tant le sommeil du jeune homme était pesant. En grande hâte, elle courut à la maison des maîtres et se précipita dans la chambre où reposaient Damostrate et Charitô.

Elle criait :

— Ô ma maîtresse Charitô ! Éveille-toi ! Quitte tes voiles de deuil et sacrifie à la Déesse Infernale ! Ta chère enfant, ta Philinnion que tu as tant pleurée !… Elle n’est pas morte !… Je l’ai revue tout à l’heure… Elle a secrètement épousé l’Athénien qui porte au doigt son anneau d’or, et ils ont dormi cette nuit ensemble… Ne me regarde pas ainsi, Charitô !… Par les Grandes Déesses, je dis la vérité !… Lève-toi !… Et toi aussi, Damostrate ! Il faut interroger le jeune homme et savoir où il a connu Philinnion, et pourquoi elle vient le retrouver la nuit sans donner à sa famille la consolation de la savoir vivante…

Damostrate et Charitô crurent que la vieille avait perdu la raison et ce discours renouvela leur douleur.

— Tais-toi, insensée ! fit Damostrate. Comment Philinnion serait-elle l’épouse de l’Athénien, elle que nous avons mise au tombeau il y a huit jours à peine ?

— Que la terre m’engloutisse si je mens ! J’ai vu Philinnion dans le jardin, voilée de son voile et couronnée de sa couronne. Et toi, mon maître, va chez l’étranger et regarde l’anneau d or qu’il porte au doigt : c’est celui même de ta fille…

Damostrate, prenant pitié de la vieille dont l’esprit était affaibli par le chagrin, voulut la convaincre de sa folie. Il alla donc dans l’appartement des hôtes. Machatès, mal éveillé, ne songeait pas à se cacher. Damostrate vit l’anneau d’or… Ses yeux se troublèrent ; ses oreilles se remplirent d’un bourdonnement de ruche et il crut qu’il allait mourir. À peine eut-il la force de demander à l’Athénien d’où lui venait cet anneau. Machatès confessa qu’il le tenait d’une femme inconnue dont il avait, par deux fois, reçu la visite nocturne.

— D’où vient-elle ? Quel est son dessein ? Pourquoi m’a-t-elle choisi ? Pourquoi disparaît-elle au premier chant du coq ? Je l’ignore. Je sais seulement qu’elle est belle et quasi muette. Ses yeux et ses cheveux ont la couleur du raisin noir. Elle porte une robe verte et elle a les ongles dorés.

— Ô dieux souterrains ! Ô Zeus infernal ! s’écria Damostrate. Quel est ce prodige ! C’est ma fille que tu as vue, celle que nous croyions morte, ma Philinnion !

— Philinnion ! C’est bien le nom dont elle s’est nommée…

Machatès soutint dans ses bras le père qui défaillait. Dix fois, Damostrate redemanda les détails les plus précis sur la visiteuse nocturne. Tantôt il reconnaissait en elle son enfant ressuscitée et il pleurait de joie ; tantôt le doute créait en lui des images épouvantables. Il s’imaginait que des voleurs avaient descellé la dalle, enlevé les vêtements et les bijoux de la jeune morte, et paré de ces dépouilles une de ces prostituées qui rôdent autour des sépulcres. Il songeait aussi que les magiciennes peuvent tirer les morts de leurs caveaux, par la vertu de certaines paroles, et que ces morts deviennent des vampires, avides de sang humain. Pourtant, Philinnion n’avait pas blessé Machatès au cou et derrière l’oreille, pour sucer sa force vivante, et elle n’avait pas fendu sa poitrine pour lui ravir son cœur et le remplacer par une éponge. Au dire de l’Athénien, elle paraissait beaucoup plus amoureuse que sanguinaire. Déchiré par des sentiments contradictoires, Damostrate ne voulait pas regarder sa fille comme un vampire et n’osait croire qu’elle fût véritablement ressuscitée. Il revenait toujours à cette idée que des pilleurs sacrilèges s’étaient introduits dans le mausolée ; et il finit par en persuader Machatès lui-même qui ne croyait pas aux revenants, et qui voyait en son amante mystérieuse une prostituée plutôt qu’un cadavre vagabond, animé d’une ombre de vie. Il supplia donc Damostrate de se calmer et d’attendre la nuit. Caché dans la chambre de bain, il guetterait, par une fente de la porte, la prétendue Philinnion, et il se saisirait d’elle.

Damostrate aurait voulu courir au tombeau de sa fille, mais il craignit de mettre en garde les voleurs et d’écarter la nocturne amoureuse. La journée lui parut bien longue, autant qu’à l’incrédule Athénien qui apercevait la fin de l’aventure et des plaisirs qu’il avait goûtés. Le soir venu, Damostrate envoya secrètement des ouvriers pour desceller la dalle du caveau, et s’assurer que Philinnion reposait encore en son lit mortuaire, cependant que les tristes parents veilleraient dans la chambre de bain. Machatès, gardant sa tunique et ses sandales, s’étendit sur la couverture rayée. Le malaise qu’il avait éprouvé les nuits précédentes, s’empara de lui, plus profond et plus pénible et tel que les premières transes de l’agonie. Une sueur glacée couvrait ses membres. Il entendait, dans un silence effrayant, les sursauts fous de son cœur battant ses côtes comme pour les rompre et s’échapper. La petite chambre aux murs bleuâtres, la lampe dont la flamme fumeuse palpitait, ainsi qu’une vie prête à s’éteindre, la table même, avec la coupe et la corbeille, prenaient un aspect nouveau, un sens imprévu. Malgré lui, le frissonnant Machatès se rappela le tombeau de marbre au bord de la route ; il se rappela le goût du vin, l’odeur des roses fanées, le froid de la pierre, la couleur verdâtre du crépuscule dans le rectangle de la porte ; il revit l’anneau de fer placé sur l’autel devant les poupées de terre cuite ; et tout à coup, il eut la certitude que celle qui était venue et qui allait revenir, c’était l’habitante même du tombeau, Philinnion, fille de Damostrate.

Et le chien aboya ; des pas retentirent dans l’escalier ; le souffle humide ouvrit la porte ; la lampe jeta des lueurs convulsives… Philinnion, voilée de son voile blanc et couronnée de sa couronne, s’approcha de l’amant qu’elle avait choisi. Elle releva son voile. Le fard de ses joues était tombé ; ses yeux jetaient un éclair d’orage dans sa figure jaune comme la cire, et ses tresses dénouées pendaient, toutes droites, l’une sur sa poitrine, l’autre sur son dos. De sa robe verte, de sa ceinture rouge, de ses sandales, de sa chair visible ou cachée, émanait le double parfum de la myrrhe et de la rose flétrie.

Elle s’avança, et Machatès hésitant à la toucher, elle tendit vers lui sa main, petite et maigre, où l’anneau d’or était remplacé par l’anneau de fer du mage babylonien. À ce moment, Damostrate et Charitô se montrèrent, et d’abord, ils demeurèrent sans voix devant leur fille. La mère, au lieu de s’évanouir, tomba sur les genoux. D’un grand geste éperdu, elle embrassa les jambes et les flancs de Philinnion qui se raidissait sous cette étreinte… La chambre fut pleine de cris, de sanglots et de soupirs. Le père, la servante accourue aux clameurs, et même Machatès couché sur le lit, invoquaient les divinités infernales. Mais Philinnion, repoussant Charitô, se mit à parler, d’une voix faible :

— Ô mon père ! dit-elle, ô ma mère ! qu’avez-vous fait ? J’étais venue ici, contrainte par la vertu de l’aneau, vertu puissante sur les dieux mêmes. Perséphone, qui m’avait reçue vierge dans son royaume, m’accordait trois nuits pour obéir aux signes gravés sur le fer et connaître l’amour d’un homme vivant. Mais parce que vous avez troublé le rite, ô mes parents, vous me pleurerez deux fois, et deux fois vous mènerez mon deuil, car je retourne au pays des Ombres et je ne le quitterai plus.

Ayant ainsi parlé, elle se décolora et tomba comme un sac vide.


V


Les ouvriers qui étaient allés au tombeau, selon les ordres de Damostrate, ne remarquèrent rien de singulier dans la chambre supérieure. À la lueur des torches, ils balayèrent les pétales fanés, et soulevèrent la dalle, découvrant ainsi la chambre inférieure où naguère ils avaient couché Philinnion. Dans la case réservée au corps de la jeune fille, il n’y avait, sur le lit de fleurs, que les fragments d’une fiole à parfums et des bandelettes rompues.


VI


Le bruit de ce prodige retentit par toute la Thessalie. Sur les places publiques, dans les théâtres, dans les tribunaux d’Hypate et de Larissa, on ne parla plus d’autre chose. Les marchands oublièrent de vendre et les magistrats de juger. Une foule de villageois accoururent vers la maison de Damostrate, espérant, voir le cadavre exposé de cette Philinnion, qui était morte deux fois ; mais le devin Hyllus, consulté par Damostrate, ordonna de procéder, sans pompe, aux secondes funérailles de celle qu’on ne pouvait plus appeler une jeune fille. Il purifia la maison et les hôtes de la maison, et fit célébrer des sacrifices expiatoires aux dieux Mânes, aux Furies et à Hermès souterrain.

Machatès fut purifié comme les autres. Sans attendre qu’on eût retrouvé son cheval et ses bagages, il quitta Damostrate et Charitô, le lendemain des funérailles, lorsqu’il fut assuré que Philinnion était solidement enfermée dans son caveau, sous une dalle bien cimentée. Damostrate et Charitô le saluèrent froidement à son départ, car ils ne se résignaient pas à considérer cet Athénien comme leur véritable gendre. Et pourtant Machatès avait couché, pendant deux nuits, avec Philinnion, et il portait toujours, à sa main gauche, l’anneau d’or qu’il avait reçu de son épouse ! Quant à l’anneau de fer, on n’avait pu le reprendre au doigt crispé de la jeune morte, mais le devin s’était porté garant que la vertu évocatrice des signes était épuisée.

Machatès s’en allait donc, seul et malade encore de fièvre, sur la route de Larissa. La brume de l’aube annonçait un jour brûlant. L’Athénien marchait, sans retourner la tête vers le village qui avait disparu derrière lui.

Il chemina longtemps et, le soleil approchant du zénith, il se trouva dans un paysage qu’il crut reconnaître pour l’avoir vu, en songe, ou dans une vie antérieure. Et cependant, quatre jours à peine s’étaient écoulés depuis qu’il était venu en ce même lieu, avec les maquignons de Béotie.

Quelle force l’avait ramené à son insu, par des chemins détournés, dans la plaine incendiée par le soleil, où, sur l’étendue des champs moissonnés, aucun être vivant, homme ou bête, n’était visible ?

Les arbres isolés ramassaient leur ombre bleue autour de leur pied. Tout était cendre lumineuse et lourd silence.

Au bord de la route, consumée en poussière blanche, s’élevait un grand tombeau de marbre gris, à coupole, flanqué de trois cyprès.

Machatès sentit la Chose l’attirer, à travers la terre profonde, la dalle scellée, la muraille et la porte de marbre. Les yeux fixes, il marcha comme un somnambule, tête nue sous les flèches du soleil. Et il tomba, le front en avant, mort, contre le seuil funèbre.


VII


Telle fut l’aventure de Machatès et de Philinnion, unis dans la mort et au delà de la mort par la puissance des signes. Elle fut rapportée par des témoins oculaires à des amis de l’empereur Hadrien, et le rhéteur Phlégon la raconta — fort incomplète et déformée — dans son Livre des Merveilles.