Figures dans la nuit (Tinayre)/Saint Jean libérateur

Figures dans la nuitCalmann-Lévy, éditeur (p. 211-272).


SAINT JEAN LIBÉRATEUR


À M. René Fage.


I


Ce jour de juin 1793 pèse lourdement sur la ville de Tulle, enfouie et resserrée entre ses coteaux. Un faucon, planant au ciel plombé de midi, ne verrait pas âme vivante sur les trois places qui entourent la cathédrale Saint-Martin. Là, où tombe le soleil vertical et dur, c’est le noyau primitif de Tulle, l’Enclos, fortifié jadis contre les Anglais, et limité sur deux côtés par deux rivières : la verte et vive Corrèze et la fétide Solane, qui se joignent au pont de l’Escurol. Débordant l’Enclos, la cité s’est développée en faubourgs — ou barris — le Trech, quartier noble ou de grande bourgeoisie, la Barussie artisane, le Puy Saint-Clair peuplé de couvents, la Barrière populeuse, traversée par une longue rue, et, sur la rive gauche de la Corrèze, l’Alverge et le Lyon d’or. Une seconde ligne de fortifications marque l’enceinte des faubourgs. Au centre de la ville, dans l’angle droit formé par les deux rivières, des édifices condamnés à disparaître se pressent encore autour de la cathédrale : c’est l’aumônerie et la trésorerie du chapitre, c’est le Palais, c’est la vieille église Saint-Julien, c’est l’évêché avec ses dépendances et ses jardins qui bordent le quai de la Corrèze. Sur les toits de petites tuiles rondes, l’ombre du clocher pyramidal tourne, depuis quatre cents ans. Elle s’élance du cœur même de Tulle, cette flèche aiguë et légère, qui jaillit de la profondeur, sans dépasser le cercle vert des collines. Comme l’eau dans un entonnoir, les maisons pressées montent sur des pentes raides, se soutiennent, se dépassent, se lient en de vastes blocs fendillés par les coupures des ruelles. La Barussie, le Puy Saint-Clair, l’Alverge recèlent quantité d’escaliers et de rampes, des maisons fortes réunies par des arches, des remparts encastrés dans les bâtisses, des poternes, des tours intactes ou ruinées. Çà et là, les vignes escaladent les galeries de bois couvertes par des auvents ; des figuiers crèvent des pans de mur ; le feuillage se marie à la pierre. La lumière, déjà méridionale, brûle les toits à grandes lucarnes circonflexes, mais, à cause de l’étroitesse des rues, les hautes maisons restent dans l’ombre, et la vie populaire se réfugie au pied de leurs vieilles façades, quand le soleil d’été, le soleil-lion, est au zénith.


II


La chaleur, ce jour-là, était cruelle dans la basse ville et sur les quais de la Corrèze, où l’eau réverbérait les rayons comme un miroir. M. Brival, évêque constitutionnel de Tulle, en souffrait beaucoup, car il habitait, au premier étage de l’évêché, de grandes pièces ouvertes sur la rivière et qui avaient été, au xviie siècle, l’appartement même de Mascaron. Pendant la première année de son séjour, M. Brival avait coutume de descendre régulièrement au jardin, après le dîner d’onze heures. Il s’y promenait lentement, sous les longues charmilles dominées par le chevet de la cathédrale comme il faisait naguère sous les noyers de son presbytère de Lapleau, où la Révolution – personnifiée par le procureur syndic Jacques Brival – était allée chercher, en 1791, le pauvre curé de campagne pour l’asseoir sur le trône épiscopal de la Corrèze. À quoi songeait M. Brival durant cette promenade solitaire dans le jardin étouffé de grands murs ? Quels remords accablaient cet homme de soixante-six ans, qui avait été un bon prêtre et qui n’osait plus, devant témoins, ouvrir un bréviaire ? Songeait-il à sa vie passée, à sa douteuse grandeur, au scandale de son élection, lorsque, pour remplacer M. Rafelis de Saint-Sauveur, chassé de son diocèse, l’Assemblée populaire donna trente voix au proscrit, trente au grand sultan, cinq au Diable et le reste à l’abbé Brival ? Rêvait-il de secouer le joug posé sur sa tête, avec la mitre illégitime, par deux hommes redoutables : son neveu le procureur Brival, et l’abbé Jumel, ex-vicaire épiscopal, surnommé le Père Duchesne de Tulle ? L’un et l’autre, également, gouvernaient l’évêque, et l’évêque les redoutait également. Insurgé contre l’autorité canonique, Brival n’avait pas l’âme d’un révolté. Il était fin, cultivé, de bonnes mœurs, mais faible, de cette faiblesse qui dégrade un caractère et l’entraîne aux pires complicités. Dès son élection, il offrit une salle de l’évêché aux Amis de la Constitution pour y tenir leurs séances, et il accepta, temporairement, la présidence de ce club. Plus tard, pour satisfaire la municipalité sans-culotte, il supprima les paroisses de Saint-Pierre et de Saint-Julien, mais il mit en sûreté les reliques honorées dans ces deux églises, les plus anciens sanctuaires de Tulle. Il congédia les Sulpiciens et poursuivit les prêtres réfractaires, mais il secourut ceux qu’on avait incarcérés. Il vit avec douleur le saccage des chapelles, la profanation de la cathédrale, le viol des tombeaux, la mutilation des statues, et, s’il ne put empêcher ces excès, il osa, le 23 juin 1791, célébrer pour la première et dernière fois, la fête de saint Jean-Baptiste, en faisant, selon le rite séculaire, la solennelle procession dite le Tour de la Lunade. L’année suivante, la procession fut interdite comme manifestation contre-révolutionnaire, offensant à la fois la République et la philosophie ; et vers ce même temps, la statue vénérée de Saint-Jean libérateur disparut de la cathédrale.

Tel était donc l’évêque Brival : une balance toujours oscillante entre le mal et le bien, et qu’une force étrangère poussait vers le mal. Ses intentions valaient mieux que ses actes, mais les intentions restent cachées et les actes sont patents. Aussi, le mépris de tout le peuple fidèle s’exhalait-il vers Brival comme s’exhale, en été, des eaux de la Solane, une puanteur de corruption. Un anonyme l’avait stigmatisé d’un nom symbolique et terrible. L’évêque de la Corrèze était devenu, pour les bons chrétiens, l’« évêque de la Solane ». Il le savait. L’injure tombait sur lui, des fenêtres closes, à son passage, s’inscrivait sur les murailles de son palais, commentait les caricatures charbonnées par les gamins. Et jamais il ne lisait le surnom infâme, ou ne l’entendait, sans frémir.

Dès lors, il évita de sortir, et son jardin fut son seul refuge, mais l’été venu, l’odeur de l’infect ruisseau, collecteur d’immondices, empuantissait les alentours. Écœuré, M. Brival se résigna donc à passer les heures chaudes dans la chambre où, cent ans plus tôt, Mascaron, prélat spirituel et disert, écrivait à mademoiselle de Scudéry. L’appartement était resté tel qu’au xviie siècle, avec ses belles boiseries brunes et ses verdures d’Aubusson. L’évêque révolutionnaire faisait tirer près d’une fenêtre une grande table de Boule et un fauteuil aux armes épiscopales. Il s’asseyait là, ayant devant lui des papiers marqués de trois bonnets rouges, et des livres de dévotion. Les volets étaient repliés, les battants de la fenêtre entr’ouverts. En face, l’Alverge rousse et brune cuisait au soleil. Le chant des eaux, très basses, n’était qu’un murmure. Et Brival, contemplant la rivière cristalline, sentait parfois, avec un haut-le-cœur, le relent impur qui venait du confluent, sous le pont, où la Solane souillait la Corrèze.


III


Il était bien las, ce jour de juin, et prêt à s’assoupir dans son fauteuil, quand un domestique annonça le « citoyen Jumel », lequel, pour entrer, n’attendit pas l’autorisation de l’évêque.

— Salut et fraternité ! dit l’ex-vicaire épiscopal, et il s’assit sans enlever son bonnet rouge.

Comme Marat, — son modèle, — ce gros homme portait des habits crasseux et déchirés, car la saleté valait un certificat de civisme et plaisait aux ouvriers de la Manufacture d’armes, gens farouches que l’on appelait emphatiquement les « Cyclopes ». Le Père Duchesne de Tulle, le rédacteur de l’Observateur montagnard, reniait ainsi l’abbé Jumel, autrefois vicaire à Sainte-Opportune de Paris, puis curé de Houilles, auteur d’un Éloge de l’Impératrice Marie-Thérèse et d’un Panégyrique de saint Louis. Il oubliait qu’il avait prêché un Petit Carême à l’École militaire et prononcé un sermon sur l’amour et l’obéissance qu’on doit aux rois ; mais il rappelait souvent, comme des titres de gloire, qu’il avait publié à Paris un journal intitulé : « Je suis le véritable Père Duchesne, moi, f… ! », et qu’il avait soutenu, dans le jardin du Luxembourg, un grand combat « contre les calottins et autres aristocrates ». En 1791, peut-être pour se débarrasser d’un acolyte encombrant, l’abbé Grégoire, son protecteur, l’avait fait nommer « vicaire épiscopal » de la Corrèze. Il régnait maintenant sur le faible Brival et présidait le Club des Amis de la Constitution. Au lieu du costume ecclésiastique, il arborait, depuis quelques mois, l’ample pantalon rayé des sans-culottes, la chemise ouverte, la veste carmagnole et le bonnet rouge enfoncé sur ses cheveux en désordre. Son ramage était égal à son plumage : de la bouche qui avait prononcé naguère les paroles de la Consécration, sortaient des blasphèmes et de froides obscénités. La tenue et le ton de Jumel réagissaient singulièrement sur sa personne, comme si le visage se remodelait à la ressemblance de l’âme. Naguère, il avait été un homme agréable, qui se piquait d’imiter les gens de la bonne société. Il avait à présent une figure crapuleuse, striée de couperose, avec des yeux d’ivrogne, saillants et larmoyants, parfois égarés par une sorte de folie. Champignon vénéneux, poussé sur les débris de l’ancien régime et sur le fumier des révolutions, gonflé d’envie, de rancune, de vanité, de sophisme et de rhétorique, ce tyran de province restait petit dans l’atrocité et constamment ridicule. N’étant rien à Paris, il voulait tout être en Bas-Limousin. La frénésie de la puissance commençait même de déchaîner en lui une autre frénésie : la luxure basse, encore honteuse, déjà sadique. Le goût des femmes lui venait, — plus âpre avec le goût du sang.

Cette dégradation volontaire d’un prêtre affectait douloureusement M. Brival. Pour lui, en dépit des objurgations et des menaces de Jumel, il conservait la culotte et l’habit noir, le rabat, la tonsure, les cheveux demi-longs, bien peignés, avec un œil de poudre. L’anneau d’améthyste mettait à sa main maigre un reflet de demi-deuil, un feu violet crépusculaire, de la même nuance que ses yeux toujours tristes. Son front était pâle, ses joues cireuses, son nez pincé comme par une agonie secrète. Sa bouche, aimable et bonne, avait détenu ses lignes et, lorsque Brival somnolait ou songeait, la lèvre inférieure pendait un peu.

— Bonjour, citoyen, dit-il froidement, — et il était heureux de ne plus donner à Jumel le nom d’ « abbé », — vous apportez sans doute des nouvelles ?

— D’excellentes nouvelles, bien faites pour réjouir votre cœur de patriote, répondit Jumel en étendant ses jambes pantalonnades. D’abord, sachez qu’on est sur la voie de découvrir un grand complot des « bonnets blancs » qui se mitonne dans le Trech et fera gronder bientôt les bonnets rouges de l’Alverge et de la Barussie. Il est temps que certaines personnes, convaincues d’anti-sans-culottisme, passent la tête à la chatounière. Le Comité du Salut public espère la guillotine pour fructidor au plus tard.

Brival soupira profondément sans répondre.

— Autre nouvelle. Un de nos frères du club revient de Périgueux, où il a été charmé de voir l’évêque Poutar célébrer l’office dans la cathédrale ci-devant Saint-Front, ayant le bonnet de la Liberté sur la tête et la pique à la main. Crosse et mitre de la Révolution ! Beau spectacle pour des hommes vertueux et sensibles ! Notre frère, en le décrivant, versait des larmes. « Hé quoi ! dit notre frère Peuch, l’évêque de Tulle le cédera-t-il en civisme à l’évêque de Périgueux ? Serons-nous humiliés, sans-culottidement, par ces gens de la Dordogne dont on dit :

Périgord
Moitié chien et moitié porc…

» F… ! — c’est Peuch qui parle, reprit Jumel en voyant le sursaut de Brival. — F… ! il faut que nous votions à notre cher évêque un bonnet rouge et une pique pour remplacer les hochets — Peuch a prononcé les « cochets » — de la superstition… » Et le bonnet rouge et la pique furent votés, ce matin, et vous seront offerts, par une délégation de jeunes vierges républicaines, un prochain jour de décadi… Vous ne dites rien ?

— Je n’ai rien à dire… sinon que je partirai, la veille de ce jour, pour mon village natal de Saint-Hilaire et que vous coifferez vous-même, s’il vous plaît ainsi, la mitre de la Révolution.

— Vraiment ?

— Oui, vraiment.

Jumel éclata de rire.

— Non, dit-il, non, monseigneur, vous n’irez pas à Saint-Hilaire, n’en déplaise à Votre Grandeur. Où la volonté populaire vous a mis, vous resterez, tant que vous serez ou paraîtrez utile à notre cause. Et vous coifferez la mitre rouge de la Liberté ! Et vous tiendrez haute la pique révolutionnaire, si les Amis de la Constitution en ordonnent ainsi ! Vous avez les profits de la place, monsieur l’évêque de la Solane ! Vous en avez l’honneur. Acceptez-en les charges et les devoirs…

— L’honneur ! dit Brival en se levant de son fauteuil. L’honneur !…

Jumel aussi s’était levé. À ce moment, quelqu’un frappa à la porte.


IV


Le domestique, ancien moine convers, qui surveillait Brival pour le compte des Amis de la Constitution, demanda :

— Puis-je introduire Bonnefont qui apporte les souliers du citoyen évêque ?

Brival répondit en se rasseyant :

— Oui, Bonnefont peut entrer… Le citoyen Jumel l’excusera…

Et avec un sourire gêné :

— La nation est pauvre. Elle néglige de payer ses évêques. Il me faut bien faire rapetasser mes vieilles chaussures.

Un personnage extraordinaire s’avança, écrasé par un sac énorme, clopin-clopant sur le parquet couleur de miel brun. Il était si comique à voir que Jumel et Brival oublièrent pour un moment leur querelle.

Chaque petite ville a son fantoche populaire qui fait partie du patrimoine collectif des citadins, comme les gargouilles de l’église ou la girouette du clocher. Pas un gamin qui ne se croie un droit sur lui, mais aussi pas de règle commune qui l’oblige. Il peut être, à sa volonté, excentrique, original, réfractaire, bizarre et bouffon. Rien de lui ne scandalise personne. Il est le fou de la ville et il a les privilèges d’un Triboulet. Le bon peuple mire en lui sa figure souffrante et railleuse. Le bourgeois y trouve une occasion de mesurer sa propre supériorité. Tous consentent, à leur insu, par le divertissement qu’il leur donne, le besoin de fantaisie qui existe dans les êtres les plus prosaïques, et il est comme un humble Don Quichotte au service de tous ces Sancho Pança.

Bonnefont – en patois Bounefount – était donc le fou de Tulle, ce qui ne l’empêchait pas d’être aussi un excellent ouvrier et un bon chrétien, naguère affilié à la Confrérie des Pénitents blancs. Il avait travaillé quelque temps à la manufacture, mais son infirmité l’empêchait d’exercer son état d’armurier, et il avait quitté Sainte-Barbe pour Saint-Crépin. La nature l’avait fait petit ; la maladie l’avait encore rapetissé. Tel Scarron, après le bain glacé qui le noua, Bonnefont était un parangon de toutes les infirmités corporelles. Bossu, boiteux, long bras d’araignée, grosse tête sans cou, il roulait plutôt qu’il ne marchait, avec une agilité surprenante et répulsive, car, s’il était difforme, il n’était pas impotent. Sa laideur, à première vue, écœurait, comme celle du crapaud ; mais, au second regard, elle provoquait le rire et, avec le rire, la sympathie. On disait : « Il est bête, le pauvre, mais bonne bête. » Bien rares ceux, plus observateurs, qui découvraient, sous le masque du bouffon, la vraie figure de l’homme – non pas une figure tordue par une douleur romantique, un ancêtre des Quasimodo et des Gwymplaine, – mais une figure du xiiie siècle, un bonhomme de fabliau, naïf, malin, puéril et pieux. Bonnefont était aussi content de vivre que le plus beau garçon du monde. Il aimait tout ce qui était aimable sous le soleil, avait partout son franc parler, chantait du matin au soir, comme son illustre confrère le Savetier de la fable, et dans la noire masure branlante de son corps, ses yeux ouvraient deux petites fenêtres fleuries de bleu, à travers lesquelles une âme innocente regardait la vie.

Il déposa, devant Brival, le gros sac de toile brune, qui semblait une partie de sa personne, un prolongement mobile de sa bosse, et il fit, en tirant le pied en arrière, une révérence burlesque.

— Eh bien, dit Jumel presque amicalement, tu te moques de l’égalité, Bonnefont ? L’évêque est toujours servi avant le vicaire. Quand donc aurai-je les bottes de cheval que je t’ai fait remettre par Catherine Peuch ?

Au nom de Catherine Peuch, Brival fronça le sourcil.

— Des bottes de cheval ? Vous voulez donc cavalcader ?

— Je suis appelé à Limoges par mon ami, le Père Lunette, ci-devant frère Imbert, qui a la surveillance des prisons. Il est question d’envoyer par ici tous les descendants de Pourceaugnac, et ces modérantistes qui portent le bonnet rouge de mauvaise grâce, trouvant que ledit bonnet leur gratte un peu trop le front. Le peuple limousin s’endort. Il a besoin d’être électrisé. Enfin, il est temps d’épouvanter l’Europe.

Depuis que Bonnefont était en tiers, Jumel accentuait son type et forçait son rôle de Père Duchesne, tandis que M. Brival, qui avait souri à l’arrivée du savetier, redevenait triste, avec de la honte dans sa tristesse.

Le bonhomme regardait l’un et l’autre, comme un enfant regarde les grandes personnes, créatures incompréhensibles dont aucune action ne l’étonnera. Agenouillé devant Brival, il défit le nœud de son sac et sortit une paire de souliers.

— Voilà, dit-il, citoyen Brival — il ne prononçait jamais le mot « évêque » — voilà vos souliers, beaux comme neufs. Chaussez-les, je vous prie, tout de suite.

— Tout de suite ?

— Il faut que je voie s’ils ne vous blessent point… Je ne le crains guère, mais je veux que vous me disiez vous-même : « Bonnefont, c’est du beau travail. »

Tout en parlant, il déchaussait Brival.

— Ah ! le citoyen a des bas percés ! J’en ferai reproche à Catherine Peuch, qui ravaude le linge de monsieur Brival et de monsieur Jumel… Levez un peu le pied, citoyen ! Posez-le… Là ! Le soulier s’ajuste comme un gant… monsieur Brival pourrait marcher quatre lieues sans la moindre gêne, ou faire le tour de la Lunade, légèrement, légèrement !…

— Il n’y a plus de Lunade, dit Jumel avec emphase. La philosophie est sortie du sein de la Convention nationale et elle a écrasé le fanatisme.

Bonnefont répéta :

— Il n’y a plus de Lunade !

Et sur un mode confidentiel :

— Il n’y en a plus, parce que saint Jean est parti.

— Quel saint Jean ?

— Le grand saint Jean de la cathédrale, qui était habillé de velours et d’or, et si pesant qu’il fallait quatre hommes pour le porter.

— Il est au fond de la Corrèze, ton saint Jean !

— Croyez-vous, citoyen ?

— J’en suis sûr.

— C’est qu’il y a des gens qui disent : « On n’a pas enlevé saint Jean. Il a quitté la ville tout seul et il s’en est allé dans les grottes de Lamouroux, chez saint Antoine, ou à l’abbaye d’Obazine, chez saint Étienne, ou peut-être à Roc-Amadoux, chez saint Amadoux… » Et l’on dit aussi qu’il reviendra un jour à Tulle, et qu’on refera le tour de la Lunade, sinon la grand’peste recommencera.

Jumel haussa les épaules.

— Voilà ce que les Bonnets blancs du Trech racontent au peuple pour le tromper. À ceux qui répéteront ces sottises, Bonnefont, tu diras : « Il n’y a d’autre peste à redouter que l’aristocratie et le fédéralisme. Au lieu d’adorer des idoles en bois peint, les patriotes de Tulle mettront la Raison sur les autels. »

— La Raison ? C’est une nouvelle sainte ?

— Oui, pauvre idiot, et qui ne sera point ta patronne, fit Jumel.

Et, se tournant vers Brival :

— Citoyen, je vous laisse à vos affaires. Pensez à ce que je vous ai dit… La pique et le bonnet, citoyen évêque, la pique et le bonnet !


V


En sortant de l’évêché, le savetier boiteux longea la petite place Saint-Julien où tombait l’ombre de la cathédrale, raccourcie par l’heure de midi. Les antiques maisons dormaient sous leurs toits à lucarnes ; les chiens dormaient, au seuil des boutiques, sous l’arc surbaissé des portes, et même les haricots d’Espagne, grimpant à des ficelles tendues autour des croisées, dormaient, pâles de chaleur, entre leurs feuilles flétries.

Au coin de la ruelle en degrés, qui monte roidement vers la place de la Bride et qu’on appelle la rue de la Tour-aux-Prestres, ou la rue de la Tour-de-Maïsse, ou simplement les « Quatre-Vingts », il y a la plus belle maison de Tulle. Elle a été construite sous Louis xii par un Loyac, et, dans l’année 1793, elle appartenait à M. Jean-Joseph Sage, mais, pour les gens de la ville, elle était encore, — comme elle est aujourd’hui, — la « grande maison de Loyac ». Bonnefont aimait cette maison sans savoir pourquoi, peut-être parce qu’étant illettré, il était sensible à la poésie des choses qui disparaît si vite pour les demi-savants. La grande maison de Loyac, ciselée par un sculpteur inconnu, offrait au bon savetier sa façade comme un livre de pierre tout rempli de belles histoires. On y voyait — on y voit toujours — la nature et la fable mêlées, des sirènes, un sanglier, un cerf, un porc-épic, des chiens courants, des lions ailés, des têtes charmantes ou grimaçantes, et, ce qui prêtait beaucoup à rire, un joueur de chabrette nu, velu comme un satyre, debout, en face d’une gaillarde jouvencelle coiffée à la mode de ma mère grand, et qui, dans le plaisir de la danse, soulevait du bout des doigts, d’un geste à peine indiqué, sa petite cotte.

Jamais Bonnefont ne passait devant cette maison sans lui faire l’amitié d’un regard. Ce jour-là, pourtant, il allait vite, fuyant le soleil et désireux de la fraîcheur que dispense l’ombre dans l’étroite faille montante des Quatre-Vingts. Mais une des croisées s’entre-bâilla soudain et une servante âgée, vêtue, comme une nonne, d’une robe noire et d’un fichu blanc, avança sa tête abritée par un petit bonnet tout uni.

— Hé ! cria-t-elle. Hé !… Bonnefont !

Le savetier s’arrêta.

— C’est moi que vous appelez, Lionardoune ? dit-il poliment. À votre service.

— Veux-tu monter chez nous ?

— Bien volontiers.

Il attendit que la bonne femme lui ouvrit la porte.

— J’étais là-haut à ranger du linge, quand je t’ai vu sur la place, fit-elle, et je me suis dit : « Il y a de l’ouvrage pour Bonnefont, toutes les chaussures du grand coffre de la chambre peinte… » Il faut que je t’explique la chose, mon pauvre ! Monsieur Sage — il est à Brive avec sa famille — m’a commandé de mettre de côté les vieux souliers que je trouverai — il sait que je pratique l’ordre et l’économie, comme dans l’ancien temps, car cela n’est plus à la mode de la jeunesse, — et monsieur Sage m’a dit encore : « Fais venir Bonnefont. Il séparera les bons des mauvais et fera le Grand Jugement. » C’est une manière de badinage, tu comprends !

— Té ! dit le savetier qui ne comprenait guère le bavardage de la servante, tout le monde en vient là, ma Lionardoune : même monsieur Brival ! Et il a — je l’ai vu ! — des bas percés !

— Monte donc, et prends garde de ne te rompre le cou, car l’escalier est bien dur pour ta jambe torte.

— Jambe torte, dit Bonnefont en riant. La vigne aussi a la jambe torte, et n’en est pas moins aimable.

Derrière la Lionardoune, il gravit les quatre étages du vieil escalier à vis, dont les marches, usées en leur mitan, étaient bien glissantes. Au dernier palier, la servante ouvrit une chambre qui donnait sur les Quatre-Vingts.

Elle était démeublée, cette chambre, royaume des araignées et des rats. La poussière voilait d’une gaze grise les carreaux verdis des fenêtres. Le manteau de la grande cheminée de pierre gardait quelques traces de peinture, et, sur les murailles, des fresques, décolorées par le temps, achevaient de s’effacer. Certes, dans les jours sombres de l’hiver, elles devaient être presque invisibles, mais le clair soleil de juin, qui dévorait leurs couleurs mourantes, montrait encore, ici, de vagues figures de chevaux et de cavaliers, là, un géant qui traversait un fleuve, appuyé sur un tronc d’arbre en guise de bâton, et tenant un petit enfant sur son épaule.

La Lionardoune releva le couvercle d’un coffre grand comme un cercueil, et Bonnefont s’accroupit pour examiner plus commodément les vieux souliers qu’il tirait du coffre.

— À droite les bons, à gauche les mauvais, comme dit notre monsieur, répéta la Lionardoune, charmée par la plaisanterie de monsieur Sage. C’est le Grand Jugement !

Bonnefont avait enfin compris.

— Le vrai jour du Grand Jugement, il y aura beaucoup de monde à gauche, Lionardoune.

Et soudain, écarquillant les yeux :

— C’est bien sale et bien vieux, ici. Ça sent le voisinage du grenier. Et pourtant, c’est la même chambre peinte dont mon « roi grand-père » me parlait quand j’étais petit drolle. Il racontait qu’il avait vu le chevalier Roland sur un mur, et, sur l’autre mur, le grand saint Christophe.

— Ils y sont toujours.

— Je ne les vois point.

— L’humidité a bien abîmé les couleurs. Mais regarde, Bonnefont ! Ne reconnais-tu pas la tête d’un cheval, et puis le casque de Roland, et puis, là-haut, l’Enfant-Jésus sur l’épaule de saint Christophe ? Approche donc… Que crains-tu ?… L’abbé Jumel ? Cet avale-crapaud n’est pas caché là pour nous entendre !

— Ah ! ma mie, il n’est pas de Tulle, et il ne connaît pas la chambre peinte des Loyac. S’il savait — Bonnefont baissa la voix — s’il savait que monsieur Sage a un saint Christophe chez lui, il ferait à cette maison ce qu’on a fait à La Chapelle du Puy-Saint-Clair et aux Visitandines… Le temps des saints est fini.

— Oui, dit la vieille, dont la figure s’assombrit. On ne va plus en pèlerinage aux fontaines. Il est fait défense à sainte Claquette de délier la langue des enfants. Si tu brises un verre à la fontaine de Saint-Dulcet, pour appeler les âmes de tes défunts, elles n’osent plus venir, les pauvres âmes ! Et ce soir, ce soir de Lunade, on ne promènera point le Libérateur, le grand saint Jean.

— Ne criez pas si fort, ma Lionardoune, les Quatre-Vingts ne sont pas larges et l’on pourrait vous entendre… Que faire, nous pauvres gens, sinon d’espérer la fin de ce grand mal, et de tendre le dos ?

— Discours de bossu ! Les gens qui sont droits ne tendent pas le dos. Je te croyais bête mais vrai chrétien. On voit bien, maintenant, que tu fréquentes les Peuch et leur Catissou, cette ordure qui se laisse caresser par Jumel.

— Peuch me vend les clous dont j’ai besoin.

— On dit que ce défroqué veut épouser la Catherine.

— Ce serait un sacrilège !

— Qui ne gênerait pas le citoyen Jumel.

— Catissou n’oserait point…

— Va ! va ! le monde est à l’envers. Il ne faut s’ébahir de rien, depuis qu’on a coupé la tête au roi de France, soupira la Lionardoune.

Bonnefont contemplait la fresque de saint Christophe et, fronçant les sourcils, semblait faire un grand effort mental.

— Je les vois… le grand géant et le petit drolle… Et ça, qu’est-ce que c’est ?

Il montrait du doigt deux inscriptions à peine discernables.

— Ce que disent saint Christophe et l’Enfant-Jésus.

— Et que disent-ils ?

— Je ne saurais le lire, ne connaissant pas la lettre écrite ou moulée, mais je l’ai entendu réciter bien des fois par monsieur Sage. C’est de l’ancien langage français.

Et elle déclama, d’une voix pleurarde :

— L’Enfant dit :

Tu, qui es grand, gros et fort,
Tiens toi droy et point ne tombe
Et garde que ton corps n’enfonce
Car tu as sur toy le Roy du monde.

» À quoi Christophe répond :

Jamais sur moy ne fut si grand charge
Dont tant voluisse la descharge
Ton petit corps le mien endure
Peut s’en fault que ne me fut deschoir.

» Tu comprends, Bonnefont ! L’Enfant-Jésus se fait lourd, exprès, sur l’épaule du saint qui a peur de choir dans la rivière, mais il prend cœur et porte le Roi du monde jusqu’à la rive. C’est ce qu’on appelle le miracle de saint Christophe.

– On ne reverra point cela, ma Lionardoune, dit Bonnefont qui ramassait les souliers épars. Les saints sont trop offensés de l’injure qui a été faite au plus grand de tous, notre saint Jean. Et le citoyen Jumel a beau dire qu’il n’y a pas de peste en République, je crois que nous verrons toujours malheurs, maladies, sacrilège et sang versé, tant qu’on n’aura pas ramené saint Jean libérateur et refait le tour de la Lunade. Oui, pauvre mie, nous mourrons tous sans sacrements et le diable tiendra son sabbat dans la cathédrale.

— Tais-toi ! Ce n’est pas une chose à dire, et, parler du diable, cela porte malheur, murmura la vieille, effrayée par l’expression des yeux de Bonnefont. Prends ton sac — ah ! qu’il est gros ! — et descends à la cuisine. Il fait chaud. Tu boiras bien un verre de piquette…


VI


Reposé et rafraîchi, Bonnefont prit congé de la Lionardoune.

Au lieu de retourner chez lui, rue de la Barrière, il s’engagea dans la ruelle des Quatre-Vingts, malodorante et fraîche.

Il était là, comme dans un couloir de granit sombre, et quand, sur un palier, il s’arrêtait un instant et tournait la tête, il voyait, derrière lui, juste dans l’axe de la ruelle en escalier, monter le clocher de la cathédrale, haute pyramide de pierre grise, profilée contre un ciel bleu de roi. Certaines maisons avaient un air de forteresses, avec leurs portes ogivales ou cintrées, sommées d’un écusson, et leurs fenêtres encadrées par des moulures. D’autres superposaient plusieurs galeries couvertes, pavoisées de linges étendus sur des cordes. Leurs grandes lucarnes, qui se découpaient bizarrement, abritaient des pots de fleurs et des cages d’oiseaux. Au rez-de-chaussée de ces maisons nobles ou bourgeoises, s’ouvraient les baies larges et surbaissées des boutiques. Les ouvriers à leur établi, les marchands à leur comptoir, entendant le clic-clac irrégulier des sabots, reconnaissaient la démarche de Bonnefont. Ils jetaient un coup d’œil vers le bonhomme et plaisantaient en patois.

Bounefount, qué portas-ti ?

Le savetier remontait, d’un mouvement brusque, le sac démesuré qui, pour tous les gens de Tulle, était inséparable de sa burlesque personne, et il lançait quelque mot bien gras, dans un rire d’enfant, pour réjouir les questionneurs.

Tout en haut de la ruelle, sur la place de la Prison — ci-devant place de la Bride — il entra chez un bourrelier qui lui fournissait d’excellent cuir : puis, à travers les rues déclives, pavées de cailloux pointus, il gagna la rue de la Beylie où les Peuch avaient leur boutique.

Cette boutique, qui commandait une petite forge, était si noire qu’une lampe y brûlait toujours, sur le mur du fond. Jadis, cette lampe éclairait, de sa lueur fumeuse, une statuette de la Vierge, grossièrement taillée et peinte, mais la Vierge avait été remplacée par un buste de Marat, don de l’ex-abbé Jumel à ses amis, les parents de Catherine, les « vaillants Cyclopes ».

Des boîtes et des sébiles, disposées sur une table, contenaient des clous de toutes sortes, classés par espèce et par taille.

Le père et la mère Peuch étaient allés voir un de leurs cousins à Laguenne, et les deux fils travaillaient à la manufacture. La seule gardienne de la boutique, c’était la jolie Catherine, dite Catissou, qui raccommodait du linge, assise dans un large fauteuil paillé.

Elle sourit à Bonnefont qui s’était arrêté sur le seuil.

– Que veux-tu ? demanda-t-elle, et elle piqua son aiguille dans sa coiffe, près de la cocarde aux trois couleurs.

– Un cent de clous, pareils aux derniers que je pris.

– Attends donc. Je te vais servir.

— Merci, ma mie. Maintenant, je m’en vais chez moi.

— Avec ton gros sac ? Je te plains, mon pauvre !

— Mon sac et moi ne faisons qu’un. Mais dis-moi, Catissou, quel saint vas-tu fêter ? Coiffe à dentelle et devantail de soie ! Jamais ta mère ne porta de tels atours.

— Sa fille les porte, maintenant qu’on est tous égaux, et les comtesses vont en cotillon de futaine.

— Mais alors, on n’est pas tous égaux ?

— Té ! chacun son tour d’être riche !

— Et moi qui suis si las d’être mal fait ! Ce serait bien mon tour d’être joli garçon, cependant que ton frère, qui est grand et dru, porterait ma bosse, au nom de l’égalité.

— Tu es bête, mon pauvre !

— Et c’est avec ton aiguille que tu as gagné ce superbe devantail et cette précieuse coiffe ?

— Quelqu’un me les a donnés.

— Oh ! Oh !

— Pour la grande procession.

— Puisqu’il n’y a plus de Lunade…

— Mais il y aura une autre procession qui remplacera la Lunade chaque année.

— Je devine ! Ne sera-ce point la fête de sainte Raison ?

— C’est le nom que monsieur Jumel a dit, en m’apportant les cadeaux…

— Tu connais cette sainte-là ?

— Guère, mais je sais que c’est la patronne des républicains.

— Et que sera la fête ? Un défilé d’ânes déguisés en prêtres et de galapians qui brailleront la Carmagnole, comme on le vit, aux dernières Pâques ?

— Non, dit la Catherine, dont les yeux noirs brillèrent. Une vraie procession où personne ne rira. Il y aura les représentants de la Corrèze, les membres des Clubes, tout le monde, enfin, saut les aristocrates… Et l’on jettera des fleurs, et l’on allumera des cierges sur l’autel, et des petits drolles, habillés de rouge, lanceront les encensoirs devant la sainte…

— Où la prendra-t-on, la sainte ?

Catherine Peuch hésita un peu.

— Ce ne sera pas une statue peinte, mais bien une fille vivante. Elle aura une robe blanche, une ceinture tricolore, un bonnet rouge, et elle sera assise sur une montagne.

— Une fille vivante ?

— Pourquoi pas ! Tu as bien vu des petits drolles qui faisaient saint Jean, vêtus de peaux de brebis, et des filles déchevelées qui figuraient la Madeleine !

— Et quelle sera cette fille choisie ?

— Té ! tu m’en demandes trop !… Est-ce que je sais, moi ? Voilà tes clous. Adesias, Bonnefont.

Adesias !

Et Bonnefont, d’un coup d’épaule, remonta son sac qui glissait…


VII


La grande roue pleine et pourpre du soleil creusait, d’un sillon sanglant, le champ doré des nuages. Les crêtes des collines, à l’ouest, avaient la couleur d’un toit de chaume embrasé. Déjà, tout l’Enclos plongeait en un crépuscule limpide, traversé par le chatoiement nacré des deux rivières, tandis que les maisons des faubourgs étincelaient de toutes leurs vitres, et qu’un des côtés du clocher ardait comme feu.

Il est des moments où toute une ville peut vivre de la même pensée, avouée ou secrète. À cette heure vermeille de la Saint-Jean, une pensée commune, qui s’exprimait, soit par un silence plein de souvenirs, soit par des mots prononcés très bas, unissait les habitants de Tulle.

La Lunade !

Pendant plus de quatre siècles, on l’avait célébrée sans interruption, la mystérieuse fête qui mêlait aux rites catholiques des réminiscences de religions oubliées. En 1348, la peste, après les Anglais, ravageait Tulle. Un moine de l’abbaye Saint-Martin eut une révélation : saint Jean serait le libérateur de la cité malheureuse, si les habitants, nu-pieds, en chemise, promenaient l’image du Baptiste sur les hauteurs qui dominent l’Enclos. Les prud’hommes et le peuple firent un vœu qu’ils accomplirent — et le démon de la peste s’éloigna.

Désormais, tous les ans, le 23 juin, veille de la nativité de saint Jean, la ville, reconnaissante, célébra en manière de commémoration la fête de la Lunade.

Fête du Précurseur et du Libérateur, fête qui brille comme une rouge flamme, sous les étoiles du solstice, durant la nuit la plus brève, pour unir l’aube précoce au crépuscule attardé ! Fête des fleurs, et des fruits naissant parmi les fleurs, fête des moissons déjà hautes, fête des Astres époux, le Soleil roi et la Lune mère ; fête des douze mois, glorifiés par les douze reposoirs où s’arrêtent les processionnaires, dont le cercle immense dessine l’orbe de l’Éternité. Fête païenne transposée en fête chrétienne dans son double symbolisme ; fête de la Lumière annonciatrice d’une plus grande Lumière, fête du Feu divin brûlant dans la solitude et de la Voix clamant dans le désert ; fête qui préfigure la Résurrection, fête dédiée à la victoire de la clarté sur les ténèbres et de la vie sur la mort.

Elle commençait au lever de la lune d’où elle tirait son nom charmant. Alors, le saint sortait de la cathédrale, le vieux saint chevelu et barbu de noir, tel un empereur de légende, avec son manteau de velours pourpre et son diadème d’or. Il s’avançait, sur un brancard drapé, soutenu par des pénitents blancs, et derrière lui, en bel ordre, suivait tout un peuple : les élèves des petites écoles et ceux du collège, escortés du régent en surplis et du recteur paré d’un riche pluvial ; les jeunes filles de l’institut Sainte-Ursule, les membres des confréries et leurs bannières, les douze cents pénitents bleus, blancs, gris, portant la cagoule pointue et le bâton processionnel ; puis les moines de tous les ordres ; les prêtres de toutes les paroisses ; les curés, les chanoines, les dignitaires du Chapitre, le vicaire épiscopal, l’évêque enfin, l’évêque, comte de Tulle ; le maire et les consuls en livrée, les officiers, les magistrats, les notables. Derrière ce cortège qui représentait la vie sociale, morale et spirituelle de la cité limousine, une foule, chantante et dansante, élevait des rameaux de châtaignier. Toutes les femmes avaient mis sur leurs cheveux de frêles couronnes de cire et des guirlandes de roses ; tous les jeunes garçons avaient ceint des cordons de camomille blanche au fort parfum. Cierges, flambeaux, bannières, objets sacrés et corps vivants étaient tellement parés de fleurs et de verdure, qu’on aurait cru voir des jardins, animés par miracle, débordant les rues, dans un nuage odorant. Sur la tour du clocher, clairons, tambours et fifres répondaient au déferlement des cantiques battant le vieux porche comme une marée. Cet orchestre suspendu se taisait parfois. Alors, les chants seuls emplissaient l’Enclos ; puis un immense voile musical tombait du ciel, ondulait, couvrait Tulle de ses plis sonores, et laissait traîner jusqu’aux collines couronnées de feux rougeâtres, ses franges aériennes, flottantes dans l’air tiède et bleu, et toutes mêlées de clair de lune.

La procession serpentait par les rues étroites ; elle surgissait sur les places ; elle gravissait les collines, de l’Alverge au Petit-Calvaire, de la Madeleine à la Bachellerie et à La Chapelle-des-Malades, dessinant un cercle de lueurs et de voix, rempart mystique autour des remparts de pierre. À chaque oratoire, le saint se reposait, et, là, les paysans des hameaux voisins cuisinaient en plein vent des crêpes et tiraient du vin au tonneau, pour restaurer les pèlerins, tandis que les complaintes patoises et le son des chabrettes remplaçaient les hymnes latines. Quand le Tour était accompli, le cortège rentrait en ville. On reconduisait le saint à la cathédrale ; et, sur les places illuminées, la fête devenait une réjouissance bachique, autour des brasiers crépitants, au son des musiques paysannes, parmi les bourrées qui tournaient en tapant du talon, et les grands sauts des jeunes hommes franchissant les flammes, jusqu’à cette heure où la lune déclinante pâlit au frisson du matin.

Pour les habitants de Tulle, à travers la sombre année 1793, lourde d’inconnu ténébreux et de vapeurs sanglantes, le souvenir des antiques Lunades flamboyait encore…


VIII


Dans la rue de la Barrière, un petit homme bossu et boiteux, chargé d’un sac qui bombe ridiculement sur son épaule déjetée, s’en va, clopinant et dodelinant de la tête.

Il traverse le pont ci-devant des Seigneurs, sur la Solane, et la place ci-devant des Oules, pour aller s’asseoir sous le porche qui précède la cathédrale et soutient la pyramide du clocher.

Là, tenant son sac entre ses jambes, il souffle un moment, regarde autour de lui, observe l’état du ciel, et semble attendre quelqu’un ou quelque chose.

Le rouge du couchant persiste à l’ouest, au-dessus des collines, et se fond, plus haut, dans une teinte verte, acide et pure, où moutonnent de petits nuages pareils à des flocons de laine détachés de la tunique du Précurseur. Une rosée d’étoiles scintille à peine.

La place, avec ses vieilles maisons à galeries, s’éveille à la vie du soir.

Il n’y a pas encore de chandelles allumées derrière les vitres. Après la torride journée, les gens qui ont fini de souper s’installent aux balcons, se penchent aux fenêtres, s’asseyent au seuil des portes, en famille, pour respirer l’air attiédi. Et ils se divertissent à reconnaître les promeneurs qui font les cent pas devant la cathédrale.

Promeneurs bien différents de ceux qu’on voyait autrefois, lorsque, dans la petite ville aux mœurs amicales, nobles et bourgeois se mêlaient sans façon au populaire. La « bonne compagnie » de Tulle languit en prison, ou se terre dans les maisons bien verrouillées du Trech. Ce qui triomphe maintenant et s’étale, ce n’est même pas le peuple sage et rude des artisans : c’est la lie du pays, des ouvriers fanatisés, de petits fonctionnaires enflés de vanité jalouse, des avocats qui singent les illustres conventionnels. C’est Jacques Brival, c’est Jumel. C’est le moine apostat. C’est le prêtre défroqué. C’est aussi le « Cyclope », noir de crasse, qui ne sait pas lire et se réclame ingénument de Voltaire et de Rousseau. La colossale figure de la Révolution — terrible à Paris, sublime aux frontières — grimace dans la petite province et s’y rétrécit à la mesure des individus qui prétendent l’incarner. Jumel est un petit Marat. Tous les membres du club veulent ressembler à Jumel et toute la plèbe aux membres du club. Parmi cette horde débraillée, il y a de braves gens, terrorisés ou crédules, qui suivent des chefs atroces en bêlant la fraternité, et croient affirmer leur républicanisme par les trous de leur veste et la saleté de leur bonnet rouge. Les femmes et les filles, au contraire, se pavanent, cocarde au sein, cocarde à l’oreille, regrettant tout bas la Lunade pour le feu de joie et pour la danse, mais ravies de remplacer les comtesses. Ces Limousines du bas-pays sont de petite taille, bien faites, fines et vives, la jambe jolie, la joue fraîche, l’œil noir, et elles marchent en se tenant, à trois ou quatre, par la ceinture. Quelles œillades vers les jouvenceaux qui ne sont pas encore aux armées ! Avec quel plaisir cette jeunesse virerait la bourré si venait un joueur de chabrette ! Mais patience ! a dit Catherine Peuch, le citoyen Jumel promet un grand bal patriotique pour la fête de la Raison… En attendant, les filles coquettent et caquettent et, passant devant le porche de Saint-Martin, s’esclaffent à voir le bonhomme assis par terre.

— Té, Bonnefont avec son sac à malices !

— Que fais-tu là, joli cœur ?

— Il espère sa maîtresse.

Le savetier ne répond pas aux quolibets. Ses yeux de fleur bleue ne voient même pas les effrontées. Est-il en extase ? A-t-il bu un verre de trop ? Sa simplicité légendaire tourne-t-elle à l’idiotie ? Il regarde… Quoi ?… Le ciel.

Enfin, il se dresse péniblement, et recharge son sac sur son épaule.

— Tu t’en vas, Bonnefont ?

— Oui, fille ! La maîtresse que j’attendais n’est pas venue. Je vais donc chez elle.

— Bien du plaisir à tous deux !

Et la plus belle fille de la bande de chanter, au nez du bossu :

Baisso-ti, mountagno !
Levo-ti, valloun !
M’empetza de veire
Lo mio Zanetoun…

Bonnefont tourne le dos à la troupe insolente. Sorti de l’ombre du porche, il traverse sans hâte, la place Saint-Julien. Il passe devant l’évêché où Brival, seul dans la chambre de Mascaron, lit peut-être, en tremblant d’être surpris, l’office du prophète qui osa dire la vérité aux puissants et mourut pour elle.

Sur le pont Choisinet, qui mène au quartier d’Alverge, le savetier s’arrête. Il observe, à l’orient, une rougeur diffuse qui monte, tel un reflet d’incendie lointain. Et comme s’il obéissait à un signal, il repart, tout éclairé d’une joie intérieure, appuyé sur son bâton de châtaignier.

La pleine lune se lève.


IX


C’est déjà la nuit, dans les ruelles à pic et les sombres escaliers de l’Alverge. Au fond des pauvres logis, les chalelhs romains allument cà et là des lueurs fumeuses.

Une population misérable y végète, ardente pour la Révolution, impitoyable aux aristocrates. Malheur au suspect égaré dans ce barri, qui est, plus encore que la Barussie, une forteresse des Bonnets rouges !

Cependant, là, comme sur l’autre rive de la Corrèze, la douceur du soir de juin apaise les fureurs politiques. Les plus terribles sans-culottes, rendus à leur naturel, et loin des excitateurs démagogues, redeviennent de braves gens. Quand Bonnefont passe, avec son sac, chacun dit son mot, sans méchanceté. Sotte fantaisie, vraiment, que d’aller porter ou quérir des chaussures chez les pratiques, à cette heure nocturne ! Mais, puisque Bonnefont est un peu fou, rien de lui n’étonnera jamais ses compatriotes, et, de lui, tout les amuse.

— Tais-toi, petitoun ! dit une mère, gourmandant un enfant criard. Si tu geins, j’appelle le bonhomme ! Il t’emportera dans son sac !

Et Bonnefont, transformé en épouvantail, répond d’une voix sépulcrale :

— Mon sac est plein de méchants drolles et je les mange tout crus.

Ailleurs, c’est un vieil ouvrier de la manufacture, le père Borie, qui interpelle son ancien camarade.

— Hé ! Bonnefont, où vas-tu ? Prendre mesure aux pieds du loup-garou ? Les honnêtes gens ne travaillent point, à cette heure. Entre chez nous, viens boire un verre.

— Je te remercie, Martial Borie. Je suis attendu.

— De quel côté ?

— Par là…

Un geste vague… Le vieil ouvrier, à la bonne figure rougeaude, vêtu de l’ancien costume paysan, culotte et veste de droguet bleu cent fois reprisé, se décide brusquement.

— Je vas te faire un bout de conduite.

— Si tu veux.

Ils montent la rue étroite, côte à côte, l’armurier accommodant son pas au pas inégal du savetier.

— Belle soirée, bien douce ! dit-il. Cela me rappelle les tours de Lunade de ma jeunesse, quand tu étais encore petit, toi, mon cadet. C’était un temps d’esclavage. Le tyran et les aristocrates nous suçaient le sang. Mais le soleil avait plus de force qu’aujourd’hui et le monde était plus gai.

— Non, Martial ! C’est toi qui étais plus jeune.

— Peut-être bien… Vilaine chose que de vieillir ! Et pourtant je me réjouis d’avoir vu la liberté. J’ai mes deux fils à l’armée du Rhin. Qu’ils sont heureux ! J’y voudrais être moi-même, battre les Autrichiens, et les gens de Pitt et de Cobourg !

Et, plus bas :

— Il y en a partout, des espions de l’Angleterre. Il y en a dans le Trech…

— Qui les a vus ?

— Ils se cachent bien. Ce sont des prêtres et des ci-devant officiers, comme le Masset de Royal-Navarre.

— Celui qu’on a tué, en 91, sur le pont ?

— Celui que le peuple a puni. J’en étais. J’ai frappé comme les autres.

— Toi, Borie ?

— Ah ! j’étais bien étonné, après, parce que je ne suis pas féroce, tu le sais ! Je ne ferai pas de mal à un chien !… Mais un traître, c’est moins qu’un chien.

Ils marchent en silence. Bonnefont halette un peu.

— Tu es las, mon pauvre, dit Borie, d’un ton apitoyé. Donne ton sac. Je le porterai bien, quoiqu’il soit pesant.

— Je ne suis pas fatigué.

— Que tiens-tu là dedans, qui est si lourd ?

L’armurier tâte le sac de toile brune.

— Ce n’est pas du cuir ! Ça résiste ! C’est dur comme bois.

— C’est du bois pour faire des sabots. Les souliers sont au fond.

— Une sotte idée que tu as, mon pauvre Bonnefont ! Chargé à crever ! Et sur cette pente roide ! Tu rendras l’âme devant que d’arriver chez toi. Donne-moi ton bois à sabots. Ça te soulagera.

— Je te dis, Borie, que je suis leste et gaillard.

— Têtu comme un âne ! Hé, fais donc à ton plaisir. Je te quitte…

Adesias !

Adesias !

Au bout du barri d’Alverge, il y a le rempart, et la porte près d’une tour. Un garde, placé là pour surveiller les gens qui essaieraient de passer du blé en fraude, s’ennuie assis sur une pierre.

L’étrange apparence de l’homme au sac le tire de sa langueur. Plein de zèle, il accourt en gesticulant :

— Arrête ! Arrête !… Qui es-tu ?… Que fais-tu là ? Que portes-tu sur ton dos ?… Approche ! Es-tu sourd ? Je te dis de t’approcher. Mets bas le sac, au nom de la Nation !… Il n’entend pas, le sacré bancroche !… Arrête ou je tire !… Té ! c’est Bonnefont !

Et de rire !

Qué portas-ti ?

Le savetier haletant, un peu hagard, répond par une gauloiserie qui fait s’esclaffer le garde.

— Va, mon vieux diable, va ton chemin ! Ces choses-là ne regardent pas la République…

Et voici Bonnefont dans la campagne, sur le plateau raviné, où les chaumines s’espacent parmi les blés noirs et les vignes, où il y a des bois de châtaigniers et des espaces incultes. Là commence ce vaste manteau de bruyère qui empourpre les épaules rocheuses du Limousin, et qui est tout brodé d’argent vif par les fraîches eaux courantes.

Du soleil disparu, il reste un peu de rougeur fanée, et tout le zénith est bleu, d’un bleu si léger, si doux, si finement cendré par la lune levante, que les étoiles n’osent point y briller trop fort. On sent un grand silence dans le ciel, comme une attente. Ah ! c’est la nuit des nuits d’été, celle qui vient ! C’est la nuit des enchantements et des prodiges ! C’est la nuit où les plantes ont toute leur vertu, où les bons mages et les bergers pieux sont rois sur les puissances du mal, et reines les chastes filles.

Nuit sans maléfices, sans fantômes, nuit favorable aux vierges qui cherchent dans les fontaines ou dans les miroirs l’image de l’époux futur et le secret de leur destinée. Une douceur infinie tombe du ciel sur la pauvre terre. Des voix confuses sortent des branches noires et des herbes mouillées. La nature en fleur chante le cantique de Samuel. Il va naître, il est né, l’apôtre du Feu, le grand saint Jean !

Si les hommes oublient de le louer, qu’il soit loué par les choses ! Si l’antique ronde sacrée ne tourne plus en son honneur, que les oiseaux de nuit, que les papillons gris comme des pénitents en capuce, que les noctuelles, que les grillons forment un cortège, et que les vers luisants allument leurs petites lanternes bleuâtres au bas des buissons !

Mais tous les hommes ne sont pas des ingrats, ô saint Jean ! Celui-ci qui marche, le dos courbé, a pris la route coutumière des anciennes Lunades. Voyez, grand saint, voyez comme il souffre, clopinant et butant sur les pierres, et comme son fardeau s’appesantit ! Tel Christophe accablé par l’Enfant divin, il va choir, le pauvre Bonnefont, si vous ne le soutenez, si vous ne faites, en sa faveur, un miracle qui ne sera point connu, un miracle qui ne se manifestera pas votre gloire, mais seulement votre amitié.

Il chancelle. Il glisse. Il se relève. Ses jambes rament, comme les pattes du crapaud blessé. Sa tête dodelinante se retire entre ses épaules difformes. Va-t-il tomber là et mourir ?… Non. Il chemine lentement, obstinément, poussé par le grand amour qui le fortifie.

À l’oratoire du Petit-Calvaire, à l’oratoire du bois de Malaurie, à l’oratoire de Brayge, à La Croix de la Bachellerie, à la chapelle des Malades, il fait halte, pieusement. Il pose son sac droit devant lui, comme un tronc d’arbre ou un rocher, et il prie, agenouillé, comme il priait naguère, lorsqu’il était pénitent blanc, et qu’il s’arrêtait, à ces mêmes stations du pèlerinage, ayant mis à terre le brancard magnifique où se dressait, vêtu de velours rouge et couronné comme un roi, saint Jean libérateur de Tulle.

Puis il repart, et sa marche est si lente, maintenant, qu’il a l’air d’une tortue ou d’un gros limaçon brun. Autour de lui, la solitude bleue frissonne de mille petites voix plaintive et stridulantes. Le parfum des aubépines erre comme un ange invisible. Et quand Bonnefont, presque défaillant, lève les yeux, il distingue, dans l’énorme lune claire, une figure d’homme, toute noire, torte et penchée, portant un sac sur ses épaules.


X


Les étoiles montèrent à l’horizon, tournèrent et descendirent. La lune pâlit en s’abaissant et l’ombre bleue prit la couleur de la tourterelle. Déjà le clairon des coqs effarouchait la sainte nuit qui laissait, en fuyant, sur les herbes et sur les fleurs, l’eau bénite de la rosée.

Bonnefont rentra dans la ville de Tulle par la porte de la Barrière. Dans la rue déserte, son pas inégal résonnait. Portes fermées. Fenêtres closes. Personne ne demanda au savetier :

Qué portas-ti ?

Il arriva enfin à son logis, et tira derrière lui le verrou de la porte.

La chambre était à la ressemblance de l’homme : humble et pauvre. Il y avait une cheminée bien noire, une couchette, un escabeau, une table couverte d’alêne, de clous, de morceaux de cuir et de fil poissé. Des chaussures pendaient aux solives.

Bonnefont se déchargea de son sac et desserra la cordelette qui nouait, en haut, la toile brune.

Alors, le blême petit jour éclaira une statue haute de quatre pieds, représentant un ascète barbu et chevelu, d’une maigreur de sauterelle, sous la peau de chèvre qui ceignait ses reins. Ce n’était pas le grand saint Jean de la cathédrale : c'était une image plus modeste, détachée du rétable des Pénitents blancs, un pauvre saint Jean sans gloire qui n’avait jamais tourné la Lunade avant cette nuit… Mais c'était tout de même saint Jean, vainqueur de la peste et libérateur de Tulle !

Le savetier replaça la lourde statue dans la hotte de la cheminée, où il la tenait cachée depuis plus d’un an. Et, avec un long soupir de souffrance et de joie, il tomba sur son lit comme mort.


XI


Vers la fin de cette année 1793, l’église Saint-Julien fut déclarée « Temple de la Raison ». Lors de la fête dédicatoire, Catherine Peuch tenait le rôle de la Déesse — qu’elle s’obstinait à nommer « la Sainte », en son ignorance du vocabulaire mythologique. L’évêque Brival n’avait pas attendu ce jour pour résigner ses fonctions. Il fit pénitence de ses erreurs et de ses fautes, aux pieds d’un prêtre réfractaire, l’abbé Besso-Chevalier, qui donna l’absolution à l’« évêque de la Solane ».

Peu après le Père Duchesne de Tulle, épousa Catherine Peuch au temple de la Raison, et le procureur Brival présida la cérémonie.

Les prisons de Tulle et de Brive étaient pleines. La guillotine fonctionnait.

Vinrent des jours moins tragiques. Thermidor délivra les victimes de Jumel et incarcéra les terroristes. Plus tard, le Père Duchesne corrézien, remis en liberté, demanda la dissolution de son mariage, rentra dans les ordres et devint un apologiste de l’Empire.

Et les années passèrent… On avait retrouvé, sous séquestre, avec quantité d’objets enlevés aux églises, la statue de saint Jean libérateur. Elle fut rendue à la cathédrale, et la procession de la Lunade rétablie, selon le rite ancien. Catherine Peuch — appelée par dérision « la Père Duchesne » — n’osait se joindre aux fidèles. Laide, vieille, et délaissée, elle habitait, seule avec un chat noir, la boutique de la rue de la Beylie et faisait commerce de clous. Ses voisins, sans doute à cause du chat, la tenaient pour sorcière.

Bonnefont, avec sa confrérie, suivait toujours la procession du 23 juin ; mais s’il vénérait grandement le saint Jean retrouvé de la cathédrale, il gardait une dévotion particulière au modeste saint Jean qu’il avait porté autour de l’enceinte de Tulle. Jamais il ne voulut s’en séparer. Selon le désir qu’il exprima dans ses derniers jours, madame la comtesse de Valon hérita de cette précieuse image, que j’ai pu voir dans la chambre de cette dame, au château de Saint-Priest de Gimel.

Il existe encore, à Tulle, des vieillards qui se souviennent de Bonnefont, presque centenaire, assis dans son fauteuil d’infirme, devant sa maison. Il mourut vers 1855. On savait vaguement son aventure, mais nul ne songeait à honorer, en souvenir de la Lunade de 1793, ce pauvre impotent, difforme et ridicule.

Et rien, aujourd’hui, — ni plaque gravée, ni nom de rue, ni inscription dans la cathédrale, — ne commémore cette histoire, cette belle histoire digne de la Légende dorée ou des Fioretti. Bonnefont s’était trompé de siècle. Il aurait dû naître quatre cents ans plus tôt. Au moyen âge, l’instinct populaire eût reconnu, dans le pauvre artisan qui porta saint Jean sur son dos, un frère du pauvre jongleur qui dansa et pirouetta devant Notre-Dame. Les maîtres cordonniers de la ville eussent fait mettre, aux frais de la corporation, dans la chapelle de saint Jean-Baptiste, un vitrail aux couleurs de pierreries. Sur ce vitrail, l’artiste eût montré Bonnefont, chargé de son sac, cheminant à travers la lande ; Bonnefont arrêté par un soldat, près du rempart ; Bonnefont priant à l’oratoire de la Bachellerie ; Bonnefont ramenant chez lui le saint qu’il cache dans la cheminée. Et plus bas, juste au-dessus des donateurs prosternés, Bonnefont mourant, vieux et misérable, tandis que le diable s’enfuit par la croisée, et que, dans une gloire de feu, saint Jean libérateur emporte au paradis, sur ses épaules vêtues d’or, l’âme nue, simplette et riante, du bon savetier de Tulle.




FIN