Edouard Garand (p. 23-27).

IX

Une consultation inattendue.


Ça n’allait pas bien chez Mme Renaud : Lucienne, depuis quelques jours, paraissait malade.

Ses joues avaient pâli, ses lèvres avaient perdu de leur incarnat et de leur humidité, ses yeux avaient des rougeurs inaccoutumées, et l’on pouvait saisir la naissance d’un tout petit cercle de bistre qui donnait à ses regards un éclat plus profond. Enfin, toute la personne de Lucienne laissait deviner une sorte de lassitude qui avait fini par inquiéter M. Renaud et Mme Renaud.

Un matin, le brave M. Renaud avait dit en partant pour sa besogne journalière :

— Mélanie, si tu voulais dire comme moi, je mènerais la petite chez le médecin.

Mme Renaud avait répondu :

— J’y pensais, Prosper, et j’irai sûrement aujourd’hui, même dans le cours de la matinée, au plus vite.

Mais dans cette matinée Mme Renaud fut retenue à sa maison par la visite de Mme Foisy et sa fille. Mme Foisy ayant eu à passer par là, était entrée chez Mme Renaud pour l’inviter à un grand dîner auquel on allait fêter l’anniversaire de naissance de Gabrielle. Il s’en était nécessairement suivi d’une longue conversation, d’un petit lunch, puis de commérages. Et ce ne fut qu’à deux heures de l’après-midi que Mme Renaud se vit libérée de ses visiteuses.

Elle dit aussitôt à Lucienne :

— Maintenant, ma chérie, nous allons voir le bon vieux docteur Crevier.

— Pourquoi, ma tante, cette démarche ? Je me sens bien mieux aujourd’hui.

— Qu’importe ! Tu es mieux aujourd’hui, mais tu pourrais être plus mal demain. Il faut te guérir. Il y a quelque chose d’anormal chez toi. Qu’est-ce que c’est ? Je n’en sais rien, et tu ne le sais pas toi-même… Mais une chose sûre, tu es malade, cela se voit, tu le sens, et il importe de te soigner. Allons chez le médecin !

— Puisque vous le voulez… répondit la jeune fille avec un soupir profond.

— Va donc t’habiller, et bien chaudement surtout, car l’air est vif aujourd’hui.

Ce petit dialogue avait été tenu dans la salle à manger.

Lucienne s’éloigna pour monter à sa chambre.

Mme Renaud, qui venait de terminer le petit ménage d’après-diner murmura en regardant sa nièce s’éloigner :

— Oui, elle a quelque chose, c’est certain ! Qu’est-ce qu’elle peut bien avoir au juste ? Tiens ! j’avais oublié de fermer l’armoire aux argenteries !… Bon, voilà !… Oui, qu’est-ce que Lucienne peut bien avoir qui va mal ? Bah ! je le saurai bien du docteur.

 

Le docteur Crevier se promenait dans son large cabinet. Il était parfaitement sanglé dans une longue redingote noire qui tombait sur un pantalon de nuance claire. Avec sa longue chevelure grisonnante brusquement rejetée en arrière, sa figure fraîchement rasée et rosée, l’œil clair et le regard assuré, la démarche aisée et souple, le docteur avait ce jour-là une mine de hardiesse et de confiance en soi en même temps qu’un air de bonne santé. Il rayonnait.

Néanmoins, de temps à autre, on aurait pu surprendre comme un léger nuage de souci sur sa brillante physionomie.

Il arpentait son cabinet, les mains derrière le dos. Parfois un sourire courait sur ses lèvres, parfois un léger froncement troublait ses sourcils épais, parfois encore son œil gris paraissait se poser avec inquiétude sur la fenêtre d’où l’on voyait la rue et ses passants. Oui, malgré son bon air et sa belle mine, le docteur ne paraissait pas tout à fait tranquille.

Une fois, il s’arrêta près de son bureau, d’une main distraite et nerveuse il remua des papiers épars, et murmura :

— Que vais-je dire à cette femme ?… Quels arguments plausibles pourrai-je employer pour plaider avec succès la cause de mon neveu ?…

Il reprit sa marche plus soucieux, plus agité. Il perdait de son assurance, ses épaules se voûtaient, sa tête hardie penchait peu à peu vers la poitrine comme sous le poids d’un accablement. Son sourire de tout à l’heure devenait un rictus, ce rictus se fit ricanement.

Il se jeta brusquement dans un fauteuil et murmura en réponse aux pensées qui assiégeaient son cerveau :

— Décidément, ce fou-là me met dans une jolie posture ! — Une drôle d’ambassade, vraiment ! N’aurai-je pas l’air idiot ? Voilà ce que c’est que d’avoir affaire aux amoureux ! Stupidité !… Et c’est peut-être pour une petite sotte… sinon pour une coquette quelconque !… Un ange !… Ah bah ! Que penser, au juste, d’une nièce de Mme Renaud ?…

Il demeura silencieux un moment, le front durement barré de plis profonds. Puis, se frappant la tête, il reprit :

— Ah ! mais, par exemple, je n’avais pas pensé à cela !… Si mon neveu cherchait tout simplement à se moquer de moi ! Il en est bien capable. Car, j’y songe maintenant : pourquoi l’autre soir en me narrant ses désespoirs, avait-il par moments à ses lèvres des sourires… mais oui, des sourires fort narquois ! Suis-je peu perspicace !… Allons, allons ! je commence à voir clair. Mon neveu veut se payer ma binette ! Pourquoi encore ? Dans quel but ? Pour quel motif ? Il y a certainement là un mystère à démêler, et j’allais m’aventurer joliment au hasard dans ces cryptes inconnues et dangereuses où conduit le fol amour. Oui… fol amour ! Malicieux Cupidon qui conduit l’homme sensé à toutes les imbécillités !

Il se leva avec un geste de colère.

— Ah ! mais, diable ! par exemple, mon neveu ne se fichera pas de moi ainsi ! Qu’il s’arrange avec son fol amour ! Allais-je être bête ? Il s’est dit peut-être : « Nous allons rire du vieux » !… Ah !… mais… monsieur Georges, on n’est pas si vieux que ça ! ah ! mais non… mais non…

Dans une glace où se refléta l’image de sa personne le docteur jeta un regard satisfait. Il sourit.

— Bah ! reprit-il, des cheveux qui grisonnent légèrement, et c’est tout. Quant au reste….

Son soliloque fut interrompu par un coup de timbre qui le fit tressaillir très fort. Il courut à la fenêtre… mais trop tard pour apercevoir la personne que annonçait sa venue. Il entendit la porte du vestibule se refermer.

Vivement il alla s’asseoir à son bureau sur lequel régnait un grand désordre. Il se mit à remuer toutes sortes de choses, et au lieu de classer et de ranger, comme il paraissait en avoir l’intention, il ne fit qu’accroître le désordre et le pêle-mêle. N’importe ! il avait pu, du moins, trouver une contenance.

La vieille servante entra.

— Deux dames désirent vous voir, Docteur, annonça-t-elle.

— Ah ! fit simplement le docteur en regardant sa servante avec une interrogation muette.

— Je les ai introduites au parloir, ajouta la vieille bonne sans saisir l’interrogation exprimée par les regards de son maître.

— Bien ! dit le docteur.

— Voulez-vous que je les amène ici ?

— Non.

— En ce cas, je vais leur dire d’attendre.

— C’est ça.

La vieille sortit.

Le docteur se leva, s’approcha de la glace, promena un œil interrogateur sur sa physionomie, donna un coup de doigt à sa cravate, et murmura, songeur :

— Deux dames !… Qui sont-elles ?…

D’un geste brusque il assura sur lui sa redingote, releva la tête, et dit :

— Bah ! je verrai bien.

Froid et grave, il se dirigea vers la porte de son cabinet, traversa le vestibule vers la porte du parloir.

Mais dans la porte de cette pièce le docteur ne put contenir un mouvement de surprise et de recul en même temps, lorsqu’il reconnut Mme Renaud. Il se ressaisit de suite, et de suite aussi la beauté et la grâce virginale de Lucienne attirèrent son attention. Pour la première fois en sa vie, peut-être, le docteur Crevier remarquait ou constatait une beauté faite de candeur et de pureté. Son œil de médecin, expert par habitude, pénétra aussitôt jusqu’à l’âme de la jeune fille. Puis il étudia l’expression du visage, il surprit la légère confusion qui s’en dégageait, il scruta les regards profonds et modestes de ces jolis yeux bleus, et il put enfin constater, dans ce court examen, qu’il avait devant lui un cœur vierge et une âme chaste. Il ne put s’empêcher de rougir lorsque Lucienne le salua d’un sourire d’ange.

Un ange ! Ce mot jaillit à son esprit et l’éblouit.

Mais déjà Mme Renaud disait avec son meilleur sourire :

— Mon cher docteur, je vous amène ma nièce qui est très malade.

Le docteur ne répondit pas ; il continuait à observer la jeune fille.

Pour échapper à la gêne où la mettait l’examen persistant du médecin, Lucienne prononça ces paroles :

— Je vous assure, monsieur le docteur, que ma tante exagère.

Le docteur regardait toujours Lucienne. Il demeurait debout, les mains derrière le dos, la tête inclinée, ses yeux gris, tout pleins de lueurs singulières, attachés sur cette jeune et séduisante personne.

La jeune fille se troublait tout à fait.

Le docteur s’aperçut enfin de son attitude étrange, lorsque Mme Renaud parla encore :

— N’est-ce pas, docteur, que ma nièce est bien mal ?

— Oui, très mal, en effet, balbutia le docteur sans savoir très exactement ce qu’il disait, tellement il demeurait sous le charme magnétique de la jeune fille.

Enfin, ayant pu reprendre tout à fait possession de lui-même et de sa pensée, il poursuivit :

— Oui, très mal, Mme Renaud… Mais nous allons y voir.

Déjà il retrouvait toute l’assurance que donne l’habitude d’une profession. Posément et gravement il s’assit dans un fauteuil placé devant ses visiteuses. Il croisa une jambe sur l’autre, s’accouda à l’un des bras du fauteuil, et, sa main droite tripotant sa chaîne de montre, il commença l’interrogatoire médical.

Mme Renaud l’interrompit pour demander :

— Ne pensez-vous pas, docteur, que c’est le cœur qui est malade ?

— Madame, répondit le docteur d’une voix lente et grave, chez une jeune fille c’est toujours le cœur qui souffre.

Lucienne rougit et baissa les paupières.

Mme Renaud ébaucha un sourire vague.

Le docteur reprit :

— C’est le cœur, madame, parce que le cœur d’une jeune fille est beaucoup plus impressionnable que celui d’une femme mariée. C’est le cœur, continua-t-il, parce que le cœur d’une jeune fille subit toutes les fluctuations des gros espoirs et des grandes désespérances. Parce que, poursuivait toujours froidement le docteur, le cœur d’une jeune fille est souvent une proie que guettent jour et nuit le loup et la louve ; et ce cœur, qui voudrait se donner librement, souffre d’autant plus qu’il est des gens cruels pour se l’arroger et en disposer comme d’une propriété personnelle. Oui, ajouta le docteur en considérant Mme Renaud interdite, un cœur captif est un cœur qui se meurt peu à peu ; seule la liberté peut le faire vivre ou revivre.

Lucienne avait bien saisi l’allusion du docteur, et, avec un peu de rougeur au front, elle regarda un moment le vieux médecin ; dans ses grands yeux bleus on aurait pu voir jaillir des lueurs de gratitude.

Quant à Mme Renaud, elle ne semblait pas s’accommoder facilement avec les opinions du docteur. Et par crainte que celui-ci ne s’avançât plus avant sur cette route épineuse pour elle, elle essaya de détourner le sujet et d’amener le médecin à parler d’autres choses. Mais lui, impassible, et comme s’il eût été très enchaîné au développement d’une idée tenace, poursuivit :

— Je ne suis pas encore bien vieux, madame, dit-il avec un sourire moqueur et un léger coup d’œil vers Lucienne ; cependant j’ai pu étudier et observer au cours de ma carrière médicale bien des maladies chez les jeunes filles, et, règle générale, ces maladies découlaient du cœur. Oh ! je ne veux pas dire que le cœur était atteint dans son essence matérielle, non ; ce n’était généralement qu’une atteinte morale, mais cette atteinte morale faisait violence sur tout le reste du système.

Le docteur se tut pour changer de position, et reprit ;

— Prenons un exemple : d’abord, l’imagination est horriblement tourmentée par certains penchants naturels ou certains goûts que la jeune fille peut avoir pour une chose ou pour une autre. Combien de jeunes filles, de nos jours, se sentent attirées vers les choses du théâtre ou de la musique. Leur imagination, avec les feux de la rampe, leur fait entrevoir des avenirs brillants, des gloires surhumaines. Elles possèdent déjà en elles-mêmes le sens inné des arts, elles ne songent qu’à aboutir à ce port qu’elles ont choisi pour atterrir, si je peux m’exprimer ainsi ; par tous les moyens elles veulent réaliser leurs grandes espérances, et, très harcelées par l’aiguillonnante obsession des succès à venir, elles sont prêtes à combattre avec âpreté, avec violence tous les obstacles qui se dresseront devant elles pour leur barrer la route. Or, juste à cette heure d’une tension effrayante de l’esprit surviennent des circonstances, des événements imprévus qui bouleversent l’avenir en détruisant les rêves, et devant ces jeunes filles se dresse, implacable, inattaquable l’impossibilité de matérialiser les grands et beaux projets. Qu’arrive-t-il ? Du jour au lendemain, madame, ces jeunes filles perdent leur fraîcheur ; elle deviennent ce que devient la rose qui n’a plus sa goutte de rosée pour l’humecter et la rafraîchir ou le rayon de soleil pour la réchauffer, elles se fanent. Madame, il n’y a rien comme les grandes déceptions pour abattre les âmes frêles, et quand l’âme n’a plus de vigueur, le corps devient débile, s’étiole, s’en va à la ruine. Oui, madame, j’ai connu une jeune fille, qui pour avoir manqué un beau voyage qu’elle avait longtemps caressé, est partie pour le grand voyage de l’au delà. En quinze jours la déception l’avait tuée !

Ici, le docteur regarda Lucienne avec attention, tandis que Mme Renaud minaudait :

— Pauvre fille !

— Madame, poursuivit le docteur, votre compassion pourrait embrasser des milliers que dis-je ? des millions de jeunes filles qui doivent la cause de leurs maladies aux fortes déceptions de l’esprit ou du cœur. Ensuite, madame, chez une jeune fille sensible — je ne dis pas sentimentale — la simple contrariété peut occasionner certains troubles qui sont susceptibles de dégénérer en de graves maladies. Tenez, un autre exemple. Une jeune fille tenait beaucoup à un boa qu’elle avait vu dans la vitrine d’un commerçant. Mais la mère n’ayant pas les fonds suffisants à ce moment-là, l’achat du joli boa fut remis à huit jours. Huit jours, c’était déjà un désappointement. Mais il fallait bien se soumettre. En effet, la jeune fille se soumit, mais ce ne fut pas sans songer jour et nuit à son boa, à se répéter combien elle sera élégante avec ce boa, combien elle portera envie, combien de sourires galants et de regards admirateurs elle attirera avec ce magnifique boa ! Vous voyez cette jeune fille, durant ces huit jours, vivre dans une anxiété, un transport, une obsession qui prennent toutes ses pensées ! Quand l’aura-t-elle ce boa ?… L’aura-t-elle seulement ?… S’il était vendu au bout des huit jours ! Quelle catastrophe ! Et pourtant cela peut arriver, puisqu’elle ne l’a pas retenu auprès du marchand. Tour à tour tourmentée par la crainte, l’espoir, l’anxiété, elle vit durant ces huit jours dans une tension excessive des nerfs. Mais les terribles huit jours prennent fin, et la mère, un matin, aussi anxieuse de satisfaire le caprice de sa fille que son propre caprice, annonce qu’on se rendra chez le commerçant pour acheter le fameux boa. C’est l’heure de la victoire ! Oh ! mon boa ! mon boa !… répète la jeune fille très exaltée. C’est en effet chez elle une joie délirante, violente même. Suivez-moi bien, madame. On part, on arrive chez le commerçant, on s’arrête court devant la vitrine où huit jours auparavant, se trouvait étalé un superbe boa. La jeune fille, tout essoufflée par la marche rapide, toute curieuse, tout avide, se penche. Elle regarde, elle s’étonne, elle pâlit, elle chancelle… le boa n’est plus là ! Mais, pourtant, il y en a un autre à la place !… Mais il n’est pas aussi beau… La mère, très inquiète, aussi désappointée que sa fille, demande : « N’aimerais-tu pas celui-ci autant, chérie » ? La jeune fille esquisse une moue dépitée. Tout de même on entre dans la boutique avec un peu d’espoir, l’espoir que le commerçant n’a pas vendu l’autre boa, mais qu’il l’a simplement exposé à l’intérieur. On s’enquiert… hélas ! le boa a été vendu ! Qu’importe ! on achètera l’autre ! Mais cet autre n’est pas tout à fait comme le premier… On l’achète ! Mais il n’a pas la même nuance !… On l’emporte ! Mais sa fourrure n’est aussi douce ni aussi souple !… On s’en pare quand même. Mais il est plus court un peu, et il n’a pas tout à fait le chic de l’autre !… La jeune fille est donc très contrariée. Et de suite elle devient morne, morose, revêche, acariâtre… Elle dispute, se plaint, pleure… Elle ne dort plus, elle ne mange plus… et, madame, je ne vous mens pas, elle meurt dix jours plus tard ! Et voilà une autre maladie du cœur engendrée par les simples tourments de l’esprit.

Le docteur se tut encore un moment pour regarder Lucienne. La jeune fille avait écouté avec une grande attention, et elle demeura palpitante. Mme Renaud, pour cacher son émotion, hasarda ceci :

— Croyez-vous, docteur, que ma nièce souffre de certaines contrariétés ?

— Madame, répliqua le docteur, je vais passer à un troisième point ; ensuite vous me poserez votre question.

Il parut réfléchir pour une minute, puis il reprit :

— Madame, il y a enfin la contrainte — pour ne pas dire la violence — qu’on pourrait exercer sur une jeune fille, c’est-à-dire sur ses goûts, ses inclinations, ses aspirations, que sais-je ? Prenons, par exemple, une jeune fille dont toutes les aspirations se tendent vers la vie religieuse. Arrivons par des arguments quelconques — je ne dis pas par la violence, ce qui serait pis — arrivons, dis-je, à détourner cette jeune fille de sa vocation religieuse et faisons-là entrer en ménage. Qu’en peut-il résulter ? Ceci, qui paraît bien peu de prime abord, une certaine aigreur de caractère, des ennuis, des dégoûts passagers, la négligence de ses devoirs d’épouse, de longues mélancolies coupées ça et là de joies soudaines et courtes — tels ces ciels nuageux percés par de brusques et courts rayons de soleil. Après cela surviennent les mésententes dans le ménage, puis c’est la rancune, les scènes violentes, la haine, et enfin cette sombre indifférence de personnes malades, elles tombent peu à peu dans une sorte d’agonie morale qui n’est pas loin de l’agonie physique. Si peu loin, madame, que, survienne à ce moment l’un de ces terribles orages conjugaux, tout sombre !

Le docteur s’arrêta encore. Il vit Lucienne sourire candidement. Une fugitive rougeur monta aux tempes du médecin. Il reporta ses regards vers Mme Renaud. Celle-ci avait pris une brochure quelconque sur une table voisine. Cette brochure, elle l’avait feuilletée distraitement, comme pour faire voir, qu’elle prêtait peu d’attention aux discours du médecin. Lui, alors, ébaucha un sourire vague, et demanda demi railleur :

— Madame, si vous voulez maintenant me poser une question ?

Mme Renaud rejeta la brochure sur la table, regarda Lucienne puis le docteur, et prononça avec une feinte indifférence :

— Il me semble docteur, que pas un des cas que vous venez d’expliquer n’offre d’analogie au malaise de ma nièce.

— Vous croyez ? fit le docteur avec un sourire malicieux. Pourtant, je suis bien sûr que mademoiselle tombe dans l’un de ces trois cas, sinon dans les trois à la fois.

— Mais vous ne l’avez pas examinée ! s’écria Mme Renaud avec dépit. Comment pouvez-vous savoir ce dont souffre ma nièce ?

— Inutile, madame, de faire un examen autre que celui que j’ai pu faire de sa physionomie. L’œil du médecin, madame, découvre bien des choses que l’œil du profane ne soupçonne même pas.

— Que découvrez-vous donc, mon cher docteur ? demanda Mme Renaud qui, se sentant devinée, cherchait à se donner l’assurance qui lui manquait.

— Madame, répondit le docteur, puisqu’il importe au médecin d’être franc, je dois vous avouer que mademoiselle votre nièce appartient à la catégorie des malades de mon troisième cas.

Mme Renaud se mit à rire.

Lucienne rougit très fort et demeura gênée.

Imperturbable, le docteur ajouta :

— Je vous assure, madame, que je ne fais pas erreur.

— Ah ! mon cher docteur, ne vous fâchez pas si je ris, c’est plus fort que moi, dit Mme Renaud. Moi, je peux vous assurer, et Lucienne également, qu’elle n’a jamais songé à la vie religieuse.

— Je sais cela, sourit le docteur.

— Eh bien ! alors…

— Vous voulez dire, madame, qu’il n’y a aucune contrainte exercée sur les penchants naturels de mademoiselle ?

— Aucune, je vous le jure, mon cher docteur.

— En ce cas, madame, pardonnez-moi, j’ai oublié un exemple : celui par lequel ou mieux la contrainte par laquelle une jeune fille est poussée à contracter une union qui l’épouvante !….

Lucienne devint très pâle.

Mme Renaud toussa, rougit, se trémoussa, reluqua Lucienne en dessous avec un œil de colère, puis regarda le docteur.

Lui, très froid, laissant ses regards aller de l’un à l’autre de ses visiteuses, semblait attendre qu’il fût de nouveau interrogé pour donner toute la mesure de sa pensée.

Mais voyant que Mme Renaud demeurait silencieuse, il interrogea :

— Ai-je bien diagnostiqué le cas de mademoiselle, chère madame ?

— Docteur, répondit Mme Renaud qui voulut payer d’audace, je ne veux pas nier l’autorité ni de vos paroles ni de votre science. Toutefois, je puis dire que vous vous trompez pas mal au sujet de ma nièce. J’irai plus loin ; mettons que votre supposition soit vraie, quel traitement, alors prescririez-vous pour améliorer l’état de santé de ma nièce ?

Le docteur se leva lentement, fit trois pas vers la porte, s’arrêta et prononça très gravement :

— Madame, je prescrirais simplement à mademoiselle un mariage autre que celui que vous projetez pour elle.

Mme Renaud bondit. Un hoquet coupa sa respiration, son visage cramoisi devint verdâtre. Mais c’était une femme forte que cette Mme Renaud. Elle comprit qu’elle venait de se compromettre. Elle se raidit, se contrôla, tira vivement une petite montre enfouie dans la ceinture de son corsage, et avec une surprise parfaitement bien jouée, elle s’écria :

— Oh !… Lucienne, quatre heures et demie !… Et ma visite que j’attends à cinq heures précises !… Vite, partons Lucienne, nous arriverons à peine à temps ! Mon cher docteur, ajouta-t-elle avec un sourire singulier je songerai à tout ce que vous nous avez expliqué, et s’il reste quelque chose d’obscur, nous reviendrons vous voir.

— Madame, répondit le docteur en s’inclinant, je serai à votre service.

Il s’écarta pour laisser passer Mme Renaud et sa nièce.

Et Mme Renaud se retira hautaine, gourmée, la démarche saccadée.

Lucienne passa lentement et digne devant le docteur qui s’effaça davantage et à nouveau les yeux bleus de la jeune fille exprimèrent au médecin confus une profonde reconnaissance.

Dans le vestibule le docteur devança ses visiteuses, leur ouvrit la porte de sortie pour s’incliner encore respectueusement. Lentement, doucement il referma la porte. Puis, tout à coup, il perdit son air grave et solennel, une bouffée de rouge lui sauta au visage, il pirouetta, gagna son cabinet d’un pas rapide, courut à la fenêtre dans laquelle il posa son front brûlant et ruisselant de sueurs. Et là, très pâle, haletant, hagard presque, les yeux fixes, désorbités, il regarda s’éloigner la frêle et gracieuse silhouette de Lucienne.

Quand la jeune fille eut disparu, il quitta brusquement la fenêtre, marcha à sa table de travail, saisit le téléphone.

Deux minutes… puis le docteur se mit à parler très vite, à mots difficilement articulés, d’une voix agitée, tremblante, méconnaissable :

— C’est toi, Georges ?… Bien, écoute !… Tu te rappelles ce que tu… m’as demandé… l’autre soir ?… Eh bien ! bonne nouvelle, mon vieux ! La démarche que je t’ai promise est accomplie. Je t’attends ce soir !… Bon, c’est ça !

Le docteur reposa l’instrument, fit trois ou quatre fois le tour de son cabinet, riant, grognant, jurant. Puis, il s’arrêta tout à coup, croisa les bras, pencha la tête, demeura silencieux, rêveur. Et, soudain, il éclata d’un rire énorme.

— Mon Dieu ! s’écria-t-il, me voilà fou !

Avec un second éclat de rire il s’abattit lourdement sur un sofa.