Edouard Garand (p. 27-31).

X

Le fol amour


C’était le lendemain.

Le docteur, bien serré dans sa redingote, rasé de frais, poudré, parfumé, alerte, l’œil brillant, quitta son bureau après avoir terminé une correspondance hâtive, gagna le vestibule et appela :

— Annette !

De la cuisine la voix de la vieille servante répondit :

— Oui, je suis là !

— Venez ici ! commanda le docteur.

Il rentra dans son cabinet qu’il se mit à parcourir fiévreusement.

La domestique parut.

— Annette, dit le docteur sans arrêter sa marche agitée, il va falloir vous imposer un peu de peine. Depuis assez longtemps je songe à réorganiser mon intérieur… Dès ce moment j’y suis décidé.

Il s’arrêta, croisa les bras et promena autour de lui un regard sévère. Il ajouta :

— Oui, il y aura beaucoup à faire, Annette. Ne trouvez-vous pas que tout cela a l’air un peu vieilli ? Ces meubles, par exemple, ces tapis, ces rideaux…

— Il me semble, répondit la vieille femme qui avait hérité un peu de la parcimonie de son maître, que tout cela est encore bien passable.

— Vous ne me comprenez pas Annette, fit le docteur avec impatience. Et puis, ma salle de réception est trop sombre, j’y peux à peine défricher la physionomie de mes patients. Je pense qu’il faudra tapisser cette salle de couleurs plus tendres et plus gaies. Mais alors les vieux meubles auront un air trop lourd et trop suranné. Il faudra donc les échanger pour un mobilier plus moderne.

D’un pas brusque il se dirigea vers la salle de réception, disant :

— Suivez-moi, Annette, je vais vous indiquer les changements à faire.

L’instant d’après, il était arrêté au milieu de la pièce.

— Tenez, Annette, poursuivit-il, voyez ces draperies sombres, lourdes, énormes… comme elles sentent le vieux monde ! On se croirait chez quelque sordide antiquaire qui étale dans un pêle-mêle lugubre ses vieilleries. Et ces tableaux poussiéreux, jaunis, vermoulus… ça n’a plus rien qui séduit ou qui charme. Regardez ces fauteuils : on les dirait venus du siècle passé et acquis, pour une pincée de monnaie de cuivre, de quelque pauvre bottier crevant de misère dans sa botterie. Oui… il faut que tout cela disparaisse. J’ai honte, vraiment, d’y asseoir les gens comme il faut, et je vois d’ici la soie de ces dames frémir au contact de ces vieux cuirs usés, capables de recéler les pires microbes. Annette, il faut que tout cela retourne chez l’antiquaire. Mais il n’y a pas que cette salle qui me fasse horreur ; il y a également et surtout la salle à manger. Comment, je me le demande, Annette, comment ai-je pu vivre aussi longtemps avec ces boiseries imitées de vieux chêne ? C’est incroyable ! C’est vraiment trop sombre et funèbre : on s’y croirait à des dîners de croque-morts. Ne pensez-vous pas, Annette ?

Il s’interrompit pour jeter un regard à sa servante, et reprit ;

— Allons voir cette salle à manger, nous pourrons mieux saisir les changements à y apporter.

Et, vif, allègre comme un jeune homme, il entraîna à sa suite la vieille femme qui suivait, tout étourdie et épouvantée presque par tous ces changements effroyables que projetait son maître. Et lui, arrivé à la salle à manger, s’était arrêté et, avec un geste large, avait indiqué à sa servante tout ce qui les entourait. Il se mit à parler avec une volubilité, un enthousiasme, un vertige qui renversait la bonne vieille.

— Allons, Annette, examinez-moi tout cet ensemble ! N’est-ce pas discordant ? N’est-ce pas un peu couleur de boue ? Que penseriez-vous d’un bleu pâle, ou même d’un bleu azur pour les murs, et d’un beau blanc-crème au plafond ? Ne voyez-vous pas ça d’ici ? Ne serait-ce pas plus riant ? Car, je le répète, il faut absolument changer, rénover… À ces fenêtres ne voudrait-il pas mieux de jolis rideaux de dentelle claire, à la place de ces lourds rideaux de velours vert qui donnent à cette salle un aspect de sépulcre ? Où donc avais-je la tête et l’esprit, lorsque je fis garnir cette maison ? Et puis, ce vieux tapis… j’en suis tout à fait dégoûté. Vingt ans que cette guenille amoncelle la poussière de nos souliers ! N’est-ce pas qu’un beau plancher de bel érable, bien huilé, bien ciré, avec un joli tapis… un tapis de Smyrne, par exemple, comme j’en vis à mon voyage d’Orient… un tapis qui nous représenterait une jolie rade tout illuminée par les flots d’un soleil levant… une rade avec ses petits bateaux de pêcheurs, avec ses quais qui s’emplissent de mouvements, ses phares… Oui, Annette, c’est un tapis de ce genre qu’il me faudra, et on le posera juste au centre, ici… Vous voyez ? Et sur le tapis on placera une magnifique table ronde du plus riche noyer noir, au lieu de cette table rectangulaire, presque boiteuse, qui me rappelle trop les longues et rudes tables de collège sur lesquelles je vois encore fumer les ragoûts noirs. Ensuite, là, dans cet angle, au lieu de ce buffet ancien comme l’antiquité elle-même, nous aurons un de ces beaux buffets à glace, dernier cri ! Et dans ce coin, à gauche, Annette, je placerai un superbe palmier ! Dans cet autre coin, un vitrola qui nous récitera, au dîner, quelques extraits des classiques opéras ! Qu’en dites-vous, Annette ? Et j’aurai là un divan moelleux… un autre ici ! À ces murs nous verrons des tableaux… mais des tableaux qui feront frémir d’exquise jouissance les connaisseurs ! Qu’en pensez-vous, Annette ?

Mais Annette n’en pensait rien du tout et n’en pouvait pas dire davantage. De l’ébahissement elle passait à la consternation, de la consternation à l’abattement, de l’abattement à l’évanouissement presque. Elle chancelait à chaque changement nouveau, à chaque fantaisie nouvelle qu’énonçait le docteur, et elle se disait avec terreur :

— Le docteur est fou !… que vais-je devenir ?

Et lui, le fou, continuait, plus fou encore :

— Ah !… Annette, mais ce n’est pas tout : vous savez la chambre là-haut ?… Tiens ! tandis que j’y pense, Annette, vous allez céder votre chambre qui donne sur le balcon en avant. N’est-ce pas qu’avec cette chambre on pourrait faire un joli boudoir tout bleu, tout blanc, tout rose ? Oui, oui, j’y pense depuis longtemps. Et les chambres… comme celle voisine du boudoir… la plus grande, la mieux éclairée… Il faudra voir, Annette, à la remodeler, pour ainsi dire. Il faudra en faire comme un petit olympe, un éden, plein de clarté, plein de soleil, plein de couleurs joyeuses… Avec un beau grand lit, un de ces lits à colonnettes qui supportent un ciel tout de dentelle bleu clair et de soie blanc neige, et posé sur une estrade en bois de rose. Il faudra ajouter deux chiffonniers du plus pur acajou, et une table de toilette avec tous les accessoires : savons, parfums, poudres, eau de sent-bon, enfin, vous savez, Annette, tout ce qui est nécessaire… Et j’y ferai tendre ici et là de riches tapisseries… je me procurerai, s’il le faut, pour mieux établir toute l’harmonie possible, des tapisseries des Flandres… on dit que ce sont les plus belles ! N’est-ce pas votre avis, Annette ? Il ne faudra pas non plus oublier quelques étagères sur lesquelles nous rangerons de fines jardinières dans lesquelles croîtront et s’épanouiront les fleurs les plus exotiques… N’est-ce pas que ce sera délicieux, Annette ?… Voyez ça d’ici !

À ce moment il fut interrompu par la sonnerie du téléphone.

— Bon, dit-il, je gage que c’est mon tailleur… J’y cours… Une minute seulement, Annette, et je reviens !

Il planta là la vieille Annette, qui s’affaissa sur une chaise, et courut à son cabinet.

— Allo ! allo !… ah ! c’est vous, mon cher monsieur Ducharme ?… Ah ! oui, à propos de mon vêtement ?… Eh bien ! écoutez : je veux votre gris le plus clair, le plus léger… Oui, oui… celui même que j’ai choisi en dernier lieu… Vous savez, mon cher monsieur Ducharme, la redingote devra être de la coupe la plus légère, avec un air très jeune… Vous m’entendez ?… Elle devra mouler le buste parfaitement, gracieusement… Vous verrez à ce qu’elle tombe d’une manière irréprochable… Qu’elle ne soit pas trop longue… qu’elle ne dépasse pas, ou bien peu, presque pas, la rotule du genou ! Vous me comprenez ?… Bien ! Je me fie donc à votre expérience !…

Il reposa brusquement l’instrument du téléphone, et sortit de son cabinet, criant :

— Annette ! Annette !…

Il arriva, tout courant, à la salle à manger, et sans remarquer l’effrayante prostration de sa servante, qui ne cessait de murmurer avec une frayeur croissante : « Mon Dieu ! il est fou ! il est fou !… », il poursuivit :

— Annette, tu ne peux pas t’imaginer ce que j’allais oublier… Peux-tu le deviner, Annette ? Non ? Eh bien ! le piano…

Et comme la servante faisait une figure indéfinissable :

— Mais sans doute, continua le docteur radieux, il faut un piano ! Que penses-tu du Gerard-Heintzman ?

— « Mais… vous ne jouez pas du piano ! essaya de dire Annette d’une voix étouffée.

— Moi !… c’est juste. Mais qu’importe !… j’apprendrai. Oui, je me suis toujours promis d’apprendre à jouer du piano ! Car j’aime la musique… je l’adore. Je me rappelle, en mon jeune âge, avoir entendu un jour une sonate… je ne sais pas au juste de quel compositeur elle était… peut-être de Mozart. Mais une chose ; je fus ébloui, pris, transporté ; et quand j’y songe encore, il me semble que des ailes se développent, s’ouvrent en moi… je m’envole… je plane… Annette, il n’y a rien comme la musique ! N’est-ce pas aussi votre avis ?… Ah !… à propos, Annette, vous savez le cabinet de toilette là-haut ? Eh bien ! il m’est tout à fait détestable. Il faudra le refaire à neuf, le restaurer à nouveau. J’y veux du poli, du clair, du brillant. Je ne manquerai pas — car j’y pense depuis des années, d’y faire installer un système de douches, chaudes et froides. J’y veux également de jolies gravures… par exemple, les « Les Baigneuses » de Poelenburg ! Oui, Annette, je veux que tout y ait le cachet du dernier goût. Annette, lorsqu’on pénétra dans ma demeure, je veux qu’on…

Il fut interrompu par la sonnerie de la porte d’entrée.

— Va voir qui nous dérange, Annette ! commanda le docteur avec dépit.

La vieille servante se leva péniblement pour obéir à l’ordre reçu, et, chancelante, suffoquée, elle alla ouvrir.

Très distrait, l’esprit très occupé de tout ce renouveau dont il voulait parer sa maison, le docteur suivait Annette, inconscient, sans rien savoir.

Ce fut seulement lorsque la servante s’effaça pour livrer passage à deux dames, que le docteur reprit possession de lui-même.

Avant qu’il n’eût parlé ou salué, une voix claire et joyeuse retentissait ;

— Ah !… ce cher docteur !… Well, how do you do ?

C’étaient Gabrielle Foisy et sa mère.

— Mesdames… prononça le docteur.

Il s’inclina, très roide, très fâché de se voir dérangé par des personnes dont il se souciait peu de la présence.

Mme Foisy saisit au bond cette froide réception :

— Nous vous dérangeons peut-être docteur ?

— Mais non… mais non… se hâta de répondre le docteur avec un sourire très contraint. Entrez, mesdames, je suis à vous !

— Ah ! docteur, fit Gabrielle en prenant tout à coup un air défait, c’est que je suis bien malade !

— Vraiment ? Qu’est-ce que c’est ?

— Nous venons vous consulter à ce sujet, dit Mme Foisy.

— Très bien, madame.

S’inclinant de nouveau, le docteur indiqua à ses visiteuses la salle de réception.

Gabrielle entra la première.

O my Lord ! s’écria-t-elle en se laissant choir dans une bergère, comme si elle eût été prise d’une excessive lassitude. Puis, de son petit mouchoir de dentelle elle épongeait un front mat et sec.

Mme Foisy, avant de suivre sa fille, avait dit au docteur avec le meilleur sourire :

— Mon cher docteur, par crainte d’un oubli que je ne me pardonnerais pas, je tiens à vous faire part d’un événement prochain.

Le docteur demeura froid et empesé.

— Dans huit jours, continua Mme Foisy, sans perdre contenance, je donne un grand dîner pour célébrer l’anniversaire de naissance de Gabrielle, et je tiens énormément à votre présence.

— Madame, répondit le docteur, toujours très froid, je regrette que dans huit jours…

— Alors, on ne pourra pas compter sur vous ?

— Je regrette, madame…

Gabrielle l’interrompit avec un sourire narquois.

Dear Doctor, maman oublie de vous informer qu’il y aura du grand et du beau monde. Exemple : les Hartley, les Burnham, Cox & Son, le révérend Hibbard, et bien d’autres. Ah ! aussi et surtout Mme Renaud et Mlle Lucienne… Vous les connaissez peut-être ?

Au nom de Lucienne le docteur avait rougi très fort.

Mme Foisy et sa fille se jetèrent un coup d’œil entendu.

Gabrielle ajouta, plus narquoise :

— Une si belle société, dear old doctor, ne peut être complète sans vous !

— Mademoiselle, vous m’honorez beaucoup, balbutia le docteur qui, sans le savoir, venait de trouver un sourire aimable et galant.

— En ce cas, vous acceptez ? demanda Mme Foisy avec un second regard d’intelligence à sa fille.

— Si cette soirée est dans huit jours, répondit le docteur, oui, j’accepte avec plaisir. Mais veuillez donc entrer et vous asseoir, chère Madame. Et très galamment le docteur conduisit Mme Foisy vers un fauteuil, et lui-même choisit un siège placé dans l’ombre des rideaux de la fenêtre.

Mme Foisy, ayant toussé dans son manchon pour dissimuler un sourire, prit la parole.

— Savez-vous, docteur, ce qu’on nous dit ?

— Que vous dit-on, madame ?

— Que la nièce de Mme Renaud est très malade. Vous connaissez Mlle Lucienne, docteur ?

Mlle Lucienne ? essaya de dire le docteur avec indifférence ; mais il se troubla légèrement et pour ne faire voir de rien, il parut chercher dans son souvenir.

— Parfaitement, reprit Mme Foisy, la nièce de M. Prosper Renaud.

— Tiens ! fit le docteur feignant l’ignorance, M. Renaud a une nièce ?

— Justement.

— Depuis quand donc ?

— Trois ans. Vous ne le saviez pas ?

— Est-ce une jeune fille ?

— Jeune et assez bien.

— Ah !… Quel âge ? demanda le docteur avec un air tranquille.

— Mon Dieu !… vingt ans, je crois. N’est-ce pas, Gabrielle ?

Gabrielle esquissa une moue dédaigneuse et répondit ; Oh… vingt ans… c’est sa tante qui le dit. Quant à moi, je pense que cette jeune demoiselle est déjà décorée de la coiffe…

— Cela se peut, dit Mme Foisy. Tout de même, docteur, c’est une fille assez gentille.

— Ah ! bien… gentille… interrompit Gabrielle avec un sourire de mépris dans lequel on pouvait fort bien saisir une pointe de jalousie. Il faut savoir dans quel sens prendre le mot. Certes, la demoiselle Lucienne peut très bien avoir une certaine dose de gentillesse, mais il faut avouer aussi quelle est joliment niaise.

— Gabrielle !… reprocha Mme Foisy, mais avec un sourire qui pouvait signifier pour sa fille : « Continue, chérie, tu vas bien ! »

— Oui, niaise ! répéta durement Gabrielle. Et puis après, maman, penses-tu que je vais décrocher du Paradis des prix de vertu pour celle-ci ou pour celle-là ?

— C’est juste, avoua Mme Foisy. Néanmoins, il est bon de réserver certaines opinions…

— Tu voudrais que je dise des faussetés à monsieur le docteur ?

— Mais non… pas ça, chérie ! Seulement, tu pourrais t’abstenir quelque peu.

— Allons donc, maman, à quoi cela pourrait-il servir entre nous ? Monsieur le docteur la connaît tout autant que nous, cette Lucienne !

— Moi !… autant que vous ?… Le docteur se troubla tout à fait sous les regards sournois de ses deux visiteuses.

— Quoi ! reprit Gabrielle, ce serait donc des blagues qu’on aurait faites en disant qu’on avait vu Mlle Lucienne sortir de chez vous ?

— De chez moi !… bégaya le docteur, qui se demandait avec épouvante comment il allait sortir de cette impasse.

Gabrielle se mit à rire.

— Docteur, n’essayez pas de m’en passer. Voulez-vous savoir une chose ? Moi-même, de mes yeux, j’ai vu cette demoiselle entrer dans votre maison en compagnie de sa tante, de même que je l’en ai vue ressortir, toujours avec sa chère tante.

Le docteur avait eu le temps de se ressaisir et de retrouver sa présence d’esprit.

— En ce cas, mademoiselle, je devais être absent.

Puis, comme si un souvenir eût traversé son esprit, il se frappa le front et ajouta :

— Attendez donc… je me rappelle, maintenant, que ma servante m’a parlé de Mme Renaud venue ici un après-midi… une jeune fille l’accompagnait. Oui, oui, mais je n’y étais pas…

Ici, le docteur, se sentant sur des charbons rougis, voulut détourner la conversation.

— Madame, dit-il en s’adressant à Mme Foisy avec un sourire de parfaite tranquillité, nous parlons là de choses futiles, et nous oublions que Mlle Gabrielle est très malade et qu’elle a besoin de soins immédiats.

Gabrielle, à ces mots, se rappela tout à coup qu’elle oubliait le mal qui l’avait amenée chez le docteur, et tout aussitôt elle se laissa glisser au fond du fauteuil, prit un air souffreteux et dit :

— Ah ! dear doctor, je suis en effet très malade, et mon mal est curieux, singulier. Ce mal se fait sentir par coups, pour ainsi dire, ça me prend et ça me laisse tour à tour. Par moments j’éprouve de très grandes faiblesses… un peu plus tard un grand bien-être se répandra partout dans ma personne. Plus tard encore, ce seront les mêmes faiblesses, mais cette fois elles seront suivies de douleurs aiguës…

— Où ressentez-vous ces douleurs aiguës ? interrogea le docteur.

— Un peu partout… cela voyage, c’est drôle, n’est-ce pas ? Tenez, à présent, c’est au côté gauche… comme un point… cela m’étouffe presque !… La voix faible, haletante, elle ajouta :

— Que pensez-vous de cela, docteur ?

Le docteur hocha la tête avec doute et lentement répondit :

— Mademoiselle, je pense que….

Le timbre de la porte d’entrée résonna.

Le docteur poursuivit ;

— Je pense, mademoiselle, que ces douleurs ont pour cause première un trop grand surmenage.

La servante entra, annonçant :

— Monsieur Georges, docteur !

— Faites entrer dans mon cabinet, Annette !

— Oui, mademoiselle, continua le médecin, trop de surmenage. Il va vous falloir un repos complet. Je vous conseille, pendant ce temps, beaucoup de prudence dans le choix de vos aliments.

Le timbre de la porte résonna de nouveau.

Le docteur ne parut pas y faire attention et poursuivit :

— Voyez-vous, mademoiselle, la digestion chez vous s’exerce très difficilement, les gaz s’accumulent sans pouvoir se faire jour…

Pour la seconde fois Annette vint interrompre le médecin.

— Docteur, c’est le tapissier que vous avez demandé !

— Bien. Faites attendre, Annette !

La servante se retira.

— Je disais donc, reprit le docteur, que la fermentation des gaz se développe rapidement, puis ces gaz irritent les artères, les gonflent et produisent ces douleurs aiguës. Puis, il y a remous, refoulement des gaz, il y a accalmie… c’est à ce moment que vous éprouvez le bien-être. Or, la digestion reprendra son fonctionnement normal avec la tranquillité et le repos qui amèneront l’apaisement des nerfs. Ce qu’il faut éviter surtout, ce sont les longues veillées, les lectures assidues, les rêveries. Il faut surtout chasser les inquiétudes, les soucis. Quant aux aliments…

Nouvelle sonnerie de la porte, et la servante vint annoncer un menuisier.

— Bien, Annette. Dites que je serai disponible dans un instant.

La domestique sortit.

— Donc, reprit le docteur, les aliments devront…

— Pardon, cher docteur, interrompit Mme Foisy, il me semble qu’on vous attend, et peut-être que notre présence…

— Mais pas du tout, madame, laissez donc. Seulement, si vous permettez, j’irai donner quelques instructions au tapissier et au menuisier afin de ne pas retarder leur travail.

— Certainement, mon cher docteur, allez.

Le médecin s’inclina et sortit.

Alors, Gabrielle se leva d’un bond en éclatant de rire. Puis, elle se mit à sauter par la pièce, à gambader, à faire toutes espèces de grimaces à l’adresse du docteur absent.

Sa mère se pâmait tellement elle trouvait cela drôle.

Après force contorsions, sauts et mimiques. Gabrielle se campa devant sa mère et dit :

— Ce que le vieux s’est emballé au nom de Lucienne ! As-tu remarqué ?

— Et ce qu’il s’est troublé quand tu lui as dit que tu avais vu Lucienne entrer chez lui avec Mme Renaud.

— Je gage, maman, qu’il en est épris !

— Il n’y aurait rien d’impossible.

— Nous allons rire, maman, si tu veux dire comme moi. Tu vas voir comme la petite Renaud et le vieux vont attraper l’air !

— Que veux-tu faire, Gabrielle ?

— Laisse donc, maman, j’ai mon idée. Avec ça que le vieux passe pour le plus grand libertin de Québec ! Oh ! ça va être une farce à en crever !

— Penses-tu, Gabrielle, qu’il viendra à notre soirée, le docteur ?

— Si je le pense… Mais j’en suis certaine, puisqu’il sait y trouver sa petite Renaud.

— Renaud n’est pas son nom, Gaby.

— Puisqu’on est convenu de l’appeler comme ça… même que Mme Renaud n’a pas l’air entiché de l’autre nom… Comment déjà ?… Potichon… Godichon ?

— Robichon ! fit en riant Mme Foisy.

— Quel nom ! dit Gabrielle. Avec ce nom-là on peut s’étouffer… c’est comme un cornichon !

Et Gabrielle se mit à rire si fort, que Mme Foisy eut peur et commanda :

Retiens-toi, donc, Gaby, on va t’entendre !

— Ce que je m’en fiche ! C’est si drôle, maman. Et tu verras comment je vais arranger cet imbécile de James Hartley ! Non… tu ne peux pas t’imaginer comme je trouve ça comique !

Elle s’arrêta tout à coup, prit un air sérieux et demanda :

— Veux-tu savoir une chose, maman ?

— Dis donc !

— Avant trois mois, je m’appellerai Madame Hartley !

— Je le souhaite tant, Gaby… Oh ! ce n’est pas moi, tu sais, qui mettrai les portes sous clef !

— Je te crois, maman, tu es si bonne ! Brusquement la jeune fille mit deux baisers sur les joues de sa mère. Puis, elle exécuta un bond en arrière, et se mit à faire des pas de valse en sifflant un air d’orchestre.

Mme Foisy voulut encore rappeler sa fille à l’ordre.

— Gabrielle, soit donc prudente !

— Laisse-moi donc tranquille, maman, je te dis que je m’amuse ! Ah ! tu sais, ce n’est pas tout : il y a une autre figure dans ma comédie.

— Qui ça ?

— Tu ne devines pas ? Le petit Georges Crevier !

— Bah ! il n’est pas à craindre celui-là !

— Qu’importe ! je l’emploierai tout au moins comme figurant… il me semble qu’il fera une drôle de tête !

— Chut, Gaby !… souffla Mme Foisy. Le docteur revient.

Gabrielle ne fit qu’un bond et alla s’écrouler dans sa bergère.

Le docteur reparut.

— Je vous demande pardon, mesdames, de vous avoir fait attendre aussi longtemps…

Gabrielle, qui avait pu se donner une mine tout à fait brisée, dit, en regardant sa mère :

— Maman, je pense qu’il vaudrait mieux s’en aller.

— Te sens-tu plus mal, chérie ?

— Je suis très fatiguée, maman

— Eh bien, partons !

— Mademoiselle, dit alors le docteur, si vous pensez que mes soins…

My dear Doctor, interrompit Gabrielle je suivrai vos conseils de tout à l’heure, et si ça ne vas pas mieux après un certain temps, je vous appellerai. Viens, maman, donne-moi le bras !

Le docteur les précéda jusqu’à la porte de sortie, et Mme Foisy, ayant renouvelé son invitation, s’éloigna avec sa fille.

 

— Une fois seul, le docteur murmura ;

— Lucienne chez les Foisy ? Cela m’étonne ! Mais non… cela ne peut m’étonner avec une vieille sotte comme la bonne femme Renaud ! Ah ! pauvre ange ! Comme elle doit souffrir ! C’est égal, cela achève ! Oui, oui, cela ne sera pas long : dix jours pour mettre mon intérieur en ordre, dix jours pour les préparatifs et les formalités, et puis… Bon ! ajouta-t-il tout à coup, j’oubliais mon neveu !… À lui, maintenant…