Edouard Garand (p. 18-23).

VIII

Georges.


Au moment même où Lucienne relisait cette lettre signée du seul prénom « Georges », un jeune homme, bien mis et de bonne mine, passait devant la maison de M. Renaud. Il ralentit le pas et leva ses yeux vers une fenêtre qui, à traders ses rideaux légèrement écartés, laissait passer un mince filet de lumière blanche. Il s’arrêta l’espace d’une minute, les regards attachés au rayon de lumière, comme s’il avait espéré entrevoir l’ombre d’une silhouette chère, puis il continua son chemin sous la neige nouvelle qui tombait.

Après quinze minutes de marche environ, le jeune homme s’arrêta devant une maison d’assez belle apparence, monta six marches de pierre, et pressa un bouton placé au-dessus d’une plaque en cuivre ainsi gravée :

DOCTEUR HENRI CREVIER

Il attendit une minute. Une vieille femme parut. Avant que le jeune inconnu n’ouvrit la bouche, la femme dit, en s’effaçant :

— Ah ! c’est vous, monsieur Georges ? Entrez donc.

— Le Docteur est là ?

— Il vous attend.

Le jeune homme entra, secoua la neige de son chapeau, et pénétra dans une pièce voisine.

Un homme, ayant l’apparence d’un vieillard, enveloppé dans une robe de chambre, la pipe aux dents, à demi perdu dans un nuage de fumée, lisait.

— Bonsoir, mon oncle ! dit le jeune homme en entrant.

— Comment vas-tu, Georges ?

Ce vieillard, c’était le docteur Crevier. Sans changer sa position confortable, le docteur de la main indiqua un siège à son visiteur.

Le docteur Crevier n’avait peut-être pas une renommée mondiale ; néanmoins il passait pour un médecin de mérite. Depuis quelques années il avait abandonne la médecine active et, maintenant, il s’adonnait exclusivement aux consultations. L’âge et les rhumatismes le tenaient, pour une bonne partie de l’année, cloué dans un fauteuil. Il lisait énormément et fumait d’innombrables pipes.

Par-ci, par-là, un ancien patient venait demander un avis, un conseil. Le plus souvent c’était un vieux confrère qui venait faire son bout de causette. Pour tout dire, les visiteurs étaient rares, et le vieux docteur avait fini par perdre de vue la société, et lui-même s’en allait à l’oubli.

Célibataire fortement enraciné, sans autre parent qu’un neveu, il vivait simplement, bien que riche, avec une vieille femme qui le servait depuis près de vingt ans. À vivre ainsi, seul et solitaire, il était devenu tout à fait égoïste, sans aucune compassion aux misères d’autrui. Sa maxime favorite, quand on lui rapportait certaines misères ou certains malheurs, était celle-ci :

— La créature humaine ne souffre jamais que par sa faute !…

Et c’était tout. Tant pis pour celui qui se casse une jambe, c’est sa faute ! Tant pis pour la jeune mère qui pleure un nouveau-né, c’est sa faute !

Il s’engraissait dans une philosophie impitoyable. Stoïque, il ne se plaignait pas des maux qui le rivaient des mois entiers à l’impotence, et son stoïcisme dérivait de sa propre logique, puisque ses souffrances étaient l’expiation de ses fautes. Et ces fautes n’étaient pas encore tout à fait oubliées, car il se trouvait de ses contemporains qui, au temps de sa jeunesse, avaient connu son existence désordonnée. Le docteur Crevier s’était accordé tous les plaisirs et toutes les frivolités. Un temps, son nom avait été synonyme de corruption… Cependant, il avait fini par s’assagir peu à peu, à s’attacher une clientèle respectable et payante, puis d’excellentes opérations financières qu’il avait réussies avaient contribué à lui assurer une existence de bien-être.

Le docteur n’avait donc qu’un seul parent — du moins le seul qu’il se connût — un neveu, fils unique d’un frère mort depuis plusieurs années. À ce neveu il avait choisi la carrière médicale, mais le jeune homme avait penché vers l’étude de la loi. Très mécontenté, l’oncle avait de suite retiré sa protection et laissé le jeune homme se débrouiller tout seul au sortir de ses études collégiales. Sans un sou, sans un protecteur, le jeune homme avait fini par trouver une petite position de comptable dans une banque où l’avancement était affaire de protection et d’influence.

Le docteur avait donc fait preuve de mesquinerie. De prodigue qu’il avait été dans sa jeunesse, il était devenu avare. Il refusait de donner la moindre obole aux œuvres de charité. Il avait abandonné l’église parce que « ça coûtait trop cher et que les curés étaient insatiables ». Ses consultations, il les vendait au poids de l’or, c’est-à-dire pour de bons billets de banque. Rien pour rien ! Qu’un pauvre diable se présentât, le docteur avant toute chose faisait un calcul mental de la situation financière du patient, puis se faisait payer d’avance sa marchandise, c’est-à-dire sa consultation. Donnant donnant !… Payez d’abord, puis nous verrons ! Si le miséreux protestait, le docteur rétorquait avec un accent brutal :

— Vous avez eu de l’argent pour vous rendre malade, il est juste que vous en ayez pour vous faire guérir… payez !

Voilà donc à peu près l’oncle auquel un neveu bien désespéré, bien misérable, venait demander aide et conseil.

— Mon oncle, avait dit le jeune homme, après avoir accepté le siège indiqué, je suis bien malheureux !

— C’est ta faute, mon neveu ! répliqua froidement le docteur en jetant sur son bureau le livre qu’il tenait à la main.

— Mettons que c’est ma faute, mon oncle ; est-ce une raison pour vous d’être impitoyable ?

— Impitoyable ? oui. Pourquoi serais-je stupide de couper la corde à l’idiot qui va se pendre ?

— Ce n’est pas une stupidité, mon oncle, c’est un acte de charité élémentaire… vous empêchez un crime !

— Stupidité, Georges, est bien le mot, le seul. Voyons : que je coupe cette corde à ce pendu, qu’arrivera-t-il ? Ceci : demain, le pendard, il se rependra avec une autre !

— Cela se peut, mon oncle. Mais il me semble que c’est après avoir échappé à l’abîme qu’on peut en mesurer la formidable profondeur. Alors…

— Alors — tellement l’homme est bête — il court s’y jeter avec plus de furie Georges, ajouta le docteur avec une marque d’intérêt, dis-moi quel est ton mal ?

— Toujours le même ! soupira le jeune homme avec amertume.

— Un amour inguérissable ?… Oui, oui, ricana le docteur avec mépris, je sais ce que c’est. Et je sais, en plus, que ce n’est pas de la stupidité, que c’est non plus de la générosité que cet amour…

— Qu’est-ce, mon oncle ? sourit le jeune homme.

— C’est simplement de la folie, mon neveu !

— Vous me l’avez dit déjà une fois ou deux.

— Qu’importe ! Je le répète, voilà tout.

Il attira à ses pieds un tabouret sur lequel il les posa commodément et reprit :

— Ça ! causons sérieusement. D’abord, pourquoi aimes-tu cette jeune fille ?

— Parce qu’elle est adorable !

— Tu la connais à peine ?

— Assez pour savoir que cette jeune fille est un ange !

— Ta, ta, ta… fit le docteur en riant, ne t’emporte pas avec les grands vents. Un ange ? dis-tu. Qu’est-ce qu’un ange au juste ? Le sais-tu ? Le sais-je ? Le savons-nous ? Non. Un ange, c’est un mot… rien qu’un mot. Mais une femme — ou bien une fille, jeune ou vieille, — est un être fait de toutes les imperfections terrestres. Ôte les cheveux blonds, les fards, les poudres… Ôte les sourires ensorcelants, les yeux magnétiques, … ôte les baisers humides… ôte encore… Non. Je m’arrête là. À présent que reste-t-il de cet être que tu appelles un ange ? un mannequin, un squelette, une chose méprisable… Voilà la femme !

— Voilà la femme ! sourit le jeune homme avec un léger sarcasme. Ainsi donc, mon cher oncle, vous reniez les saintes vertus de la maternité ? Vous reniez votre mère, et vous la classez parmi les choses méprisables, viles…

— Arrête, Georges !… Je n’ai pas parlé de la mère !

— La mère est femme, mon oncle !

— Je te dis que j’ai parlé de la femme, non de la mère. J’avoue que la mère c’est la femme régénérée, sanctifiée par la lourde et douloureuse tâche pour laquelle elle a été conçue.

— Que dire donc d’une jeune fille issue d’une femme ainsi sanctifiée ?

— Oui, oui, certes, bougonna le docteur pris au dépourvu par cette logique serrée ; je ne désavoue pas qu’il y ait des êtres moins imparfaits que d’autres.

— Eh bien ! mon oncle, je vous assure, je vous jure que Lucienne est moins imparfaite que bien d’autres jeunes filles.

— Cela se peut, cela se peut, mon cher Georges. Pourtant, cette Lucienne ne t’aime pas…

— Elle m’aime, mon oncle, répliqua le jeune homme avec conviction.

— Ah ! ah ! fit simplement le docteur.

Durant quelques minutes il demeura silencieux, et parut réfléchir profondément. Mais du coin de l’œil il se prit à observer la physionomie de son neveu, et cette physionomie s’assombrissait de minute en minute. Il y eut dans les yeux gris du docteur comme une lueur de pitié. Il glissa une main dans sa longue crinière grisonnante, geste qui lui était familier lorsque ses idées n’étaient pas nettes. Puis, il appuya un coude sur le bras du fauteuil, posa le menton sur la paume de la main, et, d’une voix lente, posée, le regard légèrement voilé, il rompit le silence :

— Tu dis que cette jeune fille t’aime ! Voilà un grand mot, mon garçon. Et ce mot, te l’a-t-elle dit ?

— Je l’ai lu sur ses lèvres souriantes et dans ses grands yeux chastes et purs. Je l’ai deviné à…

— Pas si vite… pas si vite ! interrompit le vieux médecin. Que diable ! prenons le temps de respirer, Georges, surtout à mon âge, avec une goutte marâtre… Oui, il importe d’y aller à pas lents et courts ! Alors, pour ne pas perdre le fil de notre sujet, tu dis que cette demoiselle te reçoit chez elle, à bras ouverts ?

— Je n’ai pas dit cela, mon oncle.

— Elle ne te reçoit pas ?

— Pas encore…

— Pas encore ?

— Et c’est ce qui me désespère.

— Je ne comprends pas.

— Vous allez comprendre, mon oncle. Lucienne m’aime, je le sais ; mais…

— Pauvre mais ! sourit le docteur avec ironie. Ce « mais » est bien la cause de tous nos désappointements ! Mais…

— Mais un autre s’est placé sur ma route.

— Mais… elle reçoit cet autre ?

— Pas elle, mon oncle sa tante.

— Ah ! c’est juste, il y a la tante… Oui, tante et l’autre font une paire solide !

— Parce que mon oncle, la tante en tient pour l’anglais.

— Bon, monsieur Hartley, fils !

— Vous êtes parfaitement renseigné, mon oncle.

— J’ai le tour de ça. Donc, conclusion, la tante trouve dans M. Hartley, fils de millionnaire, un parti préférable au parti représenté par M. Georges Crevier, neveu d’un oncle goutteux.

— Ne riez pas, mon oncle, c’est grave ! Mme Renaud veut donner sa nièce à un anglais, riche, c’est vrai, mais à un anglais que Lucienne n’aime pas !

— Ensuite ? dit le docteur redevenu très grave.

— Si ce mariage se fait, ce sera le malheur de cette jeune fille !

— Et le tien ?

— Si vous voulez.

— Ce mariage, qui ruine tes espérances, peux-tu l’empêcher ?

— Je le voudrais.

— Quels moyens entrevois-tu ?

— Il n’y a qu’un moyen : la résistance de Lucienne.

— Comment lui fournir ce moyen ?

— En arrivant à lui faire ma cour assidûment.

— Et par là, décourager Hartley ?

— Et l’écarter, oui.

— Et la tante y songes-tu ?

— Je pense qu’avec beaucoup de diplomatie, beaucoup d’attentions, de prévenances auprès de Mme Renaud on pourrait réussir.


C’est une lettre pour vous dit-elle…

— Tu dis « on » au lieu de « je pourrais réussir »… Eh bien ! même avec ce « on » j’ai des doutes, Georges, bien des doutes, et voici pourquoi. Mme Renaud est un type de femme comme je t’en faisais la peinture tout à l’heure. Elle est femme, elle est même épouse, mais elle n’est pas mère. Et c’est une femme toute en soie, toute en velours, toute en sourires, toute en affabilités. Eh bien ! ôte tout cela : il reste une bête de proie… et la proie, c’est Lucienne ! Ensuite, Mme Renaud aime la parade, le luxe, les réceptions, les diamants, les stupidités ; elle s’imagine que Hartley lui fera mille cadeaux et lui ouvrira largement son compte de banque. Ce n’est pas tout : l’orgueil, l’envie, les prétentions, la rapacité, bref, tout le train des péchés capitaux mène cette femme par les cheveux. Je te dis que c’est une bête de proie. Essaye seulement de te mettre en travers — même par la plus haute diplomatie — ou ce monstre se moquera de toi, ou il s’écrasera !

Le jeune homme esquissa un sourire amer et dit :

— Vous n’êtes pas encourageant, mon oncle !

— Je veux uniquement t’éviter d’autres et plus cruelles déceptions, mon garçon. Je vois clair. À propos, veux-tu me dire si cette Lucienne a répondu à cette lettre que tu m’avais lue et que tu allais lui envoyer ?

— Jamais.

— Jamais ! Alors, en dépit de l’évidence, tu t’entêtes à penser que cette fille t’aime ?

— J’ai tellement la certitude qu’elle m’aime, je la crois tellement malheureuse, que, à bout de toutes ressources, je suis venu vous demander votre aide.

— Mon aide ! s’écria le docteur très choqué.

— Oh ! je ne vous demande pas le million, sourit le jeune homme.

— Le million !… je crois bien ; je n’aurais pas même le mille à t’offrir, répliqua le docteur très calme.

— Je sais que vous êtes pauvre ! dit le jeune homme avec un sourire très ironique.

— Très pauvre… hélas ! soupira le docteur qui avait baissé les yeux vers le tabouret.

— Mais il ne s’agit pas d’argent, mon oncle, simplement d’une petite démarche.

Le docteur bondit.

— Hein… une démarche… avec ma goutte ! Et ceci parut l’épouvanter beaucoup plus qu’une demande d’argent.

— Oh ! une démarche très facile, mon oncle… une démarche qui ne demande, si vous le voulez aucun pas à faire.

— Que veux-tu dire ?

— Vous êtes le médecin de Mme Renaud, n’est-ce pas ?

— Oh !… son médecin… oui et non… Je lui ai bien prescrit trois ou quatre sirops insignifiants pour des maux qu’elle n’avait pas.

— Cela suffit. Et puisque les sirops lui ont fait du bien….

— Ni bien ni mal, je pense.

— Qu’importe, elle vous doit une reconnaissance.

— Heu ! une reconnaissance… ce que je m’en fiche de sa reconnaissance. Mais elle me doit encore un sirop.

— Voilà comme cela coïncide : la démarche dont je vous parle peut faire votre affaire et la mienne.

— Comment ?

— C’est simple. Vous lui écrivez que vous avez retrouvé dans vos livres une petite note. — oh ! bien petite — et vu que vous êtes très pauvre….

— C’est juste.

— Le paiement de cette petite note, si c’était possible, vous rendrait un très grand service.

— Très bien. Voilà qui ferait mon affaire. Mais comment par la même occasion pourrais-je faire, ce faisant, la tienne, ton affaire ?

— Par la même occasion, mon oncle, et avec le temps, vous pourriez — oh ! avec bien des ménagements, bien de la diplomatie, comme le médecin sait en user avec ses malades récalcitrants — vous pourriez dis-je, lui démontrer l’énorme erreur qu’elle va commettre en donnant sa nièce à un anglais.

Le docteur éclata de rire, d’un rire presque fantastique.

Le jeune homme considéra son oncle avec amertume et confusion. Il demeura silencieux.

Le docteur retrouva bientôt son air grave et prononça avec une pitié dédaigneuse :

— Pauvre garçon ! sais-tu que tu es vraiment malade ?

Le jeune homme soupira sans répondre.

— Oui, vraiment malade, reprit le docteur. Certes, je te plains, mais je ne peux te guérir. Mais me diras-tu pour qui ou pour quoi tu me prends ? Me voyez-vous, à présent, l’entremetteur entre une tante, sa nièce et un amoureux ? Joli métier, ma foi ! N’aurai-je pas l’air du plus sot des sots ? Et tout cela, parce que la tante d’une certaine nièce ne veut pas de mon neveu !… parce que cette tante préfère à ce dernier un anglais ! Pourquoi, Georges, cet anglais ne te vaut-il pas pour faire le bonheur d’une petite fille ? Parce que la petite fille est canadienne ? Belle raison ! Voilà toujours la sotte rivalité de race. Est-ce que l’amour n’est pas de la même folle essence chez un peuple ou chez l’autre ? Est-ce que le verbe « aimer » et le verbe « love » ne représentent pas les mêmes banalités, la même bêtise ? Est-ce qu’un français aime ou peut aimer mieux et davantage qu’un anglais ? Est-ce qu’un anglais peut aimer moins qu’un allemand ? Est-ce qu’un allemand aime plus ou moins qu’un cafre ? Est-ce qu’un cafre… Allons, allons, Georges, ayons du sens ! Tiens, veux-tu m’en croire ? l’amour, cela n’existe pas, pas plus chez nous que chez les Anglais ou ailleurs. C’est un mot créé par les rimailleurs. Les gens sensibles s’en font une parure qu’ils étalent à tous moments ! Les gens frivoles s’en font une mode qu’ils changeront avec la nouvelle saison ! Les romanesques s’en font une chimère propre à la nourriture de leurs rêves. Les romanciers en colorient le fond de leurs tableaux ! Les banquiers en font une marchandise quelconque qu’ils achètent et revendent selon les variations de la cote ! Les philosophes en rient, les imbéciles en crèvent ! Georges écoute. Rien n’est plus faux au monde que ce mot « aimer ». C’est le mensonge chéri de l’universalité des individus. Car aimer devrait exclure l’envie, la haine, la jalousie, la calomnie, le vol, l’assassinat… eh bien ! non. Tous ces vices sont ancrés dans la chair de tous les individus passés, présents et à venir. Donc, aimer n’existe pas. Et quand on dit : « j’aime », on se ment à soi-même, on ment aux autres, on ment à la nature, à la création ! « J’aime » ne représente tout au plus qu’un sentiment passager d’admiration. Crois-moi, Georges, tu n’aimes pas !

Et le docteur, très satisfait de sa tirade et surtout de la conclusion, se renfonça dans son fauteuil, croisa les doigts sur son bel abdomen et se mit à considérer son neveu avec un air très narquois.

Le jeune homme soupira longuement, sourit avec incrédulité et dit :

— Mon oncle, avec cette pilule je peux aller me coucher, je pense.

— Pas encore, viens, allume un cigare, nous allons causer.

— Merci, je n’ai pas le goût de fumer. Mais vous… ?

Le jeune homme avait pris une boîte de cigares sur le bureau du docteur, et offert la boîte ouverte à ce dernier.

Le docteur choisit un cigare, l’alluma tranquillement, et reprit :

— Causons !

— Pardon, mon oncle, je me retire… il est minuit !

— Minuit ?… Diable ! Tu ne m’en veux pas ?

— Moi ! Pourquoi ? Je vous aime trop, mon oncle, sourit candidement le jeune homme.

— Tu m’aimes ? fit le docteur avec surprise… après ce que je viens de te dire ?

— Oui, et cela prouve que vous avez dit la vérité du verbe « aimer », répliqua le jeune homme avec un léger sarcasme.

Il ajouta en se levant ;

— Portez-vous bien, je reviendrai demain m’informer de votre santé.

— Tu t’en vas donc ?

— Oui, sans intention de vous déplaire.

— Comment oserais-tu me déplaire, si tu m’aimes ? ce serait simplement illogique ! Eh bien ! c’est entendu : bonsoir et compte sur moi !

— Compter sur vous ?… fit le jeune homme avec surprise et en s’arrêtant dans la porte qu’il allait franchir.

— Oui… répondit le docteur avec une légère hésitation, comme s’il eût cherché des mots qui lui manquaient… j’irai chez Mme Renaud !…