Edouard Garand (p. 16-18).

VII

Secrètes amours.


Un hiver précoce s’annonçait en cette fin d’octobre 19… Durant trois jours une vague de froid avait roulé sur le pays entier, et le baromètre était descendu, une fois, à dix degrés sous zéro.

Aujourd’hui un adoucissement s’est produit et la neige commence à tomber par petits flocons.

La maison de M. Renaud et le parterre qui l’entoure n’ont plus cet air gai des jours où les lilas parfumaient la brise, où les érables mettaient au jour leur feuillée, où dans la ramure nouvelle des chants célestes éclataient, de ces jours où des joies de fête jaillissaient de toutes parts.

Maintenant, on entend l’âpre vent d’hiver mugir ; plus de feuillage délicieusement remué par un souffle doux, plus de verdure qui sourit, plus de chants, et, le soir, sous les rayons d’une lune froide et maussade, la maison de M. Renaud paraît s’ensevelir dans les plis funèbres d’un linceul.

Dans le salon éclairé par son même et unique lustre, M. Renaud, une pipe aux dents, cause avec sa digne compagne.

La physionomie de M. Renaud est abattue, sombre ; celle de Mme Renaud, revêche. Aussi les paroles de celle-ci ressemblent-elles plutôt à des coups de marteau qu’à des chants d’amour :

— Prosper, il faut que tu t’arranges de façon à me procurer les services d’une servante. Il est vraiment trop humiliant de recevoir son monde et de le servir soi-même. Je suis d’avis que ce n’est pas en nous laissant voir dans une existence misérable que nous pourrons marier convenablement notre nièce. Tâchons, pour un temps au moins, d’avoir certaines apparences !

— Mélanie, ça coûte bien cher les apparences, soupira M. Renaud.

— Ça dépend comment on s’y prend !

— Oui, ça dépend… ça dépend toujours ! N’empêche qu’une servante, il faut que ça se paye comme autre chose, et pour se payer un tel luxe, c’est un vingt ou un trente dollars qu’il faut se tirer des entrailles chaque mois !

— Tire-les du gousset ! bougonna Mme Renaud.

— Oui, oui, ricana M. Renaud, qui n’osait pas se fâcher tant il redoutait la colère plus forte de sa femme, oui, tire donc du gousset et va voir !

— C’est bien facile d’y aller voir… tu le défends comme un chien défend son os !

— Dommage que je ne t’y laisse piger à ta guise… où irions-nous, Seigneur !

Avec ces paroles M. Renaud secoua sa pipe et poussa un très long soupir.

— Où nous irions ? reprit aigrement Mme Renaud, nous irions sûrement plus loin que nous n’allons maintenant. Voyons, par exemple… qu’ai-je à me mettre sur le dos cet hiver ?… Un vieux manteau de l’hiver dernier, si ce n’est pas un péché !….

— Un vieux manteau !… répéta M. Renaud avec ironie.

— Vieux et très démodé… tout à fait démodé… une vieillerie qui fait rire ! Et tu penses que ce n’est pas humiliant de fréquenter, dans cet accoutrement, une dame comme Mme Hartley.

— Si tu es si fort humiliée, laisse cette dame chez elle, et toi, demeure ici !

— Et Lucienne ?… hein ! Lucienne ?… qui la mariera ?

— Sacré gué ! elle se mariera toute seule ! se fâcha M. Renaud.

— Ah ! ah ! ricana Mme Renaud, tu as du cœur pour ta nièce…

— En as-tu plus que moi du cœur, Mélanie ? … quand tu veux la marier malgré elle ?…

— Malgré elle ! malgré elle !… c’est bon à dire… Ah ! mais… par exemple…

— Oui, par exemple… s’écria M. Renaud. Par exemple, tu te plains de n’avoir pas de manteau neuf à te mettre sur l’échine ; et, par exemple aussi, tu m’as saigné à noir pour acheter des toilettes à Lucienne !

— Ah !… et tu le regrettes ? ricana encore Mme Renaud.

— Non, je ne le regrette pas, et c’est ce qui te prouve que j’ai du cœur pour ma nièce sacré chien ! Mais je ne pouvais toujours pas tout donner à Lucienne et te donner tout à toi ! Comprends-tu, Mélanie ?

— Je comprends que tu es un entêté ! gronda Mme Renaud.

— C’est bon ; mais j’ai raison de m’entêter. Si je t’écoutais, ça ne serait pas long que ma propriété me serait enlevée sous le nez.

— Comment ça ?

— Eh bien ! je n’ai qu’à ne pas faire mes paiements sur l’hypothèque qui nous mange vivants !

— Ah !… c’est vrai, l’hypothèque ! fit Mme Renaud en se radoucissant.

— Tu vois bien, Mélanie ? Et je n’ai plus que huit jours devant moi pour honorer mon prochain paiement. Si je ne paye pas, crac… nous allons au diable !

— Hélas ! oui, mon ami, c’est justement cette hypothèque qui nous tue. Ah ! si l’on pouvait s’en débarrasser !

— Du train de vie qu’on mène, sacré gueux, jamais on ne s’en débarrassera !

— Cela dépend ! émit Mme Renaud d’une voix doucereuse.

— De quoi cela dépend-il encore ?

— D’un beau mariage pour Lucienne !

— Allons, bon… fit M. Renaud avec un haussement d’épaules incrédule, si tu penses que son mari…

— Prosper, interrompit Mme Renaud, je pense qu’un mari comme M. Hartley serait pour nous mieux qu’un neveu, mieux qu’un gendre ; je pense que ce serait un fils.

— C’est un Anglais !

— Penses-tu que les Anglais n’aiment pas leurs parents ?

— Je ne dis pas ça… Mais dis-moi donc, Mélanie, en passant, quelle diable d’idée as-tu de vouloir à tout prix marier la petite avec un Anglais ? Depuis trois ans que tu la tracasses. Fais-tu la connaissance d’un jeune Anglais que tu lui ouvres la porte, après naturellement, avoir écarté tous les Canadiens qui se présentent.

— Où veux-tu en venir, Prosper ?

— Attends, tu vas voir. D’abord, lorsque Lucienne est arrivée ici, tu t’es mis dans le chignon de lui faire épouser le jeune Hartley. Mais celui-ci dut s’éloigner pour aller faire des études à l’université de Yale. Trois ans… cela te parut long. Tu penses, je ne dis pas sans raison, qu’il pouvait se trouver d’autres jeunes Anglais valant bien Hartley sous le rapport de la fortune ou de la position sociale. Et durant ces trois années ce fut dans ma maison une procession de ces jeunes pédants anglo-saxons que Lucienne a dédaignés du premier au dernier. Or, aujourd’hui que le jeune Hartley est revenu, ta maladie te reprend.

— Tu parles comme si j’étais une insensée, gronda Mme Renaud ressaisie d’indignation.

— Mais oui, répliqua fortement M. Renaud, mais oui, sacré diable, c’est insensé de tracasser ainsi cette pauvre enfant !

— C’est pour son bonheur ! glapit Mme Renaud.

— C’est la misère que tu lui prépares ainsi que la damnation en la mariant avec un protestant !

— C’est tout le contraire que tu devrais dire rugit presque Mme Renaud… Si tu étais le moindrement intelligent, tu comprendrais que M. Hartley aime Lucienne, tu comprendrais également que l’amour étant une force aussi grande que l’argent, peut-être plus même, il arrivera nécessairement que Hartley se rangera aux idées de sa femme, qu’il se fera catholique. Si tu avais un peu de cervelle seulement…

— De cervelle, Mélanie, j’en ai autant que toi ! grogna M. Renaud.

Ces paroles soulevèrent Mme Renaud. Elle se dressa, terrible, fit trois pas vers la porte, tourna comme une panthère près de bondir, et d’une voix concentrée sous l’amas de la colère et avec l’accent d’une détermination redoutable elle prononça :

— Prosper, écoute. J’ai promis Lucienne à Hartley, c’est une affaire faite, le mariage est décidé. Maintenant, si tu peux empêche quelque chose, essaye, voir !

Sans plus elle quitta le salon d’un pas brusque.

M. Renaud soupira, hocha gravement la tête, ralluma sa pipe, se renfonça lourdement dans son fauteuil et demeura très méditatif au milieu d’un nuage de fumée blanche.

 

Là-haut, dans sa chambre, Lucienne avait entendu la dispute d’en bas.

Sur une petite table près de laquelle elle était assise, on pouvait apercevoir deux lettres ouvertes.

Lorsque les voix de M. et Mme Renaud eurent fait silence, Lucienne prit l’une des deux lettres et se mit à la lire lentement avec un sourire empreint de pitié. Cette lettre était ainsi conçue :

Québec, 20 octobre.

« Mademoiselle ».


« Je viens déposer devant vous mes humbles et respectueux hommages, après l’adieu, peut-être irrévocable, que vous avez prononcé trois ans passés. J’ai bien compris que j’avais blessé la fierté de vos sentiments par une déclaration irréfléchie et presque brutale de ma part. Aussi, ai-je voulu ce même soir vous demander pardon, mais vous ne n’en avez pas donné l’opportunité, vous êtes partie ! Aujourd’hui, après trois années de silence et d’éloignement, je viens exprès vous demander ce pardon. Vous êtes bonne et généreuse, mademoiselle, et je suis certain que vous ne m’avez pas gardé rancune à cause de l’expression d’un sentiment aussi sincère qu’était le mien à cette époque, sentiment qui demeure le même toujours. »

Cela était signé « James Hartley, Jr. »

Lucienne après la lecture de cette lettre, demeura très pensive ; puis elle renvoya sa jolie tête sur le dossier de sa chaise, ferma les yeux et demeura tout absorbée par les visions de son esprit.

Un quart d’heure se passa ainsi, lorsque l’oreille distraite de la jeune fille saisit le bruit vague d’un pas étouffé. Elle releva la tête et prêta l’oreille. Le pas s’était arrêté, et dans le solennel silence qui suivit, Lucienne crut percevoir derrière la porte de sa chambre comme une respiration contenue. Ensuite elle entendit comme une sorte de grattement dans la porte.

La jeune fille ne parut pas avoir peur. Elle se leva et marcha vers la porte pour demander d’une voix basse :

— Qui est là ?

— C’est moi, petite, prononça la voix de M. Renaud. Tu ne descends pas un instant me jouer un petit air ?

— Je le veux bien, répondit Lucienne souriante. Est-ce tout de suite ?

— Oh ! ne te presse pas… si tu as quelque chose à faire…

— Presque rien, mon oncle… je descendrai tout à l’heure.

— Bon, bon, ne te presse pas. À tantôt, petite !

— Oui, mon oncle.

La jeune fille revint à sa table, déposa la lettre de Hartley, et laissa un instant ses regards mélancoliques flotter sur l’autre lettre. Tout à coup son sein se souleva avec effort et d’une main tremblante Lucienne prit la lettre. Puis, debout, inclinée vers la lampe, elle se mit à lire. Son sein s’apaisa peu à peu, une candide rougeur empourpra son visage, ses lèvres s’ouvrirent dans un sourire angélique.

Cette lettre était vieille de plus d’une année, et datée à Québec le 6 juin 19…

Elle disait :

« Chère Lucienne ».

« Je comprends bien maintenant que vous ne m’aimez pas. Mais je ne peux m’expliquer pourquoi vous m’avez laissé à toutes mes espérances. Si vous avez surpris mes rêves d’avenir, vous n’avez aucunement cherché à m’en faire voir ou sentir la vaine illusion. De mes espoirs que vous avez devinés, vous n’en avez détruit aucun, et vous avez paru me laisser vivre dans la certitude que je fondais sur l’avenir. Ah ! quel désenchantement aujourd’hui !… si vous saviez ! Quelle chute vertigineuse ! le jour où, voulant faire part de mes sentiments secrets à votre tante, vous vous êtes opposée ! Pourquoi, Lucienne, m’avez-vous défendu de parler à votre tante ? Pourquoi avez-vous exigé de laisser dans le secret et le mystère nos courtes… trop courtes entrevues ?… de nos sublimes entretiens dans l’ombre suave des soirs de mai, après les Mois de Marie ?… Et pourquoi, lorsque je vous parlais d’amour, me laissiez-vous dire, si vous ne deviez pas m’aimer ? Ne saviez-vous pas que j’en pourrais souffrir atrocement ? Et si vous le saviez, avez-vous été cruelle à dessein ?… Que dois-je penser, Lucienne ?… Et que faites-vous maintenant ? Que pensez-vous ?… Au moins, dites-moi un mot… un tout petit mot… quand ce mot serait un arrêt de mort ! Si je souffre davantage, du moins je souffrirai moins longtemps ! Vous voyez dans quelle effroyable incertitude je vis ! Je me débats dans un gouffre d’espoirs qui meurent et d’espoirs qui naissent ! Si vous saviez rien qu’un peu de tous ces tourments que j’endure ! À la fin c’est une agonie, effroyablement lente, dans laquelle croule instant par instant tout ce qui est mon être, mon esprit, mon âme ! Si ce n’est pas de l’amour que vous avez eu pour moi naguère, qu’aujourd’hui, du moins, ce soit de la pitié en mettant fin à ma souffrance ! »

« Georges ».


Sous les cils blonds de Lucienne une grosse larme, longtemps retenue, s’échappa et roula sur la lettre.

La jeune fille éleva la lettre à ses lèvres et but avec ivresse cette goutte de rosée.

— Oh ! Georges murmura-t-elle… je t’aime et je ne peux pas te le dire ! Je voudrais être à toi, et de toi on veut m’éloigner ! Ah ! tes tourments… je les devine, je les comprends et je les unis à mes propres tourments ! Il ne nous reste plus qu’une espérance… c’est l’espérance en Dieu !

Incapable de se contenir plus longtemps, Lucienne se laissa choir dans sa chaise et pleura silencieusement.