Edouard Garand (p. 44-47).

XV

Rencontre de rivaux


Dans sa chambre, bien modeste et simplement meublée d’un lit, d’une table et d’un fauteuil, Georges Crevier demeurait rêveur, triste, désespéré.

Garçon rangé et travailleur, il avait songé, dès les premières économies, à se créer un intérieur, une famille, un chez-lui. Ce rêve, depuis trois ans, était toute son ambition.

La grâce et la candeur de Lucienne, sa distinction, sa beauté, tout cela avait frappé Georges Crevier ; et, bien avant d’entrer en rapports avec la jeune fille, il s’en était épris ardemment. Il l’avait aimée de loin. Plus tard, l’occasion les avait rapprochés, lui et elle. Lucienne n’était pas demeurée insensible à l’amour qu’elle avait fait éclore, à son insu, au cœur du jeune homme. Ce garçon lui avait plu énormément, et elle l’avait aimé à son tour. Mais elle ne s’était pas prononcée, elle ne s’était pas liée ; seulement, elle avait paru donner beaucoup d’espérances à Georges. Et lui, dont l’amour se décuplait, avait pris ces espérances pour des promesses.

Plus tard encore, il était arrivé que Lucienne — pour les motifs que nous connaissons — avait feint d’oublier les amours commencées. Le jeune homme s’en était plaint. Lucienne était demeurée silencieuse et lointaine. Puis avait couru la rumeur que la jeune fille était la fiancée de James Hartley Jr. Cette rumeur avait été l’épreuve finale pour Georges Crevier que le désespoir avait abattu.

Car, sans Lucienne il lui avait semblé que l’existence ne serait plus possible. Il avait demandé l’oubli aux distractions : cela n’avait pas réussi à soulager son cœur meurtri. Il avait essayé de se prendre aux charmes d’autres jeunes filles ; mais ces autres jeunes filles lui avaient paru fades : il s’en était éloigné de suite. Alors, avait surgi l’effrayant désespoir… ce désespoir qui fait, même aux plus forts, désirer la mort !

Ce soir-là, encore, Georges Crevier était sous l’empire de ces pensées funèbres, quand une main frappa doucement à sa porte.

Le jeune homme alla ouvrir : c’était la maîtresse de pension.

— C’est une lettre pour vous, monsieur Georges !

— Merci, madame Loiselle.

Distrait, le jeune homme ne regarda même pas la suscription de l’enveloppe ; et quand la femme de la maison se fut retirée, il brisa l’enveloppe et en retira un petit feuillet sur lequel trois mots magiques étaient écrits comme en lettres de feu :

« Venez ce soir ! »….

Et ces trois mots étaient de Lucienne.

Comme s’il eût été pris de vertige devant le précipice d’amour, Georges Crevier se renversa sur son lit.

 

Ce même soir, Georges, mis dans son plus fin, la démarche très vive, ivre d’une joie qui le suffoquait presque, se dirigeait vers l’habitation de M. Prosper Renaud.

Comme il n’avait pas loin, un quart d’heure lui suffit pour atteindre la petite grille qui fermait la clôture du parterre.

La rue était plus obscure à cet endroit, parce qu’elle n’avait pour l’éclairer que les rayons d’une lampe électrique située à environ cent verges. Aussi Georges fut-il très étonné de voir un autre jeune homme, dont il ne pouvait déchiffrer la physionomie, s’arrêter également devant la grille qu’il allait pousser. Il s’arrêta court et chercha à reconnaître l’étranger. Celui-ci tournait le dos aux rayons de la lampe électrique, et le regard de Georges Crevier demeurait impuissant à mettre un nom sur les traits obscurs de l’inconnu.

Celui-ci demanda :

— Vous êtes monsieur Crevier ?

Georges fit un geste de surprise… il recula de quelques pas comme en face d’un ennemi mortel.

L’autre reprit, et Georges crut voir sur les lèvres de cet ennemi, qu’il devinait maintenant, un sourire ironique :

— Voulez-vous me permettre, monsieur Crevier, de vous rendre un petit service ?

— Quel service ! balbutia Georges.

— Celui qui vous empêchera de devenir ridicule. En même temps je vous donne ce conseil d’ami : passez tout droit votre chemin !

— Un conseil d’ami, dites-vous ? Nous ne sommes nullement des amis et nous ne le serons jamais ! ricana Georges avec dédain.

— Pardon… nous sommes amis, répliqua l’autre, par le fait que nous avons aimé la même femme !

— Nous avons aimé !… balbutia Georges très étonné.

— Mais nous ne l’aimons plus… ou mieux nous ne l’aimerons plus !

— Pourquoi ?

— Parce que cette femme… je veux dire cette jeune fille, n’est pas digne de notre amour !

— Ah !… Et Georges interdit recula d’un autre pas.

— Ce que j’ai su, surpris et vu, monsieur, continua l’autre froidement, m’a fourni la preuve incontestable que cette jeune fille ne peut pas être aimée par un honnête garçon, comme vous et moi.

— Qu’avez-vous vu ? interrogea Georges qui tremblait de tout son être.

— J’ai vu cette jeune fille — pardonnez-moi le mal que je vais vous faire car, j’ai moi-même souffert autant que vous pourrez souffrir — oui, j’ai vu cette jeune fille aux bras d’un homme sans réputation et sans honneur !

— Vous êtes certain ?… bégaya Georges qui, une main cramponnée à la clôture, l’autre à sa gorge, paraissait faire d’inouïs efforts pour ne pas tomber.

— Si j’en suis certain ?… ricana l’autre avec un profond mépris. Vous doutez donc de mes paroles ?

— Oui, à moins d’une preuve…

— Une preuve…

En même temps l’inconnu se rapprocha de Georges, pencha son visage sombre vers le sien et lui souffla ces mots terribles…

— La preuve… allez la demander à votre oncle, le docteur Crevier !

Georges bondit. Ses deux mains se levèrent comme pour saisir et étrangler celui qui lui disait de telles monstruosités. Mais il se contint. Et comme l’inconnu s’était vivement reculé, Georges, à son tour, pencha sa face crispée par la souffrance et demanda sur un ton menaçant :

— Alors, pourquoi êtes-vous ici vous-même ?

L’inconnu sourit et répondit avec un calme parfait :

— Je me rendais chez vous pour vous faire cette communication, et le hasard a fait que nous nous sommes rencontrés en face d’une maison que nous devons dorénavant éviter.

Georges baissa la tête, il était atterré. Et alors, tout un drame d’amour déçu, de colère, de désespoir, de haine, de malédictions se déroula en son cerveau malade. Il revécut ses premières amours avec la pure, la chaste Lucienne. Il entrevit le bonheur de toute une vie, et ce bonheur était emporté par un souffle. Tout s’écroulait tout à coup, lorsqu’il venait à peine d’édifier ! Et l’image de Lucienne, qu’il adorait tantôt en son cœur enivré, lui faisait maintenant horreur ! Était-ce possible ?… Il revit l’attitude étrange de la jeune fille, son éloignement mystérieux, son silence obstiné. Il l’aperçut toute parée, toute belle, toute heureuse, fiancée à un autre ! Et lui, Georges, il l’avait aimée d’un amour sans tache, éternel ! À présent, il se voyait dédaigné, rejeté, bafoué ! Puis, cette fiancée vierge, cet ange, il l’aperçut — par quelle affreuse catastrophe ! — la proie, ou mieux, peut-être, l’amante d’un homme dont toute la jeunesse n’avait été qu’orgies et débauches ! Et cet homme, il le revoyait avec épouvante : c’était l’homme auquel, lui, Georges, était venu un jour parler de son amour pour cette adorable jeune fille ; et, sans le vouloir, sans le plus petit soupçon, sans le moindre doute, il avait réveillé les appétits du vil libertin. Et ce libertin monstrueux, qui avait enlevé à Georges tout ce qu’il possédait de plus cher, de plus précieux… ce lâche, qui lui avait volé sa vierge pour la jeter dans la fange et l’abjection c’était son oncle ! Ô déchéance !… Et le jeune homme continuait de plonger, de nager dans ces horribles visions qui suppliciaient son cœur. Une voix froide le rappela tout à coup aux choses de la réalité.

— Monsieur Crevier, disait l’inconnu, si nous continuons de demeurer ici, nous finirons par être remarqués ; il vaut mieux nous éloigner.

Georges frémit et leva la tête. Il regarda l’inconnu d’un œil terne. Puis, comme un enfant qu’on vient de gronder et qui va éclater en sanglots, il bégaya :

— C’est bien, monsieur… merci !

Il s’éloigna en titubant, frappé d’ivresse par son désespoir et son horreur.

Pendant une minute l’inconnu le regarda aller avec un sourire moqueur. Puis, il poussa la grille, pénétra dans le parterre et alla sonner à la porte de M. Renaud.

 

Georges marchait vite, et cet exercice parut, au bout de cinq minutes, calmer la tempête de ses pensées. Peu à peu il redressa la tête, affermit sa marche et parvint à donner à sa physionomie son aspect ordinaire. Mais dans ses regards chargés de lueurs éclatantes on aurait pu lire une sombre détermination…

Il sonna bientôt après à la porte du docteur Crevier.

La vieille Annette vint ouvrir et introduisit le jeune homme dans le cabinet du docteur. Celui-ci, bien enveloppé dans sa robe de chambre, sommeillait dans une chaise-longue.

Georges, en entrant, fit claquer la porte.

Le vieux docteur sursauta, frotta vivement ses gros yeux bouffis de sommeil, et demanda, surpris :

— Diable ! est-ce toi qui m’arrives ainsi ?

— C’est moi… et pour une bonne raison ! répliqua brusquement le jeune homme.

Le docteur considéra un instant son neveu avec étonnement. Il remarqua l’attitude défaite du jeune homme, son front livide et durement barré de rides, il vit les yeux rougis et dans ces yeux des lueurs d’égarement et de folie, et il regarda les lèvres pâles qui se crispaient dans un rictus sauvage, et le docteur constata que toute la personne de son neveu était haineuse et menaçante.

Alors, prenant un ton froid et autoritaire, il commanda :

— Assied-toi !

Et il s’était levé hautain et digne. Le jeune homme se sentit tout à coup gêné. Il obéit à la parole de son oncle et tomba, affaissé, sur un siège.

Le docteur, de sa voix sévère et grave, demanda :

— Que signifient, mon neveu, cette attitude étrange et ces paroles singulières ? Est-ce de cette façon qu’un neveu bien élevé pénètre chez son oncle ? Parle ! Explique-moi cette conduite, et ne me laisse pas sous l’impression désagréable que m’a causée ton entrée cavalière ! Réponds : que viens-tu faire ici ?

Georges leva son front à demi et d’une voix bredouillante répondit :

— Je viens vous demander des explications.

— Des explications ?… Quelles explications ?

— Je viens d’apprendre sur votre compte des choses terribles.

— Sur mon compte ? fit le docteur en pâlissant.

— Et sur le compte de Lucienne également.

— Hein !… elle aussi ?… ! La physionomie du docteur était livide. Ses regards exprimaient la stupeur et l’inquiétude, ses mains tremblaient, ses lèvres frémissantes ne parvenaient pas à prononcer les paroles tumultueuses qui s’y pressaient. Après un moment de silence, il parvint à articuler :

— Parle, parle… explique-toi !

Georges saisit tout son courage et répondit :

— Mon oncle, on m’a appris tout à l’heure que vous….

— Ah !… on t’a appris balbutia le docteur très inquiet.

— On m’a affirmé que vous êtes…

— Que je suis… Le docteur haletait.

— L’amant de Lucienne !

Le docteur tressaillit violemment, puis il se mit à considérer le jeune homme avec une stupeur amusée. Et tout à coup il éclata dans un rire formidable. Il tomba sur sa chaise-longue et continua de rire… mais de rire au point que les épaules et le ventre lui sautaient, que les larmes coulaient abondamment de ses yeux… au point encore que des passants sur la rue s’arrêtèrent, curieux étonnés.

— Ah ça ! mon oncle, qu’est-ce qui vous prend ? fit le jeune homme tout étourdi par ce rire homérique.

— Ah ! mon pauvre garçon, s’écria le docteur dans un hoquet de rire… Non… laisse-moi rire encore !

Il toussa, se pâma, s’étrangla… il devint bleu de rire.

— Je vais crever de rire, Georges… hoqueta le docteur, tu m’assassines !…

— Mais… prenez vos sangs !

— Mes sangs se figent… le rire les absorbe… j’étouffe, j’étouffe !

— Voulez-vous de l’eau ?

— Non… passe-moi… cette carafe de whiskey !

Georges obéit. Il courut à une petite table dressée dans un coin de la pièce, saisit une carafe qui s’y trouvait, prit un verre et revint rapidement auprès de son oncle.

Le docteur saisit la carafe, la porta à ses lèvres et avala trois fortes lampées.

— Hem !… fit-il en retournant la carafe à son neveu, ma foi ! cette liqueur est superbe. Sers-toi, Georges !

— Non, merci. J’ai hâte de savoir la cause de votre hilarité.

— Ne m’en parle plus, parce que je sens qu’elle va me reprendre. Ah ! je n’avais jamais pensé qu’un homme pût mourir de rire ! Ma parole ! c’est assez pour que j’en fasse une maladie.

Il sourit d’un air narquois et poursuivit après une seconde de silence :

— Sais-tu, mon pauvre Georges que tu es simple ?… Oui, très simple ; je te le dis en toute vérité. Oh ! ne te fâche pas ! Laisse-moi parler d’abord. Une chose : veux-tu que je te dise de suite qui t’a si bien informé, ou mieux qui t’a si mal renseigné ?

— Comment pouvez-vous le savoir ?

— Peu importe comment ! Je le sais, et cela me suffit : c’est Gabrielle Foisy !

— Non, mon oncle. Mais vous m’étonnez grandement avec le nom de cette fille.

— Comment ! s’écria le docteur avec surprise, me serais-je trompé ? Mais alors, c’est l’autre ; ce ne peut être que celle-ci ou celui-là. Oui, oui, c’est l’autre.

— Quel autre voulez-vous dire ?

— Hartley, sapristi !

— C’est vrai, c’est Hartley qui m’a renseigné.

— Je le savais : celle-ci ou celui-là. Mais, là, procédons avec ordre. D’abord, que t’a dit Hartley ?

Georges raconta la scène qui s’était passée devant la maison de M. Renaud.

— Se peut-il, s’écria le docteur avec ironie, que tu aies avalé comme ça cette histoire ?

— Pourtant…

— Allons donc ! tu « devrais bien comprendre que c’est de la méchanceté de la part de ce fat d’Hartley. Écoute : déçu dans ses projets matrimoniaux, sûr ou plutôt redoutant que Lucienne ne lui échappe, voulant t’écarter à tout prix, il a pris l’arme de la diffamation et de la calomnie. C’est un imbécile. Il a agi comme un sot. Que Lucienne sache seulement ce qu’il a débité sur mon compte !… Ah ! je le répète que ce Hartley est un imbécile, et Lucienne n’est pas pour lui, elle ne sera jamais à lui !

— Comment pouvez-vous affirmer cela ?

— Comment, mon cher ami ? Écoute : hier soir, devant une réunion d’amis chez Mme Foisy où se trouvaient Lucienne, Mme Renaud et les Hartley, j’ai annoncé tes fiançailles prochaines avec Lucienne !

— Vous avez dit cela, mon oncle ? s’écria Georges. Et transfiguré, il courut au docteur, lui saisit les mains et dit, la voix tremblante d’émotion : mon oncle, ne vous moquez pas de moi pour vous venger de l’offense que je vous ai faite tout à l’heure !

— Quand je t’affirme que j’ai dit la vérité !

— Dites-moi plutôt que je rêve !

— Non. Je t’ai fiancé, te dis-je !

— Ô mon Dieu ! cela peut-il se faire ? Et le jeune homme considérait son oncle avec un doute persistant.

— Cela se fera.

— J’en mourrai peut-être de joie !

— Comme j’ai failli mourir de rire ?… Eh bien, non, il ne faut pas trop jubiler, tant que le but ne sera pas atteint. Il va falloir lutter encore. Tu comprends bien que Hartley ne démorda pas comme ça tout bonnement, parce que j’ai exprimé la venue d’un événement prochain. Ensuite, il y a toujours Mme Renaud qui n’est pas facile de conduire une fois qu’elle s’est mise à aller de travers. Mais j’ai confiance, parce que je suis sûr que Lucienne t’aime ardemment, et qu’elle ne se laissera pas unir à Hartley sans une vive résistance qui lui donnera la victoire. Et puis, tu sais, nous sommes là !…

— Ah ! mon oncle, ce que j’ai été stupide tantôt !

— Ce qui t’apprendra à l’avenir… Mais bah ! laissons ces sottises de côté ; il importe surtout de songer à l’avenir, aux luttes possibles que nous aurons à faire.

— Mais alors, s’écria tout à coup Georges, il faut que j’aille à mon rendez-vous…

Et Georges, sans réfléchir et trop impatient de revoir celle qui l’avait appelé et qu’il adorait plus que jamais, s’élança vers la porte et sortit.

D’un bond le docteur fut derrière lui et le retint.

— Es-tu fou ? dit-il. Viens ici !

— Mon oncle, je veux aller souffleter ce Hartley !

— On ne soufflette pas les imbéciles, on les méprise seulement.

— Mais il faut bien que je lui dise au moins qu’il a menti !

— Lui dire ça chez lui ?

— Oui.

— Mais il n’est pas chez lui.

— Où est-il donc ?

— Il est chez Lucienne !

— Chez Lucienne ?… rugit le jeune homme, et vous ne voulez pas….

— Non, je ne veux pas. Rentre ici !

— Mais pourquoi ne voulez-vous pas, mon oncle ?

— Parce que tu exposerais nos projets à la ruine. Non demeure. Tu verras Lucienne plus tard. Quant à Hartley, je l’arrangerai moi-même et de la bonne façon. Pour nous, il s’agit dès à présent de concerter nos plans de campagne et préparer la lutte pour la victoire finale. Tu peux être tranquille, cette lutte ne sera ni terrible, ni longue, et j’en serai l’âme et l’arme. Tout ce que je te demanderai, sera de suivre mes conseils et d’avoir pleine confiance en moi, à ces conditions je te promets Lucienne !

— Vous me la promettez ? Le jeune homme chancelait sous la joie nouvelle qui l’envahissait.

— Oui, Georges, je te la promets ta Lucienne !…