Edouard Garand (p. 47-48).

XVI

Le calvaire de Lucienne.


C’était bien le jeune Hartley que Georges Crevier avait rencontré devant la grille du parterre de M. Renaud ; et c’était le jeune Hartley qui, après avoir jeté la honte et le déshonneur sur Lucienne, allait ensuite frapper à sa porte. Certes, ce n’était pas par pure méchanceté que le jeune Hartley avait prononcé devant Georges Crevier les paroles affreuses ; il avait été emporté par la jalousie et l’ardeur d’une jeunesse irréfléchie. Georges le gênait… il avait voulu écarter ce fâcheux, ce rival peut-être dangereux, et la calomnie avait été la première arme à sa portée. Et, toujours irréfléchi, le jeune fou était aller frapper à la porte de celle qu’il venait de diffamer.

Tout ce lendemain de fête, Lucienne l’avait vécu comme en un rêve. L’événement annoncé par le docteur avait ouvert à la jeune fille des horizons pleins de soleil. Elle se sentait remontée d’un abîme profond dans lequel elle avait glissé peu à peu chaque jour. Et, après la mort entrevue, cette vision de vie nouvelle la transportait d’une joie céleste. À Dieu son âme chantait des actions de grâces. Toute cette journée elle la passa en des projets d’avenir et de bonheur. Et, le soir venu, ce fut avec une impatience fébrile qu’elle attendit ou mieux qu’elle guetta l’arrivée de l’aimé.

La joie de Lucienne, son impatience n’avaient pas manqué de frapper les regards observateurs de Mme Renaud.

Comme toujours, c’était dans le salon que se trouvaient réunis M. Renaud, sa femme et Lucienne. Mais depuis quelques mois l’intimité avait disparu entre ces trois êtres. M. Renaud demeurait toujours renfrogné et sombre. Mme Renaud affectait le calme et l’assurance ; car son autorité incontestable et incontestée lui assurait la suprématie de la force. Lucienne demeurait à l’écart, craintive et malheureuse. Jamais un mot de bienveillance, jamais un regard tendre, jamais un sourire n’était échangé entre les trois membres de cette famille. C’était une contrainte continuelle.

Mais ce soir-là — le soir de ce jour où Lucienne avait écrit à Georges Crevier « Venez… » — la jeune fille était souriante. Elle paraissait avoir oublié la scène terrible qu’avait faite Mme Renaud au retour de chez les Foisy. Cela était du passé, et Lucienne à cette heure tenait sa pensée fixée sur l’avenir. Aussi, dès après le souper, la jeune fille s’était mise au piano, au grand ébahissement de M. Renaud, et elle avait joué les airs que celui-ci aimait le mieux. L’instrument, après avoir été si longtemps silencieux, lançait sous les doigts souples de la musicienne des notes joyeuses dont pouvaient s’étonner les échos paisibles du salon. Et Lucienne jouait… jouait… De temps à autre elle chantait à ravir un couplet d’une romance amoureuse. M. Renaud demeurait en extase. Mme Renaud n’osait rien dire, mais ses lèvres exprimaient des sourires mystérieux tandis qu’elle écoutait la joyeuse musique. Parfois, elle applaudissait un morceau qui lui plaisait, pendant que M. Renaud disait :

— Répète donc ça, petite, c’est joli !

Et Lucienne répétait.

— Pourquoi, chérie, demanda une fois Mme Renaud, ne joues-tu pas une marche nuptiale ?

Enhardie par les espérances que lui avait données le docteur Crevier, et bien plus encore par la venue prochaine de celui qu’elle adorait et dont elle pourrait réclamer la protection, Lucienne répondit à sa tante :

— Parce que le temps n’est pas venu ; nous n’en sommes qu’aux fiançailles !

Et sitôt dit, Lucienne attaqua une marche alerte et vive.

Un éclair de fureur déchira la prunelle de Mme Renaud, et celle-ci allait peut-être apostropher l’audacieuse jeune fille, lorsque le timbre de la porte d’entrée résonna fortement.

Lucienne s’arrêta net. Dans un élan d’espoir et d’attente elle ne put s’empêcher de prononcer ce nom si cher :

— Georges !…

M. Renaud se leva pour aller recevoir le visiteur.

— Et Lucienne attendit, haletante.

Le sourire mystérieux de Mme Renaud parut s’amplifier.

Deux minutes plus tard, M. Renaud reparut précédant un jeune homme.

À cette vue Lucienne jeta une sourde exclamation de désappointement, elle pâlit et s’affaissa sur un siège près du piano.

Le jeune homme introduit par M. Renaud était le jeune M. Hartley.

Pas un mot, pas même un regard ne fut échangé entre la jeune fille et Hartley.

Mme Renaud jeta à Lucienne un regard foudroyant. Mais elle fit de suite un effort sur elle-même pour se montrer bienveillante et aimable auprès du visiteur. Elle essaya d’établir la conversation entre celui-ci et sa nièce ; mais Lucienne demeurait obstinément silencieuse, indifférente et lointaine. Elle avait pris un livre sur un guéridon et paraissait très absorbée dans sa lecture.

Mme Renaud écumait.

Plus loin, M. Renaud assis en un fauteuil et le dos tourné aux autres personnages, lisait son journal.

Une fois, Mme Renaud demanda à Lucienne de faire un peu de musique. La jeune fille répondit qu’elle était très fatigué, et elle poursuivit tranquillement sa lecture.

L’indignation fit verdir Mme Renaud.

Puis ce fut une gêne atroce entre le jeune Hartley et la tante de Lucienne. Le jeune anglais, peu causeur de sa nature, ne disait pas un mot ; et Mme Renaud avait, à ce moment, épuisé tous les sujets possibles de conversation.

Et le silence terrible se prolongeait.

Lucienne lisait toujours.

M. Renaud dormait.

Mme Renaud et le jeune Hartley s’agitaient sur leur siège respectif, se regardaient par coups d’œil furtifs et raides, rougissaient, blêmissaient, devenaient stupides.

À la fin, tout à fait décontenancé, le jeune M. Hartley prit congé.

Mme Renaud alla le reconduire à la porte. Elle souffla à l’oreille du jeune homme quelques encouragements et quelques espoirs, ajoutant :

— Ayez confiance en moi !

Et le jeune Hartley s’en alla, mortifié et très découragé.

Alors, ce fut une tigresse, et non une femme, qui se rua dans le salon.

M. Renaud sauta en l’air, échappa son journal et demeura hébété.

Lucienne resta calme et fière.

Et Mme Renaud hurlait :

— Sotte fille ! Idiote ! Fille de rien !… Le gros poing de Mme Renaud menaçait le visage tranquille de la jeune fille.

— Ah ! c’est ainsi, ajouta la tante exaspérée, que tu me fais de ces affronts, après toutes les bontés et les tendresses que j’ai eues pour toi ! Sans cœur que tu es !… Et tu n’as pas honte ?… Qu’est devenue cette gratitude dont tu ne cessais de me rabattre les oreilles ?… Que sont devenues toutes ces promesses d’obéissance que tu m’as faites maintes fois ?… Mais réponds donc !… Dis-moi donc s’il te reste un peu de cœur ! Tu ne parles pas ?… Ah ! oui, tu pleures maintenant… c’est pour mieux te moquer de moi ! Eh bien ! prends ça, ingrate !

Et d’un geste violent Mme Renaud appliqua un brutal soufflet sur la joue droite de la jeune fille.

La pauvre orpheline s’affaissa davantage et ses pleurs redoublèrent.

M. Renaud poussa un cri :

— Mélanie, pas de ça !

Mme Renaud bondit jusqu’à son époux, croisa les bras sur sa vaste poitrine et vociféra :

— Prosper, veux-tu te mêler de ce qui te regarde ?…

Ce fut assez pour le pauvre M. Renaud qui, tremblant, retomba dans son fauteuil et demeura coi. Le geste menaçant de l’épouse furieuse avait suffi.

Les paroles de M. Renaud avaient paru accroître la rage de sa conjointe.

Elle revint vers Lucienne, la saisit par un bras, la secoua violemment et cria :

— Vas-tu te révolter sans cesse contre ma volonté ?

Lucienne leva son visage humide de larmes, et sur sa joue apparut une légère blessure faite par les bagues de Mme Renaud.

— Que voulez-vous donc de moi ?

— Tu le sais, et je ne répéterai pas la même chose toute ma vie. Je veux que tu épouses le jeune Hartley.

— Je ne peux pas.

— C’est-à-dire que tu ne veux pas… mais moi, je veux, entends-tu ?

Lucienne se leva pour s’éloigner et gagner sa chambre.

Mme Renaud la saisit aux poignets.

— Tu ne t’en iras pas sans m’avoir donné une réponse définitive.

— Je vous l’ai donnée ma réponse.

— C’est l’autre que je veux : la promesse que tu épouseras Hartley.

— Jamais !

— Eh bien ! je te briserai !

Elle serra les poignets de la jeune fille à les casser.

— Vous me faites mal, ma tante, gémit la malheureuse jeune fille.

— Tant mieux. Je te dis que je te briserai. Épouseras-tu Hartley ? Parle ! Je te donne une minute pour te décider.

— Donnez-moi huit jours !

— Jamais. C’est de suite… Allons ! réfléchis, j’attends !

Lucienne se tordit sous la douleur de ses poignets, puis faisant un effort inouï, elle prononça, ou plutôt elle balbutia d’une voix indistincte :

— Je vous obéirai, ma tante…

— Tu l’épouseras ?

— Oui

Lucienne, à bout de force, chancela, sa tête tomba en arrière, elle ferma les yeux… Mme Renaud la porta sur un divan sur lequel elle la déposa tendrement avec ces paroles hypocrites :

— Pauvre chérie, c’était si facile de s’entendre…

Elle posa ses lèvres encore écumeuses sur le front livide de la jeune fille que ce sacrifice tuait.