Edouard Garand (p. 41-44).

XIV

Chez madame Foisy


Mme Foisy avait reçu ses invités. M. Hartley n’était pas venu à cause d’affaires importantes à traiter. Quant à M. Renaud, qu’on ne voyait pas non plus dans la fête, il avait prétexté un malaise au retour de son bureau.

Parmi les invités de Mme Foisy on remarquait le révérend clergyman qui, toujours long, toujours maigre, toujours froid, promenait ses longues jambières par les appartements de Mme Foisy. Nous ne saurions dire pourquoi ?… mais le révérend, ce soir-là, paraissait soucieux et ennuyé. Quant à sa femme, grassette et rieuse, elle avait l’air de s’amuser beaucoup des calembours tirés par le jeune M. Burnham à Gabrielle, — calembours que ne semblaient pas déguster avec délice le fils Cox, empesé, guindé, rousselé, stupide dans l’éclat de ses diamants.

Il y avait encore bien d’autres amis ou simples connaissances de Mme Foisy : des vieux, des vieilles, des jeunes.

Le dernier venu au rendez-vous avait été le docteur Crevier. Il était radieux… du moins, il en avait l’air. Mais en observant avec attention sa physionomie, on pouvait saisir, au jeu de ses yeux, de ses sourcils qui se fronçaient de temps à autre, de ses lèvres qui s’agitaient et se crispaient souvent, certains soucis ou certaines inquiétudes qui se dérobaient derrière son grand front et sous ses longs cheveux gris. Étaient-ce des soucis d’affaires ? Peut-être !… À moins que ce ne fût des soucis d’amour !…

Toujours est-il que ce pauvre docteur, dès son arrivée, s’était vu la proie du révérend Hibbard. Oui, le docteur venait seulement de saluer Mme Foisy que le bon révérend l’avait accosté avec ces paroles :

— Ah ! mon cher docteur, je suis enchanté de vous voir. J’ai précisément besoin de consulter votre savoir au sujet de madame Hibbard.

— Bien, bien, mon révérend, avait répondu le docteur, qui ne tenait pas le moins du monde a donner ce soir-là des consultation… encore moins à titre purement gracieux. Et le regard du médecin, après s’être posé un instant sur la jolie et enchanteresse silhouette de Lucienne, avait, par ricochet, sondé une seconde le teint clair, rosé et bien portant de Mme Hibbard. Et il avait ensuite demandé au révérend, par politesse professionnelle :

— De quoi souffre madame Hibbard ?

— Hélas ! docteur soupira le révérend en baissant la tête, elle perd sa gaieté.

À cette minute même, le rire un peu grêle de Mme Hibbard rivalisait avec le rire retentissant de Gabrielle.

— Diable ! pensa le docteur, le révérend s’y perd, ou bien je m’y perds moi-même ; car il me semble que Mme Hibbard est d’une gaieté.

— Oui, mon cher docteur, poursuivit le révérend Hibbard en relevant la tête, cela m’inquiète : je n’ai jamais vu Mme Hibbard si morose. Savez-vous que la morosité est le plus effroyable et le plus dangereux des symptômes ?… symptômes, oserais-je dire…

Un éclat de rire énorme, formidable de Gabrielle coupa le fil au révérend, qui demanda avec humeur :

— Ne pensez-vous pas, docteur, que cette fille est très malade ?

Mais le rire de Gabrielle grandissait. Ce rire, presque fantastique, montait en rafales pour retomber par cascades. Gabrielle se pâmait tout à fait sous le nez idiot de Cox fils. Il y avait de quoi rire aussi… rire autant que cette Gabrielle… s’il fallut en croire la rumeur qui se mit à circuler avec la rapidité de l’éclair ! Or, cette rumeur disait que M. Cox, fils, venait justement de dire une chose très drolatique à Mlle Gabrielle qui, de plus en plus pâmée et près de tomber de rire, s’appuyait, avec son laisser-aller habituel, à l’épaule du jeune M. Burnham. Et cette chose, qu’avait dite à l’oreille de Gabrielle le jeune Cox avec son air que vous savez, avait été celle-ci :

— Mademoiselle, je sens mon cœur fondre sous le souffle ardent de votre amour !…

Gabrielle avait éclaté.

Pourtant cette Gabrielle, tout en paraissant ne s’intéresser qu’à son entourage immédiat, ne perdait pas de vue le jeune M. Hartley, qui s’était retiré tout auprès d’une étagère chargée de fleurs multiples et variées placée dans un angle du grand salon. Seul et triste, le jeune Hartley ne détachait pas ses regards amoureux de Lucienne.

Celle-ci, depuis un moment avait été accaparée par Mme Foisy qui toujours avec son sourire demi dédaigneux, essayait, par une causerie décousue et froide, d’intéresser la jeune fille. Mais Lucienne, au fond, était très ennuyée, et par instants son regard clair, mais un peu voilé ce soir-là, cherchait le docteur qui demeurait encore aux prises avec le long clergyman. Mais ce regard de la jeune fille, bien que voilé, était capté au passage par l’œil sournois de Mme Foisy qui, chaque fois, échangeait avec sa fille un signe d’intelligence.

Mme Renaud, avec Mme Hartley et Mme Burnham, s’occupait activement aux menus potins. Et lorsque surgissait l’occasion, elle ne manquait pas, cette bonne madame Renaud, de critiquer acerbement son époux qui, selon elle, mettait sans cesse des bâtons dans les roues. Ces trois dames formaient groupe à part.

Ah !… nous allions oublier M. Cox, père. Hélas ! ce pauvre M. Cox… ne vaudrait-il pas mieux l’oublier ?

Mais puisqu’il faut dire la vérité… eh bien ! nous dirons donc que deux vieilles femmes, aux rides profondes, aux cheveux gris et blancs, à bouches édentées, aux senteurs de tombeau, retenaient M. Cox prisonnier dans un coin très reculé du salon. Oh ! le pauvre homme eût volontiers donné la moitié de sa fortune et même la moitié de sa banque pour se voir délivré de ces deux vieilles chipies. Aussi ne cessait-il de tourner vers la florissante Mme Foisy des yeux de coq déplumé.

Pour ne pas sortir des limites de notre sujet, nous passerons sous silence les divers incidents plus ou moins vulgaires de cette soirée.

On était arrivé à l’heure de la collation : deux heures de nuit.

Dans le brouhaha qui se produisit, Lucienne, un moment, se trouva seule.

Le jeune M. Hartley, apparemment, n’attendait que cette occasion : il marcha rapidement vers la jeune fille. Mais il arriva trop tard et dut faire, bien à contre-cœur, demi-tour : car le docteur Crevier venait de s’incliner respectueusement devant la jeune fille et lui disait :

— Il me fait plaisir, mademoiselle, de constater l’air de bonne santé qui se dégage de toute votre personne.

— En effet, ma santé est excellente, répondit Lucienne avec son meilleur sourire.

— Ah ! mademoiselle, je savais bien que cela ne serait rien… vous savez ? ce petit malaise de l’autre jour… Vous permettez ?…

Du geste et du regard le docteur sollicitait une place à côté de la jeune fille qui, à ce moment, était assise sur un divan.

— Certainement, docteur, asseyez-vous.

Tout en prenant place auprès de la jeune fille, le regard du docteur fit le tour du salon, et ce regard constata que le salon était désert et que la foule des invités s’était rendue dans la salle à manger. Une large arcade séparait seulement cette salle à manger du salon, de sorte que le docteur put voir et embrasser d’un coup d’œil l’immense table et les hôtes qui s’en approchaient.

Le docteur pensa qu’il n’avait que juste le temps de dire à Lucienne quelques mots, et il voulut se presser.

— Mademoiselle, commença-t-il, j’ai tellement de choses à vous dire…

Ici le docteur, encore sous l’empire du « fol amour », bredouilla quelque chose d’insaisissable et se tut, rougissant.

Lucienne, ne pouvant deviner les émotions du docteur, se pressa, elle, de poser une question qui lui brûlait la langue.

— Docteur, dit-elle avec un sourire inquiet, voulez-vous me dire ce que devient monsieur Georges ?

Cette interrogation inattendue parut frapper rudement le docteur. Son sang se figea, il blêmit, puis répondit sur un ton brusque, méchant presque :

— Mon neveu ?… ce propre-à-rien ?… Vraiment, est-ce que vous vous intéressez à lui ?

Il s’arrêta brusquement, ému par l’expression d’étonnement qui se manifesta chez Lucienne. Il comprit de suite l’énorme faute qu’il venait de commettre. Il comprima sa pensée amoureuse, saisit sa volonté, retrouva son bon sens, et voulut de suite réparer sa maladresse. Car, dans un éclair, il venait de comprendre toute la folie dont il avait été le jouet.

— Pardon, mademoiselle ! Entre nous, vous savez, c’est un peu mon enfant, et je suis assez enclin à le taquiner. Et je pourrais ajouter…

Il s’interrompit pour considérer la jeune fille dont le visage s’était tout à coup attristé.

Il reprit :

— Savez-vous, mademoiselle, que ce garçon… Il se tut encore, hésitant. Sa figure grosse et rougeaude pâlissait sensiblement. Lucienne le regarda avec curiosité. Ce regard le troubla profondément, ses paupières battirent, puis il poursuivit, comme avec indifférence.

— Vous ne savez peut-être pas que ce garçon, c’est-à-dire mon neveu, est très amoureux ? Oui, oui, très amoureux !

Lucienne rougit et balbutia :

— Vraiment ?

— Oui, fort amoureux.. ah ! comment dirais-je ?… Ah ! mais, aussi, il est bien tombé…

— Ah !

— Dame, oui… puisqu’il faut vous le dire : il vous aime !

— Il m’aime ! dit Lucienne comme si sa pensée eût été lointaine.

— Ne vous l’a-t-il pas affirmé… juré ?

— Peut-être ! murmura Lucienne… Je ne me rappelle pas bien. Son sein battait sous une émotion indicible.

Le docteur la considéra un moment avec un mélange de crainte et de tendresse. Il pensa : « Ce que j’ai été fou !… Ils s’aiment tous deux, c’est évident, et moi, monstre, triple fou, j’allais comme un imbécile briser ces amours ! »

Le docteur se pencha davantage vers Lucienne et tout haut ajouta :

— Plus que cela, mademoiselle… La voix du docteur tremblait étrangement. Il fait mieux que vous aimer… il vous adore !

Il se tut essoufflé, comme s’il avait accompli un effort formidable.

Lucienne lui sourit et dit :

— Je me rappelle que vous m’avez dit cela l’autre jour.

— Tiens, c’est vrai, avoua le docteur en rougissant, je me rappelais plus, moi…

Et alors, le docteur se mit à parler à l’oreille de la jeune fille ; mais c’était seulement un murmure qu’on ne pouvait saisir. Et Lucienne souriait davantage aux paroles mystérieuses que lui soufflait le docteur.

Cependant, en la salle à manger, Gabrielle suivait, pour ainsi dire la conversation de Lucienne et du docteur. Mme Foisy elle-même ne détachait presque pas ses regards de ce petit groupe lointain.

Lorsqu’elle vit le docteur se pencher vers Lucienne, elle cligna de l’œil à Gabrielle et lui dit tout bas :

— Gaby, ne dirait-on pas que le docteur réclame un baiser ?

— Chut ! maman, souffla Gabrielle avec une mimique expressive, nous les tenons !

De suite elle appela le jeune M. Hartley.

Say, dear old boy, come here !

Pendant que le jeune Hartley s’approchait, Gabrielle donna congé à ses deux castors, Burnham et Cox, fils.

Et au jeune Hartley qui arrivait près d’elle, elle demanda :

— Savez-vous, mon cher James, que vous avez tout simplement l’air d’un déterré ?

— Moi ?

— Oui, vous. Asseyez-vous là près de moi, j’ai à vous faire une communication importante.

— Qu’avez-vous à me communiquer ? demanda rudement le jeune Hartley.

La jeune fille se mit à rire et demanda à son tour :

— Pourquoi, James, prends-tu avec moi une mine comme ça ?

— Qu’avez-vous à me dire ? demanda encore le jeune homme sur un ton bref et presque dur.

Gabrielle prit aussitôt un air grave, parut réfléchir une minute, puis, relevant les longs cils noirs de ses paupières et fixant sur le visage morose du jeune homme des yeux brillants et moqueurs, elle fit cette question :

— James, que penseriez-vous de Gabrielle Foisy, si vous la trouviez en tête à tête, et dans un coin sombre et reculé, avec un individu si mal réputé que le docteur Crevier ?

Le jeune Hartley tressaillit, et son regard troublé se posa sur le docteur et Lucienne.

— Voyez, ajouta Gabrielle avec un sourire mauvais, comme ils ont l’air de bien s’entendre ! Voyez-vous le vieux docteur qui se penche amoureusement… un peu trop… vers mademoiselle ?

Le jeune Hartley frissonna. Il se leva brusquement et prononça entre ses dents serrées :

— Gabrielle, vous êtes méchante !

Et, d’un pas mal sûr, il s’éloigna.

Gabrielle fit une grimace de désappointement et de colère. Elle alla retrouver sa mère.

Les invités de Mme Foisy avaient presque tous pris leur place à table lorsque le docteur pénétra dans la salle avec Lucienne à son bras.

Tout le monde regarda curieusement le couple.

À sa fille qui venait de s’approcher Mme Foisy demanda :

— Est-ce que ça va, Gaby ?

— Non, maman, ça n’a pas pris du tout… Oh ! l’imbécile !

Les yeux chargés d’éclairs de Gabrielle cherchèrent le jeune Hartley qui, à ce moment même, s’attablait près de sa mère et de Mme Renaud, et dans ces yeux il y avait du dédain et du mépris mêlés à l’indignation.

 

Le café venait d’être servi, et la conversation était devenue générale et bruyante.

Lucienne se trouvait placée entre le docteur et madame Renaud. Vis-à-vis de Lucienne était Gabrielle escortée toujours du jeune M. Burnham et de Cox fils. Gabrielle bavardait et riait aussi fort que le lui permettait le timbre de sa voix ou la vigueur de ses poumons.

Et elle disait, pour être entendue de tout le monde :

— Monsieur Burnham, voulez-vous de ceci ? … Monsieur Cox, désirez-vous cela ?… En même temps elle lançait une œillade narquoise au jeune Hartley qui, pâle et froid, sirotait lentement sa tasse de café.

Et Gabrielle poursuivait :

— Monsieur Cox, du sucre dans votre café ? … Monsieur Burnham, du lait ?…

Puis, sans raison et sans cause, elle éclata de rire.

— Qu’est-ce qu’il y a donc de si drôle, Gaby ? interrogea Mme Foisy pour laquelle le gros banquier Cox avait toutes les attentions.

Gabrielle cligna de l’œil et répondit :

— Je pensais à une chose, maman.

— À quoi, Gabrielle ?

— Je me demandais si tu n’avais pas commandé un gâteau d’amour ?

Les conversations cessèrent. Les paroles de Gabrielle avaient attiré l’attention générale.

Mme Foisy, croyant saisir l’allusion, demanda :

— Et si nous avions ce gâteau d’amour, chérie à qui l’offrirais-tu ?

Tous les regards se posèrent sur Gabrielle. Elle prit une attitude très modeste et répondit, tandis que son regard sournois obliquait vers le docteur :

— Puisque c’est ma fête, maman, ce gâteau me devrait revenir de droit….

— C’est juste ! affirma le jeune M. Burnham qui s’éprenait de plus en plus de Gabrielle.

— Monsieur Burnham, répondit Gabrielle sur un ton grave, si l’on présentait ce gâteau je le refuserais.

— Pas possible ! s’écria le jeune homme avec ahurissement.

— Très possible, monsieur ! répliqua Gabrielle. Parce ce que, continua la jeune fille avec un sourire ironique, une autre personne plus que moi mérite ce gâteau d’amour…

— Mais alors à qui le donnerais-tu ? interrogea Mme Foisy qui voyait venir le coup.

— Maman ! je le donnerais à notre cher docteur !

Et Gabrielle éclata de rire en battant des mains. Mais elle s’arrêta court… Pas un rire, pas un mot n’avait été donné en réplique. Un silence glacial avait accueilli la bourde de Gabrielle. Elle demeura interloquée.

Le clergyman se pencha à l’oreille de sa digne moitié et lui murmura, avec des sourcils gravement froncés :

Terrible girl !

Mais déjà le docteur s’était levé, pâle, mais sûr de lui.

Il promena un regard froid sur tous les invités de Mme Foisy ; puis, fixant Gabrielle, il annonça d’une voix lente et ferme :

— Mesdames, messieurs, j’ai le plaisir et l’honneur de vous annoncer les fiançailles prochaines de mademoiselle Lucienne Renaud avec monsieur Georges Crevier, mon neveu !

Ce fut un coup de tonnerre…