Feuillets parisiens : poésiesLibrairie Henri Messager (p. 105-149).


VI

LE MOINE BLEU



Le Moine bleu n’appartient pas tout entier à Nina de Villard, qui eut pour collaborateurs, en cette circonstance, deux ou trois poètes amis. L’éditeur peut nommer avec certitude MM. Jean Richepin et Germain Nouveau.


LE MOINE BLEU



PERSONNAGES :

Yseult.

Enguerrand.

Le Moine.

Tristan.

Fenimore, nègre tantôt muet, tantôt sourd.



Scène I


YSEULT (seule, écoutant)

On entend une horloge quelque part.
Huit heures ! j’ai très faim ! — Appelons Fenimore !
Elle frappe dans ses mains, le nègre arrive.
Ô ! nègre que je hais, esclave que j’abhorre !

Vieux bâton de réglisse !… — Allons, mets le couvert.
Apporte ici la lampe et son abat-jour vert.

Le nègre dépose une lampe sur la table, et lui sourit à larges dents.
Elle le présente au public.
Mon gardien, mon bourreau, bref, un vieux camarade,

Et voici mon mari — qui vient de la parade.

Scène II


YSEULT, ENGUERRAND

Rumeurs à la porte, qui s’ouvre brusquement, livrant passage à un chasseur barbarement vêtu, qui secoue sa capeline pleine de neige, la neige de ses cheveux, de sa barbe et de ses bottes.

yseult
C’est lui !
enguerrand
 C’est moi.
yseult
C’est lui !

enguerrand
C’est lui ! C’est moi. C’est lui ! C’est moi.
yseult
C’est lui ! C’est moi. C’est lui ! C’est moi. C’est lui !
enguerrand
C’est lui ! C’est moi. C’est lui ! C’est moi. C’est lui ! C’est moi.
enguerrand et yseult (ensemble)
Moi des Mâchicoulis, duc et cousin du Roy,
Comte de Monguignon, baron de Sombreflamme…
yseult
C’est lui !
enguerrand
C’est moi.
yseult
C’est lui ! C’est moi. Bonsoir, Monsieur.
enguerrand
C’est lui ! C’est moi. Bonsoir, Monsieur. Bonsoir, Madame !
yseult
Après ?
enguerrand
Regardez-moi !

yseult
Après ? Regardez-moi ! Je vous regarde. Eh ! bien ?
enguerrand
D’où viennent cet œil calme et ce calme maintien ?
Mais tremblez, tremblez donc un peu, sous mon tonnerre !…
yseult
Je fais ce que je peux, ainsi qu’à l’ordinaire ;
Mais ce soir… impossible…
enguerrand
 Ah ! vous direz pourquoi !…
yseult

Vous devez avoir faim ? Seyez-vous devant moi.
Ils se mettent à table.

enguerrand (à part)
Patience ! je vais en découvrir de belles.
yseult
Eh bien ! quelles sont donc les charmantes nouvelles
Que vous nous apportez — des hôtes de ces bois.
enguerrand
Il fait un froid de loup ! — et j’en ai tué trois !

Ma jument, Tricolore, a la jambe cassée.
La pluie, au matin rouge, affreuse, était passée
À midi ; mon cor, blême, épouvanta les bois !
J’ai déjeuné fort bien sur l’herbe, et dans un mois
À moi seul j’ai tué cent des plus belles bêtes.
J’ai très soif, cette soupe est trop chaude. Vous êtes
Charmante, et moi je suis hideusement jaloux !
Hideusement !
yseult
Mon doux seigneur, là ! calmez-vous.
enguerrand
Oh ! votre voix plus douce augmente ma furie,
Savez vous !
yseult
Là ! voyons, calmez-vous, je vous prie.
Vous plaît-il un quartier de volaille ?

Elle le sert
Voilà !

enguerrand
Si je vous écoutais, je ne ferais que ça.
Et j’ai bien autre chose à faire, ma chérie !
Le moment est très grave. Écoutez-moi, Marie,
J’ai pour tout nom Didier, je m’appelle Enguerrand
J’étais nu quand je vins au monde, et… pas très grand.
L’Italie est en proie aux ducs, l’Espagne aux comtes,
Monaco ne veut plus — coup dur — rendre ses comptes.

Ici, ceci ! c’est bien ; là, cela ! c’est mieux. Donc,
Sous le poids des soucis mon chef souffre, et mon tronc.
Puis Charles-Quint, puis Mac-Mahon, puis Charlemagne,
Voilà pourquoi je veux aller à la campagne.
Vous ne m’écoutez pas ! Vous n’entendrez que mieux.
Le train part à midi. Midi ! c’est curieux.
La police le sait, elle n’y peut rien faire.
Insidieux, brutal, tendre, voilà ma sphère !
La France étant dans cet état, lugubre sort,
Ce qui rentre n’est pas semblable à ce qui sort,
Qu’en pensez-vous ?
yseult
Monsieur, il est un vieil usage,
Une coutume, sainte encore au moyen-âge
Dans lequel nous vivons, si j’ai dans ces hauteurs
Pénétré la pensée intime des auteurs.
Je disais donc, qu’il est une coutume étrange
Étrange, parce qu’en somme, à moins d’être un ange
On ne comprendra pas que des gens comme il faut
Portant cotte de maille et corset sans défaut
Ayant des rentes sur l’État, une écurie
Où l’odeur de l’avoine et du foin se marie
À celle du… crottin désagréablement,
Çà, c’est mon avis, car j’en sais passablement
Qui souhaiteraient vivre et mourir dans ces antres
À panser les chevaux et leur brosser les ventres —

Si bien qu’un jour m’étant égarée…
enguerrand
Hà ! hà ! hà !… (à part.)
Elle va se couper. Bon ! (haut). Egarée ! où ça ?
yseult
Mais dans une écurie.
enguerrand
Une écurie ! Oh ! rage !
Mais !…
yseult
Calmez-vous, c’était avant mon mariage.
enguerrand
Oh ! très-bien, pardonnez.
yseult
Il n’y a pas de quoi !
Où donc en étions nous ?…
enguerrand
Est-ce que je sais, moi ?
yseult
Eh ben ! ni moi non plus !
enguerrand
Ni moi ? vous voulez rire,

yseult
C’était pourtant joli ce que j’avais à dire.
enguerrand
Ah ! j’y suis, vous parliez d’un corset sans défaut.
yseult
Mais non, mais non — et puis… ne criez pas si haut.
enguerrand
L’habitude des camps, où le canon qui tonne
Couvre la voix. Je vais chercher plus bas, mignonne.
Ah ! j’y suis, cette fois… Je parle à vos genoux
Le crottin !…
yseult
Le crottin !… pour qui me prenez-vous ?
enguerrand
Ah ! c’en est trop, enfin ! — Assez de fourberie
Vous venez d’avouer, horreur ! une écurie !…
Mais alors, dites-le, c’est un palefrenier.
Mais osez-donc, pour voir, osez donc le nier,
Misérable !
yseult
C’était avant mon mariage.
enguerrand
Ah ! très bien, pardonnez !

yseult
Pas de quoi… Cet usage
Consistait en ceci :
enguerrand
Consistait en ceci :
yseult
Le soir…
enguerrand
Le soir…
yseult
Alors vous le savez aussi.
Parlez.
enguerrand
Je ne veux pas parler.
yseult
La cloche tinte,
N’est-ce pas ?
enguerrand
Quelle cloche ?… Ah ! je comprends la feinte
Vous, vous détournez la conversation.
yseult
Eh bien ! je laisse là cette narration

enguerrand
Que ce soit un discours ou bien une romance
Madame, il faut toujours finir ce qu’on commence.
yseult
Eh bien ! voici : les sons charmants de l’angelus
Annoncent au château,… vous ne me suivez plus ?
enguerrand
Allez donc !
yseult
Qu’il est l’heure où l’on se met à table,
Je le déclare ici, dans tout milieu potable,
On dédie un couvert au convive inconnu.
Il peut toujours venir…
enguerrand
Il n’est jamais venu.
yseult
Oui, mais s’il vient ?…
enguerrand
S’il vient, je le mets à la porte,
yseult
Alors, vous êtes mal élevé.
enguerrand
Que m’importe !…

yseult
Vous n’avez pas reçu d’éducation.
enguerrand
Moi ?…

yseult
Vous !
enguerrand
Des Mâchicoulis, duc et cousin du Roy,
Comte de Monguignon, baron de Sombreflamme

De l’éducation ! j’en suis pourri, Madame !
Entrée du Nègre.
yseult

Pourri vous-même.
enguerrand
Assez !…
yseult
Pourri ! pourri ! pourri !
enguerrand
Vous n’êtes qu’un lézard !
yseult
Vous n’êtes qu’un mari.

Scène III


LES MÊMES, LE NÈGRE

Pantomime du Nègre pendant cette scène.
enguerrand

Eh bien ! quoi ! que veux-tu ?
yseult
Calmez-vous, mon bon Charle,
Et n’insultez pas trop ce pauvre muet.
enguerrand
Parle !…
Mon Dieu ! je n’entends pas ! — Suis-je devenu sourd ?
Oh ! la surdité !… Quoi n’ouïr plus le tambour,
L’orgue, le piano !… — Courbé sur ton octave
Que tu devais souffrir, Ô ! Bethowen Gustave !
Parle… Bon ! je comprends. Il dit qu’il ne pleut plus,
Allons, tant mieux. C’est bien ! pas de mots superflus…
Pardon, je me trompais : il dit qu’il pleut encore…
Mais quelle ambition folâtre te dévore ?
yseult
Moi seule j’ai compris, ce geste essentiel,
Pour les gens les plus sots veut dire un arc-en-ciel.
enguerrand
Soit, mais alors pourquoi ce serviteur trop libre

Affecte-il de nous parler en pur félibre.

Sortie du Nègre.
Voyons cet arc-en-ciel.

yseult
Il pleut horriblement.
enguerrand
Il pleut ! il pleut ! Alors, c’est que le nègre ment,

Rentrée du Nègre
De l’orage et de moi, vil guelfe, tu te joues.

yseult
Pardonnez-lui,… la honte enlumine ses joues.

Le Nègre donne une carte.
enguerrand

Une carte !
yseult
Pour moi ?
enguerrand
Pour moi ?
yseult et enguerrand (ensemble)
Le moine bleu,
enguerrand
Je vous le disais bien ! j’avais compris, parbleu.

Faites entrer.
yseult
enguerrand
Pardon ! c’est, moi qui suis le maître,
J’ai seul droit de défendre, et seul droit de permettre.
Faites entrer…

Scène IV


ENGUERRAND, YSEULT, LE MOINE
le moine
Madame, et la société !
yseult
Il a du monde, il est très-bien, en vérité.
enguerrand
Comment vous nommez-vous ?
le moine
Tristan !
enguerrand
Tristan l’hermite ?
le moine
Plein d’humour !…
yseult
Sous ce froc d’azur qui le limite
Il paraît façonné pour les jeux de l’amour.

le moine
Yseult.
enguerrand
Tout simplement. Elle était jeune et belle,
Sans fortune et sans nom. Je lui donnais les miens,
Moi, des Machicoulis, duc et…
le moine
Je me souviens.
enguerrand
Duc et cousin du Roy, comte…
yseult
Assez ! mais j’y songe,
Sans doute un appétit formidable vous ronge,
Mon père, soyez donc le convive inconnu
Qui peut toujours venir.
enguerrand
Il est enfin venu,
Ah ah ah nous allons pouvoir dîner, que diantre !
yseult
Je n’ai plus faim.
le moine
Ni moi.

enguerrand
Alors, frère Tristan l’hermite, plein d’humour…
le moine
Vous ne comprenez rien… C’est plein d’humour vous-même.
yseult
C’est un éloge qu’il vous fait.
enguerrand
Par le saint chrême,
Je ne m’appelle pas Plein d’Humour. Je suis, moi,
Moi, des Mâchicoulis, duc et cousin du Roy
Comte de Monguignon, baron de Sombreflamme.
le moine
Et sans doute, autres lieux. Et le nom de Madame,
Si belle qu’à la voir, j’ai le torticolis.
enguerrand
Mais, Madame Enguerrand, rand des Mâchicoulis,
Comte de Monguignon, baron de Sombreflamme
Duc et cousin du Roy, c’est le nom de ma femme.
yseult
La femme doit porter le nom de son époux.
le moine
C’est vrai ; mais n’est-il pas, dites, un nom plus doux ?
Le petit nom,… le nom,… le nom de demoiselle ?

enguerrand
Moi, je veux dans mon ventre
Mettre du pain, du vin et de la viande avec.
yseult
Vous saurez que Monsieur mange fort et boit sec.
Pendant que vous mangez, alors que faut-il faire,
Il faut vous regarder ?…
enguerrand
Mais pas du tout ; le frère
Pour votre instruction, et ma digestion,
Fera sans passion une allocution.
yseult
Comme ce sera gai !
enguerrand
Que la fête commence !
le moine
Ah ! si je vous chantais ma petite romance ?
Je suis ténor.
yseult
Parfait !
le moine
Donnant l’ut sans effort.
Et même baryton.

enguerrand
De plus fort en plus fort.
le moine
Le p’tit moin’ qui fait pénitence
Se lèv’ d’ordinaire au p’tit jour,
Puis dans sa p’tit’ cellul’ commence
Par faire un ou deux petits tours.
Aussitôt après sa prière
Il faut qu’il aille à l’Angelus
Faire un grand salut au p’tit père
Qui lui rend un petit salut.
enguerrand
Bravo ! bravo ! buvons un coup, allons, en garde !
Le moine jette son vin par dessus son épaule,
et un coup d’œil en faisant des mines

yseult
Oh ! comme son œil brille et comme il me regarde.
le moine
Tout le long du jour il récite
De petits oremus latins,
Et l’on voit tourner, tourner vite
Son p’tit rosaire à sa p’tit’ main.
Quand il a mis trop de paresse
À cultiver son jardinet,
Il va confesser à confesse
Un p’tit péché que Dieu lui r’met.
enguerrand
Bravo ! bravo ! buvons un coup, buvons encore !
Même jeu de scène

yseult
Il est exquis ; son œil de flamme me dévore.
le moine
Le soir dans son p’tit réfectoire
Bien qu’il ait grand soif et grand faim,
Souvent il din’ d’un’ petit’ poire
Dont il doit laisser le pépin.
Puis dévot’ment, sous sa petit rob’e
Et tout seul, bien seul, il s’en va
S’fourrer, jusqu’à la petite aube
Dans son p’tit lit pas plus grand qu’çà.
enguerrand
Bravissimo ! bravo ! buvons, vive la joie !
Même jeu de scène
yseult
Ah ! je comprends, c’est un anmant que Dieu m’envoie.
enguerrand
Ouf ! ah ! brua ! brua ! Commej’ai bien diné !
Une horloge sonne
Vous qui chantez si bien, quelle heure a donc sonné ?
le moine
L’heure où sur le gazon la lune se repose,
L’heure où l’oiseau d’amour ouvre son aile rose,
L’heure où les lutins bleus errent parmis les joncs,
L’heure où de frais soupirs s’exhalent des donjons,
L’heure où l’esprit des fleurs s’endort dans leurs corolles
L’heure des longs baisers et des lentes paroles,

L’heure douce au baron et douce au paysan,
L’heure enfin…
enguerrand
Il suffit, c’est bien. Allez vous-en.
Quand on a bien mangé, bien bu… je bois encore.
On sent… qu’est-ce qu’on sent ?… Yseult, je vous adore !
Je suis mari… Vous, moine, il faut prier. Et puis…
Allez voir dans mon oratoire si j’y suis.
le moine (à part)
C’est ce que je voulais. Il va dormir. Courage.
Il sort

Scène V.


YSEULT, ENGUERRAND, puis LE MOINE
yseult
Nous sommes seuls, je vais reprendre mon ouvrage.
enguerrand
Yseult ! hum ! ma petite Hortense, viens ici
Un silence
yseult (à part)
Je crois qu’il dort, Seigneur ! Seigneur ! il dort, merci !
Il dort comme un cheval alourdi par l’avoine.
Pst ! pst ! Beau moine, viens.

le moine (entrant)
Je ne suis pas un moine.
yseult (à part)
Ce beau page d’azur espiègle et libertin
Me plaît, car il ressemble au chanteur florentin.
Réduit en bronze, il ferait bien sur ma pendule.
Pour mieux le subjuguer, feignons d’être crédule
Et de croire, naïve, à tous ses beaux discours.
le moine
Suzeraine adorée, écoute mes amours.
Quand la première fois, au sortir de l’église,
Je te vis, belle Yseult, oh ! châtelaine exquise,
Un voile blanc flottant aux pointes du pennin
Qui couronnait de cornes d’or ton front divin.
Sur le chemin poudreux, ta robe armoriée
Traînait avec un bruit très doux, coloriée,
Tu marchais au milieu d’un peuple prosterné,
Je sentis que l’amour dans mon cœur était né.
Voyant Enguerrand endormi.
Oh ! jalousie, horreur, vertige, abîme, gouffre !
Tu n’es pas à moi seul, mon Yseult, et je souffre.
Tu lui juras soumission devant l’autel
Tu le reçois, suave, au seuil de ton castel…
Quand il rentre le soir, animé par la chasse,
Et qu’il pose les lourds aciers de sa cuirasse
Ce guerrier doit avoir l’audace des hussards !
Je vois tes bras neigeux meurtris par ses brassards,

Sous son dur gantelet ployer ta souple taille,
Je te vois succomber à l’ardente bataille,
Et tes longs cheveux blonds inonder l’oreiller !
Oh ! cet homme qui ronfle ! il va se réveiller !
Puisse un noir cauchemar sur lui poser sa griffe.
yseult
Oh ! ne crains rien, ce n’est qu’un époux apocryphe.
Avec cet Enguerrand du carré Marigny
Depuis longtemps, mon cher Tristan, c’est bien fini
De rire, et c’est cela qui lui rend l’humeur noire.
tristan (à part)
Croyons-la, c’est poli — Toujours la même histoire.
Haut.
Ange d’amour, merci, je crois à ta candeur,
Le ciel n’est pas plus pur que le fond de ton cœur,
C’est un doux paradis où tout seul je pénètre,
Tombant à genoux.
Une ineffable joie envahit tout mon être.
yseult
Mon cœur est un boudoir dont toi seul as la cté.
tristan
Dans ta douce prison puis-je être bouclé.
Sa muraille est charmante. Ah ! pour ma vie entière
Je voudrais, chère Yseult, t’avoir pour guichetière.

yseult
Que c’est beau, la jeunesse ! Ah ! doux et frais amour !
Quel contraste entre cet éphèbe et ce pandour.
tristan
En effet, je suis beau, Madame, je l’avoue.
Oui, déjà le coton viril orne ma joue,
Mon menton se dessine en vigoureux méplat.
Regardez. — Mes yeux noirs abondent en éclat
Ma peau claire n’est pas fanée au vent des fièvres,
La grâce ombre mes commissures de lèvres,
Je suis svelte, mes reins souples, mes mollets
Sans être gros ne sont pas précisément laids.
J’ai le pied fin, la main fine, la taille fine,
Mes cheveux sont un ciel que l’aurore illumine
Et mes ongles sont longs, roses, purifiés,
Matin et soir mes dents blanches, vérifiez ?
yseult
Avec délice, cher Tristan, je vérifie !
Elle l’embrasse.
tristan
Cherchons la vérité, c’est la philosophie.
Cherchons-là.
yseult et tristan (ensemble)
La voici.

yseult
Le vrai c’est un trésor
Qu’on ne peut épuiser.
tristan
Yseult, cherchons encor.
yseult
Quand arriverons-nous à la fin du problème ?
tristan
Cela dépend d’un mot, d’un seul, dis-le !
yseult
Je t’aime !

Scène VI


LES MÊMES
enguerrand (se réveillant)
Ha ! ha ! connaissez-vous le réveil du lion,
Du tigre, du conder, du loup, de l’alcyon.
yseult
Ah ! grâce, Monseigneur !
enguerrand
Jamais, vile adultère !

yseult
Grâce ! grâce pour lui ! — Mon front touche la terre,
Seule je fus coupable.
enguerrand
Assez, je vous connais.
Non, non ! pas de pitié pour l’enfant polonais !
tristan
Seigneur, je ne suis pas Polonais, je suis Slave.
Mon père, un officier supérieur et brave
Me mit au monde sur les bords de la Néva
Et mourut sans me dire où la chose arriva.
Le vent soufflait dans les arbres, près de la hutte.
J’avais quinze ans. L’Espagne était alors en lutte
Contre Abdallah, le dey rébarbatif d’Alger.
J’avais passé le Tage, et trois jours sans manger
Quand je parvins, à l’heure où la nuit est sereine
Dans ce jardin de France…
tous
Un, deux, trois, la Touraine.
tristan
C’était le quinze mars. Hélas ! voilà pourquoi
Ô des Mâchicoulis, duc et cousin du Roy,
Comte de Monguignon, baron de Sombreflamme,
Voilà pourquoi je suis aux pieds de votre femme.

enguerrand
C’est juste. Mais comment alors est-il ici ?
Holà ! mon nègre, holà ! concierge !
yseult
Le voici.

Scène VII


LES MÊMES, LE NÈGRE
enguerrand
Je voudrais bien savoir quel est-ce beau jeune homme ?
Gestes et pantomime du Nègre.
Tu n’en sais rien… Alors comme est-ce qu’il se nomme ?
Tu n’en sais rien non plus ?… J’aurais dû le prévoir
Et je sais maintenant, car j’ai voulu savoir
Comment est-il entré ?… Tu n’en sais rien encore !
Comment va-t-il sortir ?… Réponds donc, Fenimore !
Sortir… lui qui la fit sortir de son devoir ?
Je sais plus que jamais ce que je veux savoir,
Réponds-moi, dis-un mot ! le phoque, la poupée,
Disent papa, maman, et l’abbé de l’Épée,
Moderne Cicéron, n’est pas fait pour les chiens
Dis-moi donc quelque chose, improvise des riens.
Dans des patois vivants, choisir, dans des langages
Cunéiformes… Non ?… Je te chasse.
fenimore
Mes gages !

tous
Prodige ! il a parlé.
enguerrand
Donc, il n’est pas muet.
fenimore
Je vais donc dire enfin tout ce qui remuait,
D’angoisses dans mon cœur vibrant de domestique.
Ces glaives, ces hauberts, ces heaumes que j’astique
Qui n’ont jamais servi… qu’à se faire astiquer,
Les bottes à cirer, les torchons à marquer,
Le lavage écœurant des rouges casseroles
Et pour paiement des coups, des mauvaises paroles !
Ma dignité froissée… et la table… bon Dieu !
Toujours la nappe sale, et du sale vin bleu
Que l’on baptise au fond des hanaps héraldiques
Du pain rassis et des côtelettes étiques,
Sans moutarde, des œufs, jamais au beurre noir.
Le sais-tu maintenant ce que tu veux savoir ?
enguerrand
Ah ! nous traiter ainsi, nous, ducs des moyens-âges,
Vassal, manant, vilain, croquant, cocher !
fenimore
Mes gages !

enguerrand
Tes gages !… les voici… tes gages, ex-muet,
Ah ! j’ai pris ce matin, justement un billet
De cinq mille !… Peux-tu me rendre la monnoie !
fenimore
Parfaitement ! je vais vous la rendre avec joie.
enguerrand (à part)
Diable ! (à Tristan) Mon jeune ami, prètez-moi donc dix francs !
tristan
Mon père fut jadis l’ami des Enguerrands
enguerrand (au Nègre)
Prends toujours cet à-compte, enfant !
fenimore
Bonté céleste !
Puisque Monsieur paiera dorénavant, je reste.
enguerrand
Mais puisque tu n’es plus muet, nègre balourd !
fenimore
Je ne suis plus muet, mais je deviendrai sourd.
enguerrand
C’est juste ! Maintenant retourne à la cuisine !

fenimore
Quoi ?…
tous
Cuisine !
fenimore
Hein ?…
tous
Cuisine !
fenimore
Ah ! bon la couleuvrine…
tristan
Pour qu’il pût vous entendre il faudrait un tambour ?
yseult
Oh ! mon Dieu ! pour dix francs, quel admirable sourd !
Le Nègre sort.

Scène VIII


LES MÊMES moins LE NÈGRE
enguerrand
À nous trois, maintenant ! Ah ! pardon, je me trompe
À nous deux…
yseult
Écoutez ces sons lointains de trompe !

tristan
Dieux ! ne serait-ce pas la chasse du Dauphin ?
enguerrand
Le Dauphin !… quel Dauphin ?… vous, vous êtes trop fin.
Pas de Dauphin.
yseult (écoutant)
Mais si, c’est bien lui, sur mon âme !
enguerrand
Quand il pleut, les Dauphins ne sortent pas, Madame !
À nous deux !… Ah ! pardon ! je me trompe, à nous trois !
tristan
Seigneur ! n’avez-vous pas de souliers trop étroits ?
enguerrand
Trop étroits ?… pas étroits…
yseult
Votre armure vous gêne ?
enguerrand
Mon armure me gêne ?… Elle est pourtant de Gêne,
Très malins, les petits malins ?… Moi, plus malin
À nous trois !…

yseult
Laissez-moi de ce voile de lin
Essuyer votre front.
Elle le mouche
enguerrand
Merci ?
tristan
Quel œil farouche !
yseult
Ce guerrier est ainsi chaque fois qu’il se mouche.
enguerrand
À nous deux, cette fois ! et trêve aux concetti,
Vous êtes son amant ?
tristan
Vous en avez menti.
enguerrand
Ah ! j’ai menti ! menti !… moi, menti. Je pardonne
À l’amant de ma femme, — au fond j’ai l’âme bonne,
Mais me dire que j’ai menti, moi menti, moi !
Moi, des Mâchicoulis, duc et cousin du Roy,
Comte de Monguignon, baron de Sombreflamme !…
Ah ! voilà ce qu’il faut laver de cette lame,
Tu vas mourir.

tristan
Je n’ai pas fait mon testament.
enguerrand
Luxe !… Dépose ici ton argent seulement
Et fais-lui tes adieux, comme on les fait en rêve,
Surtout ne sois pas long. Je repasse mon glaive.
tristan
Adieu, nature ! adieu, forêt ! adieu, ciel bleu,
Adieu ma sœur aimée ! adieu, ma mère, adieu !
yseult
N’as-tu pas oublié quelqu’un de ta famille,
Oh ! toi, pauvre petit errant sous la charmille ?
tristan
Adieu ! ma sœur cadette ! Adieu, mon pauvre chien,
Qui m’as connu si jeune, et qui te fais ancien !
yseult
Adieu, rebec ! adieu, théâtre ! adieu, guitare !
Gaspardo le pêcheur, et Pâtre le Lazare.
enguerrand
Dépêchez ! dépêchez ! j’entends le son du cor,
Je repasse toujours, — dépêchez-vous encor.
yseult
Adieu, tes beaux cheveux dorés, chaude auréole !

tristan
Adieu, rose d’amour, qui ferme sa corolle !
yseult
Adieu, saphir naissant qui me bleuissait l’œil !
tristan
Adieu, ma’blonde venue, et fiancée en deuil !
yseult
Adieu, mon rossignol !
tristan
Mon petit rougegorge !
Il s’éclipse.

Scène IV


YSEULT, ENGUERRAND
yseult
Guy… Rien ne s’est passé de décisif, en somme !
N’étiez-vous pas présent ici quand ce jeune homme
Cédant, sans y penser, aux premiers feux des sens,
Marivaudait des madrigaux fort innocents ?
Je savais, que pendant cette églogue éphémère
Vous étiez-là, veillant sur nous comme une mère,
Et malgré sa jeunesse, et malgré mes appas
Vous voyant près de nous, nous ne tremblions pas
Tel un ruisseau coquet épris d’une pervenche

Gargouille aux chants d’amour et dans son cœur s’épanche
Le chêne qui, noueux, étend son lourd arceau
En veut-il à la fleur, en veut-il au ruisseau !
enguerrand
Ruisseau, fleurs, en veut-il ? Il n’en veut pas, c’est juste !
La pervenche est charmante, et le chêne est auguste !
yseult
Oui ! le chêne est auguste, il est noble, il est bon,
C’est pourquoi vous allez nous pardonner.
enguerrand
Pardon !
Je ne me mêle pas des affaires du chêne
Qu’il ne se mêle pas des affaires du frêne !
yseult
Quel frêne ?
enguerrand
Moi, le frêne ! et j’ai bien ma raison ;
Ma comparaison, vaut votre comparaison !
yseult
Triste frêne, Monsieur, vous êtes frénétique.
enguerrand
Frénétique, en effet, mais non pas frêne étique :
La force dans mon bras d’acier, abonde à flots.

Je soulève des poids d’au moins quatre kilos.
Je vais avec mes dents porter des chaises âpres.
Je suis nourri de sang, de harengs saurs, de câpres,
De tripes de Riou, de trompe d’oriflan.
Je vais vous le prouver en vous perçant le flanc.
yseult
Ah ! seigneur ! êtes-vous à ce point insensible ?
Ce flanc de marbre, qui va vous servir de cible,
Ce flanc que vous allez massacrer sans remords,
Ce flanc qui va passer au nombre des flancs morts,
Ce flanc qu’un glaive nu va trouer d’outre en outre,
Comme un forêt de vert douanier perce une outre
Ce flanc mystérieux, ce flanc délicieux ;
Ce flanc ne fut-il pas façonné par les cieux
Pour servir de berceau, seigneur à votre race ?
Grand Enguerrand, au nom des Mâchicoulis, grâce,
Grâce pour cette femme aux espoirs triomphants
Qui pouvait être la mère de vos enfants !
enguerrand
Ta, ta, ta. Rien du tout.
yseult
Mais alors, quelle femme
Était donc entre nous, ma belle-mère infâme
Qui mit au monde un fils barbare et tel que toi ?
Je te tutoie enfin, car c’est plus fort que moi ;
Je voulais épargnera ton front solitaire

Cette honte qui prend un… mari sur la terre,
Je m’étais faite douce et charmante à plaisir,
Et je mentais avec l’espoir de réussir
Croyant que ta vertu de Mâchicoulis, d’âme
Noble, de Monguignon exquis, de Sombre flamme
Délicieux, aurait le nez de se louer
D’un être ayant le tact de ne rien avouer !
Eh bien ! J’avoue enfin ! et pour votre torture
Éternelle, Monsieur, j’avoue une aventure
Plus effroyable encor que vous n’imaginez,
Et je l’affirme à votre barbe, à votre nez,
Je vais mourir coupable entre les plus coupables.
enguerrand
Nos arrêts sont formels, et jamais discutables.
Je vous tue. Avez-vous commis la chose exprès
Ou non ?… Tuer d’abord et réfléchir après,
Madame, pensez-y, cette maxime est bonne :
Si l’on réfléchissait, l’on ne tuerait personne.
yseult
Alors vous me tuez la première… tant mieux
enguerrand
Madame, à notre tour, faisons-nous nos adieux
yseult
Eh bien frappe sous l’œil de Dieu qui te regarde
Voilà ma gorge, frappe.

enguerrand
Allons Madame, en garde !

Scène IX


LES MÊMES, LE MOINE
le moine
Arrêtez, s’il vous plaît, que veut dire ceci ?
Est-ce pour plaisanter que nous sommes ici ?
Écoutez. Il s’agit d’un fait de la plus haute
Conséquence, entends-tu ? conséquence, mon hôte.
Laisse ton yatagan. (À Yseult.) Toi dépose ta tour.
Ah ! vous ne savez pas la nouvelle du jour.
enguerrand
Nous ne lisons jamais les journaux.
le moine
C’est indigne !
yseult
Je n’en crois pas un mot.
enguerrand
Et moi pas une ligne.
le moine
Un mot de quoi ? comment ? une ligne de qui ?
enguerrand
Ne parliez-vous pas de Poniatowski.

le moine (furieux)
Pas le moins du monde… Ah !…
yseult
Pardon, alors.
enguerrand
C’est juste.
Continuez.
le moine
Alors, je commence.
enguerrand (interrompant)
Procuste
Était, sans contredit, un tyran fort adroit.
Son lit trop long pour l’un, pour l’autre trop étroit
Est une invention joliment singulière.
Je la veux dépasser par une à ma manière,
Et dès ce soir….
le moine
Monsieur, permettez, vous m’ôtez
La parole, c’est dur, et quant aux cruautés
Que votre cervelle en combustion médite,
Il est trop tard. Compter sur une réussite
De ce genre, c’est fou, je vous l’affirme, car
Ce jeune homme n’est plus, qui s’appelait Oscar.
yseult
D’abord, ii s’appelait Tristan.

le moine
Vil artifice !
Vous allez en juger. Je lisais mon office
Dans la pièce à côté, tranquille et monacal,
Quand doucement, auprès de mon fauteuil bancal
J’ouïs qu’on me parlait avec la voix de l’âme.
Avez-vous entendu chanter l’Hippopotame ?
Je relève la tête et vois, tel qu’Absalon
Un Monsieur qui me dit : — « Fumez-vous ? » — « C’est, selon »
Répondis-je, Monsieur. Il reprit : « Quel dommage ! »
Je fais sur cette terre un joli personnage.
Qu’en pensez-vous ? — Je dis : « Dieu fait bien ce qu’il fait. »
Il reprit : « J’étais las de fumer en effet ;
Depuis longtemps j’avais en horreur la régie
J’essayai quelque peu de l’anthropophagie,
Rien ne me réussit. » Je dis : — « Il faut le temps
À tout. » Il reprit : « J’ai compté tous mes instants.
Il ne m’en reste plus que trois ou quatre à vivre.
Attention ! » fit-il. Je refermai mon livre
Et je le regardai. C’était trop fort, vraiment,
Et sans dissimuler mon mécontentement,
Je lui criai : « Parbleu, vous attendez peut-être !… »
Mais Oscar a déjà le pied sur la fenêtre,
Et se précipitant, dit : « Malheur aux Londrès ! »
Tout ça, le temps de voir passer un train-express.
enguerrand
Il est mort, c’est bien fait.

yseult
Bah ! tant pis.
enguerrand
Quoi, Madame,
Vous ne regrettez pas ce réserviste infâme ?
yseult
Je m’en soucie autant que Laure d’Abeilard.
enguerrand
Je vous pardonne alors sans détour et sans fard,
Et réjouissons-nous, puisque justice est faite.
Moine, vous me plaisez, vous avez une tête.
Ma femme, embrasse-le.
Pendant qu’ils s’embrassent.
Moi des Mâchicoulis
Duc et cousin du roi, natifs des Andélys,
Comte de Monguignon, baron de Sombrellamme,
Donne pour directeur ce brave homme à ma femme.
le moine
Honneur aux Enguerrand, mort à leurs ennemis.
enguerrand (au moine)
Votre lit sera fait.
yseult (à Tristan)
Ton couvert sera mis.

FIN