Feuillets parisiens : poésiesLibrairie Henri Messager (p. 73-104).


V

MONOLOGUES




LE CLOWN



Mon cirque fait relâche, et j’en profite, amis,
Me trouvant ce soir libre, et correctement mis,
Pour vous dire en deux mots ma singulière histoire :
J’ai commencé mes tours au bord d’un écritoire,
— Ah ! dame, vous savez, on commence où l’on peut,
J’ai fait beaucoup de vers dont on se souvient peu,
J’ai célébré l’éther, l’océan, la mouette,
La forêt, l’arc-en-ciel, l’amour : j’étais poète !
Vous avez feuilleté mes livres sur les quais,
Ils sont tous entassés sur le quai Malaquais ;
J’ai rêvé des sommets altiers, des fières cimes
Qu’on peut escalader sur les ailes des rimes…
De ma jeunesse en fleur tel fut le clair matin.

Mais la vie est un rink où souvent le patin
Nous emporte bien loin du but : erreur fatale !
J’ai traîné l’habit noir du solliciteur pâle
Qui cache un manuscrit lourd, j’ai connu l’horreur
De l’antichambre où l’on attend qu’un directeur

Ait fini de causer avec des ingénues.
J’ai vu naître et mourir bien des jeunes revues
Et j’ai noctambulé triste, hagard, crotté,
Vêtu pendant l’hiver de jaquettes d’été,
Et d’ulsters poussiéreux pendant la canicule.
Mais un jour lassé d’être un martyr ridicule,
« Pour dompter le public, il faut, me suis-je dit,
Employer quelque truc aussi fort qu’inédit. »
Alors j’ai dédaigné les ornières connues,
Que suivaient les anciens pour aller jusqu’aux nues,
Et pour mieux m’écarter des vulgaires chemins,
À la postérité j’ai marché sur les mains.


Je suis le clown moderne et froid, ma jambe maigre,
Comme un piment confit longtemps dans du vinaigre
A d’étranges zigzags où le songeur se plaît ;
Je sais poser mon front pensif sur mon mollet,
En faisant de petits bonjours de ma bottine
À la brune ambrée, aux senteurs de veloutine,
Qui profile son galbe aimable aux promenoirs.
Je vois s’illuminer les yeux verts, bleus ou noirs,
Quand au son du hautbois, de mon orteil senestre,
Je mouche élégamment le nez du chef d’orchestre.
Je porte une perruque écarlate, un maillot
Tout zébré de dessins fantasques, dernier mot
Des gommeux du tremplin ; un sourcil circonflexe
Abrite mon regard, qui trouble l’autre sexe.

Je suis le roi des désossés ; comble de l’art,
Je rase une table en faisant le grand écart,
Comme un rameur véloce en une périssoire.
J’improvise des pas sur une balançoire ;
Les applaudissements gantés me sont acquis,
Quand je jongle avec des couteaux, d’un air exquis.
Brillant d’une gaîté féroce et japonaise,
Tantôt guépard, tantôt boa, tantôt punaise,
Je sais bondir, ramper, m’aplatir, chaque soir,
Et ce qui sert aux autres hommes à s’asseoir,
Me sert à moi, le clown rêveur, de mandoline,
Pour ma chanson sans mot, sans notes, mais caline.
C’est alors que je plane — et je reprends mon rang
De descendant direct du père orang-outang.

D’être son petit-fils je sens si peu de honte
Que vers ce grand aïeul fièrement je remonte.
Loin de répudier sa haute parenté,
Je le prends pour modèle, et c’est ma vanité,
Qu’on dise quand, rasé de frais, galbeux, le linge
Éclatant de blancheur, je parais : « Tiens ! un singe ! »




L’ACCORDEUR


L’Accordeur, vêtu de noir, sans linge, s’assied au piano, l’ouvre et récite le monologue suivant, en le mêlant d’accords et de gammes.


Un homme s’est trouvé pour me prendre ma femme !
Être paradoxal que la laideur enflamme,
Et que, pour ce haut fait, nos neveux chanteront,
Il m’a pris le sein plat où je posais mon front !…
Moi, néanmoins, je cours chaque jour, humble artiste,
Consciencieusement remplir mon métier triste.

Faisant des notes sur le piano
Do, mi, sol, do, ré, fa, la, ré, mi, sol, si, mi.

C’est moi qui rends la vie au clavier endormi,
Qui de l’aube au couchant m’acharne sur l’ivoire,
Ressuscite les sons, soigne la touche noire
Et la blanche… je suis plein d’un zèle grondeur ;
Je suis celui qui vient pour le sol, l’accordeur !
Oh ! le drôle de mot, la bizarre ironie !
J’allais tous les matins rétablir l’harmonie

Des instruments faussés par des doigts imprudents ;
Rentré, je n’entendais que des cris discordants ;
Ma femme remplissait les airs de sa voix aigre,
Alors que je trimais comme un malheureux nègre,
Pour, avec quelques sous gagnés péniblement,
Rendre possible son hideux accoutrement.

Gammes
Dans la salle en désordre où l’on a fait la fête.

Ramenant les bémols enrhumés à l’honnête
Diapason normal, on me voit arriver.
Et Dieu sait ce que mon métier me fait rêver !
Ô piano, témoin des nuits emparadisées,
Je te sens imprégné des mains cent fois baisées.
Moi l’obscur opprimé, morne et déshérité,
Qui ne connus jamais luxe, amour, ni beauté !
Ô piano, confident de tant de gais mystères,
Je ne sais rien de toi, que les labeurs austères,
Des beaux soirs je ne vois que les gris lendemains !

Trouvant des morceaux de musique sur le piano
Tenez ! voici là des morceaux à quatre mains,

— À deux sexes plutôt ! — Lui, mettant les pédales
Couvre d’un trémolo ses paroles fatales,
Tandis qu’elle, sous l’œil indulgent des parents,
Perd la tête, rougit, pâlit, tremble, se pâme,
Fait les yeux doux et joue avec toute son âme,
Et de son petit pied, très amoureusement,
À son voisin témoigne un tendre égarement,

Des valses de Métra ! Blondes valseuses frêles
Ont rasé le parquet de leur vol d’hirondelles…
Oh !… ces tailles, ployant dans les bras des valseurs !
Ne chasserai-je pas ces rêves obsesseurs ?…
Ah ! c’est que comparer ces mondaines orgies
Où flamboyaient les yeux, les bijoux, les bougies,
À mes nuits… cette foule à mon isolement !

Il réfléchit
Je suis moins malheureux, au fait que son amant.

Car lui, le pauvre diable, au moins faut-il qu’il l’aime,
Qu’il contemple matin et soir sa face blême,
Qu’il ait de petits soins et de grandes ardeurs…
Nous autres seuls, maris, pouvons être boudeurs.

Examinant les morceaux
Des couplets cascadeurs, des refrains d’opérettes…
Furetant
Près d’un londrès défunt des bouts de cigarettes.
Gammes
Moi, je prends mon tabac dans un cornet sans chic,

Et je n’ai jamais vu ni Théo, ni Judic.

Pause
Hélas ! je n’ai connu qu’une femme, la mienne,

Qui n’est pas belle, certe, il faut que j’en convienne,
Mais je l’avais choisie exprès ainsi, car j’ai,
Comme beaucoup de gens raisonnables, jugé

Qu’une épouse étant très repoussante est fidèle…
Je ne soupçonnais pas ce laideron modèle.

Gamme mineure triste
J’ai cru, moi, naïf, qu’elle, horrible affreusement,

Ne tenterait jamais le cœur de nul amant.

Autre gamme
Eh bien ! non, la laideur pour les âmes mal nées,

Ne fait point reculer les amours effrénées :
Elle est partie un jour toutes voiles dehors,
Emportant de chez moi, sans honte, ni remords,
Mes faux-cols en papier, ma chaîne en chrysocale,
Mes deux rasoirs tout neufs, mes chemises percale,
Dévalisant de fond en comble la maison…
Tout ! tout !  ! tout !  !  ! jusqu’à mon pauvre diapason,
Elle a tout mis au clou, tout mis dans mon ménage,
Pour subvenir aux frais de son petit voyage.
Et je suis obligé, maintenant aux abois,
De remplacer l’ancien instrument par ma voix.

Il fait une note cassée et fausse
Cette voix, à présent, comme elle est affaiblie !
Avec un soupir
Ah ! si du moins ma femme avait été jolie !
Il se remet au travail
Au fond, je suis trop bête et j’ai mépris de moi

D’avoir, pour cette horreur absente de l’émoi.
Il frappe à coups redoublés sur le piano

C’est égal, je suis très vexé… la scélérate !
Si jamais je te pince, il faut que je te batte !

Nouveaux coups
Je sens grandir en moi tous les instincts mauvais ;

J’ai trop longtemps bêlé comme un agneau je vais
Déchirer désormais et rugir comme un fauve.

Coups redoublés
Tiens ! tiens !! tiens !!!
Très froidement
Tiens ! tiens !! tiens !!! J’ai cassé le piano ! je me sauve.




LE GOMMEUX
DEVANT SON CONSEIL DE FAMILLE


Comme un bouquet de fleurs aux couleurs éclatantes,
Mesdames et Messieurs, oncles, cousines, tantes,
Comme un bouquet de fleurs aux couleurs éclatantes,
Dont la rose est notaire et le bleuet docteur,
Vous voilà tous groupés — spectacle séducteur —
Pour me doter en votre humeur trop tracassière
D’un excellent conseil, tendre et judiciaire,
Prolongeant — c’est dans l’intérêt de ma santé —
Le charme adolescent de la minorité.
Donc de me protéger il faut qu’on se soucie ;
C’est fort aimable à vous et je vous remercie
D’un si doux intérêt ; mais je n’ai pas besoin
Que de me faire un sort on prenne tant de soin ;
Sachez-le, je suis très content de l’existence
Que je mène, et je vais prendre un plaisir intense
À vous faire adopter mon avis, à vous tous…
Vous verrez que je suis le plus sage des fous.

Ayant dans mon berceau trouvé de la fortune,
Fallait-il exploiter des mines dans la lune ?
Prendre des actions qu’oncques on ne paya
Ou créer des tramways Paris-Himalaya ?…
Fallait-il des chevaux cafres carder la laine
Me consacrer à la bretelle américaine ?
Monter des opéras ou publier des vers ?…
Poser un téléphone entre les univers ?
Oui, j’aurais travaillé, mais j’aurais fait faillite !…
Si vous croyez que c’est pour cela qu’on hérite.
Quoi ! j’irais m’abrutir dans un obscur emploi !
Je ne suis fait pour rien, mais tout est fait pour moi.
L’artiste, le marchand, l’ouvrier, l’ouvrière,
L’usinier, le mineur, le fermier, la fermière…
Ce monde qui se meut, et qui poursuit un but,
C’est l’orchestre et je suis le ténor donnant l’Ut —
Oh ! ne me prenez pas pour un être inutile.
Une prairie en fleurs vaut bien un champ fertile ;
Je ne travaille pas, mais je fais travailler.
C’est pour moi que l’on voit les grands tailleurs tailler
Ces vestons à carreaux insensés qu’on raconte
Dans les journaux. Gilets très ouverts où l’on compte
Les battements cherchés d’un cœur qui ne bat pas.
Ces pantalons formant un gracieux compas.
Le chemisier, ayant fait ma chemise, dîne.
Le hâve jardinier qui tristement jardine
Pourrait-il vivre, si je lui manquais, hélas ?
Je suis sa providence en offrant ses lilas,

Ses fraises, ses raisins, ses asperges en branches,
En faisant croquer ses primeurs par des dents blanches.
Je suis le protecteur des chemins de fer, car,
Dans mes déplacements, j’use les sleeping-car.
Si chauffent les vapeurs, si se gonflent les voiles,
Si le marin pensif voit pâlir les étoiles,
C’est pour qu’après souper je boive la liqueur
Au parfum vanillé qui réjouit le cœur,
Et que je fume, à l’heure où le viveur se vanne,
Les cigares dorés venus de la Havane.
Pour moi, pour mes pareils la nature a tout fait :
La neige tombe afin de glacer le parfait.
Quand dans les claires eaux des grands fleuves ils glissent,
C’est pour nous que la truite et le saumon s’unissent,
Prenant pour rendez-vous les flots céruléens.
Au légendaire abri des rochers vendéens,
C’est pour nous seuls que les jeunes huîtres engraissent.
C’est pour nous que la dinde et la truffe apparaissent.
Les moutons sont flattés lorsque nous les mangeons,
Les pigeons sont créés pour le tir aux pigeons.
Je suis, convenez-en, le pivot du commerce.
Si, très prochainement, monsieur de Lesseps perce
Après l’isthme de Suez, l’isthme de Panama,
Question de chapeaux !… Non, jamais nul n’aima
Autant l’humanité, nul n’est moins égoïste
Qu’un élégant gommeux, jeune, aux instincts d’artiste

Qui s’assied toujours plein d’appétit au banquet,
Et cueille dans la vie un éternel bouquet.
Ai-je fait, chers parents, enfin vibrer la corde ?
Vos cœurs sont-ils touchés ? J’espère qu’on m’accorde
Le mérite du moins d’avoir dans mon passé
Toujours fait quelque bien alors que j’ai nocé.
Que voulez-vous ? Chacun doit suivre sa nature.
L’un court le handicap et l’autre l’aventure.
Tout être au fond de l’âme a son ambition
Et se doit d’obéir à sa vocation.
L’un rêve les succès, il se fait acrobate,
Ayant le goût du whist un autre est diplomate,
Si l’on tient à ravir les femmes, on se fait
Chanteur — et si l’on aime à voyager, préfet,
Tel, futur avoué, se plaît dans le grabuge,
Un homme très enclin au sommeil devient juge.
Oh ! laissez-moi rester, — cela me va si bien ! —
Celui qui parmi vous passe en ne faisant rien.
Messieurs et chers cousins, mesdames et parentes.
Laissez-moi sous le gai soleil manger mes rentes,
Inscrivant sous les plis joyeux de mon drapeau
Cette devise fière et moderne : Être beau.




LES ADIEUX DE LA PETITE DIVA


Elle entre en cachant son visage avec des bouquets.
Arrivée à l’avant-scène, elle les écarte, et sourit.

C’est moi !… Regardez-moi, cela vous est permis
Pour la dernière fois…
Pour la dernière fois… Bonsoir, mes bons amis.
Votre diva, votre bijou, votre chérie
S’en va… Ne soyez pas fâchés.

Joignant les mains
S’en va… Ne soyez pas fâchés. Je vous en prie !

Que mon doux souvenir, dans vos âmes laissé,
Soit comme un frais pastel par le temps effacé,
Un arôme léger, une poussière rose.

Envoyant un baiser
Ô mon cher bon public, jamais froid, ni morose !



Pour mes adorateurs fidèles, il n’y a
Pas de saison sans rose et sans magnolia.

Pour parfumer ma loge avec des senteurs rares
On a fait voyager du printemps dans les gares.
On a cueilli le jasmin d’or, cher à Carmen
Sur les sierras, sur les glaciers, le cyclamen ;

Désignant un de ses bouquets
Et cette violette aux tons pâles est née

Sur les bords qu’attiédit la Méditerranée.


Et pourtant, je m’en vais, ingrate, vous quitter.
Je pars, — bien que je sache à n’en pouvoir douter.
Que, dans la salle, il n’est pas un cœur qui ne batte,
Quand j’entre en scène avec des airs mignons de chatte

À certains spectateurs
Vous qui créez mes travestis exquis et fous.

Vous, le grand financier, découvreur d’astres, vous,
Messieurs du Strapontin, du couloir, de la loge,
Qui remplissez votre journal de mon éloge,
Laissez-moi vous conter, pour me justifier,
Le rêve auquel je vais tous vous sacrifier.



Rêveuse, très lentement
Pouvoir tous les matins, sans qu’un filet la serre,

Peigner ma chevelure opulente et sincère,

N’aller pas emprunter à Madame Loysel
Ces frisons blonds, pareils aux plumes de l’oisel.
Et, le soir, plus de Jabloschkoff, plus de bougie…
La lampe avec son abat-jour, ô nostalgie !
Avoir, (oh ! si longtemps ce rêve m’a ravi !)
Le droit d’être enchaînée et d’aimer son mari.




LA DUCHESSE ANNE


La scène est à Deauville, dans la villa Marine, chez la baronne de Maillais. Un salon, avec un piano, une petite table sur laquelle sont posés un miroir, des albums, une boîte à poudre de riz, un bouquet de fleurs des champs très harmonieux de couleurs. La duchesse Diane entre, en parlant à une personne qu’on ne voit pas. Toilette de promenade à la campagne, extrêmement élégante.
Parlant à une personne qu’on ne voit pas.
Non, laissez-moi, marquis, je ne veux voir personne.

J’ai besoin d’être seule, allez rejoindre Yvonne
Au croquet, ou Lansac et le prince au billard ;
Je veux me reposer, je reviendrai plus tard
Écouter vos exquis concetti, mais, de grâce,
Ne me poursuivez pas, je suis nerveuse et lasse.

Entrant tout à fait en scène.
Gentil, mais un peu fou, ce marquis Doria ;

On prétend qu’à son club, un soir, il paria
De m’offrir à souper dans son palais de Gènes.
C’est un sang azuré qui coule dans ses veines,
Ses mains sont en ivoire et ses cheveux en or,
Un César Borgia… qui serait un ténor.
Il semble échappé d’un tableau du Veronèse,
Mais, quand il va parler, on attend l’ut dièze ;

Pour causer avec lui chanter vaudrait bien mieux.
Puis, en vocalisant, répondre à ses aveux…
Il porte des parfums, des perles, une bague
Dont le chaton contient du poison, une dague.
Cet Italien blond, avec son air hautain,
A le tort d’évoquer la Porte-Saint-Martin.
Par son charme exotique un instant amusée
Je l’ai regardé vivre et suis désabusée ;
À mon cœur c’est en vain que je voudrais mentir,
Hélas ! ce n’est pas lui qui me fera sortir
De cette indifférence amère où je m’ennuie
Affreusement, ainsi qu’une reine obéie…
N’avoir pas un regret, n’avoir pas un désir,
Ignorant le bonheur, vivre dans le plaisir ;
Rien, rien, pauvre Diane, oh ! que ne donnerais-je
Pour voir fondre au soleil cette froideur de neige ?

Un peu tristement.
J’avais fait au printemps un rêve bien bourgeois :

Seule, avec mon mari, venir passer un mois
À la mer, et qui sait ? c’eût peut-être été drôle,
Nouveau dans tous les cas, mais ce n’est pas le rôle,
Je le vois bien, qui m’est par le sort dévolu,

Car le duc…
Avec ironie.
Car le duc… Oh ! bien malgré lui, n’a pas voulu,

N’a pas pu, veux-je dire ; un travail d’importance
Extrême tout l’été retient son Excellence

À Paris, et tous ces messieurs, que je fuyais,
Sont arrivés chez la baronne de Maillais.
Heureuse comme tout, cette chère baronne ;
Son cœur est débordant de plaisir, car personne,
Pas même la Patti, n’a rempli ses salons
Autant que moi. Vrai, c’est un succès. Nous allons
Amener tout Paris de Trouville à Deauville.
Une procession depuis huit jours défile
Dans la Villa Marine ; on n’a jamais tant ri,
Tant soupe, tant dansé.

Pendant toute cette scène, elle s’est approchée du miroir. Très lentement elle a ôté son chapeau, ses gants, arrangé ses cheveux ; ses yeux s’arrêtent sur le bouquet. Elle dit, avec un peu d’émotion :
Tant soupe, tant dansé. Le bouquet d’Aimery !

Oh ! oui, c’est bien de lui. Doux poète, il exprime
L’amour par un bouquet comme par une rime.
Harmonieusement il sait grouper les fleurs
Comme une symphonie exquise de couleurs.
Quel frais parfum d’aurore et de sentes mouillées !
Il ne ressemble guère à ces roses payées,
Banales comme l’or, qu’on offre sans amour.
Il s’est levé pour le cueillir avant le jour.
Quand l’aube dans le ciel met des blancheurs de perles,
Écoutant les chansons des pinsons et des merles,
Il a marché longtemps dans le bois tout fleuri ;
Il a dû mal dormir cette nuit. J’ai meurtri
Sans pitié sa pauvre âme, hier ; j’étais méchante,
Et pourtant je sens bien, malgré moi, qu’il m’enchante

Ce doux être pensif, ployant sous mon regard,
Comme un lys sous l’orage ; il est déjà trop tard
Pour m’en défendre ; j’ai presque de la tendresse
Pour lui ; je lui fais mal, mais son amour caresse
Mon orgueil par ses vers qui sont remplis de moi ;
Il attendrit mon cœur par son naïf émoi…

Tout en respirant et touchant le bouquet, elle y
trouve une lettre.
Un billet ! oh ! c’est mal, tromper ma confiance,

Non, rien n’autorisait pareille impertinence…
Ce n’est plus l’Aimery rêvé, s’il est pervers ;
Qu’il ne paraisse plus devant moi.

Ouvrant la lettre, avec une voix subitement calmée.
Qu’il ne paraisse plus devant moi. Tiens, des vers !

Duchesse, quand vient le jour,
Je vais, dans le grand bois sourd,
Dire aux oiseaux ma détresse ;
Je songe, quand vous dormez,
À votre front parfumé
Ombré d’une lourde tresse.
Madame, au soleil couchant,
Quand, dans les blondeurs d’un champ,
L’astre-roi semble descendre,
Alors chante le bouvreuil,
Et moi je contemple, en deuil,
Mes espoirs réduits en cendre.
Diane, je suis triste et seul
Dans mes draps, cruel linceul !

Torturé par l’insomnie.
Doux songe, sylphe léger,
Près d’elle va voltiger,
Toi que j’aime, sois bénie.

Avec un sourire indulgent
Il faut lui pardonner, car il souffre vraiment ;

Et puis son madrigal, après tout, est charmant.
Le pauvre, il brisera ses ailes à me suivre
Dans mon fier tourbillon. Ce qu’il faudrait pour vivre
Heureux, à cet enfant, c’est une femme sœur
Qui marcherait avec des pas pleins de douceur
Autour de lui, pendant qu’il écrirait, très-bonne ;
C’est une femme enfin dans le genre d’Yvonne,
Ma petite cousine… Hélas ! la pauvre enfant
L’aime, et c’est pour cela qu’elle dit qu’au couvent
Elle veut retourner, qu’elle abhorre le monde,
Le mariage, et tout ; pauvre petite blonde !
Seule, j’ai le secret de son cœur ingénu.
Chère enfant, de l’amour tu n’as jamais connu
Que les pleurs, les tourments, la triste jalousie ;
Tu veux t’ensevelir, vivante poésie,
Tu veux prier pour lui, toujours ; il serait mieux
Encore de l’aimer et de le rendre heureux.
Dieu ne m’en voudrait pas de lui ravir cette âme
Qui ferait une mère adorable, une femme
Consolatrice et douce, ainsi qu’un bel ange. Oui,
Je lui ferai comprendre au poète, aujourd’hui,
Tout de suite pendant que j’en ai le courage,
Qu’il doit m’oublier ; je ferai ce mariage.

M’oublier, et pourquoi ? L’idéal sentiment
Qui nous unit peut bien subsister ; oui, vraiment,
Son cœur si tourmenté trouvera l’accalmie
Entre sa femme, Yvonne, et Diane, son amie.

Sa voix s’est voilée ; en prononçant ces dernières
paroles, ses yeux se sont mouillés. Elle dit :
La duchesse a pleuré, la duchesse a du cœur.

Voilà qui surprendrait Lansac, le chroniqueur ;
Il le raconterait pour sûr dans l’Étincelle ;
Cette chronique-là me plairait moins que celle
Qu’il fit sur mon habit couleur regard-du-roy,
En satin merveilleux, chaque pan très-étroit,
Brodé de vieil argent, d’or et de perles fines,
Ouvrant sur des volants coquillés de malines.
Ce soir-là, j’ai, je crois, régné sur tout Paris,
Dans ce beau palazzo, vrai rêve de houris,
Où les esprits vainqueurs, les beautés qu’on redoute
Se coudoyaient, fiers et charmés, à la Redoute
Que le prince donna pour me faire la cour.
C’était Venise au parc Monceau. Dieu, que d’amour
Dans les parfums troublants des emparadisées !
Que de champagne au fond des coupes irisées ?
Comme sous les loups noirs les rires se perlaient !
Qu’ils étaient berceurs les orchestres qui jouaient
À la sourdine, au loin, cette valse des roses !
Le Jabloschkoff, par des lueurs d’apothéoses,
Éclairait les valseurs et les couples furtifs
Qui s’enfuyaient, joyeux, dans l’ombre des massifs.
Avec ses airs charmants de grand seigneur-poète,
Le prince me faisait les honneurs de sa fête,

Régal qu’il donnait à ma curiosité.
Son automne a gardé des flamboiements d’été,
Et puis, que voulez-vous ? il aura du prestige,
Toujours, parce qu’on l’a beaucoup aimé ; vertige
Attirant vers l’abîme où d’autres ont sombré.
Celui pour qui des yeux bleus ou noirs ont pleuré
Nous préoccupe, ainsi qu’une énigme vivante.
Toujours nous roulerons sur l’éternelle pente
Où d’autres ont glissé. Don Juan nous fascina
De tout temps : nous avons des Dona Juana.
Dans l’amour, chercher l’infini, c’est bien en somme ;
Cet idéal fuyant peut bien tenter un homme.
Quel poème plus beau, plus varié que nous ?
N’est-ce pas se grandir que vivre à nos genoux ?…
Il était séduisant, contant d’une voix basse
Ses tant belles amours du passé ; que de grâce
Disparue, et d’éclairs éteints par le tombeau !
Funèbre, mais charmeur, il me paraissait beau,
Ce sultan d’un sérail de belles trépassées.
Je sentais des frissons exquis, et mes pensées
Se troublaient dans l’air capiteux qui me grisait.
C’est amusant d’avoir un peu peur ; il disait
Tout le décaméron amoureux de sa vie ;
Un ensorcellement où la femme ravie,
Se couronnant de rose, accepte le cyprès ;
Où comme dans Boccace, on sent la mort tout près.
Heureusement, pour m’arracher au sortilège,
J’avais tous mes suivants, Lansac et puis Helphège,
Le grand commentateur du Mahabaratha,
Qui pour être galant, me compare à Sita,

Et prenant des airs fats en regardant la foule,
Se rengorgeant ainsi qu’un pigeon qui roucoule,
Vient, au milieu d’un bal, tirer un manuscrit.
Pour débiter un madrigal, en pur sanscrit.
Puis Lansac me disait la chronique légère
De ce monde interlope, où j’étais étrangère ;
Ses racontars spirituels m’amusaient fort.
Certes, venir à la Redoute était un tort,
Une quasi coupable et perverse équipée.
Si le duc l’avait su !… J’étais préoccupée,
Inquiète, vraiment ; ce n’était pas banal
D’avoir presque un remords sans rien faire de mal.
Ces dames me lorgnaient : je crois que ma toilette
A triomphé dans la passe d’armes coquette.
Mais, mon plus grand succès ne fut pas celui-là.
Dans les splendeurs de ce moderne Walhalla
On vit paraître Franz Haller, le pianiste ;
Et ce monde blasé, ce monde fantaisiste,
Espérant se griser d’harmonie et d’accords,
Voulut absolument l’entendre. Franz alors,
Entouré d’un essaim de modernes sirènes,
Qui l’enlaçaient avec des grâces souveraines,
Resta froid, dédaigneux, semblant n’entendre rien ;
Mais tout à coup, plongeant son regard dans le mien —
Qu’il avait reconnu, je crois bien, sous le masque —
Il me dit : — (Un artiste est toujours très fantasque)
— « Voulez-vous ? » Je fis « oui », comme ça, sans parler ;
Il s’assit au piano, puis fit d’abord rouler

Un prélude onduleux, rhythmé comme une vague,
Qui s’éteignit en un murmure doux et vague ;
Alors fixant sur moi ses yeux, il m’adressa
Son poème d’amour, le rêve commença :

Tout en parlant, elle a marché vers le piano et s’y est assise. Si l’actrice est pianiste, elle exécutera, en sourdine, pendant la tirade suivante, une mazurka de Chopin, si elle ne l’est pas, on jouera dans la coulisse ; enfin, s’il n’y a pas de pianiste, elle s’accoudera sur le clavier.
On n’est plus à Paris, on n’est plus à Venise ;

C’est le Nord très lointain, dans sa blancheur exquise,
C’est la steppe neigeuse où glissent les traîneaux :
Le ciel gris traversé par des vols de corbeaux.
Frileusement j’étais blottie, — âpre délice ! —
Tout près de lui, dans les tiédeurs de ma pelisse
De loutre, jusqu’aux yeux ayant bien enfoncé
Cette petite toque en velours vert foncé
Qui me va bien, dit-on, à cause de l’aigrette
D’émeraudes ; le vent tout autour de sa tête
Soulevait ses cheveux. Parfois on rencontrait
Des Tziganes errants ; une femme lisait
Un avenir d’amour dans nos mains enlacées,
Oh, quelle rhythme bizarre en leurs chansons dansées !
Comme leurs fiers talons tapaient sur le sol dur
Dans ces pays tout blancs ignorés de l’azur !
Pour moi seule chantait cet instrument magique.
Par les enchantements ailés de la musique
Tous les cerveaux étaient troublés divinement ;
Comme Orphée il chantait… ! Mais il vint un moment

Où la foule oublia l’étrange virtuose,
Quand, dans cette gaîté de fête bleue et rose,
Parut Max de Loris, le superbe orateur,
Puissant comme un lion, calme triomphateur,
Un frisson de respect secoua ces frivoles ;
C’est que l’écho vibrait encore des paroles
Qu’à la Chambre il avait dites si fièrement.
Dompter les femmes, c’est un passetemps charmant,
Qui prouve du talent, mais dominer les hommes
C’est plus fort et, ma foi ! voilà comment nous sommes,
Nous autres, nous aimons la force ; les soumis
Nous attendrissent un instant, sont nos amis,
Mais l’amant préféré, toujours, sera le maître ;
L’homme à la volonté ferme et douce, enfin l’être
À qui l’on obéit délicieusement.
C’est si bon de n’avoir pas à penser, vraiment.
Être libre, c’est ennuyeux… Être captive,
Heureuse, et se laisser aller à la dérive,
Quand sur le gouvernail on sent un bras très-fort,
N’est-ce pas l’idéal ? Vivre sans nul effort,
Confiante en celui qui même votre barque
Vers les clairs horizons lumineux ! Je remarque
Que seules ici-bas les femmes sans beauté
Réclament la maussade et triste liberté.
Cet homme peut manquer à la galanterie
Parfois ; c’est que son temps se doit à la patrie,
C’est qu’au bonheur de tous il sait sacrifier
Tout, même les douceurs exquises du foyer.

Sa femme doit comprendre, étant intelligente,
La grandeur de son rôle ; on peut être indulgente
Pour l’être honnête et pur qui n’a jamais menti.
Certe, il faudrait qu’elle eût un esprit perverti,
Celle qu’il a choisie et qu’il a faite sienne,
Pour trahir son honneur, dont elle est la gardienne !
Comme elle doit se dire avec tranquillité :

Avec un enthousiasme croissant
Sa haute confiance et sa calme bonté

Me font une bien noble et bien douce existence ;
Je suis l’inspiratrice et chère providence
De cet homme si bon, grand parmi les humains,
Qui mit sa main loyale en mes petites mains…
Ah ! cette femme est une heureuse…

Elle éclate d’un rire prolongé
Ah ! cette femme est une heureuse… Cette femme,

Mais, c’est moi ! Plus de trouble et plus de vague à l’âme :
Vous seul vous règnerez sur mon cœur bien guéri,
Monsieur le duc Max de Loris, mon cher mari.