Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. XXVII

Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 413-485).

Chapitre XXVII.

La Contradiction de la Foi et de l'Amour.


Les sacrements présentent la contradiction entre idéalisme et matérialisme, entre subjectivisme et objectivisme ; elle constitue au fond l’essence de la religion. Or les sacrements chrétiens ne sont rien sans la foi et sans l’amour. Nous allons donc ici assister à une lutte suprême, nous allons observer la contradiction capitale, qui résume toutes les autres : c’est la contradiction entre la Foi et l’Amour.

L’essence secrète de la religion, nous l’avons prouvé, est l’identité de l’être humain et de l’être divin ; la forme de la religion, au contraire, son essence manifestée, et dont elle-même a conscience, est précisément la différence entre l’Homme et Dieu. Dieu, c’est l’être humain, mais la religion en parle comme d’un être étranger ou non-humain. Eh bien, l’identité de Dieu et de l’Homme est ici constituée par l’Amour, et la différence par la Foi[1].

L’amour identifie Dieu avec l’homme, l’homme avec Dieu, et par conséquent l’homme avec l’homme ; la foi sépare Dieu de l’homme, et par conséquent l’homme de l’homme, puisque Dieu n’est rien autre chose que la mystique notion du genre humain ; si vous séparez Dieu et l’homme, vous coupez par-là le lien commun de tous les hommes, vous isolez l’individu. Par la foi, la religion se met en contradiction avec la vertu, avec la raison, avec le simple sens du vrai ; par l’amour, la religion s’oppose à cette contradiction. La foi isole Dieu, elle fait de lui un être individuel ou particulier ; l’amour universalise Dieu, il fait de Dieu un être universel ou commun, et l’amour pour Dieu est identique avec l’amour pour l’homme. La foi opère une scission dans l’intérieur de l’homme individuel, elle en fait pour ainsi dire deux hommes ; elle sème les dents du dragon, qui font naître à chaque pas des ennemis mortels qui s’égorgent sans remords les uns les autres ; l’amour guérit les blessures que la foi a faites au cœur humain. La foi impose comme une loi la croyance en son Dieu ; l’amour est de la liberté ; l’amour ne condamne pas les athées, il est athée lui-même, puisqu’il nie par la pratique, sinon par la théorie, l’existence d’un Dieu individuel et opposé à l’homme. L’amour porte en lui Dieu, la foi est en dehors de Dieu, et Dieu est en dehors d’elle ; la foi rend Dieu étranger à l’homme, elle fait de lui un objet extérieur.

La foi est donc un élément extérieur, elle devient un fait historique, extérieur, tout matériel ; elle peut devenir une confession de foi toute superficielle, mécanique pour ainsi dire ; on attribue, alors à la foi, telle quelle, des effets superstitieux et magiques. Je dis superstitieux, parce que cette croyance n’influe plus sur la morale ; les démons, par exemple, croient à l’existence de Dieu, sans cesser pour cela d’être ce qu’ils sont.

La foi a des différences inhérentes ; elle critique les consciences individuelles, elle discerne entre vrai et faux. La foi est ainsi exclusive elle n’admet point de progrès, parce qu’elle ne veut qu’une vérité spécifique, qui nécessairement est négative envers tout ce qui est en dehors d’elle. La foi n’a qu’un seul Dieu, elle ne reconnaît qu’une seule vérité, elle donne à un seul individu le monopole d’être Fils de Dieu ; le reste n’est que de l’infamie, du mensonge, de la poussière. Jéhova, Allah, le Dieu trinitaire, est le vrai Dieu, toute autre divinité n’est qu’une détestable idole ; il faut la briser sans retard.

La foi a quelque chose de particulier, un monopole à elle, elle se base sur une révélation toute particulière. Hautaine et exaltée, toujours fébrilement agitée dans ses mouvements supranaturalistes et contre-nature, la foi religieuse se vante d’avoir acquis son trésor par une voie spéciale, qui n’a rien de commun avec la voie ordinaire, ouverte à tout homme doué de cœur et de bon sens. Jamais ce qui est pour tout le monde, ne saurait être un objet particulier, spécifique, et caractéristique de la foi. Ainsi, on savait longtemps avant le christianisme que Dieu était le créateur, on l’avait reconnu par la nature ; mais la foi religieuse hausse dédaigneusement les épaules, car elle seule en sait davantage. La foi connaît la personne de ce Dieu d’après la révélation ; elle sait au juste répondre à la question : qui est ce Dieu ? Tandis que les pauvres païens savaient tout au plus répondre à la question : quoi est Dieu ? De là à l’idolâtrie païenne ; le Dieu païen n’est point bien connu à ses adorateurs. Les chrétiens connaissent le leur de face à face et ils se trouveraient offensés si on voulait les identifier devant Dieu avec les païens. Cette fameuse identification des païens et des chrétiens n’existe que dans le cerveau libéral de quelques philanthropes déistes, mais elle est au fond opposée au christianisme, car elle est, en effet, le résultat d’une civilisation douce et éclairée. Un chrétien se distingue d’un non-chrétien par tout ce qui constitue la foi chrétienne ; « Voulez-vous, dit Luther, être chrétien, alors croyez et agissez autrement que les autres mortels (XVI, 569). » Cela signifie que ceux qui ne connaissent pas le Dieu chrétien, ne sont pas des hommes chrétien et homme sont deux synonymes, les païens n’ont que la forme humaine, et nullement une valeur intérieure [2].

La foi particularise l’homme, elle le confine dans d’étroites limites, elle lui ôte toute facilité d’évaluer avec justice ce qui est en dehors de la foi. Toujours préoccupée d’elle-même, la foi ne peut ni observer ni penser. Un théoricien ,un penseur dogmatique aussi se restreint, il est vrai, à son système, et cette restriction théorique est généralement mesquine : il y a là toutefois encore une sorte de liberté, un certain libéralisme dans les vues des scientifiques ; la science, la théorie ne saurait jamais devenir entièrement esclave, ou — ce qui revient ici au même — despote. Mais voyez la foi : elle fait de son objet une cause de conscience et d’intérêt, une affaire de l’instinct d’être heureux ; son objet est lui-même un être particulier personnel, un Dieu qui veut qu’on l’adore, et qui n’a mis le bonheur éternel de l’homme qu’à ce prix-là.

Sans contredit, le croyant tire de sa foi un sentiment d’honneur qui le fortifie et le transporte ; il se trouve élevé au-dessus du niveau ordinaire des mortels, au-dessus de l’homme tel que la nature l’a fait. Les fidèles sont comme des aristocrates, ils savent qu’ils sont des gens de distinction, des gens d’illustre extraction, puisque la grâce de Dieu les distingue du reste des hommes, qui ne sont que des plébéiens ou des infidèles. Dieu est la personnification de cette distinction aristocratique ; Celse déjà a dit que les christocoles se vantaient : Est Deus et post illum nos (Origène, Adv. Celsum, éd. Hoeschel. 1605. Aug. Vind. p. 182). Or, comme la foi prend l’être humain pour un autre être personnel, le fidèle aussi transporte son honneur sur cette autre personnalité ; il fait tout pour la gloire de son Dieu, et rien pour la sienne propre. Dans cette autre personne il retrouve sa propre personne ; tout dévoué à cette personnalité transcendante, il jouit par là même de l’essor de sa personnalité bornée « Je suis fier et ambitieux à cause ma félicité céleste et de la rémission de nos péchés : mais ce n’est que pour l’honneur d’un autre, pour celui du Seigneur Christ, » dit Luther, avec sa naïveté habituelle, qui prononce chaque fois les pensées les plus intimes de la théologie. L’Apôtre aussi dit : « Que celui qui se vante, se vante du Seigneur (Corinth. I, 31). » Un ancien aide-de-camp du général russe Munnich a dit : « Quand j’étais son aide-de-camp, je me sentais bien plus grand, que maintenant où je commande ; » il en est ainsi d’un véritable fidèle. Le domestique qui porte la livrée du maître, s’estime bien plus supérieur aux hommes libres appartenant à une classe moins élevée que celle de son maître ; de même le croyant. La foi est orgueilleuse, mais elle a l’air d’être humble, parce qu’elle transporte son orgueil dans Dieu, c’est-à-dire dans une autre personnalité ; cette personnalité est le propre moi humain divinisé, et se compose de notions telles que sauveur, médiateur, bienfaiteur, protecteur, etc. ; ce ne sont que des notions dans lesquelles le fidèle se rapporte à lui-même, au bonheur suprême de son propre moi. Ce Dieu est la personnification du désir, très naturel au reste, de l’homme de devenir heureux ; et remarquez que ce désir y est déjà réalisé, car qui y croit (c’est-à-dire en Dieu) y participe déjà (c’est-à-dire il sera heureux). Un vieux proverbe national des Allemands dit : Croire rend bienheureux. En un mot, ici comme ailleurs la religion nous montre sa méthode caractéristique, qui est de transformer en un passivum le naturel activum pour parler avec la grammaire ; la religion change le moi agissant en un moi agité, en un moi sur qui un autre moi, le moi appelé Dieu, agit. Ainsi, le chrétien se sent élevé, païen s’élève par ses propres forces, tant bien que mal le chrétien regarde comme une affaire de réceptivité ou de sentiment, ce qui spontanéité. L’humilité du croyant est un orgueil pris à rebours, un orgueil qui n’a pas l’extérieur d’un orgueil ordinaire. le croyant se sent distingué, mais cette distinction est loin d’être le résultat de son activité ; elle est une grâce qui est descendue sur lui il ne sait pas comment le croyant ne fait pas de son moi le but de sa propre activité, mais le but de l’action divine.

La foi, on le conçoit, doit toujours être une foi circonscrite, déterminée, spéciale : sans cela son Dieu ne serait point le vrai Dieu. Ce vrai Dieu est le Christ, le Fils inné de Dieu le seul vrai prophète : voilà une croyance nettement déterminée, et vous n’avez qu’à croire, si vous voulez être sauvés. Cette croyance se fixe sous forme d’un dogme ; il ne fait que prononcer en parole ce qu’elle avait primitivement en idée. Quand une fois un dogme fondamental a été constitué, il produit nécessairement des questions spéciales, qui à leur tour doivent être décidées dogmatiquement : ce qui conduit à une multiplicité quelquefois très embarrassante de dogmes. Mais ce désagrément, qui est inévitable, ne doit jamais détruire la nécessité de fixer la foi dans des dogmes ou dans des articles fondamentaux, afin que tout le monde sache ce qu’il lui faut croire pour acquérir la félicité céleste.

Je prie le lecteur de remarquer, que nos théologiens modernes, ici comme ailleurs, méconnaissent le vrai christianisme ; ils trouvent ridicules, ils rejettent avec indignation les conséquences rigoureuses de l’essence de la foi. Comment, vous voudriez que la foi ne fût pas préoccupée, soupçonneuse, acariâtre ? Pensez donc qu’il s’agit pour elle de l’honneur de son Dieu et de la félicité éternelle de l’individu. On est chaque fois inquiet de savoir si l’on a vraiment rendu à un supérieur tous les honneurs dus à son rang. Saint Paul, par exemple, est tout rempli d’une seule idée, il ne peut penser qu’au mérite ou à l’honneur du Christ. Les panégyristes nous disent que la foi chrétienne est plus libérale et plus large que celle de Moïse ; elle l’est en effet dans des choses qui lui sont étrangères, par exemple dans des aliments, mais elle est illibérale et étroite au plus haut degré là où il s’agit d’un objet qui l’intéresse. Le pédantisme dogmatique, l’exclusivité la plus sauvage, sont ses deux attributs logiquement nécessaires ; elle est scrupuleuse et impitoyable : es-tu pour le Christ ? pour sa Foi ? si non, tu es anti-chrétien, un ennemi mortel du Christ. Or, on sent le besoin de donner une définition du mot chrétien, et malheur à qui doutera de cette définition une fois donnée, ou qui la changera. Mais comme il y a beaucoup de livres sur la foi et beaucoup d’écrivains religieux, il y a aussi beaucoup de diversité dans les opinions, et il faut partout établir des déterminations dogmatiques bien précisées. Il n’y a pas de doute, le christianisme ne doit sa durée qu’à la dogmatologie des églises.

Le temps moderne, avec son incrédulité qui fait semblant de croire ou, selon le mot spirituel d’un philosophe, qui croit croire, le temps moderne a beaucoup d’indifférence en matière de foi, et se cache derrière le Nouveau-Testament, ou la Bible en général. Cette foi moderne oppose des versets bibliques aux distinctions dogmatiques ; elle veut de la sorte par l’exégèse s’émanciper de la dogmatique ; mais l’exégèse est plus ou moins arbitraire, capricieuse. La foi a déjà commencé à s’éteindre, quand on fait la découverte que les dogmes imposent un joug à l’intelligence ; la religiosité libérale, n’oublions pas cela, est de l’indifférence religieuse ou plutôt de l’irréligiosité ; elle dit qu’elle ne veut croire que ce qui est essentiel, elle ouvre la Bible, elle va la commenter, elle jure sur la Bible ; mais au fond elle ne croit rien. Je dis rien, rien qui mériterait d’être appelé foi ; elle remplace entre autres le Fils de Dieu, cette figure si nettement dessinée, ce caractère si fortement accentué pour ainsi dire, par la notion vague et flottante d’un homme sans péché, qui plus que tout autre peut se faire appeler un fils de Dieu ; ce qui signifie que le Christ n’est ni Dieu, ni homme, ni théanthropos. Voilà où les modernes ont enfin débarqué, après avoir fait un long et ennuyeux trajet : ils sont arrivés à l’indifférentisme pur et simple en matière de religion, au point de ne pas même regarder comme sacré tout ce qui est écrit dans la Bible ; ainsi, la séparation que la foi religieuse fait et doit faire entre les fidèles et les infidèles, est rejetée comme anti-religieuse ou anti-chrétienne, bien qu’elle se trouve énoncée dans le Nouveau-Testament.

L’Église, en condamnant les hétérodoxes et les incrédules, avait de son côté le droit de la logique : la foi orthodoxe, quand elle est vivante, quand elle porte encore du feu dans ses entrailles, et des flammes dans son cœur, ne distingue pas entre un hétérodoxe et un athée. Elle doit les condamner, c’est la sa nature essentielle, et aucune chose ne peut agir contre sa nature. Au premier coup-d’œil, je le sais, la foi paraît être une séparation innocente faite entre les fidèles et les infidèles : mais attendez un peu, et vous verrez cette séparation devenir éminemment critique ; Dieu est pour le fidèle, il est contre l’infidèle ; de la vient le devoir de pousser celui-ci vers son bonheur, c’est-à-dire de le convertir.

Or, celui qui a contre lui Dieu, n’a pas de valeur ni de dignité, il est nul au fond, et on fait bien de l’annuler aussi extérieurement : celui qui a contre lui Dieu, est contre Dieu, et cela suffit. Le Nouveau Testament a déjà combiné l’idée de l’incrédulité avec celle de la non-obéissance, et Luther dit (XIII, 647) : « La méchanceté capitale, c’est la mécréance. » Tout mécréant est donc un ennemi personnel du Christ ; il ne veut pas croire, dit la foi, donc il est endurci, il commet un péché volontaire. Elle est conséquente, quand elle ne s’assimile que les fidèles, en repoussant les infidèles ; elle est bonne envers les fidèles, méchante envers les infidèles. Il n’y a pas à contredire, cette croyance orthodoxe, qui est censée être à la fois germe, racine, fleur et fruit, porte en elle un mauvais principe, en même temps qu’elle est la véritable foi du vrai Dieu, comme lui est la personnification de cette foi, la Foi en personne.

C’est précisément ce Dieu de la foi exclusive, le Dieu orthodoxe, soit catholique, soit autre, qui dans l’Église victorieuse est tout à fait identique avec Satan ; le christianisme devient alors le satanisme[3].

La vanité chrétienne empêche de juger impartialement ; on aime à découvrir le moindre défaut chez les nations non chrétiennes, mais jamais on ne voudra voir ceux du chrétien. Beaucoup dépend du tempérament, du naturel d’un peuple, la Foi se formera chez l’un différemment de l’autre : mais la nature essentielle de la foi reste partout et toujours la même. La Foi ne s’occupe que de condamner les infidèles : tout ce qu’il y a de beau, de salutaire, de généreux, elle l’amasse sur son Dieu, elle l’en revêt comme l’amante son bien-aimé  ; ce Dieu, je le répète, est lui-même la Foi personnifiée ; elle rejette sur l’infidélité tout ce qu’il y a de laid, de désolant et de mesquin. Et remarquez, c’est surtout le doute dans les matières dogmatiques, le doute, ce véritable principium sapientiae, contre qui la Foi constituée doit lever son bras impitoyable et sanglant. Elle a en effet raison de déclarer les doutes pour des tentations infernales, et nous aurions tort d’attendre d’elle ce qu’elle ne saurait donner sans se suicider.

L’Église orthodoxe se souciait même beaucoup des tourments spirituels qui naissent du doute, elle se tenait toujours prête à leur imposer silence par la méthode contrastimulante, en infligeant des tortures corporelles et en rendant muets les hérétiques. Elle a de tout temps agi de cette sorte, mais surtout depuis le seizième siècle. La Saint-Barthélemi, massacre fanatique, mais franc et enthousiaste, n’est rien en comparaison avec la révocation de l’édit de Nantes, massacre fanatique, mais hypocrite, lâche, et qui est précisément pour cela devenu le modèle de toutes les persécutions religieuses modernes[4]. Elles ont cela de particulier qu’elles sont précédées des mensonges les plus doucereux, et suivies des louanges les plus impudentes. La révocation de l’édit était encore pour une raison plus vile que toutes les persécutions antérieures: c’est qu’on nia après, en face de l’Europe, d’avoir employé des moyens violents. La révocation de l’édit, acte infâme, a eu l’honneur d’être en même temps un acte saint : le pape d’alors ne l’a prouvé que trop.

Les orthodoxes les plus zélés, ceux qui représentent l’essence de la foi, sont tous égoïstes et bilieux : ils ne sauraient subsister sans avoir devant eux des hérétiques. Cette rage extérieure contre l’hérésie n’est rien autre chose que la rage qu’ils éprouvent de leur propre état intérieur ou psychique ; les intervalles lucides pour eux sont les moments où la flamme de la colère luit dans leurs sinistres regards. Tout est supranaturaliste pour l’orthodoxe, il n’y a que la colère religieuse par laquelle il se met de nouveau en contact immédiat avec la nature humaine : peut-être aussi veut-il par là palpablement démontrer le dogme du péché originel, puisque sa vie doit être une dogmatique vivante ; on sait du reste quelle grande valeur ce dogme possède aux yeux du vrai fidèle.

Dieu réprouve le mécréant, et le fidèle fait et doit faire comme Dieu. Les mahométans détruisent les infidèles par le fer et le feu : les chrétiens sont plus raffinés, ils renchérissent sur le vieux dicton d’Hippocrate, ils y emploient le feu de l’enfer. Eh, voyez, voyez les flammes d’outre-tombe, comme elles viennent s’élancer vers la vie actuelle ; elles en franchissent la limite pour éclairer les ténèbres du monde infidèle. Cela doit être : le fidèle anticipe déjà ici-bas les jouissances célestes dans les transports de son âme pieuse et fervente ; de même l’infidèle aussi doit goûter d’avance les angoisses infernales, du moins dans les instants solennels où l’enthousiasme religieux est au comble. On fait donc bien de brûler vivants ceux qui doutent ou — ce qui revient au même — qui blasphèment Dieu.

Le christianisme n’a point ordonné les poursuites contre les hérétiques, ni les conversions par la force brutale. C’est là un fait que je m’empresse de constater. Mais la foi condamne, et parce qu’elle condamne, elle produit inévitablement un sentiment haineux, d’où naissent les poursuites contre les hérétiques. Aimer un individu qui ne croit pas au Christ, est un péché contre le Christ ; ce serait aimer l’ennemi du Christ. « Dieu, dit Luther, punit souvent les blasphémateurs, les incrédules, les infidèles, les hérétiques déjà dans cette vie, il le fait pour fortifier sa chrétienté dans la foi, par exemple les hérétiques Cérinthe et Arius (XIV, 13). » Et saint Bernard : « Si quis spiritum Dei habet, illius versiculi recordetur : nonne qui oderunt te, Domine, oderam ? Psalter, 139, 21 (Epist., 193 ad magist. Yvonem Cardin.). » L’homme ne doit point aimer celui qui hait Dieu ou que Dieu n’aime pas ; Dieu, il est vrai, aime tous les hommes, mais dans la supposition qu’ils aiment ou qu’ils aimeront le Christ. Être chrétien, est synonyme avec être agréable à Dieu ; n’être pas chrétien, est synonyme avec s’exposer à la colère de Dieu. « Qui Christum negat, negatur a Christo, » dit Cyprien (Epist. E. 73, paragr. 18, édit. Gersdorf). Il n’est permis au chrétien que d’aimer les chrétiens, et les non-chrétiens en tant qu’ils pourront devenir chrétiens ; il ne peut aimer que ceux qui sont sanctifiés par la foi. La foi est comme le baptême de l’amour. L’amour fraternel de l’homme pour l’homme n’est qu’un amour naturel ; l’amour chrétien au contraire est l’amour saint. Le mot : Aimez vos ennemis ne se rapporte qu’à nos ennemis personnels, et nullement à nos ennemis principiels, aux ennemis publics, c’est-à-dire aux adversaires de Dieu et de son Église. La foi déchire donc les liens naturels ou humanitaires qui unissent les hommes ; elle remplace l’unité naturelle et universelle par une unité particulière, par une unité de secte.

Ne me dites point : « Ne jugez pas, afin que vous ne soyez pas jugés. » Ce mot de la Bible ne veut nullement laisser à Dieu le jugement, la condamnation et l’exécution. Ce mot se rapporte au droit privé et à la morale du christianisme, mais il n’appartient point au droit politique et dogmatique. Vous faites déjà preuve de votre indifférence en matière de foi, quand vous transportez de pareilles phrases morales dans le domaine du dogme. La distinction qu’on établit aujourd’hui entre l’homme et le mécréant, est un résultat de l’humanisme moderne : l’homme, dit la théologie, ne se distingue de l’animal que par la foi religieuse. Seule, elle possède le secret pour rendre l’homme agréable à Dieu ; le fidèle est donc l’homme normal, l’homme-type, l’homme tel que Dieu le veut. Aussitôt donc que vous admettez une différence entre l’homme et le fidèle, vous séparez et l’essence humaine et la foi, et vous donnez par là à l’homme une valeur intrinsèque, qui est indépendante de la foi. La foi n’est donc sincère et par conséquent relativement respectable que là où la différence entre les fidèles et les infidèles existe encore dans toute sa vigueur. Émoussez le tranchant cette différence dogmatique, et vous ôtez à la foi son caractère significatif. La foi n’est libérale que dans des choses qui par elles-mêmes ne signifient rien ; le libéralisme de saint Paul, par exemple, suppose déjà la croyance à tous les articles dogmatiques. On est, sans doute, libre dans les choses non-essentielles ; sur leur terrain il n’y a plus de lois, on peut croire et faire ce qu’on veut : mais on doit laisser à la foi le droit éternel et imprescriptible dont Dieu l’a investie.

Vous m’objectez que la foi laisse à Dieu le soin de juger et de punir les infidèles ? Détrompez-vous : elle ne lui laisse que le jugement moral en matière de foi : c’est-à-dire, Dieu distingue si vous, chrétiens, avez une foi sincère ou une foi simulée. Ce Dieu-critique, ce juge suprême entre les fidèles et les infidèles, ce Dieu qui récompense et qui frappe, c’est la Foi elle-même. Ce que Dieu condamne, la foi le condamne aussi, et vice versa. La foi est un feu qui dévore impitoyablement ce qui lui est contraire ; saint Paul maudit ainsi le magicien Elymas et le rendit aveugle, parce qu’il résista à la foi (Actes des Ap. XIII, 8-11). Cette flamme infernale de la foi, regardée objectivement, est la Colère divine ou l’Enfer, puisque l’Enfer ne peut avoir une autre origine que la colère de Dieu. Or, cet enfer, la foi le porte dans son propre sein, et les flammes de Satan ne sont qu’un fantastique reflet des étincelles qui jaillissent yeux du croyant, quand il brandit le glaive vengeur sur la tête de l’infidèle.

La foi est donc essentiellement partiale ; elle doit l’être à moins de se détruire elle-même. « Celui qui n’est pas pour le Christ est contre le Christ », dit l’évangéliste, et, certes, je ne lui en fais pas un reproche du point de vue historique ; remarquez toutefois que les docteurs du dogme, loin de reconnaître la nécessité temporaire qui dicta ce verset comme plusieurs autres que j’ai cités plus haut, ne cessent de prêcher que la Bible est un livre éternel, ils la compromettent par là au lieu de la justifier. Certes, je le répète, les apôtres et les évangélistes avaient parfaitement raison au point de vue historique ou politique et social, de s’insurger avec toute leur indomptable énergie contre le vieux monde ; mais il est enfin temps d’y apporter la lumière d’une sévère et impartiale critique.

La foi ne connaît que deux sortes d’hommes, ses amis et ses ennemis, elle ne pense qu’à elle-même, elle est une forme de l’égoïsme. Dans son essence, elle est intolérante et elle doit l’être elle ne doit pas tolérer qu’on fasse le moindre outrage à la majesté de son Dieu. Ce Dieu, c’est elle-même objectivée, c’est la foi qui s’est devenue objet à elle-même. Qui dit foi dit Dieu, comme dit le prophète Zacharie : « Quiconque vous offense, offense la prunelle du Seigneur. » Tenerrimam partem humani corporis nominavit, ut apertissime intelligeremus eum (Deum) tam parva sanctorum contumelia laedi, quam parvi verberis tactu humani visus acies laeditur (Salvian. I, 8 de gubern. Dei). Violez la foi, et vous violez la majesté divine. La foi, d’après le commandement : « Tu ne dois pas avoir plusieurs poids et mesures » ne reconnaît en effet qu’une seule distinction : à droite, le culte orthodoxe, à gauche, l’idolâtrie. Elle ne donne l’honneur qu’à son Dieu : « Je dis que les païens quand ils présentent des offrandes, les présentent aux démons et point à Dieu. Or, je ne veux pas que vous viviez dans la société des démons (Epit. aux Corinth. I, 10, 20). » Les démons sont autant de négations des qualités divines, ils haïssent Dieu : la foi est aussi incapable de comprendre ce qu’il y a de vrai et de bon au fond de l’idolâtrie même. Elle procède sommairement « Qui n’est pas pour moi, celui-là est contre moi » ; les polythéistes devront donc ou se convertir ou se laisser exterminer. La tolérance envers les infidèles serait ici de l’intolérance envers Dieu : « Car il faut que tout genou fléchisse au nom de Jésus, les genoux de tous ceux qui sont dans le ciel et sur terre et sous le soleil, et il faut que toute bouche reconnaisse que Jésus-Christ est le Seigneur (Epit. aux Philipp. II, 10). » « Quand on entend prononcer le grand nom de Jésus-Christ, tous doivent trembler qui sont impies et infidèles dans les cieux et sur terre (Luther XVI, 322), » et saint Bernard a écrit cette parole grandiose et impitoyable : « Le chrétien est glorifié par la mort du païen, puisque le Christ est glorifié (Sermon aux chevaliers du Temple). » La foi doit donc postuler un monde d’outre-tombe, ou le contraire de la foi n’existe que pour augmenter la gloire de la foi ; en d’autres termes, l’enfer est là pour embellir par le contraste les jouissances des fidèles bienheureux. Pierre Lombard dit (IV, Dist. 50. c. 4) « Les élus s’avanceront pour jeter un regard sur les tourments des impies aux enfers : ils n’en seront point affligés ; au contraire, en voyant les ineffables douleurs des impies, ils vont remercier Dieu du bienfait de la félicité céleste ; » — mais ce n’est assurément pas Pierre-Lombard qui est l’auteur de cette atrocité. Ce maître scolastique est trop modeste pour prononcer un mot qui ne fût pas fondé sur l’autorité biblique et traditionnelle. Ce mot est une expression très signifiante de l’amour chrétien, de l’amour croyant et orthodoxe ; et si quelques Pères de l’Église, Grégoire de Nysse, Origène et autres, enseignent que les peines Infernales auront une fin, ils ont emprunté cette modification au platonisme. Les protestants avaient donc raison de dire avec les catholiques : « Les punitions dans l’enfer ne finiront jamais (Confession d’Augsb. Article XVII). » David Strauss cite dans sa Dogmatique chrétienne le fameux mot du théologien Buddéus (II, 547), qui dit : « Les enfants d’un chrétien, quand ils sont morts avant le baptême, acquerront le bonheur céleste, mais il n’en est pas de même des enfants d’un infidèle. »

Eh bien ! qu’en faut-il conclure ? que la foi est opposée à la fraternité, à l’amour, aux sentiments affectueux et généreux qui sont le véritable lien entre les membres de l’Homme collectif, du genre humain. L’amour reconnaît la vertu encore sous la défiguration du péché même ; elle retrouve la vérité sous le masque de l’erreur. Aujourd’hui, les chrétiens voient dans le polythéisme autre chose encore que de l’infamie et de la bestialité, mais cette manière de voir est d’assez fraîche date, et si antithéologique qu’elle n’a pris origine qu’avec la renaissance des sciences naturelles et des beaux-arts, ou ce qui revient ici au même, avec la décadence de la foi dogmatique. Ce n’est que depuis peu de temps qu’on a commencé à s’expliquer par des raisons positives, psychologiques, logiques, physiologiques, politiques et autres, ce que l’antiquité chrétienne et le moyen-âge orthodoxe avaient fait directement dériver du Démon. L’amour humain, la fraternité humaine, en un mot l’humanisme remplace ainsi peu à peu le dogmatisme, ou plutôt le christianisme. Sans les dogmes chrétiens, il n’y a plus de christianisme.

Ainsi, l’amour fraternel a son équivalent dans la raison, il est identique avec elle. La raison et la fraternité sont d’essence universelle, la foi est d’essence bornée. La raison, c’est l’amour universalisé. Qui des deux a inventé l’enfer, de la fraternité rationnelle ou de la foi ? Cet enfer, qui est un non-sens aux yeux de la raison, et une atrocité aux yeux de la fraternité, de la véritable charité. On ferait une grande absurdité en ne voyant dans l’enfer que simplement une extravagance de la foi, qu’une foi égarée ; l’enfer flambe dans toutes les religions, mais ces flammes sont plus violentes, plus sataniques dans les religions monothéistes de la Bible, du Coran et du Talmud, que dans les autres religions et cela doit être. Plus la divinité est concentrée et majestueuse, plus elle est jalouse et vengeresse : c’est logique. L’unité divinisée devient inévitablement tyrannie. On s’y laisse souvent prendre par le côté lyrique et dithyrambique ; et, en effet, il n’y a rien de plus grandiose que l’élan que notre imagination prend dans ses descriptions du Dieu trinitaire d’Allah, de Jéhovah ; l’âme affective aussi s’y mêle avec toutes ses couleurs chatoyantes, avec toutes ses oscillations sans nombre. Ne dites pas non plus que la Bible ne parle pas encore de l’enfer : elle doit en parler, car la foi religieuse reste toujours et partout identique avec elle-même : à moins que vous ne confondiez les éléments de la raison avec ceux de la foi, en affaiblissant par là l’une et l’autre.

Ainsi donc, comme la foi ne contredit pas le christianisme, celui-ci ne se trouvera pas non plus scandalisé, ni par des sentiments qui naissent de la foi, ni par des actes qui naissent de ces sentiments.

La foi condamne et frappe : par conséquent, toute action, toute opinion qui contredit l’amour, l’humanité et la raison, est nécessairement agréable à la foi. Toutes les horreurs, tous les cannibalismes, pour ainsi dire, qui remplissent les pages des annales de la religion chrétienne, sont les résultats de la foi. Comment les théologiens d’aujourd’hui osent-ils dire que ces résultats n’appartiennent pas au christianisme ? Est-ce qu’ils admettraient un christianisme sans foi ? Non. Les théologiens d’aujourd’hui sont ici d’accord avec ceux du passé : la foi revendique pour elle le bien, elle rejette tout le mal qu’elle a causé sur la fausse croyance, sur l’incrédulité, sur l’athéisme, sur la nature perverse de l’homme. Il s’ensuit rigoureusement que la foi est en effet l’origine de tous les maux dans le christianisme ; elle nie cela, et précisément parce qu’elle nie, cela existe ; la foi n’est bonne qu’envers elle-même, elle est farouche et exclusive contre tout le reste, elle est donc d’essence bornée et vicieuse. Si un chrétien fait une bonne action, c’est parce qu’il est chrétien croyant ; s’il en fait une mauvaise, c’est parce qu’il est en même temps homme, et que cet homme de temps à autre s’insurge contre le bien : « si quelqu’un vient vous prêcher l’Évangile autrement, anathema esto, qu’il soit maudit, » écrit l’Apôtre aux Galatiens, I, 9. Fugite, abhorrete hunc doctorem… Et aux Corinthiens il écrit (II, 6, 14) : « Ne marchez pas sous un même joug avec les infidèles, la justice et l’injustice ne vont point ensemble, la lumière et les ténèbres n’ont rien de commun, le Christ n’est pas d’accord avec Bélial ; quel lien y aurait-il entre le fidèle et l’infidèle ? entre le temple de Dieu avec celui des idoles ? Eh bien, vous êtes le temple du Dieu vivant, et Dieu dit « Je demeurerai dans eux et j’irai avec eux, je serai leur Dieu et ils seront mon peuple. À cause de cela, sortez de chez eux (de chez les idolâtres), et faites scission avec eux, dit le Seigneur, et ne touchez pas à des objets impurs alors je vous recevrai. » — « Quand il se montrera, le Seigneur Jésus au ciel, avec les anges de sa puissance et avec des flammes, pour verser la vengeance sur ceux qui se détournent de Dieu et qui n’obéissent pas à l’Évangile de notre maître Jésus-Christ, ils souffriront des tourments, et ils subiront la douleur éternelle devant la face du Seigneur et par sa puissance impérissable, quand il arrivera avec splendeur pour ses saints et comme un prodige tous ses fidèles (Épit. aux Thessalon., II, 1, 7). » — « Sans foi, vous ne pouvez plaire Dieu (aux Hébreux, 11, 6). » — « Dieu aima tellement le monde qu’il donna son Fils inné, afin que tous ceux qui croient en lui soient désormais sauvés et qu’ils entrent dans la vie éternelle (Saint Jean, III, 16). » — « Chaque esprit qui reconnaît que Jésus le Christ est entré dans la chair, vient de Dieu, mais chaque esprit qui ne le reconnaît pas, ne vient pas de Dieu, c’est l’esprit de l’Antichrist (Saint Jean, 4, 1). » — « Un menteur nie que Jésus soit le Christ c’est l’Antichrist, il nie le Père et le Fils (Saint Jean, I, 2, 22). » — « Qui devient apostat et déserteur, au lieu de rester dans la doctrine du Christ, celui-là n’a aucun Dieu ; mais qui reste dans la doctrine aura le Père et le Fils. Si quelqu’un vient chez vous sans confesser cette doctrine, ne le recevez pas, ne le saluez pas. Quand on le saluerait, on se rendrait coupable de ses mauvaises œuvres (Saint Jean, II, 9). » Veuillez remarquer que c’est l’apôtre saint Jean qui parle, surnommé l’apôtre de l’amour extatique ; cet amour est exclusif, c’est-à-dire, il n’embrasse que les membres de la communauté chrétienne : « Dieu est le sauveur de tous les hommes, principalement des croyants (Timoth., I, 4, 10) ; » le mot principalement est très significatif : « Faisons du bien à tout le monde, mais surtout à nos frères dans la foi (Épit. aux Galat., 6, 10) ; » le mot surtout est encore significatif. — « Évitez l’hérétique, quand il a été exhorté et admonesté une fois et encore une fois : cet homme-là est pervers, il a péché, il s’est condamné lui-même (Tit. 3, 10) de là découle sans difficulté le sentiment haineux que Cyprien (Epistol. 74) prononce dans les mots suivants : « Si vero ubique haeretici nihil aliud quam adversarii et Antichristi nominantur, si vitandi et perversi et a semetipsis damnati pronuntiantur, quale est ut videantur damnandi a nobis non esse, quos constat apostolica contestatione a semetipsis damnatos esse ? » Cyprien a raison : l’apôtre insiste fortement sur la perversité des hérétiques, l’apôtre ne se trompe pas, puisque Dieu l’inspire, donc nous devons imiter l’apôtre ; or, l’apôtre dit que les hérétiques se sont condamnés eux-mêmes d’avance : donc — etc. Tout cela est d’une clarté et d’une logique effrayante, et forme autant d’anneaux d’une chaîne qui peu à peu étreint l’intelligence et le cœur, et qui finit par les étouffer.

« Celui qui croit au Fils possède la vie éternelle ; qui ne croit pas au Fils, celui-là ne verra point la vie éternelle et la colère de Dieu planera sur lui (Saint Jean, III, 36). » Le passage dans saint Luc, IX, 56, auquel on cite comme parallèle saint Jean, III, 17, se complète sur-le-champ par le verset 18 : « Ceux qui croient en lui ne seront pas jugés mais ceux qui ne croient pas en lui sont déjà jugés ». — « Et je vous dis, pour quiconque scandalise un de ces petits qui ont foi en moi, il vaudrait mieux qu’un grand moellon fut attaché à son cou et qu’il fût jeté a la mer (Saint Marc, IX, 42 ; saint Matth, XVIII, 6). » — « Celui qui croit et se fait baptiser, celui-là deviendra bienheureux et qui ne croit pas sera condamné (Saint Marc, XVI, 16). » Et bien, toute la différence entre la foi telle qu’elle existe déjà dans les paroles de la Bible et la foi de l’époque suivante, est la différence qu’il y a entre un germe et une plante ; nous ne voyons pas encore clairement celle-ci dans son germe, et pourtant elle y préexiste. Les sophistes ne veulent jamais reconnaître ce qui est clair, ils relèvent avec empressement la différence de l’existence développée et de l’existence non encore développée : ils se hâtent de détourner leurs yeux de l’identité.

La foi ainsi déterminée devient nécessairement de la haine, et la haine quand elle éclate produit la persécution ; la seule digue qui peut victorieusement s’opposer à la foi religieuse est l’amour fraternel, l’humanisme, puissance tout à fait contraire à la foi. L’humanisme, c’est le sentiment du Droit de l’Homme. La foi doit mépriser les lois de la morale naturelle, elle ne prêche que les devoirs envers son Dieu, et parmi eux il y en a un qui est suprême, c’est la foi elle-même ; voilà le cercle dans lequel elle tourne, et ce cercle est inévitable, fatal. Dieu est au-dessus de l’homme : les devoirs envers Dieu sont donc supérieurs aux devoirs envers l’homme, et les devoirs envers ce Dieu entrent sans retard en conflit avec ceux envers l’homme. Ne nous en étonnons point ; Dieu est imaginé non-seulement comme un être universel, comme l’Être des êtres, le Pire des hommes, l’Amour : ce ne serait là que la foi fraternelle et humaine. Dieu est aussi censé être la Personnalité des personnalités. Or, une personnalité est une égoïté, un être personnel est aussi un être égoïste, c’est-à-dire un être qui rapporte toutes choses à lui, qui se sent le centre autour duquel les choses doivent se grouper, un foyer qui réagit sur la périphérie. Ce Dieu doit donc se séparer de l’homme, le centre ne saurait se confondre avec périphérie : les devoirs envers Dieu sont donc séparés de ceux envers l’homme, la foi se sépare donc de la morale fraternelle, Luther, je le sais, dit que la foi ne vaut rien sans les bonnes œuvres ; et il ajoute : « On ne peut pas plus séparer les œuvres et la foi que la flamme et la lumière ; » mais les bonnes œuvres n’appartiennent pas à la justification devant le Seigneur. En d’autres termes, nous devenons justifiés devant Dieu par nos œuvres, et nous devenons bienheureux par la foi sans les bonnes œuvres. Est-ce là une séparation de la foi et des œuvres ? oui ou non — répondez ! La foi, rien que la foi, a de la valeur devant Dieu, les bonnes œuvres n’y sont pour rien, puisque la foi seule conduit au bonheur céleste ; la vertu est ici un véritable hors-d’œuvre. La foi seule a déjà une signification substantielle, la vertu seule n’a qu’une importance accidentelle ; la foi a une signification religieuse, elle est de l’autorité divine, la vertu n’est qu’humaine. D’où quelques théologiens, avec une impitoyable logique, ont tiré la conclusion suivante « Les bonnes œuvres sont superflues, voire même nuisibles au bonheur céleste. » Et, placés sur la hauteur de ce point de vue, ils ont malheureusement raison.

On m’objectera ceci : « La croyance en Dieu est la croyance à l’amour, au bien suprême, à la vertu, et par conséquent l’expression de l’âme vertueuse. » Ce raisonnement est faux. Toutes les notions morales ou éthiques sont consumées dans le feu dévorant de la personnalité divine ; elles y descendent au-dessous du niveau qui leur convient, elles deviennent de simples accidents, des choses d’un rang inférieur ; leur Sujet, le Moi divin, reste la chose principale. Innombrables sont les hymnes qui respirent le saint amour du Seigneur : mais ou n’y peut pas découvrir en même temps un sentiment véritablement élevé, une idée généreuse, une émotion vertueuse. Or, comme l’objet de la foi est la personnalité divine, la foi s’estime elle-même au-dessus de tout ; elle doit donc s’emparer des clefs du paradis, elle doit donc mettre de côté les simples devoirs humains.

Voilà ce qui est constaté : la foi impose son joug impitoyable à la morale théoriquement, elle la néglige par conséquent dans la pratique. Or, négliger la morale, veut dire la sacrifier ; et nous voyons, en effet, que la foi se montre dans des actes qui sont immoraux ; mais parce qu’ils sont favorables à la foi, ils sont censés être bons. Le salut est dans la foi ; tout doit donc se faire pour elle, tout est permis, tout est dû à elle. Enfreindre la foi, c’est diminuer le bonheur éternel, c’est commettre le crime de lèse-majesté divine. L’honneur de Dieu ne vaut-il pas incomparablement plus que l’honneur de l’homme ? Ainsi, le commandement suprême, c’est-à-dire le seul qui existe, c’est la foi : croyez, cela suffit. Resurrexit Christus, absoluta res est, s’écrie avec transport Augustin (Sermons au Peuple. 242, c. 1 ; 361, c. VIII) ; Dieu est revenu des morts, c’est fini vous n’aurez plus rien à penser. « Causa fidei… exorbitantem et irregularem prorsus favorem habet et ab omni jure deviare, omnem captivare rationem (c’est-à-dire, la foi a le privilège de faire tout ce qu’il lui plaît), nec judiciis laïcorum ratione corrupta utentium subjecta creditur. Etenim causa fidei ad multa obligat, quae alias sunt voluntaria, multa, imo infinita remittit, quae alias praecepta, quae alias valide gesta anuullat, et contra quae alias nulla et irrita, fiunt valida… ex jure canonico (J. H. Bœhmer, Jus Eccles. Lib. V., tit. VII. parag. 32, 44 etc.). Le droit ecclésiastique est donc tout autre que le droit vulgaire, c’est-à-dire, que le Droit de l’Homme ; il lui est contraire.

Précisément parce qu’il n’y a aucune connexité intérieure et naturelle entre le sentiment moral et la foi, on veut que la foi se manifeste par les bonnes œuvres, par la fraternité. Ce commandement adressé à la foi démontre d’une manière indirecte qu’au fond la foi n’est pas de la fraternité ; on ne s’attend pas à ce que la foi agisse fraternellement, et on croit y remédier en lui imposant l’obligation de faire de bonnes œuvres. Mais elle ne remplit cette obligation que quand cela lui plaît. La foi est indifférente envers les devoirs mo raux, et Placetta dit : « Il ne faut pas chercher dans la nature des choses mêmes la véritable cause de l’inséparabilité de la foi et de la piété ; il faut, si je ne me trompe, la chercher uniquement dans la volonté de Dieu » ; à quoi J. O. Ernesti ajoute (Vindiciae arbitrii divini, opusc. theol, p. 297) : « Bene facit et nobiscum sentit, cum illam conjunctionem (sanctitatis sive virtutis cum fide) a benefica Dei voluntate et dispositione repetit ; nec id novum est ejus inventum, sed cum antiquioribus theologis nostris commune. » Et le concile de Trente enchérit sur cela, en décrétant (Sess. VI, de justif. Can. 8) : « Si quis dixerit… qui fidem sine caritate habet, chritianum non esse, anathem sit. » La foi ne regarde donc point la vertu, ni la vertu la morale ; ce sont deux notions qui n’ont rien de commun, et quand on les lie ensemble, de sorte que la foi soit modifiée par la morale, alors on ne peut assurément pas dire que la foi porte en elle-même sa propre loi et mesure ; la fraternité, au contraire, s’adresse directement au sentiment moral, à l’intelligence, à l’équité ; elle est par-là même parfaitement autonome, et ne dépend de rien hors d’elle. L’amour fraternel est de la vérité et de la loi par lui-même.

La foi rend l’homme bienheureux, dit le vieux proverbe ; mais elle ne lui inspire pas des sentiments vraiment moraux, vraiment vertueux ; un croyant s’il est vertueux ne l’est point à cause de sa foi religieuse, mais parce qu’il est convaincu de la valeur intrinsèque de la vertu. La foi dogmatique,je ne l’ignore pas, qui prêche la rémission des péchés, la certitude du salut éternel, l’absolution de toutes peines, etc. peut en effet rendre l’homme incliné à vivre moralement ; quand on possède les immenses biens et trésors transcendants, on cesse de viser aux biens et aux trésors terrestres. Mais la morale de cette sorte perd beaucoup quand on y regarde de plus près ; observez-la sous la loupe de la critique, et vous verrez qu’elle n’a que les contours extérieurs de la vertu, tandis que dans son intérieur elle se compose du plus violent mépris pour les affaires humaines ou naturelles et d’un égoïsme des plus signalés. L’homme croyant, quand il est vertueux (je dis quand, puisqu’il ne l’est pas toujours, beaucoup s’en faut), ne l’est pas par amour de la vertu ; il fait le bien par amour de Dieu, ou plutôt parce qu’il ne veut pas offenser ce Dieu auquel il croit devoir tant de reconnaissance ; il renonce au péché seulement pour ne pas contrarier son bienfaiteur céleste : « Ainsi, il faut que la foi soit accompagnée de bonnes œuvres, ce sont là comme des remerciements qu’on fait à Dieu (Apolog. de la Confess. d’Augsbourg, artic. 3). » La notion vertu devient ici celle du sacrifice : Dieu s’est jadis sacrifié pour moi, il faut donc que maintenant je me sacrifie à lui ; c’est la mutualité. Et plus le sacrifice est énorme, extraordinaire, contre-nature, plus son mérite est grand ; plus l’abnégation, c’est-à-dire la négation, est colossale, plus la vertu est sublime. Cette idée négative du bien a été cultivée et réalisée spécialement par le catholicisme[5]. L’Église romaine s’est montrée incapable de concevoir une notion morale au dessus de celle de l’immolation, du sacrifice ; de là l’immense valeur que cette doctrine attribue à la virginité, c’est-à-dire à la sacrification de l’instinct et de l’amour sexuels. Et voyez ici encore l’inflexible logique des raisonnements et des faits qui se produit malgré l’homme même : voyez le Dieu transcendant du supranaturalisme, et son culte aussi transcendant et supra-naturaliste Le Dieu catholique n’est dignement vénéré que par l’abstinence charnelle, qui est la plus haute vertu aux yeux de la foi, et par conséquent de toutes les vertus la plus fantastique, la plus bizarre, la plus idéale, la moins réelle, la moins naturelle, la moins rationnelle. Or, une vertu pareille est une vertu relative ou de circonstance, et nullement une vertu absolue, une vertu qui soit vertu par et en elle-même. D’où il suit que la foi, en faisant une vertu absolue de ce qui n’en est pas une, manque radicalement de sentiment et de goût pour la vertu. La foi proclame vertu suprême une vertu fantastique, c’est-à-dire un simple fantasme ou fantôme de vertu ; la foi doit donc dégrader la vraie vertu ; la foi enfin est profondément perverse, par cela même qu’elle est en révolte permanente contre la nature. Veuillez ici remarquer, que ma critique ne porte pas sur ce que des raisonneurs vulgaire et des moralistes superficiels ont qualifié d’hypocrisie, en parlant du célibat ecclésiastique et monacal ; c’est un point de vue trop mesquin pour que le dialecticien puisse en faire sa ligne d’opération, et il ne lui est permis que de l’effleurer. Le dialecticien braque constamment les pièces de sa critique plutôt contre le principe de la transcendance même ; tout le reste ne vaut guère la peine de s’en occuper.

La dogmatique et la morale, la foi et l’amour se contredisent dans le christianisme. Dieu, il est vrai, est la notion mystique du genre humain, le genre humain personnifié, ou le père des hommes ; l’amour pour Dieu est par conséquent un amour mystique pour le genre humain. Mais, remarquez-le bien, Dieu n’est pas seulement l’Être universel, il est autant un être personnel, particulier, et qui diffère de l’amour ; or, là où l’essence, l’être, diffère de l’amour, il y aura de l’arbitraire, du caprice, du despotisme. L’amour fraternel agit par nécessité intrinsèque, il unit les mortels non parce qu’il en a reçu le commandement, mais parce qu’il ne peut faire autrement. La personnalité, au contraire, ne fait que ce qu’il lui plaît ; elle est égoïste, elle veut se maintenir contre le monde tout entier, elle est ambitieuse. La personnalité telle quelle est indifférente pour toute détermination substantielle : l’amour de Dieu pour l’homme est donc un attribut, attribut d’un être personnel, cet amour paraît nécessairement sous la forme de la grâce : Dieu daigne aimer l’homme, et s’il ne daignait pas, l’homme n’aurait point à se plaindre. C’est là tout le mystère de l’amour chrétien. Le Dieu chrétien est un Seigneur gracieux, après avoir été un Seigneur sévère dans le mosaïsme. La grâce agit ad libitum, sans le moindre principe, sans y être poussée par sa nature intrinsèque ; elle récompense, mais elle pourrait aussi bien condamner, elle est un amour non-essentiel, capricieux, absolument subjectif, bref : simplement personnel, « Qui saurait résister à sa volonté ? il a pitié de qui il veut (Épit. aux Romains, IX, 18). » Et Luther : « Un roi fait tout ce qu’il veut : Dieu aussi, Dieu a le pouvoir de faire de toutes ses créatures ce qu’il veut : et il ne nous fait jamais un mal. Si sa volonté avait une mesure, une loi, une cause quelconque, elle ne serait plus la volonté de Dieu. Ce qu’il veut, n’est bon que parce qu’il le veut. Ceux qui sont forts dans la foi, croient que Dieu serait bon encore même, quand il condamnerait tous les hommes. Esaü n’est-il pas le frère de Jacob ? dit le Seigneur ; eh bien, j’aime Jacob, je hais Esaü (XIX, 83, 87, 90, 91, 17). » On comprend aisément qu’avec cette sorte d’amour, l’homme n’a plus la permission de s’attribuer un mérite quelconque ; on étouffe avec anxiété toute pensée à une nécessité, pour qu’on puisse honorer et adorer la personnalité aussi subjectivement par les sentiments d’une reconnaissance et d’une déférence illimitées.

Les israélites divinisent l’orgueil, la noblesse des ancêtres ; les chrétiens changent ce principe judaïco-aristocratique de la noblesse de naissance en un principe démocratique de la noblesse du mérite. L’israélite fait dépendre la félicité éternelle de la naissance, le catholique du mérite des œuvres, et le protestant de celui de la foi.

Or, la notion mérite ou obligation ne se combine qu’avec une œuvre qui ne m’a pas été ordonnée qu’avec une action qui ne saurait être exigée de moi ou qui n’est pas un produit nécessaire de mon essence. Les ouvrages d’un poète, d’un philosophe ne peuvent être classés sous le point de vue du mérite, que quand ils sont considérés extérieurement ; ils sont des manifestations du génie, manifestations forcées en ce sens qu’un vrai poète, qu’un vrai philosophe ne peut ne pas faire des poésies et de la philosophie. C’est l’énergie vitale concentrée au degré le plus intensif, qui lance le poète et le penseur à se manifester, et ils trouvent une satisfaction suprême précisément dans cette manifestation immédiate et spontanée de leur être. Ils ne pensent point, en se manifestant de la sorte, à acquérir de la gloire, des honneurs, de la fortune : ces flexions ne sont qu’accidentelles et restent en dehors de l’acte créateur poétique et philosophique. Il en est de même de l’action véritablement vertueuse ; pour un homme généreux elle est naturelle, il n’hésite pas, il ne la pèse pas sur la balance du libre arbitre : il doit la faire, il ne peut ne pas la faire. Cet individu est alors ce qu’on appelle un homme sûr ; tandis que le mérite religieux signifie qu’on pourrait agit autrement ou qu’on agit, non par nécessité intérieure et essentielle, mais par luxe. Les chrétiens ont solennisé, il est vrai, l’incarnation de Dieu, cette action suprême dans leur système religieux, comme une œuvre de l’amour ; et cela parait être une objection contre ce que je viens de développer.

Mais en y regardant de près, on découvrira que cet amour divin ne se base que sur la foi dogmatique, c’est-à-dire sur l’idée d’un Dieu-Seigneur, d’un Maître absolu (Dominus Deus[6]) qui daigne se montrer gracieux ; cet amour divin est donc au fond superflu pour Dieu ; un maître donne par condescendance ce qu’il pourrait aussi bien refuser. Un seigneur gracieux est celui qui abandonne quelques-uns de ses droits, dont il n’a plus besoin : Dieu, le Seigneur, a non-seulement le devoir de faire du bien aux hommes, mais aussi le droit de les faire rentrer dans le néant d’où il les a tirés : comme seigneur il n’a pas de loi au-dessus de lui. Bref, la grâce, c’est l’amour non-nécessaire ou non-essentiel, l’amour en contradiction avec l’essence de l’amour ; un amour que la personnalité est libre d’avoir et de ne pas avoir, un attribut sans lequel la personnalité peut fort bien se développer et subsister seule. Comme dans la théorie, ainsi de même dans la pratique du christianisme : le Sujet se sépare de l’Attribut, l’Amour et la Foi vont en divergeant. Comme l’amour de Dieu pour l’homme est un acte de grâce, de même l’amour de l’homme pour l’homme ne devient qu’un acte de grâce dont la supposition est précisément la foi. L’amour chrétien, c’est la foi gracieuse, l’amour que Dieu a pour nous n’est qu’un amour de grâce. Voyez sur l’arbitraire de Dieu Vindicia arbitrii divini p. J. A. Ernesti, ouvrage remarquable que j’ai déjà cité.

Remarquez, en outre, que l’essence de la foi n’est point bonne. La foi la plus fervente devient impuissante, quand elle doit lutter contre une douleur juste, bien motivée et dans une âme tendre et grandiose à la fois ; ainsi Luther, auprès du cercueil de sa jeune fille, écrit à un ami : « La renommée t’aura informé de la renaissance de ma Madeleine au royaume du Christ, et bien que moi et ma femme nous dussions ne songer qu’à rendre de joyeuses actions de grâces (ce mot est fort significatif ici) pour un si heureux passage et une fin si désirable, par où elle a échappé à la puissance de la chair, du monde, du Turc et du Démon, cependant la force de l’amour est si grande que je ne puis le supporter sans sanglots, sans gémissement, sans une véritable mort du cœur ; dans le plus profond de mon cœur sont encore gravés ses traits, ses paroles, ses gestes pendant sa vie et sur son lit de mort ! Mon obéissante et respectueuse fille ! La mort même du Christ — et que sont toutes les morts en comparaison ? — ne peut me l’arracher de la pensée, comme elle devrait. » C’est là un aveu précieux, que la critique dialectique se hâte de relever.

La théorie de la foi absolue mène inévitablement à dire ce que le grand réformateur dit à Melanchthon : « Sois pécheur, et pèche fortement mais aie encore plus forte confiance et réjouis-toi en Christ qui est le vainqueur du péché, de la mort et du monde ; il faut pécher tant que nous sommes ici. Prie grandement, car tu es un grand pécheur. Je n’accorde rien à la loi (c’est-à-dire à la pratique, aux bonnes œuvres), celui qui peut croire en son cœur, à la rémission des péchés celui-là est sauvé. De même qu’il est impossible de rencontrer dans la nature le point mathématique, de même on ne trouve nulle part la justice telle que la loi la demande. Dieu dit à Moïse : Tu verras mon dos, mais point mon visage ; eh bien, le dos, c’est la Loi, le visage, c’est l’Évangile. » Cette doctrine était assez facile à méprendre, mais n’en faites point de reproche à Luther, le mérite duquel est précisément d’avoir fait ressortir dans toute sa splendeur la pointe cachée de la foi. Un réformateur en Saxe, adversaire de Luther, prêcha alors : « Fais ce que tu veux, crois seulement, tu seras sauvé » : à quoi Luther réplique en colère : « Il faudrait dire, quand tu seras rené et devenu un nouvel homme, fais alors ce qui se présente à toi ; mais les sots ne savent pas ce que c’est que la foi. » Ainsi, nous l’avons déjà dit, les tentations affreuses que Luther éprouve, loin d’être charnelles, sont toutes de cruels dialogues entre lui et le Démon, sur la grâce de Dieu, sur la rémission des péchés, sur le péché originel, sur la foi justifiante etc. Luther conseille, pour vaincre dans ces terribles duels, « de penser à quelque chose de grave, ou de faire de la musique, ou de prendre quelque passe-temps, ou d’aller voir ses amis, ou de boire un bon coup, ou de s’attacher à quelque travail honorable mais le meilleur remède, c’est de railler le Démon et de croire en Jésus-Christ. Quelquefois le Démon m’a jeté dans le désespoir au point que j’ignorais s’il y avait un Dieu, et que je doutais complètement de notre cher Seigneur. La tentation de la chair est petite chose, la moindre femme dans la maison peut guérir cette maladie ; Eustachie aurait guéri saint Jérôme : mais Dieu nous garde dans sa clémence des grandes tentations qui touchent l’éternité ; alors on ne sait plus si Dieu est le Démon ou si le Démon est Dieu. » C’est encore là un aveu important.

Toutes les poursuites soit spirituelles soit matérielles dirigées contre les hérétiques n’ont leur origine que dans la foi religieuse[7]. Saint Augustin déjà, parlant des livres manichéens qui se trouvaient en Afrique, dit : « Tam multi, tam grandes, tam pretiosi codices ; incendite omnes illas membranas (Contra Faust., XIII, 14) ; » et Pierre de Sicile (p. 759) : « On tue les montanistes et les manichéens sur le commandement des empereurs divins et orthodoxes ; on brûle leurs livres, on tue celui qui cache les livres, etc. (Gibbon, XI, 12). » Veuillez remarquer ici les empereurs divins et orthodoxes ; ce sont eux que François 1er, roi de France, imite (Sismondi, Hist. de Fr., XVI, 450), qui parcourt à la tête d’une procession, avec la reine, avec toute la cour et avec tous les ambassadeurs étrangers six quartiers de Paris, et dans chacun il s’arrête devant une des six exécutions d’hérétiques : « On attendait pour faire jouer cette effroyable balançoire (estrapade), que le roi fût arrivé auprès avec la procession afin qu’il vit le moment où le malheureux tomberait dans les flammes (J. Sleidan, IX, 144). » — « En effet, à chaque station le roi remettait sa torche au cardinal de Lorraine, joignait les mains, et humblement prosterné, implorait la miséricorde divine sur son peuple, jusqu’à ce que la victime eût péri dans d’atroces douleurs (Garnier, XII, 552. Hist. de Paris, XIX, 999. Fr. Belcar, XX, 644). » Le père Daniel dit que « François voulut, pour attirer la bénédiction du ciel sur ses armes, donner cet exemple signalé de piété et de zèle contre la nouvelle doctrine (Hist. de France, V, 654). » Ainsi, c’est constaté : le roi divin et orthodoxe du christianisme brûle des victimes humaines sur un bûcher en l’honneur du Moloch chrétien ou pour se le rendre ami, absolument comme le sénat de Carthage jette des enfants entre les bras de bronze du Moloch tyrien : le roi divin et orthodoxe prend des hérétiques, le sénat de Carthage prend des innocents, ce qui revient au même. « La procession se termina à l’église de Sainte-Geneviève, le sacrement y fut déposé sur l’autel, et la messe chantée par l’évêque de Paris ; le roi et les princes dînèrent ensuite chez ce prélat ; après le dîner, toute la cour, le parlement, les ambassadeurs se rassemblèrent dans la grande salle, le roi y monta sur une chaire et adressa aux assistants un discours : « Non, dit-il, comme roi et maître à ses sujets et serviteurs, mais comme sujet et serviteur lui-même, aux sujets et serviteurs du commun roi… Il dit qu’il voulait et ordonnait que chacun eût à dénoncer tous ceux qu’il connaîtrait être adhérents et complices des blasphèmes, sans nul égard d’alliance, de lignage ou d’amitié, jusques à dire que, quant à lui, si son bras droit était infect de telle pourriture etc., etc. (Gaillard, VI, 437. Bouchet, Annales d’Aquit., IV, 272). »

Voilà de l’éloquence royale et orthodoxe.

Le roi très chrétien promet à la fin de son sermon de bailler ses propres enfants pour faire sacrifice à Dieu ; un suffète carthaginois n’eût pas parlé autrement en face de Moloch-Saturne. Après quoi le roi orthodoxe et divin rompit cinq fois sa parole aux Vaudois de la Durance et en fit massacrer trois mille a Mérindol, et rôtir vifs quatorze hommes sur le marché de Meaux. C’est sans doute à cause de tout cela que Ferronius (IX, 239) et Dubellay p. 276 disent : « Qu’il mourut avec tant de piété et de constance que, comme le souffle lui échappait, il répéta à plusieurs reprises le nom de Dieu, et lorsqu’il n’eut plus de voix, il fit encore de ses doigte le signe de la croix sur son lit, etc. Veuillez remarquer que ce roi déclare pour principe suprême l’honneur chevaleresque.

La foi, disons-nous, porte dans ses flancs un mauvais germe elle ne reconnaît l’homme que sous la condition, assez mesquine, qu’il reconnaisse le Dieu de la Foi, c’est-à-dire qu’il reconnaisse la Foi pour Dieu. La foi, c’est l’honneur que l’homme rend à Dieu, et cet honneur lui est dû sans qu’il puisse être permis d’en douter : « Haereticus usu omnium jurium destitutus est ut deportatus, » dit J. H. Boehmer (I. c. V, tit. VII, 223, et tit. VI). En d’autres termes, l’infidèle est un sujet hors la loi : la pointe de la personnalité est l’honneur, l’injure contre la personnalité de Dieu est donc le plus grand crime de tous, et comme le roi orthodoxe ne règne que par la grâce de son Dieu, le roi doit punir de l’estrapade et du fer rougei les hérétiques qui injurient par l’hérésie et le roi céleste et le roi terrestre. François et ses parlements avaient donc parfaitement raison.

Le Code pénal de Moïse dit déjà (III, 24, 15, 16) : « Quiconque aura péché contre les magistrats, sera puni par eux comme bon leur semblera : mais quiconque aura commis un crime contre Dieu, sera tué par des pierres, comme blasphémateur ; » et de même Deuteron. XIII, d’où l’Église catholique a inféré le droit (c’est-à-dire le devoir) de tuer les hérétiques. Cela dit aussi Boehmer (I. c. V, tit. VII, 44) : « Eos autem merito torqueri qui Deum nesciunt, ut impios, ut injustos, nisi profanus nemo deliberat : quum parentem omnium et dominum omnium non minus sceleris sit ignorare quam laedere, » dit Minuce Félix Oct. c. 35. — Et Cyprien (Epist. 73, édit. Gersdorf) dit : « Ubi erunt legis praecepta divinae quae dicunt : honora patrem et matrem, si vocabulum patris, quod in homine honorari praecipitur, in Deo impune violatur ? » — « Cur enim, cum datum sit divinitus homini liberum arbitrium adulteria legibus puniantur et sacrilegia permittantur ? an fidem non servare levius est animam Deo, quam feminam viro ? » demande saint Augustin (de correct. Donatist. lib. Bonifac. c. 5), et certes, la réponse n’est plus douteuse : parce que l’adultère est puni, le sacrilége (lisez blasphème) doit être puni aussi, car la fidélité que l’âme humaine doit à son fiancé céleste, est au moins quelque chose d’aussi grave que la fidélité d’une épouse pour son mari terrestre. Cette matière se prête encore à d’autres comparaisons ; ainsi, dit Paulus Cortesius (in sentent. Petri Lombard. III, Dist. 7): « Si illi qui nummos adulterant morte mulctantur, quid de ills statuendum censemus qui fidem pervertere conantur ? » — « Si enim illustrem ac praepotentem virum nequaquam exhonorari a quoquam licet, et si quisquam exhonoraverit, decretis legalibus reus sistitur et injuriarum auctor jure damnatur ; quanto utique majoris piaculi crimen est, injuriosum quempiam Deo esse ? semper enim per dignitatem injuriam perferentis crescit culpa facientis, quia necesse est, quanto major est persona ejus qui coutumeliam patitur, tanto major sit noxa ejus qui facit, » dit Salvien (de Gubern., VI, 218) : ce Salvien qu’on a bien voulu surnommer le grand-maître des évêques, le Jérémie de son siècle, l’écrivain très, le précepteur du monde chrétien (orbis christiani magistrum , scriptorem christianissumm, sui saeculi sereniam, magistrum episcoporum). Et enfin — pourquoi pas ? insulter à son père terrestre, est un crime, mais qu’est-ce en comparaison avec l’insulte faite au Père céleste ? La blasphémie est donc réellement le plus grave de tous les crimes ; or, les hérésies appartiennent toutes à la catégorie des blasphémies, un hérétique quelconque est donc par là le plus détestable de toux les criminels. Sans ennuyer ici le lecteur par les innombrables passages d’appui dont la littérature théologique fourmille, je ne peux me défendre de citer J. Œcolampade, qui écrit à Michel Servet (Historia Mich. Servet, H. ab Allwoerden. 1727, Helmstadt. p. 13) : « Dum non summam patientiam prae me féro, dolens Jesum Christum Filium Dei sic dehonestari, parum christiane tibi agere videor, » et il ajoute : « Dans d’autres circonstances je suis doux, mais je ne le suis pas quand il s’agit d’une blasphèmie contre le Christ. Et Œcolampade parle ici en bon et honnête serviteur du Dieu trinitaire ; de même Calvin, qui deux heures avant l’exécution de Servet vint le trouver et lui parle : « Ego vero ingenue praefatus, me nunquam privatas injurias fuisse persecutum, etc. » « et après cela, ajoute-t-il (Ibid. p. 120), je me suis retiré selon le mot de l’apôtre Paul, car j’ai laissé l’hérétique qui péchait autokatakritos. » Calvin est véridique, et je ne vois aucun inconvénient d’ajouter foi à cette assertion : il pousse le docteur Servet dans les flammes du bûcher sans lui porter une haine personnelle. Philippe Melanchthon, homme très doux en général, approuve l’exécution de Servet. Les théologiens de la Suisse allemande, auxquels le sénat de Genève avait soumis cette affaire, ne disent rien dans leur réponse sur la peine de mort : mais ils sont d’accord avec les bons Genevois : « Horrendos Serveti errores detestandes esse, severiusque idcirco in Servetum animadvertendum. » Ce severiusque est très bien : sévissez un peu sévèrement contre Servet. Du reste, Calvin était assez bon chrétien, je me hâte de l’avouer, pour vouloir commuer la peine cruelle que le sénat avait prononcée ; et d’un autre côté, beaucoup de théologiens du siècle suivant ont approuvé l’exécution de Servet (par exemple M. Adami Vita Calvini, p.90 ; Vita Bezae, p. 207 ; Vita Theol. exter. Francof. 1618). Un parti nombreux parmi les christicoles rejette la peine de mort contre les hérétiques, mais il leur applique avec plaisir tout autre châtiment : la confiscation, l’exil, le pilori, la fustigation, le fer rouge, la prison perpétuelle, bref, tout châtiment l’aide duquel on assassine par voie indirecte et insidieux. Cela leur paraît être en harmonie avec la foi chrétienne (J. H. Boehmer Jus Eccl. Protest., V, tit. VII, paragr.155, 157, 162, 163).

J’y insiste avec force la flamme qui consume le corps vivant du réformateur espagnol, jette un éclat de lumière sur l’essence de la foi en général. Il faut enregistrer cette exécution comme un chef-d’œuvre de signification universellement religieuse, car cette fois au moins le catholicisme n’y est pour rien. Le bûcher de Genève fut solennellement allumé par la foi chrétienne dite purifiée, ou réduite à l’Ancien et au Nouveau-Testament.

« Ne forçons pas les hérétiques à croire, » voilà une proposition très répandue chez les Pères de l’Église, mais il vaut en effet la peine d’y regarder de plus près, alors on voit que tous, sans exception, brûlent d’une sainte et méchante haine contre les hérétiques[8]. Saint Bernard dit, par exemple (Super cantica, s. 66) : « Fides suadenda est, non imponenda, » et il se hâte d’ajouter : « Quamquam melius procul dubio gladio coercerentur, illius videlicet qui non sine causa gladium portat, quam in suum errores multos trajicere permittantur ; » ce qui veut dire en bon et intelligible langage profane : « Conseillez aux hérétiques de se convertir, et pour les empêcher de faire de la propagande, tranchez-leur la tête. » Gardons-nous, je t’ai déjà dit, de prendre à la lettre tout mot humanitaire que la théologie prononce ; elle l’entend d’une manière spéciale, elle parle deux idiomes, ou plutôt un idiome à double sens. Quand elle dit bleu, vous pouvez être sûrs n’est point bleu, mais une autre couleur quelconque, et il est parfois difficile de savoir laquelle. Certes, la foi moderne ne produit plus de si énormes horreurs que celle du passé ; c’est uniquement parce que cette foi moderne est une foi dégénérée, à demi éteinte, éclectique, sceptique, une foi infidèle, une croyance incrédule ; bref, une foi à qui les sciences et les beaux-arts ont fini par couper les ailes et les griffes. Notre foi est atteinte de paralysie ; elle n’a plus de feu dans son cœur, elle n’allume donc plus celui des bûchers. Elle ne fait plus brûler des hérétiques, ni dans la vie en deçà de la tombe, ni dans la vie au-delà ; elle s’est singulièrement refroidie. La foi, quand elle est assez complaisante pour permettre aux hérétiques d’avoir des opinions à eux, renonce à son origine surnaturelle ; elle se dégrade par là elle-même au point de devenir une simple opinion subjective, qui pourra être victorieusement combattue à tout instant par une autre opinion subjective quelconque. Qu’on ne dise point : « La tolérance en matière religieuse est un résultat de la foi, de la doctrine, de l’amour chrétien. » L’amour chrétien n’est qu’un amour estropié, un amour falsifié, et restreint par la foi dogmatique ; de sorte que ce n’est guère l’amour qui radoucit la foi, mais bien au contraire la foi qui aigrit l’amour. L’unique cause de la tolérance religieuse, c’est-à-dire irréligieuse, c’est le doute. Oui, c’est le doute en matière de religion, le doute fort et acéré, le doute qui veille jour et nuit et qui descend au centre des objets ; oui, c’est le noble et héroïque scepticisme irréligieux, lui qui ne se laisse plus bâillonner par d’anciens préjugés et qui ne tremble pas devant le chevalet et le bûcher c’est toute cette longue série de martyrs hérétiques, sanglants et réduits en charbons, toutes ces légions pieusement immolées, oui ce sont eux, eux seuls auxquels nous devons la tolérance. Les hérétiques, que la théologie traqua en sonnant le laisser-courre pendant treize siècles, ont tout souffert pour la liberté de la foi ; car ce que le christianisme appelle liberté chrétienne, est une liberté non-essentielle, il se garde bien de nous laisser libres à l’égard des articles de foi.

L’évêque d’Hippone, qui a tranché le grand mot, le mot ineffaçable et caractéristique : « Vous pouvez avoir la foi sans la charité, » (Sermons au peuple, 90), mérite une attention particulière, si l’on veut étudier le mécanisme du système qui porte son nom. Quant aux vues politiques de saint Augustin, elles sont trop connues pour être expliquées ici[9]. Il suffit de rappeler qu’il oppose diamétralement l’État mondain et la Cité (ou plutôt le royaume) de Dieu, l’un matériel, l’autre spirituel (Civ. D. XIV, 4) : « Civitates duas diversas inter se atque contrarias, quod alii secundum carnem, alii secundum spiritum viverent… alii secundum hominem, alii secundum Deum. » L’État mondain est basé sur l’égoïsme, l’autre sur l’amour de Dieu (XIV, 28, XV, 2,4, 5.) : « Fecerunt igitur civiates duo amores duo : terrenam scilicet amor sui usque ad contemptum Dei, cœlestem vero amor Dei usque ad contemptum sui… Illa quaerit ab hominibus gloriam, huic autem Deus conscientiae testis maxima est gloria. Pars quaedam terrenae civitatis imago coelestis civitatis effecta est, non se significando, sed alteram et ideo serviens, » Ainsi, le bon côté de l’État mondain ne sert qu’à représenter, faiblement bien entendu, la Cité divine, il n’a point été institué pour lui-même : « Praecedente alia significatione et ipsa praefigurans praefigurata est… parit autem cives terrenae cititatis peccato vitiata natura, cœlestis vero civitatis cives parit a peccato naturam liberans gratia ; unde illa vocatur vasa irae, ista vasa misericordiae. Et il ajoute ; « La Cité terrestre qui n’est point éternelle (neque enim cum extremo supplicio damanate fuerit, jam civitas erit) a des biens ici-bas, dont elle jouit tant qu’on peut jouir de ces choses-là. Or, comme ces biens sont tels qu’il en naît des angoisses pour leurs amateurs, cette Cité mondaine est toujours divisée par des procès, des guerres et des combats, et ses victoires sont mortelles pour les vaincus comme pour les vainqueurs Le premier fondateur de la Cité terrestre était donc le premier fratricide. » Or, comme la Cité divine que saint Augustin propose pour modèle est très peu adéquate à l’être humain, la Cité mondaine le sera encore moins. Nous voyons, en effet, paraître l’empire romano-chrétien des Constantinides, les royaumes chrétiens des Teutons romanisés, des Germains, des Slaves, les états chrétiens du moyen-âge et parmi eux l’archi-chrétien, l’état ecclésiastique du pape, mais tous étaient en contradiction avec l’humanité, tous sans aucune exception : les notions abstraites de l’amour de Dieu et du prochain de la fraternité, de la chasteté, etc., restaient stériles et maudites, parce que l’Église augustinienne ne voulait ni ne pouvait réorganiser l’être humain dont elle n’a jamais eu une connaissance suffisante. De là cette étrange facilité avec laquelle l’Église tue le corps humain[10] ; saint Augustin, il est vrai, conseille une fois à un proconsul d’Afrique (Let. 127) d’user de clémence envers les donatistes condamnés à mort par l’empereur Honorius, mais c’est là une des nombreuses inconséquences de ce théologien. Thomas de Torquemada ne s’en serait point rendu coupable dans les dix-huit années de son directoire, où il fit brûler dans la péninsule ; d’Espagne 10,220 hérétiques en personne, 6860 en effigie, et déclarer civilement morts 79,521, ce qui coûta l’existence civile à 114,000 familles (Lorente, Inquis. I).

Potestis habere fidem sine charitate, dit saint Augustin, et je ne sais pas pourquoi on s’en étonne tant ? La foi, il est vrai, n’a pu avoir ces funestes conséquences que plus tard : et, cependant au chrétien primitif, un hérétique était nécessairement synonyme avec antichrist : « Adversum Christum sunt haeritici, dit Cyprien (Epist. 76, § 14) ; » synonyme avec exécrable, maudit : « Apostoli… in epistolis haereticos execrati sunt (Cyprian. epist. 76, § 6). » Or, savez-vous ce que c’est aux yeux des chrétiens primitifs un exécré ? C’est un individu réprouvé par Dieu, repoussé aux enfers, et condamné à la mort éternelle. « Entendez-vous ce que dit le Seigneur ? s’écrie Luther (XVI, 132). Entendez-vous ? l’ivraie est déjà jugée et condamnée à devenir la proie du feu infernal. N’imposez donc pas beaucoup de punitions à un hérétique ; il est déjà condamné à un châtiment par trop sévère. C’est comme si vous vouliez maltraiter et tourmenter un voleur que le juge a déjà condamné à la potence. À quoi bon cela ? Laissez donc faire Dieu, il a déjà ordonné aux anges d’être des bourreaux pour les hérétiques. » Ainsi, quand l’empire romain se christianisa ou quand le christianisme devint romain, impérial et religion d’état, alors les peines éternelles aux enfers ne tardèrent plus à se changer en peines mondaines, temporelles, politiques : et la haine dogmatique contre les hérétiques devint une haine matérielle. Il a là une impitoyable logique dans les faits comme dans les idées ; si vous voyez une contradiction avec la foi chrétienne dans la punition matérielle infligée à un hérétique, alors soyez conséquents, et voyez une contradiction aussi dans un roi chrétien, dans un royaume chrétien : « Docuimus… pertinere ad reges religiones, non solum adulteria vel homicidia vel hujus modi alia flagitia seu facinora, verum etiam sacrilegia severitate congrua cohibere : dit le père des pères (Epist. ad Dulcit.). » Augustin veut donc que le magistrat punisse l’hérésie ; comme Luther : « Les rois ont à servir le Christ, le Seigneur des seigneurs, et à augmenter sa gloire par des lois. Là où des erreurs hérétiques tendent à la diminuer, sans se laisser imposer silence par des exhortations, il faut que l’autorité politique tire enfin le glaive pour maintenir le service divin intact et pour sauvegarder la paix (XV, 110). » Augustin justifie d’une manière singulière (De Correct. Donat. c. 6) l’emploi de la force armée contre les hérétiques et pour l’augmentation de la foi : « Saint Paul, dit-il, lui aussi fut converti par la force, c’est-dire par un miracle. » La connexité entre les châtiments temporels ou politiques des hérétiques, et leurs châtiments éternels ou spirituels, résulte déjà de ce que les mêmes raisons dont on a combattu leurs châtiments matériels sont applicables contre l’éternité des punitions infernales, ainsi, par exemple, si vous ne voulez pas punir l’hérésie parce qu’elle vous parait être une erreur et non un crime, vous devez comprendre que Dieu à son tour ne la punira pas aux enfers. Si vous admettez que la force, soit brutale, soit raffinée, est contraire a l’essence de la foi, alors il faut rayer l’enfer car c’est la crainte des tourments infernaux qui pousse l’homme bon gré mal gré dans le filet de la foi. Bœhmer. dans son Jus ecclesiast., ne met pas dans la classe des crimes l’hérésie et la mécréance ; celle-ci, dit-il, n’est qu’un ritium theologicum, un peccatum in Deum. Mais Dieu, au yeux de la foi, n’est point seulement un être religieux, mais aussi un être politique, juridique, le Roi des rois, le véritable chef de l’état ; « Toute autorité est de Dieu, elle est la servante de Dieu (Epist. aux Romains 13, 1, 4). » Ainsi, en admettant de Dieu la notion juridique de majesté, de dignité royale ou impériale, on admet implicitement que l’impiété ou l’athéisme soit un crime de lèse-majesté. Ajoutons que la loi des suspects en religion devança celle en politique : « Ita ut de jure canonico revera crimen suspectidetur, cujus existentiam frustra in jure civili quaerimus (Bœhmer I. .c. V, tit. VII, § 23-42). »

Les actes inhumains ou contraire à la fraternité, qui nous frappent dans l’histoire de la religion chrétienne, répondent, il est vrai au christianisme ; le dogme est parfaitement responsable de toutes les cruautés et de toutes les lâchetés que les chrétiens se sont permises en l’honneur de leur foi dogmatique. Mais remarquez-le bien, elles sont aussi en opposition avec lui, puisqu’il se fait appeler non-seulement religion de foi, mais aussi religion d’amour. Tâchons d’expliquer ce point, sur lequel, ce me semble, on a assez généralement, aujourd’hui même, des opinions erronées et nuisibles. Ainsi, les actions antihumaines, les poursuites contre les hérétiques, ont cela de singulier qu’elles sont à la fois et en harmonie et en opposition avec le christianisme. Cette religion aime à sanctionner en même temps les actions qui viennent de l’amour fraternel (qui peut fort bien, ou plutôt qui doit se passer de la foi ) et les actions qui naissent d’une foi dogmatique sans amour.

Certes, si le christianisme eût proclamé comme loi suprême l’amour fraternel, abstraction faite de toute espèce de foi dogmatique, personne ne pourrait lui imputer les horreurs et les infamies dans l’histoire de la religion chrétienne ; et si, d’un autre côté, il n’eût reconnu pour principe moteur que la foi dogmatique, il serait folie de faire dériver du christianisme le moindre acte fraternel. Il n’en est pas ainsi. Mais toujours est-il que le christianisme a tenu dans des entraves ignobles et dures l’amour fraternel : en d’autres termes, il ne s’est pas élevé à cette hauteur où l’idée de l’amour devient compréhensible dans toute son immense étendue et dans toute son incomparable beauté. Pourquoi ne s’est-il pas élevé si haut ? Parce qu’il est religion ; toute religion doit soumettre l’amour a la foi. Ainsi, nous ne hasardons rien en avançant la thèse suivante : « L’Amour, c’est la doctrine exotérique du christianisme ; la Foi, c’est sa doctrine ésotérique. » En d’autres termes : L’Amour, c’est la morale chrétienne ; la Foi, c’est la religion chrétienne.

« Dieu, c’est l’Amour : » voilà le mot le plus sublime que le christianisme ait prononcé. La contradiction mortelle, toutefois, entre amour et foi existe déjà en germe dans ce mot. Veuillez observer que l’amour ne joue ici que le rôle assez subalterne d’un simple attribut d’un sujet ; ce sujet est Dieu. Or, puisque dans cette thèse Dieu, c’est l’Amour, Dieu occupe la première place, celle de la substance ou du sujet, il serait nécessaire de savoir en quoi il se distingue de son attribut ; la thèse nous a appris que Dieu coïncide d’un côté avec l’Amour, mais elle nous laisse dans l’ignorance à l’égard de l’autre côté de Dieu. On n’aurait plus besoin de relever côté distinctif, si la thèse était celle-ci : L’Amour, c’est l’Être absolu, l’Être suprême ; en ce cas, l’amour occuperait le rang de la substance. Or, en refoulant l’amour au rang secondaire de l’attribut, il ne remplit plus mon esprit tout entier, il ne répond pas non plus tout à fait à son sujet, c’est-à-dire Dieu est Amour et encore quelque autre chose. Le sujet est ici la nuit dans laquelle la foi se cache ; l’attribut est ici la lumière qui rayonne sur le sujet obscur. Dans cet attribut je vois se manifester l’amour, et dans le sujet je ne vois que la foi. L’amour est donc ici une notion qui se perdre bientôt de ma tête, mais la notion de la foi n’y est pas plus constante ; l’amour et la foi y alternent perpétuellement, elles montent et descendent sans relâche comme deux balances qui cherchent en vain l’équilibre. La personnalité divine. voilà ce quelque autre chose qui empêche les deux notions Dieu (le sujet) et l’Amour (l’attribut) de se couvrir géométriquement comme deux triangles congruents. Ainsi, la Personnalité de Dieu est tantôt sacrifiée à la Divinité de l’Amour, et tantôt la Divinité de l’Amour à la Personnalité de Dieu.

L’histoire atteste suffisamment cette contradiction permanente, c’est surtout le catholicisme qui préconisa l’amour comme divinité essentielle, avec tant d’ardeur que cet amour absorba entièrement la personnalité divine : mais en même temps l’amour fut sacrifiée par le catholicisme à la majesté de la foi. Ces contradictions violentes et irréfléchies sont très désagréables au raisonnement, mais il ne faut pas que la critique s’en laisse détourner.

Ainsi, la foi se tient à la personnalité individuelle et égoïste de Dieu, l’amour la nie. Dieu, c’est l’amour, signifie que Dieu n’est rien pour lui seul ; un être qui aime abandonne son indépendance égoïste, il fait de l’objet de son amour un objet essentiel de son existence. Mais en même temps où je plonge le Moi dans la profondeur de l’amour, l’idée du sujet émerge, et cela dérange de nouveau l’harmonie que l’amour avait produite entre l’être humain et l’Être divin. La foi arrive avec ses prétentions, avec son ambition et sa vanité, et elle ne laisse à l’amour que ce qui convient en général à un attribut ordinaire. La foi comprime l’élan de l’amour, elle en fait un triste abstractum, vis-à-vis duquel elle s’établit en concretum, en chose, en base. L’amour dans la foi, dont les rhéteurs parlent, n’est qu’une fiction poétique, c’est la foi devenue extatique : aussitôt que l’extase disparaît, la foi oublie l’amour.

Cette contradiction théorique s’est manifestée pratiquement. L’amour dans le christianisme est pollué, pour ainsi dire, par la foi orthodoxe ; il n’y est pas compris. Les panégyristes du christianisme ont beau déclamer en prose et en vers, l’amour chrétien n’est point de l’amour. Or, un amour circonscrit et enlacé de tous côtés par la foi, est un pseudo-amour, un amour qui n’est pas amour, c’est tout au plus le spectre de l’amour. Certes, il faut que l’amour s’impose une mesure, mais elle doit être en harmonie avec l’essence de l’amour ; cette mesure, cette discipline de l’amour se fait par la raison, par l’intelligence. Un amour qui méprise la loi austère de l’intelligence, est théoriquement faux et pratiquement dangereux. L’amour est divin, absolu en et par lui seul ; il n’a pas besoin de se faire oindre ou baptiser par la foi. L’amour n’a pas besoin de s’appuyer sur la foi, il se suffit à lui-même. Si vous voulez fausser l’amour, le rendre insensé et mesquin, hypocrite et infâme, alors imposez-lui le joug de la foi. Du reste, l’amour quand il est ainsi faussé par le mélange avec la foi, a adopté de celle-ci une partie de haine venimeuse. L’amour faussé, c’est-à-dire mélangé de foi, est toujours jaloux de garder l’apparence de l’amour, et de là il imagine les sophismes les plus sataniques, aussitôt qu’il croit la foi en danger. C’est de la sorte que saint Augustin a écrit l’apologie des persécutions contre les hérétiques. L’amour est limité par la foi, il trouve donc aussi que les actes atroces et perfides, les actes contraires à la fraternité, tels que la foi se les permet, ne sont nullement en contradiction ; il interprète les actes de la haine, qui se font à cause de la foi, comme autant d’actes de l’amour ; une opération qui a souvent l’air d’une mechante farce. Ainsi l’amour faussé ne se meut que dans des contradictions, et cela doit être ; bornez l’amour par la foi est déjà une immense contradiction. Une fois admis ce joug déshonorant, l’amour renonce à son propre jugement, à son critérium inné, à la mesure essentielle qu’il porte dans son sein, à son indépendance : la foi le gouverne désormais avec une force irrésistible.

Beaucoup de choses qui ne sont pas littéralement décrites dans les livres bibliques, s’y trouvent toutefois d’après le principe. La Bible renferme les mêmes contradictions que saint Augustin et l’Église, d’après cet Africain, ont précisées d’une manière vraiment révoltante. L’Évangéliste et l’Apôtre font condamner par la foi et gracier par l’amour : mais ils ne connaissent qu’un amour basé sur la foi ; en d’autres termes, les Évangiles et les Épîtres parlent déjà d’un amour dogmatique, mais qui est un amour sans garantie, car il peut en effet à tout instant éclater en cruautés barbares ou raffinées. Si vous ne reconnaissez pas les articles du dogme, alors vous avez transgressé le domaine de la foi, et vous avez fait invasion dans le domaine de amour. Prenez-y garde, cet amour est un objet de la malédiction divine, de la colère divine, elle ne veut point que l’infidèle vive. L’amour chrétien n’a pas su triompher de l’enfer, parce qu’il n’a pas su triompher de la foi. L’amour est incrédule en matière religieuse, et la foi est forcement dépourvue d’amour. L’amour est athée parce qu’il ne connaît rien de plus sublime que sa propre essence, qui est son Absolu, son lui-même.

L’amour chrétien ne peut point être un amour universel ; l’adjectif chrétien l’en empêche, il le spécialise, il le particularise. Or, l’essence de l’amour est précisément dans son universalité. L’amour dit chrétien, tant qu’il se glorifie de spécialité chrétienne, de sa christianisation pour ainsi dire, ne fera jamais de la fraternité la loi suprême ; il restera donc un amour factice, un amour non-amour (qu’on me passe ce mot), un amour qui se moque du sens de la vérité. Le véritable amour fraternel efface toute différence entre le christianisme et le soi-disant paganisme. L’amour chrétien, qui pendant tant de siècles, a permis et pardonné l’effusion d’un océan de sang humain, est donc avec raison devenu objet de la satire : tandis que l’amour tout court, l’amour sans phrase, n’a pas besoin de se parer de documents asiatiques ni de traditions latines et helléniques. L’amour fraternel sans s’affubler de titre et d’autorité, est par lui-même déjà la loi universelle de l’intelligence et de la nature ; c’est la réalisation de l’unité humanitaire par voie de sentiment. Aussitôt que vous basez cet amour sur le nom d’une personnalité, vous rattachez à cette personnalité des idées superstitieuses, n’importe de quelle sorte, soit ordinairement religieuses, soit spéculatives. Avec la superstition vous avez toujours du particularisme, et avec lui vous avez inévitablement du fanatisme. La fraternité ne saurait se fonder que par l’unité du genre humain, de l’intelligence et de la nature humaines. C'est là l’unique condition sous laquelle l’amour sera radical, sincère, libre et entouré de garanties suffisantes ; il se base alors sur l’essence humaine, d’où naquit l’amour fraternel prêché par Jésus-Christ. L’amour de Jésus-Christ même était un amour humanitaire ; il ne nous aima point de son propre plein pouvoir individuel, mais par la nature de l’humanité. Si vous aimez d’un amour qui se base sur une personnalité, sur celle du Christ même, alors cet amour est un amour particulier, qui ne va pas au-delà de la sphère de la personnalité du Christ : là où celle-ci finit, finira l’amour. Vous voulez que nous ne nous aimions les uns les autres, que parce que le Christ nous a aimés ? Mais pensez donc que ce serait là un amour imité. Comment, l’homme n’aimerait pas l’homme, s’il n’eût pas été aimé par le Christ ? et le Christ serait ainsi la seule cause de l’amour ? Impossible. Le Christ est plutôt l’apôtre de l’amour ; la cause de son amour était l’unité fraternelle de la nature humaine. Cessez enfin de torturer les idées et les mots. Vous dites : « Tu dois aimer le Christ plus que l’humanité ; » vous ne savez pas ce que vous dites. Ce serait là un amour purement cchimérique. Je ne saurais jamais franchir la périphérie du genre humain, dont je ne suis qu’un individu ; je ne saurais jamais aimer quelque chose au-dessus de l’humanité. La magnifique et sublime grandeur de Jésus-Christ était précisément son amour et tout ce qu’il était, lui, Jésus, il l’avait emprunté de l’amour. Jésus-Christ n’était point le propriétaire exclusif de l’amour, n’en déplaise aux superstitions théologiques. La notion de l’amour est une notion basée sur elle-même, et je n’ai pas besoin de la tirer par voie d’abstraction de la vie de Jésus ; bien au contraire, je ne reconnais cette vie que parce que je la trouve en harmonie naturelle avec la loi et la notion de l’amour fraternel.

L’histoire prouve cela suffisamment. Ce n’est point le christianisme qui a mis au monde l’amour, ce n’est point le christianisme qui l’a implanté dans la conscience humaine. L’idée fraternelle est loin d’être exclusivement chrétienne : regardez les horreurs Rome païenne accompagner l’apparition de l’idée chrétienne. Cela signifie que l’empire politique, qui unissait d’une manière incomplète une partie du genre humain, a été nécessairement sapé dans ses fondements et réduit en cendres : l’unité dite politique est une violence, qui pendant une époque peut être très utile, mais qui sera assurément un jour dissoute par la force intrinsèque des choses. Le despotisme romain se tourna vers son intérieur, après avoir conquis la surface de la terre ; c’est alors que l’âme humaine échappa de la contrainte matérielle où l’état politique la retenait enfermée, et la paix, la liberté, la bonté, semblèrent vouloir en effet prendre définitivement place dans le cœur de l’homme. La notion Rome ou Gouvernement fut remplacée par la notion Humanité ou Amour ; c’était naturel, nécessaire, bien motivé ; c’était un pas en avant, une nouvelle station dans la marche du genre humain, une contre-action vis-à-vis de l’action précédente ; mais, ne venez pas dire que le christianisme en soit l’inventeur. Les juifs, depuis Alexandre-le-Grand, imbus du principe humanitaire des Hellènes, avaient beaucoup rabattu de leur terrible séparatisme national et religieux, et Philon préconisa la fraternité comme vertu suprême. Des penseurs avaient déjà compris tout ce qu’il y a d’indigne et de délétère dans l’isolation nationale et égoïste, ou dans ce parquement des hommes en classes civiles et politiques, en groupes qui sont toujours exclusifs les uns relativement aux autres. Aristote, le prince des philosophes païens, sait fort bien distinguer l’homme et l’esclave ; il admet des rapports amicaux entre maîtres et domestiques. Epictète, un valet, et Antonin. un empereur, étaient également philosophes stoïciens : c’est dire que la philosophie avait commencé à unir les mortels. La Stoa développe la thèse suivante : « L’homme n’existe pas pour vivre pour lui seul, mais pour autrui, » en d’autres termes il est né pour aimer ses frères. L’empereur Antonin prescrit d’aimer son ennemi ; le principe des stoïciens est donc réellement celui de la fraternité ; le monde leur parait comme une vaste cité, les hommes comme autant de concitoyens. Surtout Sénèque prêche en ce sens ; il y mêle de la rhétorique un peu fleurie, mais au fond de toutes ces expositions, parfois déclamatoires[11], des stoïciens il y a beaucoup de logique, beaucoup de noblesse de cœur, beaucoup de douceur d’âme, beaucoup d’honnêteté, beaucoup de fierté pure et vertueuse. Sénèque recommande avec un zèle éloquent la clémence et l’humanité envers la classe des esclaves[12]. Ainsi, le rigorisme borné et acariâtre parmi les aristocrates s’en allaient déjà, et le christianisme ne fit que compléter ce mouvement fraternel dans les masses du peuple, qui n’était pas alors accessible aux doctrines de la haute philosophie. Or, comme le christianisme était la manifestation la plus populaire du même principe, dont la haute philosophie était une expression raisonnée, il agissait en forme de religion et cela avec une énergie très intensive. L’âme affective quand elle s’enflamme par une idée, produit une chaleur bien plus considérable que l’intelligence en produit : mais en revanche celle-ci, quand elle s’est emparée d’une idée ou, si vous voulez, si une idée s’empare d’elle, rayonne d’une lumière pure et joyeuse, que l’âme affective ne partage jamais.

De ce que nous avons développé, il s’ensuit que christianisme, en transportant sur le domaine religieux l’unité humanitaire, opposa en même temps de graves obstacles à cette unité. Comme représentant l’unité humanitaire et universelle dans la sphère de la religion, le christianisme dégrada par-là cette unité ; il la restreignit en la renfermant dans la spécialité religieuse, dans le pentagramme magique de la croyance au ciel et à l’enfer. De là la gène douloureuse que l’amour fraternel éprouva dans le christianisme. L’amour veut être universel, le christianisme le contraint à devenir partial. Les différences internationales du paganisme cessent ; mais elles sont remplacées par les différences relieuses, par la séparation du chrétien et du non-chrétien, et celle-ci est bien autrement violente, bien autrement perfide, bien autrement rebutante que la séparation internationale dans l’époque païenne.

L’amour, quand on le base sur une existence particulière, contredit l’essence de l’amour : aimez l’homme à cause de l’homme, et gardez-vous de l’aimer à cause de Dieu, soit pour plaire à Dieu, soit pour imiter Dieu. L’homme-genre est assez grand pour être son propre but et motif à la fois. Ah ! qu’elle fut belle et grandiose cette colère, qui poussa toutes les sectes du christianisme primitif à renier les dieux olympiens et de crier aux païens : « Tu n’adoreras plus les idoles que ta main a faites, ni les simples mortels qui naissent et meurent comme toi ! » Et en effet on ne doit point fléchir le genou devant un homme individuel divinisé, ni devant les idoles de marbre, de bronze, de bois, que la main a faites ; mais il ne faut pas non plus adorer les idoles qui sont des fantasmes produits par l’imagination exaltée, des fantômes enfantés par le mysticisme matérialiste de l’âme affective et religieuse.

Élevez-vous au respect pour la nature et pour l’humanité ; voulez-vous absolument appeler cela un culte humanitaire, vous comprendrez au moins qu’il n’a plus rien de commun avec les cultes du passé.

L’amour fraternel pour se réaliser, a besoin d’être immédiat, en ce sens qu’il ne tolère aucune individualité étrangère, une troisième, interposée entre les deux individualités aimantes ; or, comment voûlez-vous que l’amour ne soit pas altéré jusqu’au fond si vous permettez à une troisième individualité de s’intercaler entre l’homme et l’homme ? Et remarquez que cette troisième individualité est l’Individualité par excellence, l’individualité des individualités, celle qui à elle seule représente déjà le genre humain dans toute son étendue par l’espace et par le temps ; c’est l’Homme-Dieu ; c’est le Christ, l’abrégé, l’extrait, le compendium du genre humain. Vous n’aimez point véritablement un homme si vous avez la réticence suivante : « Je ne l’aime qu’à cause de l’Homme-Dieu. » Avec de pareilles réservations mentales l’homme a fini par se corrompre jusqu’à la moelle des os ; il est par-là devenu menteur à lui-même, menteur dans son propre for intérieur ; c’est la terrible hypocrisie subjective, qui, bien plus meurtrière que l’hypocrisie objective, décime des générations et des époques entières. L’hypocrisie subjective se manifeste dans un système, l’hypocrisie objective n’est qu’individuelle.

Vous aimez un homme à cause du Christ, c’est-à-dire parce qu’il ressemble au Christ, parce vous voyez en lui une image vivante du Christ. Donc, en ne voyant pas en lui cette image, vous ne devez plus l’aimer. Voilà où conduit la théorie de l’amour tel que la théologie l’enseigne ; vous y rencontrez même toutes les contradictions si bizarres et insolubles qui vous avaient déjà choqué dans le chapitre de la Personnalité divine. La notion de la personnalité divine se sépare en deux : l’une, la personnalité telle quelle, la personnalité abstraite, exclusive ; et l’autre, la qualité attributive (par exemple, justice, bonté, générosité, charité, compassion), qui rend cette personnalité aimable et vénérable.

Il est la réalité subjective du genre, comme la réalité objective du genre est la raison. Amour et raison, comme cœur et raison, sont identiques dans la racine : je l’ai démontré plus haut ; vous n’avez pas, en aimant, besoin d’un médiateur, vous n’en avez pas non plus besoin en pensant.

Le Christ même n’est qu’une image, sous laquelle la simple et chaleureuse conscience populaire allégorisa l’unité du genre humain : « Le Christ, dit-on, aima, c’est-à-dire voulut rendre heureux tous les hommes sans acception de personnes. » On prononce par là le plus grand éloge qu’il soit possible d’un cœur aimant : sans acception de personnes veut dire que son amour s’élança au dessus des barrières internationales, politiques, civiles, au dessus de toutes les différences apportées par la sexualité, par l’âge, par la fortune, par le privilège, par le rang. Mais qu’est-ce à dire, sinon que : « Le Christ, c’est l’amour allégorisé du genre humain pour lui-même ? » Cet amour allégorisé se montre nécessairement comme image ; l’essence de la religion, nous l’avons prouvé, ne saurait faire autrement. Cette image, à son tour, devient personnalité, mais elle reste objet religieux, et partant cette personnalité n’est qu’une image, c’est-à-dire une personnalité non-réelle, mais idéale. Delà vient que l’amour, comme signe caractéristique, est attribué à chacun des disciples.

Or, l’amour n’est rien autre chose que la manifestation de l’unité humanitaire par la voie du sentiment ; le genre humain heureusement n’est point un abstrait ; loin d’exister dans le raisonnement aride et froid, il existe dans le sentiment, dans le caractère, dans le tempérament, dans l’énergie fougueuse et poétique de l’amour. C’est le genre humain qui m’inspire de l’amour ; un cœur plein d’amour, c’est un cœur pour le genre humain : et le Christ est donc la conscience de l’amour comme conscience du genre. C’est sans doute là un centre d’impérissable beauté et d’inattaquable grandeur dans ce centre de la fraternité humanitaire unissons-nous au Christ. Le Christ est la conscience de notre identité humanitaire, de la solidarité de l’homme avec l’homme.

Encore un coup aimez l’homme pour l’homme, élevez-vous à cette sublime hauteur où l’amour pour l’humanité, pour l’homme collectif, répand la lumière et la chaleur à la fois, l’amour universel qui est homologue et adéquat à l’essence même du genre : vous serez non-seulement un chrétien, mais le Christ. Certes, l’amour humanitaire quand il entre en activité, tout universel qu’il soit dans sa théorie, doit se restreindre pratiquement, se spécialiser, sous peine de manquer son but : mais cet humanisme n’en reste pas moins universel. Il aime l’homme pour l’homme, au nom genre humain, et point au nom de Dieu ; tandis que l’amour dit chrétien est exclusif par essence.

Quand on remplit les conditions dont je viens de parlez, on fait par là ce que le Christ fit, et on fait ce qui lui donna le caractère distinctif du Christ. En d’autres termes, là où l’individu est éclairé et vivifié par les rayons de l’amour de l’humanité (caritas generis humani, de sorte qu’il comprend l’humanité comme genre, là l’individualisme disparaît et fait place à l’humanisme universel ; là le christ dogmatiques s’éclipse et le soleil de sa véritable essence se lève. Le Christ religieux est périssable, mais impérissable est son être intrinsèque, c’est-à-dire la conscience du genre, dont le Christ n’a été que le représentant : « Le Christ, c’est la vie éternelle : » cela est vrai, mais traduisons-le en langage ordinaire : « Le Christ, c’est l’allégorisation de la Conscience universelle et de l’Amour universel, de ces deux éléments constitutifs de la vie du genre humain. »

Pour dissiper tout doute qui pourrait encore subsister à l’égard de l’amour envers les ennemis, que le christianisme prêche, je prie les lecteurs de considérer les passages suivants de Luther (VI, 94. - V, 624) : « Le Seigneur Christ ne nous ordonne-t-il pas d’aimer nos adversaires ? Et pourtant David se vante de haïr les méchants et de ne pas être assis parmi les impies. En voici l’explication ; il faut aimer les ennemis d’après leur personne, il faut les détester et haïr d’après leur doctrine. De deux choses l’une : ou haïssez les impies ou haïssez Dieu. Vous ne pouvez point aimer les impies qui haïssent Dieu, et en même temps aimer Dieu qui veut que nous obéissions à sa parole et non à celle d’un autre… Ce que je ne peux aimer avec Dieu, je dois le haïr. Aussitôt que tu commences à prêcher quelque chose contre Dieu, nous te haïrons et nous oublierons de t’avoir jadis aimé. La croyance doit toujours et partout avoir le dessus ; quand il s’agit de la parole de Dieu, l’amour s’éteint et la haine se rallume. Ainsi, David veut dire qu’il ne hait pas les hommes parce qu’ils lui causent du chagrin, mais parce qu’ils mènent une vie scandaleuse et impie en ce sens qu’ils méprisent la parole divine. » — « Je vous le dis, amour et foi sont deux choses distinctes. La foi ne veut supporter rien. l’amour supporte tout. La foi maudit, l’amour bénit. La foi veut jouir de la vengeance et de la punition, l’amour veut jouir du pardon. » — « La foi est si vaillante qu’elle brave l’univers entier ; elle voudrait faire périr toutes les créatures plutôt que de laisser la parole divine succomber sous l’hérésie : car, par l’hérésie, on se sépare de Dieu. » — Comparez Augustin (Enarrat. in psalm. 138, 139) ; lui aussi, comme Luther, distingue ici l’homme et l’ennemi de Dieu, l’homme et l’hérétique ; « Haïssez, dit-il, l’impiété, la rébellion contre Dieu dans un individu, mais respectez dans ce même individu l’humanité. » Mais c’est là un indigne sophisme, car, aux yeux de la foi, l’individu impie, c’est-à-dire l’individu antichrétien ou ennemi de Dieu, n’a pas de la valeur ; un homme sans foi, c’est un homme sans Dieu, c’est un zéro, que dis-je, c’est un damné. La foi, c’est-à-dire Dieu, est l’ensemble de tout ce qu’il y a de vrai, de beau, de juste, de noble, de réel ; la conclusion n’en est pas difficile. Ne venez pas m’objecter que Dieu a crée l’homme comme son image ; cette image n’est que la faible copie du Dieu extérieur, du Dieu créateur ; mais le Dieu intérieur, le Dieu vrai, la véritable essence de Dieu, ne se montre que sous la figure de la Trinité, ou spécialement du Christ. Voyez Luther (XIV, 2, 3. — XVI, 581). L’image extérieure, le corps humain, appartient à tous, mais l’image intérieure, la foi, n’appartient qu’aux fidèles. En outre, la théologie veut qu’on aime l’homme à cause de Dieu et nullement à cause de l’homme : Diligendus est propter Deum, Deus vero propter se ipsum, dit Aurèle Augustin de doctrina chr. 1, 27, 22. La plus grande inconséquence serait donc celle d’aimer un homme qui ne ressemblerait pas à ce Dieu, c’est-à-dire d’aimer un homme antichrétien. La foi érige un mur d’airain entre l’homme et l’homme, elle remplace l’unité et la fraternité naturelles par l’unité surnaturelle, l’unité de la foi ; comme Jérôme dit : « Inter christianum et gentilum non fides tantum debet, sed etiam vita distinguere… Nolite, ait Apostolus, jugum ducere cum infidelibus… Sit ergo inter nos et illos maxima separatio. (Epist. Calantiae matr.). » et Ambroise, pourquoi ne s’y associerait-il pas volontiers (Épist. 70. lib. XI). en s’écriant avec emphase : « Prope nihil gravus quam copulari alienigenae… nam cum ipsum conjugium velamine sacerdotali et benedictione sanctificari oporteat : quomodo potest conjugium dici, ubi non est fidei concordia ? Saepe plerique capti amore feminarum fidem suam prodiderunt. » Ainsi, l’orateur de Milan défend l’amour sexuel entre païens et chrétiens ; il se plaît à déchirer le saint lien naturel précisément dans une époque où le christianisme n’avait pas besoin de se défendre à outrance ; et il ne faut plus s’étonner de Pierre Lombard qui dit : « Il n’est pas permis à un chrétien d’épouser une païenne ou un juive (L. IV, Distinct. 39, c. 1). » Mais cette séparation inhumaine est biblique : les Pères de l’Église citent des passages à l’appui de leur opinion en matière de mariage. Le mot de l’Apôtre sur le mariage entre les païens et les chrétiens ne se rapporte qu’à des liaisons conjugales qui existaient déjà avant l’arrivée de la doctrine chrétienne, et il n’a pas le moindre trait à celles qui sont à former ; voyez sur cette affaire Pierre Lombard (L. IV, Dist. 39, c. 1). — C. Arnold dit (Véritables esquisses des chrét. primit. !V. 2) : « Ils ont exclu et répudié chaque fois leurs parents quand ceux-ci voulurent les détourner de l’Espérance, c’est-à-dire de trouver une récompense dans le paradis… La confrérie surnaturelle du Christ, à leurs yeux, était préférable à la fraternité naturelle. »

Loin de leur en faire un reproche, je cite ici encore d’autres auteurs orthodoxes, pour constater l’ignorance de nos théologiens modernes qui se font une singulière idée de l’amour chrétien, quand ils l’appellent une belle et puissante philanthropie. Rien de plus exclusif, rien de plus concentré, rien de plus âpre que le sentiment qui, par exemple, se manifeste dans Bernard (Epist. III, ex persona Helia monaca ad parentes suos) : «  Qui amat patrem et matrem plus quam me, non est dignus, Matth. X ; in hoc vos non agnosco parentes, sed hostes… Alioquum quid mihi et vobis ? Quid a vobis habeo nisi pecratum et miseriam ? » C’est pieux, c’est grandiose, mais c’est atroce : « Qu’y a-t-il entre moi et vous ? Est-ce que j’ai de tous autre chose que du péché et de la misère ? dit un fils à son père. Et Bernard ajoute Épist. 104 ; Épist. 351 ad Hugonem nocitum) : Oui, mépriser sa mère est une action impie, mais la mépriser pour le Christ est une action éminemment pieuse. — Audi sententiam Isidori : multi canonicorum, monachorum… temporali salute parentum suorum utilitatem procurant, a Dei amore se separant (de modobene vivendi. S. VII).  » — « Tout homme croyant, accepte-le comme ton frère (Sermon XIII). » — Pierre Lombard dit : « Selon Ambroise, nous avons le devoir d’aimer bien plus les enfants que nous baptisons que ceux que nous engendrons charnellement (VI, Dist. 6, c. 5. Addit. Henric. ab Varim.). » Mélanchthon dit de même (Loci de bapt. II) : « Nous naissons enfants avec le péché, nous ne devenons héritiers de la vie éternelle que par la rémission du péché… Or, comme il y a du péché dans les petits enfants (chose qui est hors de doute), nous en inférons une différence entre les petits enfants des païens, qui manent rei, et les petits enfants des chrétiens, qui recipiantur a Deo per ministerium. » Comparez le passage de Buddéus sur l’amour orthodoxe que j’ai cité plus haut. Et enfin, le concile de Carthage n’avait-il pas déjà décrété (Summa Carranza : III, can. 13. IV, can. 72) qu’un prêtre ne devrait plus faire de donations à un parent païen ? «Ut episcopi vel clerici in eos, qui catholici christiani non sunt, etiam si consanguinei fuerint, nec per donationes rerum suarum aliquid conferant. Cum haereticis nec orandum, nec psallendum. »

Le protestantisme a le mérite d’avoir proclamé plus hautement que le catholicisme, et avec une effrayante naïveté le principe suivant : la foi, c’est la religion, l’amour n’a donc pas la moindre importance religieuse[13]. Le protestantisme a pour dieu réel la foi intérieure, mais séparée de la tradition ; la foi à la Bible ; il s’occupe donc nécessairement de l’explication, de l’interprétation de ce livre, qui est véritablement la charte octroyée qu’il croit avoir reçue de son Dieu. Le protestantisme a pour dieu réel cette parole divine, l’Écriture, et rien que l’Écriture. Son culte, par conséquent, est pauvre, il s’adresse à l’ouïe et à l’entendement seuls, tandis que le catholicisme a une magnifique richesse en s’adressant non seulement à l’ouïe et à la vue, mais aussi à l’odorat par l’encens, au toucher de la peau par l’onction, par l’aspersion et par l’imposition des doigts, au goût par l’hostie, enfin à tous les cinq sens du corps. Le point central de la foi catholique est le vicaire de Dieu, le vice-Dieu, le pape. C’est donc ainsi que le Dieu catholique se manifeste intégralement dans l’Église et dans le Pape, qui sont deux faits matériels, deux existences palpables et inséparablement liées l’une avec l’autre. Mais, remarquez-le bien, à cause de cette matérialité, elles sont assujetties aux lois éternelles du temps et de l’espace. L’Église avec son Pape sont deux existences historiques ; or, toute histoire, toute tradition, toute autorité héréditaire est ou mortelle ou déjà morte d’où il suit que le Dieu catholique, le Dieu du miracle par excellence, disparaît nécessairement dotant le Dieu protestant de la parole, qui, à son tour, s’efface devant le Dieu rationaliste de l’intelligence ; enfin, le Dieu de l’intelligence ou de la raison cède à l’intelligence ou à la raison pure : Finis theologiae… La théologie se meurt, l’anthropologie va naître.

Du reste, quand on objecte : « Le Dieu de la foi est identique avec le Dieu de l’amour, » on ne sait pas ce qu’on dit, car un Dieu qui ne laisse à l’homme aucun mérite individuel, un Dieu qui s’approprie tout, un Dieu qui veille éternellement avec jalousie et fureur sur sa gloire divine, ce Dieu-là est bien l’Égoïsme personnifié et déifié, mais il n’est pas la personnification déifiée de l’Amour.

La loi morale telle qu’elle naît de la foi, prend pour son principe et pour son critérium précisément la contradiction la plus effrénée. En effet, comme l’objet suprême de la foi est l’Eucharistie, cet objet qui frappe, pour ainsi dire, la raison au visage, ainsi la plus haute vertu de la morale croyante ou religieuse est nécessairement celle qui se met le plus en opposition avec la nature. Les miracles dogmatiques sont accompagnés de miracles moraux ; voilà au moins de la logique. Ainsi, une morale contre-nature va ensemble avec une foi surnaturelle ; la foi triomphe de la nature (qu’on me passe ce mot), ou de la nature en dehors de l’homme. tandis que la morale religieuse triomphe de la nature humaine ou de la nature intérieure de l’homme. On arrive par-là à un supranaturalisme pratique, dont la pointe est la Virginité céleste, la Sœur des Anges, la Reine des Vertus, la Mère de la Bonté (A. v. Bucher ; Cherchez ce qui est perdu, vol. VI, 131). C’est le catholicisme qui s’en est occupé avec prédilection ; le protestantisme, au contraire, maintient le principe chrétien en y rayant les conséquences nécessaires. Le protestantisme, qui par les catholiques est généralement peu compris (tandis que les protestants comprenne fort bien l’essence du catholicisme) a cela de particulier, qu’il garde scrupuleusement la foi, et qu’il rejette la morale dont la foi est la mère. Il a ramené l’homme croyant ou théorique jusqu’au point de vue du christianisme primitif, mais dans la vie pratique ou dans la morale ; il la reconduit encore plus en arrière, jusqu’au paganisme, au mosaïsme, à l’adamisme, bref jusqu’à la — NATURE.

Voilà assurément un miracle réel du protestantisme, mais en même temps une inconséquence aussi réelle. Car, enfin, comment voulez-vous à bon droit rompre le lien qu’il y a entre théorie et pratique ?

Luther dit : « Vous devez tous, en vrais chrétiens, bâillonner et enchaîner votre raison, vous devez lui arracher les yeux, la fouler aux pieds, la maltraiter comme bon vous semblera, et à la fin l’égorger ; » en d’autres termes, Luther vous conseille de croire ; mais pourquoi ne vous ordonne-t-il pas d’agir de la même manière envers votre sexualité ? La Raison est, dans les choses spirituelles, une énergie aussi productive que la Sexualité l’est dans le monde des sens ; frappez l’une, et pour être conséquent frappez vite l’autre aussi. Renier la foi, c’est réhabiliter la raison ; de même réhabiliter l’instinct sexuel, c’est renier la chasteté. La foi et la chasteté virginale chrétiennes sont identiques dans leur origine. Luther dit : « Si vous voulez rester seuls, sans femme, sans enfants, restez-le, mais abandonnez d’abord le nom d’homme, et prouvez d’abord que vous soyez des anges ou des esprits sans corps. Pourquoi ne vous effrayez-vous pas, ô papistes, de manger et de boire ? Pourquoi vous effrayez-vous tant quand un homme aime une femme (XIX. 368) ? » Il Et il ajoute : « En vérité, c’est pitié de les voir s’en étonner. » Mais avec tout cela, Luther n’a pas faire dériver du Nouveau-Testament la permission d’épouser ; ce livre fait au contraire partout l’éloge du Célibat ou de la Chasteté, et le Christ lui-même ne se marie pas. Luther a ici beau torturer le texte des Évangiles et des Épîtres, il n’y peut lire que ce qui a été écrit : épousez pour éviter par là la fornication, mais vous ferez mieux de ne pas épouser ; or, ce qui est mieux, il faut le préférer au bon, surtout quand il y va du salut éternel de l'âme. Le monachisme était parfaitement d’accord avec le Nouveau-Testament et avec la tradition écrite ; la critique s’empresse de constater ce fait, qui est également important pour l’histoire et pour la logique.

Le protestantisme a un sens pratique, il raisonne bien jusqu’à un certain point, et il est assez courageux pour lancer la proscription contre le supranaturalisme de Rome chrétienne ; de même comme la jeune Église catholique avait jadis anathématisé et proscrit le sensualisme de Rome païenne. Aux yeux du protestantisme la religion n’existe que dans la foi ; elle n’existe, dit-il, point dans la morale, dans le droit, dans l’état politique. L’amour embrasse la morale toute entière, mais il n’appartient assurément qu’à la foi de rendre bienheureux le fidèle, car l’amour n’est rien autre chose que la surface extérieure de la foi, par conséquent une chose humaine et périssable, un résultat, un secondaire, et nullement un primitif. « La foi, elle seule, traite avec Dieu la foi nous change en autant de dieux ; » ce qui démontre on ne peut plus clairement la préférence qu’il faut agréer à la foi dogmatique. À l’amour, à la fraternité, à la bonté, bref à la morale, cette vie temporelle ; à la foi religieuse la vie d’outre-tombe.

« La vie temporelle a été donnée par Dieu au monde longtemps avant l’arrivée de Christ, et il a dit : Aimez-vous et aimez votre prochain. Après quoi il a donné au monde son Fils inné, Christ le Seigneur, afin que nous gagnions par lui la vie éternelle, qui vaut bien plus que cette vie temporelle. Moïse, avec la loi, appartient à l’existence terrestre ; mais pour arriver à la vie céleste, il nous faudra avoir le Seigneur (Luther, XVI, 459). » Ainsi, on le voit, l’amour fait partie du chrétien, mais il n’est chrétien que par sa foi chrétienne et dogmatique en Christ. Aimer son prochain est sans doute un vrai service divin, n’importe où et sous quelles conditions que cela se fasse. Mais le Dieu que je sers en m’acquittant d’une fonction mondaine ou naturelle, c’est là le Dieu antechrétien, naturel, païen et judaïque, bref le Dieu universel. Le mariage, l’autorité militaire et civile, l’état social, tout cela exista avec permission de Dieu, déjà bien longtemps avant le christianisme : mais c’était quelque chose de peu de valeur en comparaison avec l’apparition de Dieu en personne. Dieu avait dit qu’il fallait obéir à l’autorité et au père de famille, rester fidèle à l’épouse, s’abstenir du vol, etc. : mais ces commandements sont donnés par Dieu non encore révélé, c’est-à-dire non encore vrai et véritable, Dieu après sa révélation au contraire, Dieu le Christ, n’a rien à faire avec les anciens commandements, ils le laissent indifférent ; il publie la loi nouvelle, la bonne. Eh bien, c’est précisément pour cela que tout emploi temporel, tout métier mondain va très bien ensemble avec le christianisme ; la foi, c’est la religion toute entière ; or, la foi se renferme dans le foyer de l’âme, donc omnia mea mecum porto, donc enfin, je peux exercer mon culte intérieur partout, et je suis toujours propre à me mêler des affaires du monde. Le protestantisme ne fait que lier les hommes dans la foi ; il leur concède tout le reste, puisque tout le reste est à ses yeux hors la foi et hors la loi intérieures. « Tu ne dois pas te venger, tu ne dois pas médire ni maudire, » et d’autres préceptes semblables sont bons pour nous comme personnages privés, mais nullement comme personnages publics ; le monde politique doit être gouverné d’après ses propres lois à lui, et la morale chrétienne ne touche point les sphères extérieures de la vie[14]. Le catholicisme avait, au contraire, mêlé le royaume du monde et celui de l’esprit, car il avait voulu gouverner le monde par le christianisme. À ceci Luther s’oppose vivement (XVI, 49) : « Le Christ n’est pas venu pour s’attaquer au gouvernement de César Auguste, il n’a point voulu lui enseigner l’art de gouverner. » Ainsi, le christianisme finit là où le régime mondain se lève ; c’est là où commencent les tribunaux, les armées, les finances. Comme chrétien je me laisse sans résistance voler mon manteau, mais comme citoyen je le redemande devant le juge : Evangelium non abolet jus naturae, dit Melanchthon (De vindicta, Loci. — De même M. Chemnitz : Loci, theol. de vindicta). Tout cela se résume en deux mots : le protestantisme a ruiné le christianisme pratiquement. La négation pratique du christianisme est identique avec l’affirmation (ou la position) pratique de l’homme naturel.

Le protestantisme lui aussi prêche la mortification de la chair, l’abnégation de la nature organique, mais cela a un tout autre sens que dans le catholicisme. Cette abnégation n’a pas de signification religieuse, elle ne contribue point à justifier l’homme, c’est-à-dire à le conduire au paradis céleste ; la pointe métaphysique et poétique est brisée. Le précepte que le protestantisme donne à ses adeptes de crucifier leur chair, ne se distingue guère de celui de la simple morale qui dit à l’homme : « Tu dois dompter tes désirs d’après les régles de ton intelligence et d’après les lois de la nature. » Ceci est très prosaïque, très rationnel, très naturel : bref, très anti-chrétien. Les conséquences pratiques et nécessaires de la foi chrétienne ont été reléguées par le protestantisme à la vie d’outre-tombe, c’est-à-dire il les a niées pour la vie réelle d’ici-bas. Dans le ciel, il est vrai, le protestantisme daigne quitter son point de vue mondain : dans le ciel nous n’épousons plus, dans le ciel nous devenons des créatures tout autres. Dans la vie terrestre; ah ! c’est différent… « Ici-bas, tout doit rester comme auparavant, dit Luther (XV, 62), car le Fils de Dieu n’est point venu pour changer la créature ; elle restera comme elle est, jusqu’au commencement de l’autre vie. Alors, certes, l’extérieur sera changé à son tour, et non seulement l’intérieur. » Cela signifie que nous sommes païens à demi, chrétiens à demi ; ici-bas nous sommes à moitié citoyens du ciel, à moitié citoyens de la terre, Cette scission est inconnue au catholicisme, et à cet égard il peut de bon droit se vanter de son principe d’unité ; il est assez franc pour nier dans la vie terrestre, dans la morale pratique, ce qu’il nie dans la théorie, dans la foi dogmatique. Ainsi, Jérôme dit : « Grandis igitur virtutis est et diligentiae, superare quod nata sis : in carne non carnaliter vivere, tecum pugnare quotidie » ; Tu dois lutter tout le jour contre toi, tu dois vivre non-charnellement dans la chair, voilà le conseil très chrétien qu’il donne à Furia, matrone romaine. Et Thomas à Kempis (Imitat. Christ., III, 54) : « Plus la nature est vaincue et maltraitée (premitur), plus la grâce divine y arrive. » — « Esto robustus tam in agendo, quam in patiendo nature contraria (c. 49).  » — « Beatus ille homo. qui propter te, Domine, omnibus creaturis licentiam abeundi tribuit, qui naturae vim facit (c’est-à-dire qui lêve la main contre elle), et concupiscentias carnis fervore spiritus crucifigit (c. 48). » « Ô malheur, le vieil Adam existe encore en moi, il n’est pas encore entièrement crucifié (c. 34 ; aussi III, c. 19, II, c. 12). On se tromperait en n’y voyant que la piété individuelle de Thomas à Kempis ; toute la morale transcendante du catholicisme y est. C’est cette morale pour laquelle les saints ont subi le martyre, et que le chef de l’Église a sanctionnée : ainsi, par exemple, on lit dans la canonizatio sancti Bernardi abbatis (per Alexandrum dominum papam III, anno Chr. 1164. litt. apostol.… Primo ad praetatos Eccles. Gallic.) : » « In afflictione vero corporis sui usque mundo reddidit crucifixum, ut confidamus martyrum quoque cum merita obtinere sanctorum, etc. » Voilà un principe moral purement et sèchement négatif[15] ; on ne peut plus avoir à son égard le moindre doute, et c’est toujours déjà quelque chose : c’est clair, c’est simple, c’est un.

Mais, tout en lançant de sa hauteur supra-naturaliste les plus sanglantes épigrammes et les plus sombres exécrations contre la nature vivante dans l'homme et en dehors de l’homme, l’Église était assez condescendante pour nier in praxi ce supra-naturalisme. Ce n’était toutefois qu’une négation de fait, non une négation de droit. Le catholique se permit de nier dans sa vie physique ce qu’il aurait dû affirmer, il rompit par exemple le vœu chrétien d’être chaste (le fameux malo mori quam foedari de l’évêque d’Hippone) ; le catholique comprit donc de bonne heure que ce devoir est trop au-dessus du pouvoir. Or, comment se tirer de cette difficulté ? seulement en faisant valoir le droit imprescriptible de la nature et des sens ; mais avec cela le catholique ne fait que s’enfoncer de plus en plus dans des contradictions. La théorie et la pratique se livrent un combat perpétuel ; leur choc produit perpétuellement l’hypocrisie et le cynisme. Près de deux mille ans ont prouvé à qui veut et à qui peut voir clair, que l’application des dogmes supra-naturalistes à la vie réelle, c’est-à-dire leur transformation en principes moraux, en discipline de mœurs, a produit les conséquences les plus funestes. Le touchant soupir poétique : « Adhuc proh dolor vivit in me verus homo ! » mène à coup sûr, je le répète, à deux extrémités également dangereuses au cynisme et à l’hypocrisie. Voulez-vous des preuves ? lisez l’histoire de la Famille, de l’État et de la Nationalité chez les chrétiens. Ce scandale universel qui s’était appesanti sur la chrétienté tout entière, cette émulation, si anti-humaine, si anti-naturelle, du cynisme le plus éhonté et de l’hypocrisie la plus infâme, poussa enfin la conscience allemande au désespoir, et delà naquit le protestantisme allemand[16].

Le protestantisme proclama comme foi, comme forme de la vie, l’anti-spiritualisme illégitime que les catholiques avaient été obligés à se permettre furtivement pour ne pas perdre tout à fait leur existence physique ; le protestantisme ne permit non-seulement, il ordonna l’anti-spiritualisme à l’égard de la nature sexuelle. Vous ne pouvez, dit-il, être des chrétiens dans la chair, donc vous avez le devoir d’être hommes naturels ; vous ne pouvez ressembler aux saints anges sans sexualité qu’après votre entrée au ciel, donc vous avez le devoir de vivre ici bas en pères de famille ; vous ne pouvez malheureusement pas encore vous débarrasser des entraves corporelles, vivez donc dans le corps selon les lois corporelles ; vous deviendrez supra-naturalistes aussitôt que la nature (c’est-à-dire la vie) sera éteinte jusque-là patientez-vous. C’est de la sorte que l’Église des apostats protestants osa parler à l’Église des orthodoxes romains, et elle s’y aperçut si peu du coup mortel qu’elle donna par là au christianisme, qu’elle prétendit faire par cette négation une œuvre très chrétienne, tellement elle était aveuglée par les brouillards intérieurs de sa conscience religieuse. Il en résulta à la fin la possibilité pour le christianisme moderne de nos jours, de faire encore un pas en avant et de se reconnaître dans le christianisme de l’antiquité, ou, en d’autres termes, de s’imaginer que la négation intégrale du christianisme, la négation théorique et la négation pratique, mérite encore d’être appelée christianisme.

Du reste, quand j’ai signalé ici le protestantisme comme la contradiction de la foi et de la vie, et le catholicisme comme leur unité, j’ai voulu par là designer leur principe essentiel.

La foi, a-t-on dit, sacrifie l’homme à Dieu, et on a raison de le dire. Les sacrifices humains avec effusion de sang, dont se trouve mal la tendre susceptibilité de nos modernes, appartiennent à l’essence de la religion, ils ne font que dramatiser sa notion. « Par la foi Abraham a immolé son fils Isaac (Épit. Hébreux, 11, 17). » — Et Jérôme : « Abraham a été bien plus grand, en coupant la gorge à son unique fils à dessein (volantate jugulavit). » — « Jephthé a offert en sacrifice sa fille, une vierge, et à cause de cela il a été compte par l’Apôtre parmi les saints (Epist. Juliano). » — « Voyez les ouvrages de MM. Ghillany et Daumer sur le sacrifice humain dans le culte des Hébreux de l'antiquité. De même dans le christianisme : ce n’est que le sang humain, le sang bouillonnant et fumant qui jaillit des veines d’un homme pur et sans péchés, qui soit capable de mitiger la colère de Dieu et de réconcilier Dieu avec l’homme. Ce sang versé sur la croix possède une force surnaturelle, il fait fléchir courroux de Dieu même, et les chrétiens le savourent dans l’eucharistie pour fortifier par ce moyen mystérieux ou magique leur foi dogmatique. Mais, objectera-t-on peut-être, pourquoi alors ce sang déguise sous la forme du vin ? pourquoi cette chair cachée sous la forme d’un pain ? Cette objection ne signifie rien. Le chrétien mange du pain et boit du vin devant l’autel, pour éviter l’anthropophagie ouverte ; c’est-a dire afin que leur homo verus, leur bon-sens naturel ne se révolte. « Etenim ne humana infirmitas esum carnis et potum sanguinis in sumptione horreret, Christus velari et palliari illa duo voluit speciebus panis, et vini (Saint Bernard, edit. cit. p. 189.191). Est-ce clair ? Dieu ne transforme sa chair et son sang en pain et en vin, que pour ne pas effaroucher la faiblesse humaine. À quoi Pierre Lombard (Sentent., lib. IV. Distinc., II, c. 4) ajoute l’explication suivante « Sub alia autem specie tribus de causis carnem et sanguinem tradit Christus et deinceps sumendum instituit. Ut fides scilicet haberet meritum, quae est de bis quae non videntur (en effet, si le calice contenait du sang et la patène de la chair musculaire, la foi n’y aurait plus rien à faire) : « quod fides non habet meritum, ubi humana ratio praebet experimentum. Et ideo etiam ne abhorreret animus quod cerneret oculus ; quod non habemus in usu carnem crudam comedere et sanguinem bibere… Et etiam ideo ne ab incredulis religioni Christianae insultaretur (ceci est une excuse théologique qui ressemble fort à une mauvaise plaisanterie). » — Unde Augustinus : « Nihil rationabilius quam ut sanguinis similitudinem sumamus, ut et ita veritas non desit et ridiculum nullum fiat a paganis, quod cruorem occisi hominis bibamus[17]. »

Je sais fort bien, que l’anthropophagie est ici une théanthropophagie, on n’immole pas, on ne mange pas l’homme, mais l’homme-Dieu. Remarquez seulement que le Théanthropos est le prototype de l’Homme, composé d’os, de muscles, de tendons, de nerfs, de veines et d’artères, d’organes vitaux tout identiques avec ceux de tout autre mortel. Ainsi, la théanthropophagie chrétienne implique l’anthropophagie. Or, cette contradiction de l’eucharistie avec la nature humaine n’est même que fictive quand on admet avec saint Bernard que la chair et le sang y sont comme palliés, comme couverts d’un manteau ; de sorte qu’en réalité on n’y savoure point du sang bouillant et de la chair crue, mais du vin et du pain. Nous allons voir que cet ineffable et terrible mystère de l’eucharistie se dissout et devient un mystère très prosaïque, très vulgaire, très naturel celui de la consomption des aliments, de la nourriture. « Tous les théologiens chrétiens enseignent, que le corps du Christ est reçu et consommé par nous, non-seulement d’après l’esprit par la foi, chose qui se fait aussi en dehors du Saint-Sacrement, mais par l’ouverture de notre bouche. » — « Ainsi, il y a deux manières de manger la chair du Christ l’une spirituellement… c’est par la foi… l’autre par la bouche, dans le Saint-Sacrement (Livre de la Concorde, artic. VII). » « La bouche de l’homme savoure et mange corporellement le corps du Christ (Luther XIX, 417). » D’où il faut conclure, ce me semble, que l’eucharistie est bien autre chosc que la foi. Qu’est-elle alors ? évidemment Manger et Boire. La foi, cette émotion intérieure de l’âme affective, n’ouvre pas nos lèvres : nos lèvres s’ouvrent pour consommer le vin et le pain, pour les livrer à nos organes digestifs, et pour les assimiler à notre organisme tout entier.

Un pédantisme ignorant, bien qu’il sache beaucoup de choses futiles, d’un côte, et une pruderie soit hypocrite soit maladive de l’autre, crieront ici au cynisme ; mais je ferai observer au lecteur que la dialectique a pour but d’ouvrir le cœur des choses. Elle réhabilite ce qui a été dégradé, et elle dégrade ce qui a été élevé trop haut. La critique dialectique remet tout objet au rang qui lui est dû d’âpres l’Intelligence et d’après la Nature ; elle critique l’Univers et l’Homme, elle est assise au siège du jugement suprême. Elle est l’énergie de la destruction et celle de la production. Elle crée le nouveau monde[18].

En effet, quand tu méprises un objet, est-ce que tu le prendras avec tes mains, avec tes lèvres, avec tes dents ? Le mettras-tu sur ta langue ? Recevrais-tu dans ton corps celui de ton Dieu, si tu croyais ton corps indigne de cet honneur ? Et d’un autre côté, en mettant tes mains et tes lèvres en contact avec ce qui est sacré, ne déclares-tu pas, par cela même, qu’elles sont sacrées à leur tour ?

Concluons : Tu manges ton Dieu, tu bois ton Dieu : cela signifie que Manger et Boire est un acte divin. Si tu ne veux pas le croire, réfléchis sur l’eucharistie.

Mais l’eucharistie contient cette vérité sous une forme mystique, bizarre et confuse elle y tombe dans des contradictions avec elle-même. Ma tâche, au contraire, est de dévoiler sans peur et sans précipitation le Mystère de la Religion, et de le traduire en bon et intelligible langage ; faisons donc de même relativement à l’eucharistie.

La Vie est Dieu, jouir de la vie, c’est jouir de Dieu, la véritable jouissance de la vie, c’est la véritable jouissance de Dieu. Or pour vivre, pour percevoir les sensations vitales, bref pour jouir de l’existence, il faut, entre autres, aussi manger et boire. S’il est donc vrai que la vie est sacrée, il s’ensuit que manger et boire l’est aussi. Tous les secrets religieux, nous l’avons vu, s’écoulent pour ainsi dire dans le vaste océan de félicité éternelle d’outre-tombe. Et cette félicité céleste, qu’est-elle sinon le bonheur terrestre affranchi de toute barrière terrestre ? la félicité d’ici-bas idéalisée, émancipée de tout lien de la réalité ? Bref, c’est le bonheur fantastique. Les chrétiens et les païens éprouvent également le désir d’être heureux à cette différence près que les païens placent le paradis céleste sur cette terre, et que les chrétiens placent cette terre dans le paradis céleste. Le résultat est le même. Ce dont on jouit présentement, cela est borné et limité, tandis que ce qu’on doit encore se borner à croire ou à espérer, est entièrement vague, infini et indéfini.

La religion chrétienne est une contradiction,ou plutôt le choc de deux sens opposés, c’est-à-dire elle est un contre-sens : elle est d’un côté la Conciliation ou la Concorde, et le Dissentiment ou la Discorde de l’autre. En d’autres termes, elle est à la fois l’union et la désunion de Dieu et de l’homme. Cette contradiction insoluble s’est personnifiée dans l’Homme-Dieu de sorte qu’il faut dire que dans lui il y a en même temps vérité et contre-vérité. Or, c’est précisément dans ce crépuscule ambigu qui n’est ni jour ni nuit, au milieu de diverses lumières fausses, que la théologie trouve son véritable élément vital : et remarquez qu’elle doit avoir non un horror vacui, mais horreur du raisonnement, parce que la raison, c’est le jour.

Si le Christ était à la fois Dieu et un autre être, Dieu est homme, un être passible et un être non passible soudés ensemble, alors toute sa Passion n’était qu’illusoire. Pourquoi illusoire ? Parce que ses souffrances humaines n’existaient pas pour la partie divine de son être. Or, on ne souffre point du tout quand la souffrance est tout instant anéantie par une force opposée. Ce que le Christ affirme comme homme, il le nie comme Dieu : il pâtit extérieurement, et point intérieurement ; il ne pâtit donc qu’en apparence, ou comme toutes les sectes docètes avaient déjà de bonne heure avancé : « La grande tragédie était une petite comédie. » Il eût vraiment souffert, s’il eût souffert non-seulement en homme, mais aussi comme Dieu. Il est clair, ce me semble, qu’une douleur qui n’a pas pénétré dans la substance de Dieu, n’a pas de la valeur, n’est essentielle, c’est-à-dire n’est rien du tout, car quand il s’agit de Dieu, il faut toujours pousser à l’extrême : ou tout ou zéro. Mais ce qu’il y a de bizarre, c’est que les chrétiens out souvent avoué eux-mêmes soit directement soit indirectement, que leur mystère par excellence, le plus sacré de tous leurs mystères n’était au fond qu’une simulation, qu’une farce. Cette simulation se voit, entre autres, assez ouvertement déjà dans l’évangile saint Jean ; évangile anti-historique, théâtral et imaginaire d’un bout à l’autre (voyez M. Lutzelberger : La fausseté de la tradition de l’Église, sur l’apôtre Joannès et ses écrits ; voyez aussi M. Bruno Bauer : Critique de l’Histoire évangélique des Synoptiques et de Joannès, tome III). Il n’y a plus ici du paradoxe dogmatique, il est remplacé par ce qu’on appelle l’emphatique, le théâtral, le coup de théâtre ; ainsi le roi de l’univers, le créateur du monde, le maître de la vie et de la mort, ne verse des larmes au cercueil de Lazare, que pour faire ostentation de son sentiment humain, et non content de cela il s’adresse à lui-même, c’est-à-dire à Dieu : « Ô mon Père, je te rends grâce de m’avoir exaucé : je sais que tu m’écoutes toujours, mais c’est à cause de ce peuple-ci qui est autour de moi, et je dis cela afin qu’ils le croient. » Ce théâtralisme évangélique fut plus tard poussa par l’Église jusqu’à la simulation la plus inouïe : Ambroise dit par exemple (Sur l’Incarnat., c. 4, c. 5) : « Si credas susceptionem corporis, adjungas divinitatis compassionem, portionem utique perfidiae, non perfidiam declinasti. Credis enim quod tibi prodesse praesumis, non credis quod Deo dignum est… Idem enim patiebatur et non patiebatur (remarquez cete antilogique inouïe, qui devient même de l’hypocrisie systématique, et partant de l’immoralité : « Il a souffert et il n’a point souffert à la fois. » « Patiebatur secundum corporis susceptionem. ut suscepti corporis veritas crederetur, et non patiebatur secundum verbi impassibilem divinitatem… Erat igitur immortalis in morte, impassibilis in passione… Cur divinitati attribuis aerumnas corporis et infirmum doloris humani divinae connectis naturae ? » Écoutez Grégoire (in homil. quadam : Pierre Lombard, III ; Distinct. 13, c. 1) : « Juxta hominis naturam proficiebat sapientia, non quod ipse sapientior esset ex tempore… Sed eamdem qua plenus erat, sapientiam caeteris ex tempore paulatim demonstrabat… In aliis ergo, non in se proficiebat sapientia et gratia » — « Proficiebat ergo humanus sensus in eo secundum ostensionem et aliorum hominum opinionem ; ita enim patrem et matrem dicitur ignorasse in infantia, quia ita se gerebat et habebat ac si agnitionis expers esset (Petrus Lombard., ibid., c. 2). » — Et Ambroise : « Ut homo ergo dubitat, ut homo locutus est. » — « His verbis innui videtur, quod Christus non inquantum Deus vel Dei Filius, sed inquantum homo dubitaverit affectu humano. Quod ea ratione dictum accipi potest : non quod ipse dubitaverit, sed quod modum gessit dubitantis et hominibus dubitare videbatur (Petr. Lombard., ibid. Distinct., 17, c. 2). »

J’ai démontre dans mon livre le vrai et le faux de la religion, ou plutôt de la théologie. En d’autres termes, j’ai expliqué l’identité de Dieu et de l’homme, c’est la vérité de la religion ; j’ai aussi expliqué leur non-identité, c’est l’erreur de la religion. Vérité est la religion là où elle admet et affirme les qualités essentielles de l’homme comme autant de qualités divines ; mensonge est la religion là où, devenue théologie, elle nie et maudit les qualités essentielles de l’homme, là où elle arrache Dieu des entrailles de l’homme ; là où elle place une essence divine vis-a-vis de l’essence humaine. En agissant de la sorte, elle donne le signal de la lutte implacable et éternelle entre les deux extrêmes.

En agissant de la sorte, elle élève la moitié de l’essence humaine aux hauteurs sublimes mais fantastiques de l’exaltation la plus enivrante, tout en repoussant l’autre moitié dans la fange bien au-dessous de l’animal. De là cette accusation triviale qu’elle ne cesse de proférer contre la philosophie : « Tu as, dit-elle, voulu égaler l’homme à son créateur, et tu as par là ravalé l’homme au-dessous de la brute » ; comme la théologie voit toutes les choses à l’envers, elle doit nécessairement crier à l’interversion, quand celles-ci font mine de se replacer sur leurs pieds. Elle accuse donc forcément la philosophie du crime qu’elle commet elle-même. J’avais prouvé dans le commencement de mon livre que la Passion du Dieu chrétien contient une vérité ici, je n’ai presque point eu besoin de prouver qu’elle n’en est pas une, car les théologiens que je viens de citer, m’ont épargné cette peine : eux-mêmes disent que la Passion du Dieu chrétien, le plus grandiose de tous leurs nombreux mystères, n’est qu’une fiction psychologique. Et bien ! j’ai donc eu raison de dire que le principe suprême de la théologie chrétienne est l’hypocrisie et rien que l’hypocrisie. Le Théanthropos en personne dit d’une même bouche : « Je suis Dieu, je suis Homme. » Il nie donc qu’il est homme tout en étant homme.

Quand les théologiens se mettent à réfuter la vraie philosophie, ils offrent nécessairement au monde le spectacle de Tantale ou de Sisyphe. J’invite les théologiens à me réfuter.

Mais que dire de la philosophie dite spéculative, qui n’interprète la religion chrétienne que comme une religion de conciliation, d’harmonie, de concorde, d’union et d’unité ? Cette philosophie s’obstine à ne voir dans l’Homme-Dieu que l’unité de l’Être divin et de l’être humain ; elle n’y voit point à côté de l’union leur désunion. Cette philosophie fait par là preuve d’un singulier manque de véracité et de discernement. Le Christ ne souffre qu’en homme, le Dieu en lui reste évidemment étranger à la souffrance ; or, la passibilité est le signe caractéristique de la véritable humanité : « Si quis non confitetur proprie et vere substantialem differentiam naturarum post ineffabilem unionem, ex quibus Unus et Solus extitit Christus, in ea salvatam ; sit condemnatus, » décrète le concile Later. I, can. 7 (Carranza). On voit de là que cette ineffable union de Dieu et de l’homme se dissout, déjà d’après l’orthodoxie, en une très prosaïque et très peu édifiante désunion. L’Être divin, après être descendu dans la chair humaine, y reste dans une complète désunion avec l’être humain, dans un dualisme comme auparavant. Et veuillez observer que cette scission persiste, malgré l’assurance qu’on vous donne de la fusion intégrale des deux natures ; on vous dit : « Dieu le Christ est à la fois véritablement Homme et véritablement Dieu » ; mais on se hâte d’y ajouter : « Ces deux essences sont unies d’une manière miraculeuse et ineffable (lisez illogique, ou en contradiction avec la nature même de leur relation réciproque) — par conséquent, il y a là différence substantielle, et si vous le niez, vous êtes condamnés. » Ainsi, union et désunion à la fois : unité et dualisme à la fois ; fusion et séparation à la fois ; noir et blanc à la fois.

C’est là une contradiction irrémédiable ; Luther aussi, toute son énergie, ne sait point la dissoudre (Livre de la Concorde VIII) : « Dieu est homme, l’homme est Dieu, mais il n’y a là aucune fusion des natures et de leurs qualités : chaque nature garde son essence et ses propriétés » — « Le fils de Dieu a souffert réellement, d’après la nature humaine qu’il avait revêtue ; il est réellement mort, bien que la nature divine ne puisse ni souffrir ni mourir. — Vous dites avec raison que le Fils de Dieu pâtit. Car, en effet, l’une de ses deux moitiés, sa moitié divine, ne pâtit pas, mais l’autre, sa moitié humaine, etc. » — « Voilà le Fils de Dieu égorgé, Dieu en personne est égorgé : car Dieu et l’homme ne font qu’une seule personne ; Dieu est crucifié et assassiné après s’être fait homme. Mais ne dites jamais que Dieu soit mort tout seul et sans s’être uni avec la nature humaine ; il est mort d’après la nature humaine qu’il avait daigné revêtir (Luther, III, 502). Mais cela signifie que les deux natures humaine et divine ne sont point entrées en fusion complète et réelle ; toute leur combinaison se restreint à une personnalité, à un nomen proprium ; en d’autres termes, cette union ineffable n’est que nominale. Or, ce qui n’est que de nom n’est pas essentiel  ; c’est une chimère, une illusion : lisez, par exemple, J. -F. Buddéus (Comp. Inst. Théol. dog. IV. c. 2. § 11) : «  Quando dicitur, homo est Deus vel Deus est homo, propositio ejus modi vocatur personalis. Ratio est, quia unionem personalem in Christo supponit. Sine tali enim naturarum in Christo unione numquam dicere potuissem, Deum esse hominem aut hominem esse Deum… Abstracta autem naturae de se invicem enuntiari non posse, longe est manifestissimum. Dicere itaque non licet, divina natura est humana, aut deitas est humanitas, et vice versa. » Bref, la rupture entre Dieu et l’homme est plus prononcée que jamais. Et remarquez que cette vieille scission entre les deux extrêmes n’est que d’autant plus affreuse, cachée qu’elle est sous l’apparence d’une conciliation, sous une union illusoire. Le socinianisme est donc dans son bon droit, quand il frappe non-seulement la Trinité, mais aussi l’Homme-Dieu ; le socinianisme est rigoureux dans ses conséquences. Dieu, cet être en trois personnes, doit en même temps être le véritable Ens simplicissumum, le socinianisme oppose les deux déterminations contraires, et proclame de la sorte une contradiction en la niant haute voix, qui avait été conservée, pour ainsi dire gardée en secret, par la doctrine trinitaire. De même relativement à l’homme-Dieu : sa moitié humaine et sa moitié divine restent constamment en dehors l’une de l’autre, parce que l’une et l’autre sont censées subsister côte à côte sans s’altérer.

Mais, malgré tout cela, les chrétiens ont solennisé l’incarnation de Dieu comme une œuvre de l’amour, comme une immolation de Dieu par Dieu, comme une abnégation de sa majesté : amor triumphat de Deo. Si vous n’entendez pas par amour divin la véritable extinction de toute différence entre Dieu et homme, alors le mot amour est un mot vide de sens. Voilà ainsi, au beau milieu du christianisme même, la contradiction sus-mentionnée de la foi et de l’amour. La foi fait que la passion de Dieu ne soit plus qu’une simulation, mais l’amour la prend au sérieux et en fait une vérité. Il s’y agit évidemment de la vérité ; une incarnation non réelle est tout ce qu’il y a de moins intéressant et de plus niais, et force nous est par là d’insister avec énergie sur l’union des deux essences, de sorte que Dieu soit réellement homme et que l’homme soit Dieu. Cela veut dire que d’ici, plus que de tout autre argumentation on peut voir, quel est l’objet suprême du christianisme. Cet objet, c’est L’HOMME.

Ainsi, les chrétiens adorent l’individu humain comme divinité, et la divinité comme l’individu humain.

Cet homme, dit Luther (II, 671) cet homme-là, né de la vierge Marie, c’est Dieu en personne, le grand Dieu qui créa le ciel et la terre. — « Je montre de mon doigt l’homme-Christ, et je m’écrie : voilà le Fils de Dieu (XIX, 594). » – Et le livre de la concorde (Art. 8) dit : « Nous croyons, nous enseignons, nous confessons que le Fils de l’homme est non-seulement Dieu mais aussi homme, et qu’il sait tout, qu’il peut tout, qu’il est tout-présent et nous condamnons cette autre opinion, selon laquelle le Christ n’est pas capable d’après sa nature humaine d’être tout-présent, tout-puissant, etc. » — Buddéus (I. c. IV, c, II, paragr. 17) dit qu’il faut vénérer religieusement Jésus-Christ d’après son corps charnel : « Unde et sponte sua fluit, Christo etiam qua humanam naturam … cultum religiosum deberi. » Avec cela sont les catholiques et les Pères de l’Église parfaitement d’accord : eadem adoratione adoranda in Christo est divinitas et humanitas (Voyez ce culte de l’homme !) … Divinitas intrinsece inest humanitati per unionem hypostaticam : ergo humanitas Christi seu Christus ut homo potest adorari absoluto cultu latriae (Theol. Schol. sec. Thomam Aquin. — P. Metzger, IV, 124). C’est de l’anthropolâtrie déguisée, comme l’eucharistie est de l’anthropophagie déguisée ; et n’y croyez rien si la théologie se reprenant ajoute : « Ce n’est point la chair et le sang de l’homme comme sang et chair, que nous adorons. mais au contraire la chair combinée avec l’essence divine, et outre adoration s’adresse non à la chair qui n’est qu’une forme, qu’une enveloppe, mais a Dieu qui s’y est renfermé. » Cette excuse ne vaut rien ; pas plus que quand on s’en sert pour justifier l’adoration des images et des saints. Je l’ai discutée au fond plus haut, et ici je n’en dirai que deux mots.

On adore les saints dans les images, on adore Dieu dans les saints et cela par nul autre motif que parce qu’on adore les saints mêmes les images mêmes. Par conséquent, on n’adore Dieu dans la chair humaine que parce que la chair humaine même est adorée. Si elle était quelque chose d’impur, d’entièrement méprisable, on ne penserait pas à la mettre en rapport avec Dieu. La valeur de la chair humaine lui est innée, c’est une valeur intrinsèque ; s’il en était autrement, si par conséquent la chair humaine avait besoin d’une influence étrangère à son essence pour devenir digne d’être le réceptacle de Dieu, alors Dieu pourrait aussi choisir pour réceptacle ou véhicule la chair d’un animal quelconque. Vous répliquez peut-être : « L’homme n’est que l’organe par lequel, dans lequel la divinité agit à peu près comme l’âme agit dans le corps et par le corps » : mais cette réplique est déjà réfutée par ce que je viens de dire. Dieu ne choisit l’homme pour organe d’action que parce qu’il ne trouva point ailleurs un organe d’action aussi digne, aussi convenable, aussi agréable sous tous les rapports. Soyez-en persuadés, le Dieu chrétien se serait incarné animal terrestre ou aquatique, comme chez les Hindous, si le corps humain lui eût été indifférent. Ainsi, Dieu sort de l’homme pour rentrer dans l’homme.

L’apparition du Dieu chrétien sous forme humaine n’est donc rien autre chose qu’une manifestation de la grandeur de l’être humain, la majesté de Dieu n’est qu’un écho de la majesté de l’homme : Noscitur ex alio qui non cognoscitur ex se. Dieu n’est reconnu que quand on a reconnu l’homme : vous avez beau connaître le minéral, le végétal, l’animal même, vous ne connaissez pas encore pour cela Dieu. Le Dieu chrétien honore l’homme de sa présence personnelle, il vient demeurer dans l’homme : Dieu a donc une prédilection pour l’homme. Or, si vous avez une prédilection pour un objet, vous pouvez en conclure qu’il est votre essence objectivée : Dieu ne demeure que dans ce qui est divin, il n’agit par et dans ce qui est divin. Un grand poète a dit : « Si l’œil humain n’était pas le frère du soleil, il ne pourrait jamais voir le soleil. »

Mais, réplique-t-on, ce Jésus-Christ seul, lui l’Unique, ce personnage sans pareil, cet individu à l’exclusion de tous les autres, est adoré par les chrétiens.

Cette réplique aussi est nulle. Le Christ est Un, mais il est en même temps Un pour tous ; le Christ est homme comme nous ; « Notre frère, dit le livre de la Concorde, notre cher frère est le Christ, et nous sommes chair de sa chair, et sang de son sang. » En d’autres termes, chacun se retrouve dans le Christ, chacun se trouve représenté dans lui : « Chair et sang ne se méconnaissaient pas » chante l’hymne de Herrnhuth. Luther dit : « Dans le Christ, Notre-Seigneur, existent la chair et le sang de chacun d’entre nous ; mon corps charnel gouverne et règne là-haut, donc j’ai le de croire que j’ai le droit de croire que j’y règne et gouverne en personne. Ma chair et mou sang sont devenus célestes là-haut. et j’ai le droit de m’y croire céleste moi même (Luther XVI, 534). »

Concluons. Les chrétiens adorent l’Individu humain comme Être suprême, comme Dieu ; ils font cela à leur insu, bien entendu, car c’est là précisément l’illusion de la religion. Mais enfin, ils adorent l’homme individuel, c’est constaté.

Les païens, adorant les statues de leurs dieux, adoraient la statue de marbre comme les chrétiens adorent l’individu humain : ni les uns, ni les autres n’ont conscience de ce qu’ils font. Les païens croyaient adorer leurs Dieux sous l’emblème du marbre, les chrétiens croient adorer leur Dieu sous l’emblème de la chair individuelle. L’homme religieux ne voit pas clair.

L’histoire du christianisme a eu la tâche de reconnaître la théologie comme anthropologie. L’homme, c’est le Dieu chrétien, et l’anthropologie repose renfermée dans la théologie chrétienne, comme le noyau dans la noix. La différence du protestantisme et du catholicisme (j’entends le catholicisme ancien, celui qui n’existe plus que dans des livres) se résume en deux mots : celui-ci est de la théologie, celui-là est de la christologie, ou de l’anthropologie chrétienne. Le catholicisme possède un Dieu supranaturaliste et abstrait, un Dieu surhumain et extrahumain ; la morale catholique par conséquent, exhortant l’homme à devenir semblable à son Dieu, le pousse à se défaire de son corps et à devenir un être surhumain, surterrestre, céleste, abstrait, bref un ange. La morale, c’est le critérium d’après lequel on doit juger un système de dogmes religieux ; la morale, c’est la pierre de touche qui ne s’y trompe jamais ; seule, elle nous fait voir si un dogme est au fond une vérité, ou s’il n’est qu’une rêverie, qu’une chimère. Ainsi, le Dieu surnaturel et contre-nature répond à la morale contre-nature et surnaturelle.

Autrement, le protestantisme. Sa morale, loin de s’égarer dans les nuages de la fantasmagorie et de l’exaltation, est une morale de chair et de sang, une morale naturelle, réelle, simple, prosaïque. Son Dieu est également un Dieu naturel et réel comparé au Dieu abstrait ; un Dieu en chair, le Christ en personne. Ainsi : « Le Démon est contrarié en voyant que notre chair et sang là-haut, gouverne le monde tout entier ; notre chair, c’est le Fils de Dieu, c’est Dieu même (XVI, 573). » — « Hors du Christ point de Dieu : là où le Christ a mis son pied, Dieu l’a mis, Dieu tout et entier (XIX, 403). »

Le point culminant du culte catholique est la messe, c’est-à-dire l’immolation d’un homme ; cet homme, il est vrai, est l’homme-Dieu, et jadis immolé sur la croix, mais on ne cesse de l’immoler toujours et partout de nouveau dans l’hostie. Cela signifie que le Dieu catholique, en théorie comme en pratique, possède non-seulement de l’amour pour l’homme, mais encore quelque autre chose ; en d’autres termes, le Dieu catholique n’est point tout entier pour l’homme, il est aussi pour lui-même, il est aussi égoïste. Delà la nécessité de le concilier constamment par la victime, l’hostie ; tandis que dans le protestantisme Dieu s’offre en sacrifice à l’homme (Luther XX, 259, XVII, 529). Dans le catholicisme l’humanité, c’est la qualité attributive de la divinité (du Christ), Dieu y est homme ; dans le protestantisme au contraire nous rencontrons la divinité comme qualité attributive de l’humanité (du Christ), l’homme y est Dieu. « Les plus éminents parmi les théologiens, dit Luther (IX, 502, 598) se sont élevés de l’humanité du Christ à la divinité, ils s’y sont attachés pour ainsi dire, et ils demandent : Qu’avons-nous besoin de reconnaître humanité du Christ ? Eh bien, ils sont dans l’erreur ; montez tant que vous voulez vers la grandeur de la majesté divine, mais gardez-vous de perdre des yeux l’humanité du Christ. tu ne dois connaître aucun autre Dieu, ni Fils de Dieu, excepté celui qui est né de la vierge Marie et qui s’est incarné. » Luther fait par conséquent des éloges à saint Bernard et à Bonaventure, d’avoir insisté sur l’humanité du Christ.

En d’autres termes : dans le catholicisme, l'homme est pour Dieu ; dans le protestantisme, Dieu est pour l’homme. Le catholicisme connaît bien un Dieu qui existe pour l’homme, mais le protestantisme a l’honneur d’en avoir tiré le premier un résultat important : celui de la valeur absolue de l’homme.

« Jésus Christ, notre Seigneur à nous, a tout fait et tout souffert : il l’a souffert et fait pour nous ; il est né pour nous, martyrisé pour nous, crucifié pour nous, mort pour nous, enterré pour nous, et ressuscité pour nous ; il est assis, pour nous, là-haut avec le Père tout-puissant, d’où il descendra encore une fois pour nous quand il jugera les morts et les vivants. C’est précisément ce que les saints Apôtres et les très chers Pères ont voulu dire par les mots pour nous et pour notre Seigneur ; car enfin le Christ est à nous, il est le Nôtre, il va nous secourir… Vous devez donc toujours énergiquement appuyer sur le mot le Christ (Luther, XVI, 538).  » — « Pour moi, je ne connais aucun autre Dieu que celui qui a été donné (immolé) pour moi (III, 589). » — « Dieu s’est fait homme, c’est-à-dire il s’offre à l’homme comme un mari à sa femme. Or, comme Dieu nous appartient, toutes les choses de l’univers nous appartiennent de même (XII, 283). » — « Dieu ne saurait être un Dieu des trépassés, qui ne sont nulle part, c’est plutôt un Dieu des vivants. Si Dieu était un Dieu des morts, il serait comme un époux qui n’a pas de d’épouse, ou comme un père qui n’a pas de fils, ou comme un maître qui n’a pas de serviteur. Voilà deux choses qui se tiennent l’une l’autre : un époux et une épouse, ou un père et un fils, ou un maître et un serviteur ; à moins qu’il ne soit que la statue d’un maitre, que le portrait d’un père. » — « Dieu, c’est celui dont on doit attendre les plus grands bienfaits… En effet, s’il restait là-haut assis sans s’occuper de nous, il serait comme une idole de pierre ou de paille, il ne nous ferait rien de bon, il ne ferait rien du tout … S’il était assis dans le ciel, pour lui seul, comme une bûche de bois, il ne serait point Dieu (XVI, 465). » — « Dieu dit : Je suis le Créateur du ciel et de la terre, je suis ton Dieu à toi. Eh bien, c’est comme si ce Dieu disait : Je suis ton Sauveur. Car être Dieu, signifie sauver l’homme de la mort, du péché, du démon, des maladies, etc. (II, 327) » — « Tout le monde sait que quand on prononce le mot Dieu, on désigne par là celui qui nous console, qui nous garde, qui nous sauve, qui nous conduit, qui nous dirige, qui peut nous faire du bien. C’est ainsi que déjà notre intelligence notre bon-sens, nous décrit Dieu. Et, dans le texte on lit le verset : Moi, je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’ai mené de l’Égypte. Il a donc tiré Israël de la misère et des dangers (IV, 326). »

D’où nous inférons, que si ce Dieu n’est un Dieu réel ou vivant qu’en faisant le bien des hommes, ce Dieu est évidement un être philanthropique, un être humain par excellence, bref l’homme même. L’homme, c’est le critérium et la mesure de Dieu. L’Homme, c’est l’Être absolu, l’essence de Dieu. Un Dieu séparé de l’homme ne mérite pas d’être appelé Dieu ; ôtez à votre Dieu l’attribut de l’Humanité, vous lui arrachez aussi sa divinité ; détruisez l’homme, et vous rayez Dieu ; effacez le rapport de Dieu avec l’homme, et vous effacez l’essence Dieu même. Ainsi Dieu, c’est l’Homme, et l’Homme, c’est Dieu : rien de plus évident.

Remarquez ici l’inconséquence dont le protestantisme s’est rendu coupable. Il a maintenu, théoriquement du moins, le bien supranaturaliste ou surhumain caché derrière son Dieu humain ; et c’est par ce véritable crime de lèse-logique que le protestantisme compromit dès le commencement son existence historique. Il a été sapé et miné depuis bien longtemps par le rationalisme, et le rationalisme disparaît à son tour. Mais ce qu’il importe ici surtout de rappeler, c’est que le protestantisme est la contradiction entre la théorie et la pratique ; il a réhabilité la chair humaine, il a oublié d’en faire autant de la raison humaine. L’essence du christianisme, l’essence divine, dit-il, est en harmonie avec les désirs naturels de l’homme : « Dieu les a implantés aux créatures, et ne les méprise pas dans l’homme (Luther III, 290) : » mais elle est en opposition avec la raison, elle ne peut donc être un objet que pour la foi. L’essence de la foi ou de Dieu, je l’ai démontré, n’est rien autre chose que l’essence de l’homme mise en dehors de l’homme et objectivée.

Réduisez donc cette essence divine si surhumaine, si extramondaine, si antilogique, si contraire à la nature, si ennemie de l’intelligence et du bon sens ; réduisez, dis-je, cette essence divine à l’essence naturelle et innée de l’homme ; par-là vous émancipez le protestantisme, et le christianisme tout entier, de la contradiction fondamentale qui s’attaque à sa racine même. contradiction dont toutes les autres ne sont que des conséquences. Réduisez-la à sa vérité, en faisant par l’opération criticodialectique, les deux extrêmes de la contradiction se choquer l’un contre l’autre, se frotter et tourner l’un autour de l’autre en se consumant, comme deux diamants qui ne peuvent être pulvérisés que l’un à l’aide de l’autre. il n’est point difficile, en effet, de poursuivre plus loin encore la contradiction que nous avions démontrée entre la foi et l’amour.

  1. Les exemples abondent ; voici un qui excelle par sa sauvage et sanglante naïveté ; le fameux moine Pierre de Vaulx Cernay, un promoteur de la croisade contre les Albigeois, se plaint dans ses annales de ce que ces hérétiques, en abjurant leur fausse doctrine, craignirent l’offense et le malfaire, plus que peur du châtiment, que, selon l’expression du païen Horace, par amour de la vertu. En effet, toutes les abjurations forcées sont du domaine de la foi, qui ne fait que séparer Dieu et l’homme, et qui par là constitue l’esclavage de l’esprit humain sous le joug de la volonté divine, en même temps qu’elle doit laisser à l’homme le droit de sacré de s’insurger contre Dieu. Ce qu’il il y a de bizarre, c’est que la théologie chrétienne exige de cet esprit tyrannisé qu’il aime son despote, qu’il aime comme dit le poète païen Horace, par amour de la vertu ; elle oublie que ce Dieu n’est pas identique avec la vertu. (Le traducteur.)
  2. Dans le Génie du christianisme on trouve ce passage caractéristique : « Si les philosophes anciens, dit Abbadie, adoraient les vertus, ce n’était après tout qu’une belle idolâtrie. » Châteaubriand oublie que la personnification de l’ensemble de toutes les vertus sous l'’image d’un seul Dieu, n’est pas moins un idolâtrie que la personnification de chacune ; le nombre, cet élément extérieur n’y fait rien. (Le traducteur)
  3. « Les païens, dit Madame Staël, avaient, pour ainsi dire, une âme corporelle, dont tous les mouvements étaient forts, directs et conséquents ; il n’en est pas de même du cœur humain développé par le christianisme : les modernes ont puisé dans le repentir chrétien l’habitude de se replier continuellement sur eux-mêmes (de l’Allem. I, 263). » Ceci est parfaitement exact. Les chrétiens craignant de tomber dans l’excès du paganisme, voulaient spiritualiser leur chair : les résultats de ce système chrétien et antihumanitaire sont connus depuis dix-huit siècles : hypocrisie intérieure, aliénation d’esprit, altération matérielle du corps. La vraie théologie, catholique et protestante, avoue elle-même implicitement qu’il en est ainsi, quand elle dit que les véritables effets de la foi ne se manifesteront que dans l’autre monde ; le morale actuel peut donc très bien rester croupi dans la fange, sans que le christianisme, qui est transcendant, ait besoin de s’en scandaliser ; de là ce refrain perpétuel que la théologie moderne oppose à la théorie et à la pratique du progrès humanitaire : « Ne soyez pas audacieux, l’homme sera ici-bas toujours misérable, priez et humiliez-vous, » c’est dire, restez repliés sur vous-mêmes ; ce qui est un singulier moyen pour faire des réorganisations politiques et sociales. Bref l’Église, soit catholique, soit protestante, frappe, et doit frapper, d’anathème tout progrès sur terre ; toujours et partout c’est malgré elle et contre elle qu’il s’est fait. Elle doit, à moins de se suicider, maintenir le dogme de la prédestination ou de la fatalité, qui consacre nécessairement la non-liberté, la non-égalité, la non-fraternité. Madame Staël dit : « La fatalité des anciens (païens) est un caprice du destin, mais la fatalité dans le christianisme est une vérité morale sous une forme effrayante (de l’Allem. II, 224). » Madame Staël ne s’aperçoit pas que cette fatalité chrétienne n’est à son tour qu’un caprice du Dieu chrétien. — Châteaubriand, dans son Génie du christianisme, a beau dire que, pour réfuter ce qu’il appelle les attaques des sophistes, « on devrait chercher à prouver au contraire que la religion chrétienne est la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable à la liberté, aux arts et aux lettres, de toutes les religions qui ont jamais existé : » la seule chose que l’on saurait prouver, c’est que cette religion plus que toute autre, attaque et ébranle le système nerveux. Mais il ne s’agit plus de religion ; celle de l’avenir sera précisément la non-religion. Même la plus vaillante, la plus chevaleresque de toutes, le parsisme, ce grandiose combat des soldats d’Ormuzd contre ceux d’Ahriman, n’a rien pu fonder de vraiment humanitaire sous le point de vue politique et social. Pourquoi pas ? Parce que l’essence de la religion en général porte en elle le principe de la transcendance ; ce principe est nécessairement stérile et encore plus, il mine sournoisement les rapports humains ou sociaux. — Chateaubriand dit « que le monde moderne doit tout au christianisme, depuis l’agriculture jusqu’aux sciences abstraites, depuis les hospices pour les malheureux jusqu’aux temples bâtis par les Michel-Ange et décorés par les Raphaël ; » mais l’agriculture se propage aussi bien sans la doctrine chrétienne, les sciences abstraites les beaux-arts ont grandi en rompant en visière du christianismes, après avoir été anathématisés et plus tard après l’avoir combattu lourdement ; la charité ou bienfaisance chrétienne est précisément ce qu’il y a de moins fraternel et de plus antihumain, puisque pour s’exercer et pour jouir d’émotions douces et tendres, elle a absolument besoin de la perpétuité de la misère physique et psychique. (Le traducteur)
  4. Elle est à la fois plus atroce et plus perfide que toutes les persécutions romaines contre le christianisme primitif. Ce qui n’empêcha pas le rhéteur Bossuet de s’écrier (Oraison du chancell. le Tellier) : « Poussons jusqu’au ciel nos acclamations, et disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau Théodose, à ce nouveau Marcien, etc., ce que les pères dirent autrefois dans le concile de Chalcédoine : Vous avez affermi la foi, vous avez exterminé les hérétiques : Rex coelestis, Augustum custodi et de le le Tellier : Dieu lui réservait l’accomplissement du grand ouvrage de la religion, et il dit en scellant la révocation du fameux édit, qu’après ce triomphe de la foi et un si beau monument de la piété du roi, il ne se souciait plus de finir ses jours. » L’autel et le trône en furent si bien affermis qu’ils volèrent en éclats déjà au bout d’un siècle. (Note du traducteur.)
  5. On se rappelle les lois plus que draconiennes de l’empereur Constantin contre le rapt (l’édit de Constantin au peuple romain, Code Théodosien, IX, tit, 24, t. 3, p. 189). Je dis plus que draconiennes : jamais un législateur simplement et purement païen, à Rome ou en Grèce, n’aurait été capable de les imaginer. Dans cette cruauté, sans exemple jusqu’alors, je crois découvrir une influence chrétienne, exercé probablement par Lactance, le précepteur de Crispus, fils de l’empereur Lactance, qui dédia à Constantin ses libri divinarum institutionum s’éleva avec une grande force contre l’infanticide et l’exposition des enfants (Divin. Instit. VI, 20) et deux lois constantiniennes en résultèrent (Code Théodos, XI, tit. 27, t. 4. p. 188. — V, tit. 7 à 8). Le vrai christianisme de l’antiquité n’attaque pas ouvertement les rapports sexuels ; il prèche même l’abolition de l’infanticide, pour gagner par là des âmes pour le paradis ; mais il frappe l’union sexuelle dans le mariage (épouser est bon, ne pas épouser vaut mieux — imitons les chastes anges, etc.) et il sévit avec une cruauté inouïe dans les annales du genre humain contre le ravisseur et la fille ravie, avec une barbarie tellement atroce et raffinée, que le successeur de Constantin modifie cette loi ; ne sub specie atrocioris judicii aliqua in ulciscendo crimine dilatio nasceretur (Code Théodos. t. III, p. 193) dit son fils. La dégradation du mariage, au point d’être censé tout au plus bon comme remède contre la fornicatio, répond à ce cannibalisme pénal qui se déchaîne contre le rapt. Ce n’est point là de la philosophie païenne. (Le traducteur.)
  6. Les chrétiens romains de l’antiquité écrivent Dominus Deus, comme ils écrivent Dominus Aurelianus, Dominus Dioclectianus, etc. (Le traducteur)
  7. Cette intercalation est du traducteur
  8. Les pères de l’Église, sans exception, font aussi les harangues les plus magnifiques pour la fraternité, l’égalité, la liberté, l’abolition de l’usure, la communauté des biens. Mais distinguons ici : il y a des Pères de l’Église où ces harangues sont purement oratoires, de beaux thèmes de rhétorique comme, par exemple, ce que Jean Chrysostôme a dit, il est impossible de le prendre au sérieux, ce serait comme si l’on prenait au sérieux un Bossuet quand il déclame : « Par là s’établit en quoi consiste l’usure puisque la loi détermine clairement que c’est le surplus, ce qui se donne au-dessus du prêt, ce qui excède ce qui est donné, et selon notre langage, etc. — « Personne n’a jamais réclamé contre ces décrets, au contraire on s’y est soumis comme on a toujours fait aux choses résolues par la tradition, par les conciles même généraux, et par les décrets, etc. — « Ç’a donc toujours été l’esprit du christianisme de croire que la défense de l’usure portée par la loi était obligatoire sous l’Évangile, et que notre Seigneur avait confirmé cette loi. » Le sophiste de Meaux n’est point plus sophiste que certains Pères de l’Église. – D’autres parmi eux parlent avec bonne foi de la fraternité, de l’abolition de l’usure, etc., mais ils ne le font que pour faire voir aux chrétiens l’affreux état où ils sont entrés par la chute d’Adam ; or, comme les conséquences de cette chute sont entièrement irrémédiable ici-bas, de sorte que pour les effacer il faut non-seulement le déicide, mais encore l’arrivée du Fils divin dans les nuages, la fin de l’univers et la grande apocatastase (après quoi il y aura le paradis céleste devant le Dieu trinitaire), il serait inutile de chercher ici-bas avant la catastrophe, à réaliser ce qu’ils donnent moins comme des préceptes pratiques que comme des soupirs. On ne saurait du reste nullement nier que les chrétiens du premier siècle dans beaucoup de localité vivaient dans un commencement de communauté. (Le traducteur)
  9. Augustin fut de bonne heure declaré le guide et le modèle de l’Église : ce fut là un mauvais augure pour elle sous tous les rapports. L’insupportable espèce de rhétorique, dite sacrée, qui brille encore aujourd’hui au mépris du bon goût, c’est-à-dire du cœur droit et éclairé, date évidemment de ce compatriote d’Apulée ; mais le païen Apulée écrit encore mieux que le chrétien Augustin. Peut-être si l’auteur de l’Âne d’or fut devenu chrétien et saint Apulée, son entendement, son cœur et par conséquent son style ressembleraient à celui de saint Augustin, et on lirait chez lui aussi, par exemple : « De là venait la langueur de mon âme, qui toute couverte d’ulcères se jetait misérablement au-dehors, cherchant dans des choses sensibles de quoi soulager sa démangeaison, à peu près comme animaux galeux qui vont se frottant à tout ce qu’ils rencontrent (saint Augustin, Confess. II, 1). — Cependant, tout infâme que j’étais, je me piquais d’honnêteté et de politesse, tant j’étais possédé de l’esprit de mensonge et de vanité (II, 1). » Augustin aurait sans doute mieux fait de rester païen. Dans le chap. 16 du liv. VI il explique qu’on peut toujours espérer de ceux en qui il se conserve quelque sentiment de crainte ; il serait devenu épicurien dit-il, s’il n’eût craint le jugement éternel. Veuillez ici remarquer qu’il approuve cette crainte si ignoble, et tout à fait inconcevable pour Un vrai philosophe païen. Le chrétien augustinien, voulant tout spiritualiser et personnaliser tout la forme de son Dieu, tombe dans un matérialisme inesthétique et déraisonnable. C’est la crainte l’empêche de devenir épicurien : il oublie que l’animal se laisse gouverner par la crainte, il oublie qu’il ne désire dans cette fausse route si bas, qu’il s’écrie (VI, 6): « Que prétendons-nous par toutes les agitations et les peines que nous donnons, pressés par l’aiguillon de nos passions, qui nous piquent sans cesse, comme des bœufs à la charrue ? » Il ne faut point s’étonner de l’aversion que les vrais penseurs païens éprouvaient pour cette doctrine. (Le traducteur.)
  10. Les pieux massacres des hérétiques ont remplacé le culte du Moloch. Cela se prouve sans difficulté par la critique et la logique ; ici je n’en veux citer qu’un appui historique : près Séville Lorente vit après 1800 encore le quémadéro, échafaud en pierres érigés il y a trois siècles par le préfet inquisitorial dans la plaine Tablada, avec quatre statues en plâtres (populairement appelées les quatre prophètes) auxquelles la victime humaine à brûler était attachée ; selon d'autres on la brûlait dans leur intérieur. (Le traducteur.)
  11. Bien moins déclamatoires et bien plus savantes, bien moins saintes et bien plus saines que celles des panégyristes chrétiens ou des Pères de l’Église. (Le traducteur)
  12. Les péripatéticiens aussi prêchent la fraternité universelle, sans la baser sur un principe particulier ou religieux ; ils la basent sur un principe naturel. Du reste, quand les apologistes du dogme chrétien reprochent a la Stoa de ne pas avoir changé les mœurs de l’aristocratie, ou d’avoir donné quelquefois un mauvais exemple personnel (comme Sénèque), on n’a qu’à retourner cet argument contre les moralistes et les Pères de l’Église, qui, loin d’améliorer les mœurs de la haute société, ne changeaient pas même celles du peuple auquel ils prétendaient pourtant s’adresser par préférence. (Le traducteur)
  13. « En Italie comme en Allemagne il se fit au commencement du XVIe siècle une opposition contre le papisme ; en Italie elle naquit de la littérature, des beaux-arts, des sciences, et en Allemagne du sein des études théologiques les plus profondes et les plus sévères ; en Italie cette opposition était mécréante et négative, en Allemagne elle était croyante et affirmative ; là elle fit sauter le fondement déjà ébranlé de la Vieille Église, ici elle fit tout pour le rétablir ; là elle pétillait de verve ironique et de fougue satirique, mais elle céda enfin à la force brutale ; ici elle était toujours sérieuse, austère, et remplie d’une sainte colère, elle se leva pour frapper le plus rude coup de tous qui jamais avaient été portés à l’Église romaine. Le jeune Martin Luther, attaquant le commerce des indulgences, fut dans la vraie logique religieuse quand il s’écria : Vous faites le trafic des âmes immortelles, c’est un péché infernal (Léopolde Ranke, Hist. des Papes, I, 76) et les gens du pape n’avaient rien à répondre. » — En France aussi le gigantesque duel à mort entre Rome papale et la réforme, devenait le combat du sensualisme papal et païen contre le moralisme protestant et évangélique, comme en Allemagne : mais la différence est qu’en France le sensualisme qui y régnait déjà depuis longtemps de fait, voulut enfin s’assurer son règne de droit, tandis qu’en Allemagne le spiritualisme (ou le moralisme, l’évangélisme, n’importe ici le nom) ne se contenta plus d’une domination de fait, il s’attaqua à l’Église pour pouvoir gouverner l’Allemagne de droit. (Voyez MM. Heinrich Heine, Le Salon II, et Louis Feuerbach, P. Bayle). En France le commencement du combat ressemble à celui en Italie ; Rabelais, Clément Marot, la reine de Navarre, luttent contre le papisme avec les armes de la satire la plus acérée et en même temps la plus leste, tandis que les réformateurs allemands combattent avec une intrépidité aussi chaste que savante, aussi héroïque que sombre. Mais remarquez-le bien, quand les iconoclastes méridionaux de Calvin brisent les idoles des saints, d’après l’exemple de l’image de la Sainte-Vierge brisée et trainée dans la boue à Paris, 1528, 31 mai (Hist. de la Ville de Paris, II, 982), le succès de la réforme commence à être compromis : probablement par la prépondérance déjà centralisatrice de la Commune de Paris (qui n’avait point à se plaindre de l’Église) et par l’antique antipathie internationale des Aquitains et des Français. Les autres motifs qu’on allègue pour expliquer la chute de la réforme en France comme réforme, sont ou secondaires et tertiaires, ou purement illusoires. En revanche, la réforme calviniste est absorbée par le catholicisme parisien, elle y éclate sous la forme républicaine de la Fronde, celle-ci mène par la conversion de Henri IV, par un des plus singuliers détours, à la réforme politique. — Ce qu’il y a de remarquable, c’est que les erreurs que Bossuet avait répandues, soit par ignorance, soit à dessein, sur l’essence de la réforme et sur son développement historique, ont encore aujourd’hui en France une certaine popularité. (Le traducteur.)
  14. Luther, dit Karl Marx dans son excellent article sur la critique qu’il faut appliquer à la philosophie hégélienne du droit (Annales Franco-Allemandes, Paris, 1844), Luther a été le représentant du passé de l’Allemagne révolutionnaire. Ce passé est théorique, c’est la réforme de l’Église. Et comme jadis la révolution éclata dans le cerveau du moine, elle le fait aujourd’hui dans celui du philosophe, Luther vainquit la servitude qui est un produit de la dévotion, et il l’a remplacée par cette autre servitude qui est un résultat de la conviction. Luther fit sauter en l’air la croyance à l’autorité, mais il restaura l’autorité de la croyance. Luther transforma les prêtres en laïques, et les laïques tous sans exception en prêtres. Luther affranchit l’homme du joug de la religiosité extérieure, car il fit de la religiosité l’essence de l’homme. Luther émancipa le corps humain de la chaîne, mais il enchaîna le cœur. — Toutefois si le protestantisme n’était pas encore la véritable solution, il posa au moins nettement la question. Désormais l’homme laïque n’a plus à lutter contre le prêtre, mais chaque individu, devenu à la fois laïque et son propre prêtre à lui, est comme un champ de bataille où se livre le combat entre les deux. Le protestantisme transformant les Allemands laïques en prêtres, émancipa les princes avec leur clergé, leur aristocratie et leur bourgeoisie : — la philosophie, au contraire, va transformer en hommes les Allemands devenus tous prêtres, elle émancipera par là les masses populaires. Du temps de Luther l’émancipation s’arrêta aux princes allemands, et la sécularisation des biens se contenta d’être une simple spoliation de l'Église, telle que surtout la Prusse, toujours si hypocrite, l’a faite. L’émancipation et la sécularisation iront cette fois plus loin. Du temps de Luther l’insurrection des paysans allemands, l’acte le plus radical dans toute l’histoire de l’Allemagne, se brisa contre l’écueil de la théologie : aujourd’hui la théologie à son tour a été brisée et le statu quo allemand, le fait le plus servile dans l’histoire de l’Allemagne, sera écrasé et pulvérisé par la philosophie. » (Le traducteur.)
  15. Il va sans dire que, absolument comme le bramanisme, le catholicisme aussi arriva à cette thèse, que le martyre infligé au corps n’a pas besoin d’être motivé par l’amour pour Dieu ; le martyre suffit pour conduire au paradis. (La traducteur)
  16. La France aquitaine a sans doute, par la vaillance insurrection des Albigeois contre Rome, une priorité de temps sur l’Allemagne saxonne : Mais le luthéranisme a dû nécessairement ébranler le genre humain plus que toute autre hérésie précédente, parce qu’il en était la dernière. Après le luthéranisme l’Église (ou la religion en général, cela revient ici au même) ne verra plus d’hérésie proprement ecclésiastique : l’ère de la non-religion, de l’athéisme, ou plutôt de l’antithéisme, a commencé depuis. Elle conduit par la négation à l’affirmation, à l'humanisme. (Le traducteur)
  17. Malgré cette précaution de la part de Dieu, les païens de toutes les classes restaient pendant deux siècles persuadés de l’anthropothysie et de l’anthropophagie chrétienne. Le nouvelle doctrine nia d’un côté l’anthropophagie, mais elle avoua la théophagie d’un autre, en donnant aux mots chair crue et sang fumant une signification allégorique : et pour mettre le comble à la confusion et aux soupçons, toutes les sectes si nombreuses du christianisme primitif poussèrent la mystériocryptie au dernier degré. Elles disaient toujours : « Nos agapes seront prohibées si les païens les voient ; » peut-être avaient-elles adopté cet usage du secret d’après les mystères d’Orphée et d’Éleusis. Mais toujours est-il, qu’après avoir mûrement considéré tout ceci, on trouvera la malveillance des païens envers les chrétiens moins inexcusable ( Le traducteur.)
  18. Le christianisme a mauvaise grâce de se plaindre du vandalisme exercé contre lui par la réforme luthérienne et la philosophie. En 388 l’archevêque de Milan fait renverser la statue de la victoire dans la salle du sénat de Rome ; à cette occasion Ambroise (II, Épist. 17, 18) demande naïvement : Pourquoi attribuer à une déesse les victoires de nos armées, qui ne sont que les effets de leur bravoure ? Ambroise, dis-je, demande cela, qui ne cesse de répéter que tout doit être attribué à Dieu. Plus loin les ruines des temples magnifiques de l’empire tout entier, à l’exception du Panthéon de Rome et de l’Ouranéon de Carthage, qu’on daigna changer en église au lieu de les détruire, attestent le génie anti-esthétique ; les incendies des bibliothèques de Rome, de Byzance et d’Alexandrie sous l’évêque Théophile, prouvent le génie anti-scientifique du vrai christianisme, de sorte que même Orose en rougit (VI, 15). Il usa de la raison historique et du droit de la force pour tuer le paganisme, qui avait accompli sa mission civilisatrice. Mais, au moins, l’époque païenne était belle, la beauté brillait et rayonnait partout. On ne saurait certes dire un jour la même chose de l’époque chrétienne. N’objectons pas ici : « Voilà de vieilles accusations souvent réfutées » D’abord, elles sont irréfutables, en outre, elles ne sont pas vieilles ; car la critique dialectique n’accuse point le christianisme comme phénomène historique, elle lui reconnaît sa place, sa large place, dans le développement du genre humain ; mais elle insiste avec vigueur sur ce que ce qui se fait appeler christianisme moderne redevienne le plus tôt possible christianisme ancien. (Le traducteur )