Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. XXVI

Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 397-413).

Chapitre XIII.

La Contradiction dans les Sacrements.


L’essence objective de la religion, c’est Dieu ; nous l’avons vu se dissoudre sans retour par les nombreuses contradictions qu’il porte dans son intérieur. Tournons-nous après ce déicide maintenant vers l’essence subjective ; voyons si elle résiste à une attaque dialectique bien dirigée.

D’abord, quels sont les éléments constitutifs de la religion subjective ou de la religiosité ? Ce sont la foi et l’amour d’un côté, et deux sacrements, le saint Baptême avec la sainte Cène, de l’autre. Le sacrement, de la foi, c’est le Baptême ; celui de l’amour, c’est la Cène.

On parle encore d’autres sacrements : on a tort. Comnent y pourrait-il en avoir plus de deux ? Il n’y a que deux élémens essentiels dans le christianisme, ce sont la Foi et l’Amour, car l’Espérance y est un appendice aussi antilogique et partant aussi superflu que le Saint-Esprit dans la Trinité. La Dualité est la vérité : Amour—Foi ; pour y intercaler votre espérance, vous ne faites que mettre votre foi du présent dans le temps futur. L’Espérance chrétienne n’est réellement rien autre chose que la foi de l’avenir, et vous n’avez point le droit d’en faire une personnalité.

L’identité de l’essence de la religion telle que nous l’avons interprétée, avec les sacremens se montre déjà clairement, quand nous considérons ce qui fait leur base, Nous trouvons que cette base est formée par des matières naturelles, revêtues d’une signification contre-nature ; le Baptême est fondé sur un liquide des plus ordinaires, sur l’eau naturelle que la religion nous donne pour une eau surnaturelle. Cette eau baptismale ne nettoie pas la peau ; elle est un lavacrum regenerationis, comme disent les anciens ; elle expulse le Démon inné à l’homme ; elle purifie l’homme du péché originel, elle le concilie avec Dieu. Cette eau miraculeuse n’est donc naturelle qu’en apparence ; elle trompe nos yeux, elle cache en elle un sens hyperphysique. Mais écoutez la religion ; elle vous dit que cette eau surnaturelle est en même temps naturelle ; le baptême, pour être efficace, a absolument besoin d’être fait avec de l’eau composée d’hydrogène et d’oxygène dans les proportions naturelles. D’où suit que la qualité naturelle d’eau baptismale est importante ; si elle ne l’était pas, on pourrait baptiser avec du vin, avec de l’huile, avec du lait. Dieu pourrait assurément donner la force miraculeuse ou baptismale à un autre liquide quelconque ; il ne le veut pas ; il s’accommode, dans sa condescendance et dans sa bonté paternelles, à la qualité naturelle du plus vulgaire de tous les liquides ; Dieu aime donc à laisser subsister un simulacre de nature. Il y a une ombre de naturalisme dans les miracles : le vin rouge, c’est le sang de Dieu, le pain, c’est sa chair, ce qui est exprimé d’une manière générale par Pierre Lombard (IV, Dist. I., c. 1) : Sacramentum ejus rei similitudinem gerit, cujus signum est. Et, certes, nous n’y trouvons rien à reprocher : l’eau est, en effet, le liquide le plus universel, le corps vivant lui doit en partie son volume, le globe terrestre en est couvert en majeure partie ; l’eau pure et limpide est un noble symbole de l’Esprit divin sans taches et sans différences, de cet Esprit qui est partout, qui est continu dans lui-même, qui se pénètre lui-même ; voilà la signification profondément naturelle du baptême, et cette signification est aussi rationnelle que belle, Mais prenez garde : elle est déjà niée, elle fait place à une signification hyper-physique ; l’eau, dit-on, ne devient baptismale que par l’influence hyperphysique du Saint-Esprit ; la qualité naturelle n’y signifie plus rien, et celui qui transforme l’eau en vin peut aussi bien donner la force baptismale à un liquide quelconque, à une matière quelconque. En un mot, le Baptême ne s’explique que par la notion du miracle.

La contradiction qui nous frappe dans les saints sacremens, est celle du naturalisme et du supranaturalisme. Ainsi, dans le Baptême, on commence par relever fortement la notion de l’eau : « Si quis dixerit aquam veram et naturalem non esse de necessitate baptismi, atque ideo verba illa Domini nostri Jesu-Christi : Nisi quis renatus fuerit ex aquâ et Spiritu Sancto, ad metamorpham aliquam detorserit, anathema sit, » ordonne le concile de Trente (Sessio VII, can. I de Bapt.). Pierre Lombard dit (IV. Distinct. 3. I. c. 5) : « De substantià hujus sacramenti sunt verbum et elementum… Non ergo in alio liquore potest consecrari baptismus nísi in aquâ. » —  « Ad certitudinem baptismi major quam unius gutta quantitas… Necesse est ad valorem baptismi fieri contactum physicum inter aquam et eorpus baptizati, ita ut non sufficiat, vestes tantum ipsius aqua tingi… Ad certitudinem baptismi requiritur, ut saltem talis pars corporis abluatur, ratione cujus homo solet dici ablutus, col-lum, humeri, pectus, et præsertim caput (Théol. Schol. P. Metzger. Aug. Vind. 1695, tome IV, p. 230-231). » – « Aquam, eamque veram ac naturalem in baptismo adhibendam esse, exemplo Joan-nis… non minus vero et Apostolorum, Act. 8, 36 ; 10, 47, patet (F. Buddeus, Comp. Inst. Th. dogm. IV, c. 1, § 5). » L’eau est donc essentiellement nécessaire pour baptiser ; mais non, l’eau n’est point nécessaire, ajoute la religion, d’après son habitude de dire oui et non à la fois. Luther, le théologien par excellence, lui qui, dans son incomparable naïveté, trahit les secrets les plus intimes de la religion, dit dans son catéchisme : « Ainsi, sachez ceci : l’eau baptismale est une eau infiniment différente de toute autre eau ; ce n’est plus l’eau dont il s’agit, quelque chose de plus sublime s’y ajoute : Dieu en personne se met en rapport avec cette eau… comme saint Augustin l’a enseigné : « Accedat verbum ad elementum, et fit sacramentum. » Et XVI, 105, Luther dit : » Baptisez au nom du Père, etc., car de l’eau sans ces mots-là n’est qu’une eau ordinaire et qui ne vaut rien… Ah ! qui oserait appeler de l’eau ordinaire le baptême du Père, du Fils et de l’Esprit-Saint ? Ne voyez-vous pas quels sublimes arômes, quelles délicieuses épices, pour ainsi dire, Dieu le Seigneur jette dans cette eau ? Quand vous mettez un morceau de sucre dans de l’eau, elle cesse d’être de l’eau, elle se change en un autre liquide bien préférable ; de même l’eau baptismale, qui tue la mort, qui chasse le péché, qui concilie avec Dieu, qui ouvre les portes de la vie éternelle, est produite par l’eau naturelle mêlée de la force divine. »

Ainsi, cette eau merveilleuse du baptême a sa source dans l’eau qui fut changée en vin à Cana. Le christianisme est surnaturel, il n’est qu’un grand miracle d’un bout à l’autre[1] et se propage par des miracles.

La foi, quand elle se produit par des miracles, ne dépend pas de ma conviction ni de mon jugement ; après avoir assisté à un miracle, j’y ajoute foi ; le miracle est donc pour moi, spectateur, la causa efficiens de ma foi. Pour le faiseur de miracles, la foi est la causa efficiens du miracle ; il ne le fait qu’après s’être pénétré de la conviction dans l’assistance divine (voyez, par exemple, Act. des Apôt. VI, 8 et saint Matth. XVII, 20), mais il ne s’en agit pas ici. Le miracle, il est vrai, suppose quelquefois dans les spectateurs une prédisposition morale, intellectuelle et imaginative qu’on appelle vulgairement crédulité ou naïveté ; elle fait un contraste très édifiant avec l’endurcissement des pharisiens. Le miracle veut témoigner en faveur du thaumaturge : la foi ne devient donc une véritable foi objective et solide que quand elle a été corroborée par l’aspect d’un événement tout matériel, d’un miracle. Mais, à tout prendre, cette diathèse constitutionnelle n’est guère nécessaire ; d’innombrables individus, incrédules au plus haut degré, n’ont été convertis que par un miracle opéré devant leurs yeux.

Et, remarquez bien, le miracle est irrésistible ; la nature et l’âme doivent plier sous la pression divine qui daigne les visiter. Le baptême, par exemple, tel qu’il arrive à Saulus, nommé plus tard saint Paul, est une véritable visitation du maître souverain qui force son faible ennemi à se convertir et à entrer dans son service ; la lumière du Dieu crucifié frappe Saulus comme une foudre. Les pharisiens restent aveuglés et endurcis, parce que le Seigneur leur a refusé la grâce qu’il accorde à Saulus ; le Messie doit être martyrisé, donc il faut des hommes qui exécutent ce martyre, donc il faut un Ischarioth : et, remarquez-le bien, Dieu a retiré entièrement sa grâce à ces instrumens vivans du martyre : « Il faut du scandale, mais (voici l’antithèse), mais malheur à ceux qui le font ! » dit l’Évangéliste. Le pêché est donc nécessaire, il est comme l’ombre à côté des

lumières dans un tableau, elle fait ressortir les contours et briller les couleurs ; le péché sert pour faire briller la vertu. Saint Paul reconnaît l’irrésistibilité de la grâce divine : « Je n’y ai aucun mérite, » dit-il à plusieurs reprises. Et il a raison : rien de plus absurde que de vouloir combiner la liberté de la volonté humaine avec la grâce divine, la liberté de la pensée avec le miracle ; la religion divise l’être humain en deux moitiés : à l’une l’activité humaine dite spontanée ou libre volonté, à l’autre encore une fois cette même activité humaine personnifiée sous la figure de Dieu, ou de la grâce divine. La grâce de Dieu est donc la libre volonté objectivée. L’action la plus honorable de Luther fut sans doute sa réfutation d’Erasme ; Luther nie complétement le libre arbitre de l’homme ; il l’appelle l’arbitre-serf en face de la grâce divine (XIX, 28), il prouve de la sorte l’invincible honnêteté, l’inébranlable fierté, l’inflexible droiture de sa conscience religieuse et de sa logique. « Le nom de libre arbitre, de libre volonté est un nom de Dieu, un titre de Dieu, et personne ne doit se l’arroger ; il n’existe que pour la Très-Haute et Très-Sainte Majesté de Dieu. » En méditant ces vaillantes paroles, on se sent un profond respect pour cette croyance austère et rigide, et on reste désormais convaincu qu’une hypocrisie sophistique est l’unique élément vital de la théologie moderne.

Des orthodoxes, surtout des rationalistes, ont objecté contre les effets merveilleux du baptême leur invisibilité sur terre : ces théologiens oublient que le christianisme se rapporte à un monde surterrestre : « Le baptême, s’écrie Metzger, n’enlève point tous les crimes et tous les vices de cette vie terrestre (Théolog. Schol. IV, 251, Pet. Lombard. IV, Distinct. 4, c. 4, et 1, Distinct. 32, c. 1). » Ils oublient que la vraie foi religieuse et dogmatique ne marchande pas avec l’expérience mondaine : croyez tout, ne croyez rien, choisissez ou l’un ou l’autre, mais n’en faites pas un mélange illogique, immoral et inesthétique. Un infidèle nie aussi la force objective de la prière ; il n’en trouve point, dit-il, des preuves suffisantes dans l’expérience ; un athée nie l’existence de Dieu, il n’en trouve point, dit-il, des preuves suffisantes dans l’expérience. La foi vraie doit être au-dessus de l’expérience.

On a eu tort, ce me semble, de vouloir démolir la théologie ; on n’y réussira jamais il faut la décomposer par l’opération dialectique, la dissoudre dans ses élémens. Alors, seulement alors on est sûr qu’elle ne revivra plus, et qu’elle se changera en humanisme. Je me hâte, par conséquent, d’épier et de dénoncer à chaque pas les mille tergiversations, les mille alogies essentielles et formelles qu’elle se permet. Dans ce labyrinthe, il faut faire attention aux contradictions dans lesquelles elle tombe avec sa propre essence ; et cela lui arrive précisément dans le cas présent. La religion est un matérialisme mystique, qui a toujours la prétention de faire voir l’élément de la subjectivité : ainsi, entre autres, quand elle parle des saints Sacremens. Dans le dogme du Baptême la subjectivité ne signifie pas encore beaucoup, elle n’y apparaît que sous la forme de la croyance d’autrui ; le père, la mère, les parrains, ou l’Église en général sont censés influencer Dieu par leurs prières et le disposer en faveur de l’enfant qu’on va baptiser : « C’est la foi d’un autre homme, dit Luther, qui me procure une foi à moi (XIV, 347). » Mais dans la sainte Cène cette subjectivité se montre tout ouverte-ment ; nous allons voir comment.

Quel est l’objet de la sainte Cène ? C’est évidemment le corps du Christ, un corps réel, mais qui en même temps ne possède aucun attribut nécessaire de la réalité. Il en est de ce sacrement comme de l’essence de la religion en général : l’objet ou le sujet dans la synthèse religieuse est toujours un sujet ou un attribut réellement humain ou naturel : et pourtant, si vous exigez que cet attribut soit essentiellement déterminé, la religion recule. Le sujet est matériel, l’attribut est immatériel, il y a donc contradiction du sujet et de l’attribut. Un corps réel se distingue d’un corps illusoire parce qu’il exerce sur moi des influences qui ne dépendent que de lui, et qui ne dépendent point de moi ; ainsi donc, si le corps du Christ est réellement dans ce morceau de pain blanc, il doit immédiatement produire sur moi des effets surnaturels et sanctifians, tout indépendans de mon organisme individuel. Il en est autrement ; on m’ordonne de me préparer pour l’Eucharistie, de ne m’y trouver qu’après m’être mis dans une disposition convenable. Pourquoi cette singulière préparation ? Quand je mange une poire, elle se fait sentir à ma bouche, et il ne me reste aucun doute sur l’existence réelle, physique de cette poire. Les catholiques disent qu’il faut être à jeun pour aller à l’Eucharistie et cela suffit, ce me semble. Le corps de Dieu, introduit dans l’estomac de l’homme, doit bien avoir la puissance d’exercer une influence matérielle sur l’organisme humain, auquel il a été assimilé par voie de digestion. « Voilà en résumé notre opinion sur ce point, dit Luther (Plank, Histoire de l’origine de la doctrine protest., VIII, 369) : Nous distribuons le corps du Christ, nous le mettons entre nos dents, nous le divisons par nos dents, nous l’avalons ; de sorte que tout ce qui arrive à ce pain, arrive réellement au corps du Christ, propter unionem sacramentalem. » C’est clair, mais la théologie n’aime pas ce qui est clair : Luther se reprend (XIX, 429) et dit : « Le corps du Christ est avalé corporellement, mais il n’est point mangé et digéré, comme par exemple un morceau de viande cuite ; le corps du Christ est une chair spirituelle. » C’est moins clair, mais plus théologique ; le corps du Christ est donc un corps incorporel, une matière immatérielle, une chair qui est en même temps une non-chair (sit venia verbo), ou un objet qui est en même temps un non-objet. Voyez ici la théologie chrétienne dans tout son incomparable éclat.

Le moindre bon sens, le moindre effort d’une intelligence non dérangée, ou plutôt non dépravée, suffit déjà pour faire voir clairement tout ce qu’il y a de révoltant dans une thèse qui nie et qui affirme à la fois. On nous dit que le morceau de pain sec transsubstantié en un objet pneumato-animal, possède une force objective : et on s’empresse d’ajouter que cette force ne suffit pas, qu’il faut lui suppléer par notre propre force subjective, par notre pieux recueillement.

Quand je me recueille, quand je me replie sur moi-même, quand je descends dans les profondeurs de ma conscience, quand je m’élance dans les régions élevées de mon imagination mystique, j’exerce une influence sur moi-même, et l’influence du pain sacré devient forcément nulle. D’où s’ensuit que c’est mon âme qui commande à ce pain-là, et nullement le pain qui commande à mon âme ; l’Apôtre écrit donc aux Corinthiens (I, 11, 29) : « Un homme qui mange et boit l’Eucharistie d’une manière indigne, mange et boit son propre jugement (c’est-à-dire, sa propre condamnation éternelle), car il n’a pas su distinguer le corps du Seigneur. » C’est donc le sentiment, uniquement le sentiment, qui fait la différence d’un pain divin et d’un pain profane ; or, ce sentiment dépend de la signification que je donne au pain ; donc l’effet sur moi dépend de la signification que je veux bien donner au pain ; ce qui ne prouve guère en faveur de la valeur objective et réelle du pain céleste.

Analysons maintenant cette signification, qui a cela de particulier qu’elle n’existe que par l’imagination. Pour nos yeux, pour nos dents, pour notre palais, pour notre nez, pour tous nos cinq sens physiques enfin, du vin restera toujours du vin et du pain ne cessera d’être du pain. Les scolastiques inventèrent pour s’en tirer, une distinction des plus délicieuses : celle de Substance et d’Accident ; et il faut le dire, cette distinction mérite une place dans le pandémonium de la pensée humaine. Tous les accidens ou attributs qui constituent la nature du vin et du pain, sont encore présens, disent les scolastiques, mais la somme de ces accidens ou le sujet substantiel manque, puisqu’il a été transformé en chair et en sang. Les scolastiques ne savent pas que la somme ou l’unité de toutes les qualités accidentelles est précisément la substance ; quand on ôte, par exemple, au vin et au pain les qualités par lesquelles ils sont du pain et du vin, on n’aura ni pain ni vin, on aura zéro. Cette chair, ce sang, n’ont donc point une existence objective, puisqu’ils se dérobent aux sens ; les sens sont par leur nature toujours incrédules, et les religions orthodoxes ont raison de les anathématiser, en condamnant ce qu’elles appellent la sensualité. Les cinq sens de l’homme, quand il jouit de sa santé physique et psychique, lui disent : « Voilà du pain et du vin, qui n’est point de la chair et du sang ; veux-tu malgré notre témoignage dire que le vin est du sang et le pain est de la chair, libre à toi : mais sache alors que tu repousses tes cinq sens, et avec eux ton bon sens, et que tu en deviens insensé. » A quoi la foi religieuse va répliquer : « C’est ce que je veux. »

La foi, c’est la puissance de l’imagination qui rend réel le non-réel et non-réel le réel. La foi, c’est la contradiction ouverte avec les sens, c’est le défi jeté à la raison. La foi nie ce que la raison objective affirme, la foi affirme ce que la raison objective nie : « Videtur enim species vini et panis, et substantia panis et vini non creditur. Creditur autem substantia corporis et sanguinis Christi et tamen species non cernitur, » dit saint Bernard (Édit. de Bâle 1552, p. 189, 191). Le mystère de l’Eucharistie est donc le mystère de la foi, c’est la fine fleur de la foi, et participer à l’Eucharistie est nécessairement la plus haute de toutes les jouissances, dont l’âme affective de l’homme religieux soit susceptible.

Rappelons-nous aussi que dans la foi l’homme parle de l’essence humaine comme étant l’objet de l’activité divine. Or, une chose qui est objet d’une activité, est la force motrice qui la pousse à se manifester. Donc, ce Dieu qui ne pense et n’agit que pour l’existence et pour la félicité de l’homme, est le moyen à l’aide duquel celles-ci s’obtiennent : sans Dieu point de vie éternelle, point de salut céleste ; Dieu est l’instrument dont le croyant se sert pour devenir heureux. En d’autres termes, l’homme se prend pour objet lui-même en Dieu et par Dieu ; c’est une vérité religieuse de valeur universelle, et qui se matérialise enfin dans l’Eucharistie sous forme du pain et du vin. Dans l’Eucharistie, la bouche chrétienne mange et boit le Dieu qui a créé le ciel et la terre ; dans l’Eucharistie l’homme déclaré donc en mangeant et en buvant, que Dieu n’est rien autre chose qu’un simple aliment pour l’homme ; dans l’Eucharistie l’homme, par un acte organique de première importance, se pose comme le Dieu de son Dieu ; car enfin ce qu’on s’assimile non-seulement d’après l’esprit, mais aussi par la voie digestive en l’introduisant dans l’œsophage, cela doit, dans ce moment-là du moins, reconnaître notre supériorité organique. La sainte théophagie est donc la plus haute jouissance que la subjectivité humaine tire d’elle-même : manger son Dieu, c’est se le subordonner et l’absorber pour se rendre divin soi-même. Cette théophagie a été reprochée au christianisme par une critique superficielle et louche, on a même cherché à la tourner au ridicule : elle constitue pourtant un élément historique très sérieux, très tragique, et j’insiste avec force sur ce que la religion du Christ a su changer l’anthropothysie et l’anthropophagie sacrées des anciens rites, en théothysie et théophagie. Le christianisme ne dévore plus, comme fait le cannibalisme religieux, la chair humaine, il s’attaque à la chair divine.

C’est dans l’Eucharistie que la foi jette le défi le plus audacieux à la raison et à la réalité ; c’est dans l’Eucharistie que la foi capricieuse et entêtée veut faire croire à nos cinq sens que du pain est de la chair. Les scolastiques, une fois entrés dans cette voie, y marchaient avec un admirable aplomb, ils étaient logiques au milieu de l’alogie la plus hideuse ; il y avait de la méthode dans leur aliénation mentale, aurait dit Shakspeare. En disant donc : « L’hostie est du pain par les accidens et de la chair par la substance, » ils donnent à la croyance une expression abstraite et explicative. Aussitôt que l’homme croit à la réalité physique et extérieure d’une illusion qui ne fait que voltiger dans l’intérieur de son cerveau, alors il finira, quand ses nerfs s’exaltent, quand son sang s’échauffe, par percevoir hors de lui, en face de lui, l’illusion devenue vision ; la fantasmagorie interne est désormais devenue externe ; la chimère de son imagination et de son raisonnement illogique devient tout à coup un fantôme ; plus l’homme croit intérieurement, plus ces croyances lui apparaissent extérieurement en visions, et plus ces visions vont le fortifier dans ses croyances[2]. Ainsi, des catholiques fervens ont maintes fois vu du sang couler au lieu du vin sacré. Tant que le dogme de la transsubstantiation resta inculqué aux Européens, toutes leurs autres forces intellectuelles étaient dominées par l’imagination, le caprice et l’arbitraire certes, les institutions politiques et sociales s’en sentirent autant que les sciences et les beaux-arts. Toute contradiction, tout contre-sens trouva sa justification dans la religion. Ne riez pas des distinctions subtiles et absurdes du scolasticisme : il voulait mettre d’accord l’âme affective avec l’intelligence, l’alogie avec la logique ; il est une conséquence rigoureuse de la foi dogmatique.

On a beaucoup discuté pendant des siècles, avec la plume et avec le glaive, sur la doctrine de l’Eucharistie selon l’Église catholique et selon l’Église protestante. Cette discussion, si ennuyeuse et si atroce en même temps, se réduit à un résultat bien futile. Toute la différence des deux doctrines, la voici le protestantisme fait la chair et le sang de Dieu se combiner miraculeusement avec le pain et le vin entre les lèvres du chrétien et à l’instant même, tandis que le prêtre catholique, au nom du Tout-Puissant, opère la sainte métamorphose avant de conduire le pain et le vin à la bouche ; cette métamorphose est réelle. Le protestant est trop prudent pour s’expliquer davantage ; Buddéus dit (l. c. V. 1, paragr. 13 et 17) : « Nostrates, præsentiam realem consecrationis effectum esse, affirmant : idque ita, ut tum se exserat, cum usus legitimus accedit ; − nec est quod regeras, Christum hæc verba : hoc est corpus meum, protulisse antequam discipuli ejus comederent, adeoque panem jam ante usum corpus Christi fuisse. » Le protestant croit avoir un grand avantage sur le catholique, qui dans sa naïve simplicité admet un pain-Dieu ou un Dieu-pain renfermé dans une boîte, auquel une souris, un insecte peut s’attaquer ; le protestant n’admet le Dieu que dans l’intérieur de sa bouche, ce qui est en effet une certaine garantie de sûreté pour le Dieu transformé : mais l’un et l’autre sont également des théophages. Au commencement du moins, la différence est nulle ; à Anspach, en Bavière, par exemple, les protestans discutèrent la question : « Le corps du Christ arrive-t-il dans l’estomac ? y est-il digéré comme d’autres alimens ? est-il ex-pulsé plus tard par le tube intestinal, comme d’autres alimens ? (Apologie de Melanchthon, par Strobel. Nürenberg, 1783, p. 127.) »

Dans le catholicisme, la substance du pain et du vin est détruite par la toute-puissance de Dieu : « Accidentia eucharistica tamdiu continent Christum, quamdiu retinent illud temperamentum, cum quo connaturaliter panis et vini substantia permaneret : ut econtra, quando tanta fit temperamenti dissolutio, illorumque corruptio, ut sub iis substantia panis et vini naturaliter remanere non posset, desinunt continere Christum (Theol. schol., Metzger, 1. c., p. 292). » Cela signifie évidemment que le pain reste chair tant que le pain reste pain ; si le pain se gâte et disparaît, la chair n’existera pas non plus ; il faut pour que le pain puisse être consacré, qu’il soit d’une dimension médiocre, au moins telle qu’on puisse reconnaître ce pain pour du pain (Metzger, p. 284). Du reste, la transsubstantiation dans l’Église romaine, cette conversio realis et physica totius panis in corpus Christi est la continuation conséquente des miracles de l’Ancien-Testament et de l’Évangile. La transformation de l’eau en vin, d’un bâton en un serpent, des pierres en fontaines (Psaume 114), sont des transsubstantiations bibliques qui peuvent servir d’exemples pour préparer la foi au miracle des miracles, au dogme central, à la transformation d’un pain terrestre en chair divine. Celui qui a hébété son esprit au point d’accepter les exemples, doit renoncer au droit de douter du dogme central.

La doctrine protestante et la doctrine catholique contredisent également la raison. Écoutez, par exemple, Luther : « On ne peut participer au corps du Christ que de deux manières, soit corporellement, soit spirituellement. Et cette communion corporelle ne saurait être perceptible à nos sens ; s’il en était autrement, il n’y aurait plus de pain. D’un autre côté, ce pain n’est point du pain vulgaire, nous ne voulons point une communion du pain, mais du corps du Christ : d’où il faut inférer que le corps du Christ est réellement et corporellement, bien que non visiblement, là où le pain sacré existe (XIX, 203). » — « Nous sommes convaincus, dit-il (p. 393), que dans l’Eucharistie, nous autres protestans mangeons réellement le corps du Christ ; seulement nous ne savons pas, et nous n’avons pas besoin de savoir comment cela se fait. » — « Et si tu veux être un bon chrétien, ne fais pas comme les fanatiques (c’est-à-dire les insurgés politiques et religieux, sous Munzer, Karlstad, Storck et autres), qui demandent toujours comment le vin puisse être du sang et le pain de la chair (XVI, 220) ; » ou, comme Melanchthon l’exprime : « Cum retineamus doctrinam de præsentia corporis Christi, quid opus est quærere de modo (Vita Melanch., Camerarius, ed. Strobel. 1777, p. 446) ? » Ainsi, les protestans et les catholiques en appellent également à la toute-puissance divine, qui est la source et l’appui de toutes les opinions contraires à la raison. Voyez Luther, XIX, 400, et Concord. summ., art. VII, aff. 3, negat. 13. Ce Livre de la Concorde fournit en outre (art. VII) un exemple délicieux, un exemple incomparable de supranaturalisme théologique, quand il établit une différence entre oralement et charnellement (naturellement) : « Nous croyons, enseignons et confessons, que la chair et le sang du Christ sont reçus, dans l’Eucharistie, avec le pain et le sang, non-seulement d’après l’esprit, par la foi, mais aussi par la bouche ou oralement : cela n’a toutefois lieu que d’une façon surnaturelle ou céleste. » Cette hypocrisie (objective, bien entendu ; mon livre ne daigne pas s’occuper de l’hypocrisie subjective ou personnelle) est plus évidente encore dans le passage suivant de Jo. Fr. Buddéus (1. c., V, c. 1, paragr. 15) : « Probe namque discrimen inter manduca-tionem oralem et naturalem tenendum est. Etsi enim oralem manducationem adseramus atque propugnemus, naturalem tamen non admittimus… Omnis equidem manducatio naturalis etiam oralis est, sed non vicissim oralis manducatio statim est naturalis… Unicus itaque licet sit actus, unicumque organum, quo pánem et corpus Christi, itemque vinum et sanguinem Christi accipimus, modus (que c’est commode pour les sophistes religieux d’en appeler partout au modus !) nihilominus maximopere differt, cum panem et vinum modo naturali et sensibili, corpus et sanguinem Christi simul equidem cum pane et vino, at modo supernaturali et insensibili, qui adeo etiam a nemine mortalium (et assurément par nul immortel !) explicari potest, revera interim et ore corporis accipiamus. » Très bien ; ainsi donc le chrétien qui met la chair de son Dieu entre ses lèvres, qui suce le sang de son Dieu pour s’assurer de l’existence charnelle de son Dieu, ce même chrétien ouvre sa bouche théophage un instant après, pour nier, oui pour nier et renier, la présence charnelle, corporelle, réelle de ce même Dieu dans l’Eucharistie. Le chrétien mange son Dieu[3] ; il dévore son Dieu, il assimile à sa chair humaine la chair vivante de son Dieu, il satisfait donc par là à sa propre chair : mais tout à coup il se souvient que la chair chrétienne ne mérite pas qu’on fasse aveu de sa satisfaction, et il nie effrontément la jouissance charnelle, il la nie ici, dans l’Eucharistie même comme ailleurs.

L’hostie, ce pain sec, est de la chair saignante. Soit, mais remarquez qu’elle ne l’est que d’après la foi et pour la foi : « Voilà, par exemple, les fanatiques (les insurgés politiques et religieux dans la Guerre des Paysans), ils croient que l’hostie n’est réellement et intérieurement rien autre chose que du pain sec ; ces hommes mangent en effet du pain sec dans l’hostie sacrée, » dit Luther (XIX, 432) ; ce qui se traduit en notre langage dialectique comme suit : « L’hostie est précisément telle que tu te l’imagines : tu la crois de la chair, elle l’est ; tu la crois du pain, elle l’est encore. » Et cela doit être ; ce que rêve la foi religieuse, l’âme affective dans son extase, cela a pour elle une signification réelle, cela existe au dehors d’elle dans le monde physique ; l’illusion est ici l’élément vital pour l’homme.

Maintenant nous allons comprendre sans difficulté la différence zwinglienne. Le réformateur helvétique qui dit : « L’Eucharistie n’a de la signification que pour l’individu croyant, » est au fond d’accord avec le réformateur allemand (« le sauvage Saxon, » comme il se vit obligé d’appeler Luther) et avec l’Église romaine ; tous disent que l’hostie est autre chose pour les yeux et autre chose pour l’âme croyante. Mais Zwingli détruisit sans pitié l’illusion charmante que l’imagination religieuse s’était faite, et qu’elle maintient dans le luthérianisme comme dans le catholicisme. Le mot est, dans la célèbre phrase ceci est mon corps, est lui-même une illusion qui, pour ainsi dire, s’imagine de n’être pas illusoire. Les autres disent d’une manière détournée, indirecte, mystique, ce que Zwingli avance hardiment et nettement. Les autres disent : « Hujus sacramenti effectus, quem in anima operatur digne sumentis, est adunatio hominis ad Christum (Concilium Florentin. de S. Euchar.), » ils disent que l’effet salutaire de l’Eucharistie ne dépend que de la dévotion avec laquelle on aborde la sainte Cène ; ils disent que le pain et le vin ne sont de la chair et du sang que pour un individu qui croit qu’il en est ainsi. Zwingli a dit la même chose, d’une manière rationaliste, prosaïque, simple, et c’est pour avoir eu cette insolence logique que les autres, tous, lui ont lancé leurs anathèmes.

Il est donc désormais constaté, par les témoignages de l’Église comme par la logique et la psychologie, que l’Eucharistie ne fait rien, c’est-à-dire qu’elle n’est rien, sans le sentiment, sans la conviction, sans la foi. Ce qui ne fait rien, n’existe pas. D’où il faut conclure que la réalité de l’Eucharistie n’est que dans la foi, dans la conviction, dans le sentiment. Toute cette scène se passe donc, nullement sur le sol de la réalité, mais dans les régions vagues et flottantes de l’imagination ou de l’âme affective. L’idée de Dieu le Christ renfermé dans l’hostie que je serre entre mes lèvres, est une idée édifiante, une idée qui, quand elle est prise au sérieux, plus que toute autre saisit le système nerveux, l’ébranle et le fait vibrer dans toute son étendue jusqu’au délire extatique ; mais remarquez que cette idée est un produit de l’âme affective, de cette même âme affective qui en est affectée au plus haut degré. Il arrive donc ici ce qui arrive à chaque pas dans la religion : le sujet religieux est affecté par lui-même comme par un objet extérieur ; et cette illusion admise une fois pour toutes, je pourrais, même sans pain et sans parole, sans cérémonie d’église, effectuer l’Eucharistie dans le sanctuaire de mon imagination. Ainsi, on a d’innombrables poésies pieuses qui chantent uniquement le sang de Dieu, ce qui est une célébration lyrique, dithyrambique de la sainte Cène. Il y a là un essor sublime et douloureux à la fois : l’âme affective se représente le Sauveur martyrisé, elle s’identifie avec lui, elle est affectée des souffrances de son Dieu ; dans ces poésies l’âme humaine boit le sang divin tout chaud, tout pur, sans aucun mélange contradictoire et matériel ; dans cette extase poétique de l’âme religieuse aucun objet gênant ne s’interpose entre le sang et l’idée du sang. Le pain et le vin, ces deux singuliers véhicules, qui sont pour cette âme plutôt deux obstacles, n’existent plus.

Bien que l’Eucharistie, ou le sacrement en général ne soit rien sans le sentiment religieux, sans la foi, nous voyons la religion présenter ce sacrement comme une chose réelle en elle-même, comme une chose différente de l’être humain. De cette manière la vraie cause, la foi, n’occupe aux yeux de la conscience religieuse que le second rang, elle y devient condition ; tandis que la cause imaginaire, le sacrement, est élevé au premier rang. C’est là le matérialisme religieux dans toute sa force. Cette subordonnation de la réalité humaine sous la divinité illusoire, cet asservissement du subjectif par l’objectif, cet avilissement de la vérité logique et psychologique sous le joug de l’imagination, cette dégradation de la morale sous les pieds de la religion, tout cela produit à la fin nécessairement de la superstition et de l’immoralité. De la superstition, parce qu’on ne veut pas qu’un objet soit ce qu’il est pourtant en réalité ; de l’immoralité, parce que dans l’âme il y a scission entre l’action sainte et l’action vertueuse ou morale ; de sorte que la jouissance du sacrement, abstraction faite du sentiment moral, devient une action sainte, méritoire et salutaire. C’est ainsi du moins que les choses marchent dans la pratique, qui ne connaît pas la théorie sophistique de la théologie. Il y a là une contradiction irrémédiable sur le domaine de l’intelligence, on y viole la raison en appelant le noir blanc et le blanc noir ; qu’on ne s’étonne donc plus de rencontrer une contradiction au moins aussi envenimée sur le domaine de la morale. Chaque défi, que la théologie se plaît à faire au bon sens logique, va immédiatement enfanter un défi au sens de la vertu. Aimez la vérité, et vous aimez par-là la vertu ; détestez la logique, et vous dépravez votre cœur. La sophistique déshonore l’homme tout entier ; un homme qui trompe sa propre intelligence ou qui est sophiste, n’a pas un cœur vrai et sincère, il porte, dit un vieux proverbe, un ver rongeur dans son cœur. Or, la doctrine de l’Eucharistie se trouve dans cette singulière alternative, ou de nier, avec de la véracité, la présence corporelle de Dieu, ou de renier l’amour de la vérité en admettant la présence corporelle. Cette doctrine est par conséquent antilogique.


  1. Il est l’ennemi mortel de la nature universelle. « A bas la nature ! » dit-il brandissant la foudre de l’anathème supranaturaliste ; « vive Dieu ! » c’est-à-dire vive le contraire de la nature, le contraire de l’univers ! « Comment, vous prononcez les mots nature, esprit ? ne le faites pas, il ne faut jamais parler ainsi à un chrétien, et on a raison de brûler les athées ; tout discours sur la nature ou sur l’esprit est dangereux, » s’écrie le chancelier dans la deuxième partie du Faust de Goethe. M. Henri Heine dit très bien (Le Salon II, 18) : « Ce n’est que le christianisme qui puisse produire sur terre des contrastes si tranchans, des douleurs si variées, des beautés si singulières, et on serait quelquefois tenté de croire que tout cela n’a jamais existé en réalité, que tout cela n’est qu’un rêve colossal, qu’une immense hallucination de fièvre, un rêve fait par un dieu en démence. La nature même parut alors prendre un masque fantasque, et l’homme, enlacé de mille subtilités scolastiques et abstruses, se détourna d’elle avec dépit. Mais de temps à autre cette nature le réveilla par un ton qui était si effroyable et doux à la fois, si plein de grâce et de terreur, d’une magie si puissante, que l’homme y prêta l’oreille malgré lui ; il sourit, il frissonna, et il en mourut. Au mois de mai 1433, du temps du concile, beaucoup de clercs et d’ecclésiastiques, de docteurs et de moines se promenèrent dans un bois aux environs de Bâle, et ils discutèrent avec zèle sur des points théologiques ; tout à coup, dit le vieux chroniqueur, ils s’arrêtent au pied d’un tilleul en fleurs, sur lequel est assis un rossignol qui chante dans les mélodies les plus tendres et les plus harmonieuses. Alors tous ces maîtres de la sagesse se sentent pénétrés d’un sentiment comme ils n’en avaient jamais éprouvé, ils se regardent l’un l’autre tout étonnés à la fin un prélat leur fait remarquer que ce rossignol peut bien être un esprit de l’enfer, envoyé pour interrompre la pieuse discussion et pour leur instiller le poison des plaisirs mondains. Ils, commencent en effet à exorciser, adjuro te per eum qui venturus est judicare vivos et mortuos, etc., le rossignol fait entendre les mots : « Oui, je suis un démon de l’enfer, » et s’envole en poussant un horrible éclat de rire. Sur quoi tous les spectateurs tombèrent malades, et ils moururent le lendemain. Cette historiette n’a pas besoin d’être interprétée, elle porte le cachet hideux d’une époque où le véritable chrétien s’obstina à maudire, comme tentation infernale, tout ce qu’il rencontra de réellement pur et beau dans la nature. »  (Le traducteur.)
  2. Une certaine espèce de critique crie, dans cette occasion, à la duperie, c’est une critique souvent bien intentionnée, mais toujours ignorante et frivole. Il en est de la duperie ou du charlatanisme, comme de l’hypocrisie ecclésiastiques ; gardons-nous dans une critique dialectique, qui va droit au cœur de l’ennemi, de faire ces reproches du point de vue subjectif. Certes, il y a des charlatans ou des hypocrites parmi les prêtres de Moloch et de Jupiter Capitolin, de Sérapis et du Christ, de Jéhova et d’Allah : mais cela ne nous regarde point. Nous avons à critiquer leur religion historique qui est un élément du développement humain, et non leurs personnalités périssables et mesquines, qui ne peuvent nous occuper qu’en passant. (Le traducteur.)
  3. Comme Bossuet répète toujours avec une remarquable joie.  (Le traducteur.)