Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. XXVIII

Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 485-498).
La Mort et l’Immortalité  ►

Chapitre XXVIII.

La Conclusion.


Nous avons prouvé que le contenu de la religion et son objet sont humains.

Nous avons prouvé que la sagesse divine est de la sagesse humaine.

Nous avons prouvé que le mystère de la théologie est l'anthropologie ; en d’autres termes, que l’Esprit Absolu est l’Esprit dit subjectif et fini.

Mais, hâtons-nous de le dire, la religion n’a pas conscience de son humanisme ; elle ne sait point sa propre essence. Quelquefois peut-être elle ne veut pas le savoir.

Il s’ensuit de là, que le moment historique où l’aveu se fait de l’identité entre Dieu et l’Homme, est de la plus haute importance. Tôt ou tard, l’homme individuel comprend que la conscience qu’il avait de son Dieu n’était au fond que la conscience qu’il a du genre humain ; il comprend qu’il peut et doit s’élever au-dessus des barrières de sa mesquine individualité, pour se retremper dans la grande idée de l’Humanité. Mais en même temps cet homme individuel comprend qu’il ne peut ni ne doit s’élancer au-dessus des lois fondamentales et essentielles de l'Être humain, au-dessus de ce que la philosophie appelle les déterminations positives du Genre. L’individu ne peut ni imaginer ni penser aucun autre Être Absolu, ne peut ni sentir ni aimer aucun autre Être Suprême, que l’essence de la Nature humaine et de la Nature extrahumaine. La Nature est double, pour ainsi dire : l’une, qui est à l’Homme, ou qui est plutôt le monde humain même, l’Homme même ; l’autre, qui est tout ce qui est en dehors de l’Homme, la Nature proprement dite. Or, c’est de l’une comme de l’autre de ces deux natures, qui ne font qu’une, que la divinité se compose. Et remarquez-le bien, l’homme et la nature s’appartiennent réciproquement : d’un côté, l’homme fait partie intégrante de l’essence de la nature universelle (ce que le matérialisme vulgaire ne sait pas), et d’un autre côté, la nature appartient à l’essence de l’homme (ce que l’idéalisme subjectif oublie toujours). Quand l’union rationnelle et morale de l’Homme et de la Nature sera accomplie, alors, mais seulement alors, l’égoïsme supranaturaliste du christianisme sera vaincu pour toujours.

Ma philosophie agit envers la religion par une méthode critique, et non par une méthode simplement négative. Je distingue entre le vrai et le faux, provoque la crise, je juge. Religion est un mot qui exprime la première conscience de l’homme, la conscience primitive que l’homme a de son moi ; et c’est par cela que les religions sont vénérables, saintes, car elles sont les traditions de la conscience primitive. La véritable critique, la vraie dialectique, procède par la voie de la logique et de la psychologie[1].

Or, ce qui est aux yeux de la religion le primitif, Dieu, cela est comme nous l’avons démontré, le secondaire ; ce Dieu n’est que l’essence humaine objectivée, il faut donc mettre au-dessus de lui et avant lui cette essence même. D’un autre côté, ce qui n’occupe qu’au rang inférieur aux yeux de la religion, l’Homme, il faut l’élever au premier, il le poser et prononcer comme le primitif. L’amour pour l’homme doit être une sympathie primitive, une puissance sui juris et sui ordinis ; l’amour est faux et louche, s’il dérive d’une autre puissance hors de lui. L’amour, pour être une puissance vraie, sainte, portant en elle son équilibre et sa mesure, a absolument besoin de partir de sa propre impulsion : si à la fraternité vous donnez Dieu pour principe moteur, vous la falsifiez, vous la tuez : car, si théoriquement l’essence humaine est l’être suprême pour l’homme, alors doit pratiquement la loi suprême pour l’homme se trouver dans l’amour de l'’homme pour l’homme, dans l’amour interhumain, dans la fraternité.

Homo homini Deus est, voilà le principe suprême de la pratique. L’Homme doit être un dieu, ou si vous voulez le Dieu, pour l’homme ; avec la réalisation de cette thèse commence une nouvelle époque du développement humanitaire, et l’avenir aura définitivement rompu avec le passé ; il n’y aura rien de commun entre un monde qui dit : « Dieu, c’est le Dieu de l’homme, » et un monde qui dit : « L’Homme, c’est le Dieu de l’homme ; » entre ces eux mondes, il y aura un temps de mélange, de transition, de confusion inévitables, mais point de milieu. Le nouveau monde comprendra que les rapports entre l’enfant et ses parents, entre le frère et le frère, entre le mari et la femme, entre l’ami et l’ami, entre le précepteur et l’élève, bref les rapports entre homme et homme, sont des rapports moraux et immédiatement per se religieux. La vie humaine, dans ses rapports substantiels et essentiels, est de nature divine : je me sers ici de ce mot pour désigner le superlatif, le comble de toute perfection possible, kalonkagathon au plus haut degré[2]. Ce n’est pas par la bénédiction du prêtre que la sanction religieuse descend sur la vie humaine ; la religion a cette prétention, à ses yeux il n’y a rien de sacré hors d’elle, elle bénit les objets et les rapports humains, comme si ceux-ci étaient maudits, si elle ne s’en mêlait pas.

Le mariage est un sacrement, mais il faut pour cela qu’il soit une alliance vraie et sincère, une alliance d’honneur et de dévouement, bref une alliance non forcée. S’il ne remplit pas ces conditions-là, il n’est point sacré, malgré toutes les assertions que l’Église donne du contraire. Une alliance non forcée est une alliance libre et morale, ou plutôt libre sans qu’on ait besoin d’y ajouter le mot morale, puisque la liberté telle que la philosophie l’entend, est toujours vertueuse ; être libre signifie sentir, penser, agir avec spontanéité. Or. la spontanéité exclut les mouvements de la peur et de l’espérance, soit pour le monde transcendant, soit pour le monde terrestre. Un mariage dont le lien n’est indissoluble que par une compression extérieure, un commandement (crainte ou espoir), est faux et n’a pas la moindre valeur morale. Le mariage est sacré en lui-même et pour lui-même, par la nature de l’alliance. Il est vrai, quand il répond à l’essence du mariage, à l’amour mais il est un mensonge, s’il est en contradiction avec l’amour. Il en est de même de toute autre relation morale ; elles ne valent que là où elles ont une énergie religieuse ou divine, intrinsèque. Ainsi, la vraie amitié n’existe qu’entre des individus qui gardent scrupuleusement les limites de l’amitié, aussi scrupuleusement et avec le même soin comme le fidèle garde la dignité de son Dieu. Que la vraie amitié vous soit sacrée, que le vrai mariage, la vraie propriété, vous soient sacrés que le salut de tout homme vous soit sacré ; mais, sachez-le bien, sacré en et pour lui-même, et sans regarder à côte vers le paradis ou vers l’enfer.

Le christianisme proclame les lois de la vertu comme des commandements divins, il ne les reconnaît que sous cette condition expresse. Il fait donc de la moralité un critérium de la religiosité, mais l’éthique n’en acquiert point une importance plus considérable. L’éthique reste subordonnée à la religiosité, à la foi dogmatique, au lieu d’être élevée elle-même sur le trône de la religion. Au-dessus de la morale plane le dieu chrétien, un être entièrement différent de l’homme, un être auquel appartiennent les meilleures choses et les plus beaux objets, tandis que la créature humaine doit se contenter de tout ce qu’il y a de plus misérable. Et voyez, tous ces sentiments nobles et tendres, toutes ces forces si variées et inépuisables qu’il devait adresser à la vie et à l’humanité, l’homme les gaspille en les prodiguant à cet être qui n’en a pas même besoin, puisqu’il est censé être la perfection en personne. Ainsi, la véritable cause, l’homme, devient un moyen dégradé, un misérable objet ; une cause imaginaire est élevée au point de devenir la cause réelle. L’homme rend grâce a Dieu pour des bienfaits, mais il oublie que ce Dieu avait déjà accepté des sacrifices, de vrais cadeaux que l’homme lui offrit. La reconnaissance qu’il montre envers son bienfaiteur humain n’est en effet qu’apparente, elle s’adresse au fond à Dieu : l’homme est ingrat envers son prochain, et d’humeur douce et déférente envers Dieu : « Comme Dieu le Seigneur fait du bien aux autorités et aux magistrats, aux rois et aux autres créatures mortelles, le peuple s’attache à la créature au lieu de se donner au Créateur. Le peuple s’arrête à la créature, il ne va pas plus loin pour arriver au Créateur du ciel et de la terre. Les païens ont ainsi élevé leurs rois au rang de leurs divinités. On a tort de se refuser à voir que l’œuvre ne vient que de Dieu ; la créature n’est qu’un moyen, qu’un milieu, à travers lequel Dieu le Seigneur agit pour notre salut (Luther IV, 237). » Voilà la ruine complète de tout sentiment vertueux ; l’homme immole l’homme pour glorifier Dieu. Vraiment, nos théologiens modernes ont bonne grâce de se récrier contre les sacrifices sanglants de la chair humaine : le rite de l’anthropothysie est barbare, cannibale même, mais il est l’expression la plus naïve et la plus frappante du secret de la religion. L’homme ne fait couler le sang humain sur l’autel que si le sang chaud et fumant, ce représentant de l’énergie vitale, est à ses yeux le Bien suprême ; en d’autres terme ; il sacrifie l’homme vivant quand il ne donnait pas encore une chose plus élevée que la vie immédiate de l’organisme. Ainsi, surtout dans des cas extraordinaires, l’homme ne sacrifie pas même la vie d’un autre, mais la sienne propre : les Decius se livrent aux sombres divinités du monde souterrain, leur mort fléchit les immortels et inspire une telle peur aux Samnites qu’ils appréhendent désormais de voir cet exemple imité par d’autres Romains. Le sang d’un innocent possède cette force magique aussi dans la religion chrétienne ; elle ne frappe plus, aujourd’hui au moins il est vrai, des victimes humaines devant l’autel, mais cette modération vient entre autres, surtout de ce que la vie physique et organique n'a pas la haute signification qu’elle avait jadis. En revanche, on immole à Dieu l’âme ; l’âme chrétienne est censée être supérieure au corps chrétien. Mais sans nous y arrêter, ce qu’il nous importe de comprendre, c’est que dans la religion l’homme sacrifie une obligation envers l’homme (par exemple, la reconnaissance, l’amour, le respect qu’il doit à la vie d’un autre homme), il la sacrifie à une obligation envers Dieu. L’homme chrétien a sans doute fait table rase sur beaucoup de rêveries et d'illusions aussi ineptes que perverses, en établissant l’adoration pure, c’est-à-dire en proclamant un Dieu exempt de besoins matériels. D’un autre côté, toutefois, on voit qu’il y a là plutôt une notion métaphysique qui n’exprime point l’essence spécifique de la religion. Or, si vous retenez le besoin d’adoration sur un côté seulement, sur le côté subjectif ou humain, vous avez par là un manque de symétrie qui, ici comme ailleurs, laisse froide l’âme religieuse : vous devez donc, sinon ouvertement par des mots, au moins d’après la pensée, introduire dans Dieu une notion qui satisfait ce besoin subjectif. Toutes les déterminations positives de la religion ne se basent que sur une pareille réciprocité : « Qui m’honore, je l’honorerai aussi, et qui me méprise, je le mépriserai (Samuel I, 2, 30). » Et saint Bernard (ad Thomam epist. 107) : « Jam se, ô bone Pater, vermis vilisimus et odio dignus dignus sempiterno, tamen confidit amari, quoniam se sentit amari, imo quia se amari prasentit, non redamare confunditur… » Et il ajoute à ces paroles sublimes les suivantes qui sont peut-être plus belles et plus vraies encore : « Que personne donc désespère d’être aimé (de Dieu, bien entendu) qui aime déjà (Dieu). » Cela veut dire : si je n’existe pas pour Dieu, Dieu n’existe pas pour moi ; si je n’aime pas, Je ne suis pas aimé. Le passif est ici l’actif qui est sûr de triompher, l’objet est ici le sujet qui ne doute plus de lui-même ; aimer, c'est être homme, et être aimé signifie être Dieu. Dieu dit : Je suis aimé ; l’homme dit : J’aime. Plus tard, il est vrai, cela s’intervertit, et le passif se transforme en actif, l’actif en passif.

L’homme religieux pense à Dieu parce que Dieu pense à lui : il aime Dieu parce que Dieu l’aima le premier. Dieu est jaloux de l’homme : cela veut dire que la religion est jalouse de la morale, et il n’y a pas là de quoi s’étonner ; elle lui suce son meilleur sang vital, elle donne à l’homme ce qui est à l’homme, mais elle donne à Dieu ce qui est à Dieu : en d’autres termes elle donne à Dieu le véritable sentiment du bien et du beau, elle lui donne le cœur main. « Le Seigneur dit à Gédéon : Il y a trop de tes compatriotes qui t’accompagnent, je ne veux pas maintenant te livrer Madian ; Israël serait capable de se vanter contre moi le Seigneur et de s’écrier : Voilà ma propre main qui vient de me sauver, etc. (Ne Israel sibi tribuat quæ mihi debentur), » Comme on lit Livr. des Juges, VIII, 2. Ainsi dit le Seigneur : Que tout homme soit maudit qui espère en un autre homme, et que tout homme soit béni qui se repose sur le Seigneur et qui a de la confiance dans le Seigneur : Jérémie, XVIII, 3. En effet, Dieu ne veut point prendre notre fortune, nos biens, notre corps ; il l’a donné à l’Empereur (c’est-à-dire à l’État) et à nous par l’entremise de l’Empereur. Mais le cœur, le cœur, qui est tout ce qu’il y a de mieux et de plus grand dans l’homme, le cœur, il l’a retenu pour lui-même : « Donnez à Dieu votre cœur, cela lui suffit, car par le cœur vous croyez (Luther, XVI, 505). »

Nous trouvons que dans une époque ou tout !e monde était croyant, le mariage, la propriété et la loi civile jouissaient d’un certain respect[3]. La cause en doit être recherchée dans la conscience simple, naïve, pure et juste de cette époque, une conscience qui marcha droit avec le bon sens naturel, qui n’avait assurément rien à démêler avec le sentiment religieux de l’époque. Le droit, la propriété, l’amour ne sont sacrés que par leur nature, et non par je ne sais quelle ordonnance étrangère : les païens vénèrent la lumière, la fontaine, la forêt non parce qu’elles sont des dons de la divinité, mais parce qu’elles sont par elles-mêmes des objets salutaires pour l’homme ; c’est à cause de leurs qualités bienfaisantes qu’elles reçoivent des honneurs divins. De même les chrétiens, là où ils respectaient le droit, le mariage, la propriété (des chrétiens orthodoxes, bien entendu), étaient instinctivement pénétrés de la vateur intrinsèque de ces institutions sociales. Que ce respect naturel leur apparût sous forme d’un respect religieux, il n’y a pas lieu de s’en étonner ! c’était là une jolie fleur de rhétorique, une couronne poétique, dont la pauvre et misérable chrétienté cherchait à embellir son lit d’épines.

Mais regardez plus loin la morale se base sur la théologie, le droit humain sur le droit divin ou par la grâce de Dieu, et aussitôt les choses les plus immorales peuvent être justifiées. Pour baser la morale sur la théologie, vous devez d’abord donner la morale pour base à l’Être divin même. Autrement le critérium du moral et de l’immoral vous fera défaut ; votre Dieu sera une base capricieuse, arbitraire, immorale, dont vous pourrez inférer tout ce qu’il vous plaira. Pour consolider par Dieu la morale, vous devez d’abord consolider Dieu par la morale : en d’autres termes, vous ne pouvez trouver le véritable centre de gravitation et d’équilibre pour le droit, pour l’amour, pour le moral que dans eux-mêmes ; vous devez les baser sur eux-mêmes. comme tout autre rapport substantiel et essentiel. Mettre une chose en Dieu, la faire dériver de lui, signifie la dérober à l’observation et à la critique ; c’est là une façon bien commode de penser et d’agir, et qui consiste précisément à ne rien faire du tout. Si en effet vous placez une chose en Dieu, elle y trouve un tel abri qu’elle passe désormais pour sacro-sainte, inviolable, indubitable. J’en conclus que toute méthode scientifique, qui base le droit (civil, criminel, politique) et la morale de la théologie, est le résultat d’une hypocrisie, soit avec intention, soit sans intention. En tout cas il y a là de l’hypocrisie. Quand on prend au sérieux le droit, on n’a pas besoin d’aller réclamer un appui de Dieu, on n’a pas besoin de réduire son origine à une manifestation directe de Dieu.

Nous n’avons plus besoin d’un droit politique et social chrétien, au nom duquel les plus grande impiétés ont été commises ; nous voulons un droit politique et social tout simplement humain, rationnel, naturel. Nous devons insister avec énergie sur cette vérité, que les choses vraies, bonnes, saines et justes ont toujours en elles mêmes le motif de leur sainteté ; c’est leur qualité même qui leur donne de la valeur. Une chose bonne et juste s’affaiblit à l’instant où elle va chercher son point d’appui dans un principe soi-disant supérieur ou suprême ; une chose qui se réclame d’une autre, abdique sa propre dignité. L’être humain a tout à fait abdiqué en faveur de l’être divin. Là où l’éthique est prise au sérieux, elle a une force innée, une énergie propre, et elle n’a pas besoin d’emprunter à un être transcendant. La morale ne mendie jamais la faveur de Dieu ; si elle le faisait, elle serait immédiatement abandonnée aux caprices sans bornes et sans frein de la religion ; la morale se suffit à elle-même, elle est son propre but et sa propre gloire.

Il s’agit par conséquent de faire disparaître une illusion ; mais une illusion qui est loin d’être innocente. Elle est comme un perfide poison qui s’attaque à la racine même de l’essence humaine. Elle dérobe à l’homme ses forces réelles, son courage vital : car il faut du courage physique et psychique pour vivre et pour mourir ; elle e même osé frapper insidieusement le plus sublime, le plus intime de tous les sentiments humains, l’amour ; il est devenu trompeur, factice, hypocrite, car elle l’a forcé à ne s’occuper de l’homme qu’à cause de Dieu, tout en se disant amour humain. Il est grandement temps de désillusionner l’Homme : il y va de santé corporelle et mentale, oui mentale… Mon livre démontre la méthode par laquelle l’illusion est à disperser : on n’a qu’à intervertir les rapports religieux, en comprenant comme but ce que la religion pose comme moyen, en élevant au premier rang ce qu’elle a repoussé jusqu’au dernier, en instituant chose principale, agent moteur, cause motrice ce qu’elle a refoulé dans la catégorie des choses accidentelles et conditionnelles. Prenons pour exemples les deux sacrements, le Baptême et l’Eucharistie. Ce sont là les deux grands symboles caractéristiques de la religion et du culte.

L’eau baptismale n’est pour la religion que le milieu par lequel le saint esprit se communique à l’homme, mais par là même la religieuse met en contradiction avec la nature des choses et avec la raison qui en est l’expression. D’un côté on nous assure que la qualité naturelle, objective de l’eau importe beaucoup, et d’un autre qu’elle n’y est pour rien du tout. L’eau n’est qu’un simple véhicule de la grâce divine, et tout autre objet naturel, le sable, la cendre, pourrait aussi bien servir si la toute puissante grâce de Dieu eût daigné le choisir. Voilà un double sens donné au baptême, qui en devient un véritable contresens. De cette contradiction insupportable nous ne pouvons sortir qu’en regardant le baptême comme un symbole de la signification de l’eau même. Le baptême, d’après mon interprétation dialectique, veut représenter l’effet merveilleux et en même temps naturel que l’eau exerce sur l’homme. Je dis, veut : car cette représentation s’est faite d’une manière assez maladroite.

Quand nous considérons la nature comme nous le devons, de la hauteur de l’intuition universelle qui embrasse tous les objets et chacun, quand nous la considérons, dis-je, en philosophes naturalistes qui basent leur sens philosophique sur les cinq sens et sur l’observation, alors nous ne manquons pas de découvrir un autre monde dans le monde présent, et nous nous étonnons d’avoir vécu si longtemps sans nous en apercevoir. Nous trouvons alors, entre autres, que beaucoup de ce que nous étions habitués à appeler dédaigneusement trivialités, banalités, porte en soi le vrai sens : ainsi, par exemple, tant de proverbes et de préceptes de l’antiquité recommandent sous une forme religieuse aux peuples primitifs le soin de la propreté, les bains dans de l’eau vive. L’eau exerce en effet non-seulement des effets physiques sur l’homme, mais aussi des effets intellectuels et moraux. Notre pitoyable éducation, à la fois pédantesque et fantastique, scolastique et religieuse en même temps, a fini par nous hébéter ; nos sens ne s’ouvrent plus à la nature universelle, et notre sens intérieur, notre bon sens en dépérit. Voilà où en est l’homme sous la pression théologique : il se récrie contre le sain naturalisme, qui seul pourra lui rendre la santé intégrale, et par elle la sainteté ; non la sainteté imaginaire et transcendante du paradis théologique, mais la sainteté humanitaire, c’est-à-dire la bonté et la force.

L’eau ne lave pas seulement les souillures de la peau, mais elle dissout aussi les entraves de la pensée ; l’onde ne rafraichit pas seulement nos membres, elle éteint aussi l’ardeur infernale du désir. Bien des saints de l’Église ont pu à l’aide de l’eau triompher des tentations charnelles du Démon ; en d’autres termes, ce que la grâce surnaturelle leur refusa, la qualité si naturelle, si prosaïque si vulgaire de l’eau le leur agréa. L’eau n’appartient pas seulement à l’hygiène physique, mais aussi à l’hygiène psychique, à la pédagogie, à l’éducation de l'’homme. La propreté c’est assurément la première de toutes les vertus, mais aussi en même temps la vertu primitive, la plus modeste, la plus immédiate, la première marche que le barbare doit avoir occupée quand il veut monter plus haut vers la civilisation.

Le baptême chrétien n’est évidement qu’un reste des antiques religions naturelles, où (comme dans le parsisme sabéen et angelo-démonien) l’onde était objet religieux : voyez « Le mythe sacré, etc. » par Rhode (p.303, 426). Mais dans elles, il faut le dire, le baptême avait une signification beaucoup plus vraie et par conséquent plus profonde que dans la religion chrétienne. Aux yeux si naïfs et si sains de ce païens de l’antiquité, l’eau avait une énergie naturelle, et méritait par là d'être employée dans le culte de leurs divinités. Mais nos chrétiens sont trop spéculatifs, trop théologisés, trop supranaturalisés, trop aristocrates pour ainsi dire, pour s’en occuper ; ou plutôt ils en sont radicalement incapables ; leur sensibilité naturelle s’est affaiblie.

Les Perses, les Hindous, les Égyptiens, les Hébreux, imposaient comme un devoir religieux la propreté des corps : les cénobites et les saints du christianisme objectivaient dans leur malpropreté corporelle le principe anti-naturaliste ou supranaturaliste de leur religion. Ce qui est supra naturaliste en théorie est contre-nature en pratique ; celui-là n’est qu’un euphémisme.

L’eau est le premier et le plus rapproché d’entre tous les moyens, pour nous mettre en rapport direct et amical avec la nature universelle. Le bain à l’eau est en quelque sorte un procédé chimique, dans lequel notre égoïté se résout dans l'objectivité de la nature ; l’homme qui remonte à la surface d'une rivière où il était descendu ne se sent-il pas devenu un autre homme ? comme rené ? comme renouvelé ? comme rajeuni ? Et dans le rajeunissement, dans ce renouvellement de l'organisme, n’y a-t-il pas une amélioration ? Et le baptême ne veut-il pas précisément améliorer l’homme ?… On a raison de prêcher l’inefficacité de la morale sans les sacrements ; mettons seulement les sacrements naturels et réels à la place des sacrements surnaturels et chimériques.

La morale n’est rien, ne peut rien, sans la nature : elle doit se combiner avec les objets naturels les plus simples ; les plus profonds de tous les mystères, comme les naturalistes et les physiciens savent, sont précisément dans ce qui arrive tous les jours et à toute heure, ce qui est vulgaire, ordinaire, ou prosaïque et banal ; la spéculation et la religion supranaturalistes sont trop hautaines pour jeter un regard sur le monde des choses existantes. La religion préfère de se créer un miracle imaginaire, les merveilles existantes ne sont rien à ses yeux.

L’eau est le vrai sacrement, le vrai remède primitif pour les maladies du corps et de l’esprit il faut donc s’en servir souvent et avec régularité. De là s’ensuit l’inutilité complète du baptême qui n’a lieu qu’une seule fois dans la vie ; c’est là ou une superstition ou une institution superflue : mais il devient une institution véritable et rationnelle, s’il est employé pour la glorification de l’énergie médicatrice de l’eau sous les rapports physiques et intellectuels.

Le sacrement de l’eau, toutefois, a besoin d’être complété. L’homme, l’animal et le végétal sont tous sortis de l’élément universel de la vie terrestre : tous sortis du liquide, du fluide, de l’eau, qui compose en majeure partie tout autre liquide, Le baptême allégorise pour nous la puissance maternelle que la nature exerce sur ses créatures ; l’eau, c’est l’élément primitif, l’élément de l’indifférence universelle. Or, l’homme se distingue de l’animal et du végétal, et cette distinction se symbolise dans le vin et le pain. L’un et l’autre sont d’après la matière deux produits naturels, et la forme deux produits humains.

Par l’eau baptismale nous déclarons : « L’Homme ne peut rien sans la Nature; »

Par le vin et le pain nous déclarons : « La Nature ne peut rien, spirituellement au moins, sans l’Homme.»

Ainsi, la Nature a besoin de l’Homme, et l’Homme de la Nature.

Dans l’eau l’activité humaine se subordonne à la Nature le vin et le pain elle s’objective à elle-même.

Le vin et le pain, voilà enfin deux produits surnaturels, dans la seule signification du mot qui n’est pas en contradiction avec la nature et avec la raison. Dans l'eau nous adorons la force naturelle pure ; Dans le vin et le pain nous adorons la force surnaturelle de notre esprit, de la conscience, du moi. D’où il sait que le baptême appartient à l’enfant, la célébration du pain et du vin appartient à l’homme mûr, à l’homme raisonnable et intelligent.

Voyez la nature : elle fournit la matière première, l’esprit lui imprime la forme. La célébration de l’onde nous inspire de la reconnaissance pour la nature, celle du pain et du vin nous rend reconnaissants envers l’Homme : Homo Homini Deus, et que cesse enfin la terrible nécessité de dire Homo Homini Diabolus ! Cela se fera quand la transcendance aura cessé, la croyance d’un autre monde

On a beau se récrier contre Dionysos et Déméter dans les mystères d’Éleusis ; la fausse pruderie de spiritualistes et chrétiens fantasques ne gouvernera plus longtemps le genre humain. Il comprendra que Bacchus et Cérès sont deux symboles, dont voici la signification : « Homo Homini Deus. » Que les spiritualistes et chrétiens fantasques interdisent donc tout à fait l’agriculture pour ne pas se gâter l’appétit de la manne céleste, c’est-à-dire pour mourir de faim le plus tôt possible ; qu’ils aient enfin le courage d’être conséquents, et de s’abstenir eux-mêmes des précieux dons de Cérès et de Bacchus, comme ils empêchent tant de leurs frères d’en jouir.

Manger, boire, voilà le mystère de l’Eucharistie ; manger et boire, c’est reproduire la base naturelle sur laquelle l’esprit s’agite. Détruisez-la, et il tombe en démence. « Manger et boire, c’est l’œuvre la plus facile, la plus douce… comme le Seigneur Christ nous a dit : Voyez, je viens de vous apprêter un bon et doux repas ; venez, asseyez-vous (Luther XVI, 222). »

À chaque morceau de pain qui vous arrache aux tourments de la faim et à la torture de l’inanition, et à chaque verre de vin qui ranime vos membres et qui réveille votre âme, pensez à l’Homme, à ce Dieu clément qui vous fournit de quoi prolonger votre existence. Mais pensez aussi à la Nature ; soyez lui reconnaissants, vous êtes ses enfants, elle est votre sainte mère. N’oubliez jamais que le vin est le sang de la plante et que la farine est sa chair ; cette chair et ce sang sont sacrifiés pour vous. Ouvrez donc vos yeux, voyez comme la plante vous allégorise l’essence de la Nature qui se donne à vous !

Vous riez, vous criez au scandale ; votre susceptibilité chrétienne se révolte de ce que j’appelle manger et boire un acte religieux ? Veuillez alors vous abstenir pendant quelques jours de toute nourriture ; la première bouchée que vous prendrez, elle vous prouvera que manger et boire est un acte divin. Vous ne savez donc pas, ô pédants et sophistes du christianisme, que la faim et la soif attaquent non seulement les forces corporelles de l’Homme, mais aussi ses forces intellectuelles et morales ? Vous ignorez donc Mens sana in corpore sano est un apophtegme qui malheureusement n’a eu jusqu’à aujourd’hui qu’une réalisation partielle, grâce à la désorganisation des rapports sociaux, mais qu’il est de notre devoir de réaliser dans le sens le plus large ? Et vous ne savez donc pas que les macérations des saints indiens, chrétiens et autres, qui s’exténuent par la faim, la soif, le fouet et la pénitence, ne sont que des tours de force, exécutes dans un touchant mais bizarre délire ?

La faim et la soif font de l’homme un cannibale, un anthropophage, — et plus tard elles le tuent. Mais qu’est-ce que cela regarde, en effet, ceux qui se targuent d'être théophages ?…



  1. La nouvelle philosophie allemande reconnaît volontiers ce qui a été élaboré par les grands encyclopédistes, par Dupuis, etc. : elle reconnaît ce que Bœlticher, Creuzer, etc. ont fait. Mais pour résoudre les énigmes de la Religion et de la Spéculation elle ne se contente point de la méthode historique, ni de la méthode astronomique, ni de la méthode symbolique, ni d’une autre méthode particulière. Elle les emploie toutes à la fois ; de là naît sa méthode universelle, c’est-à-dire logique, dans le sens le plus large de ce mot. D’après elle, il faut considérer la religion aussi du point de vue physiologique et pathologique (Le traducteur.)
  2. De là aussi comme de tant d’autres choses, appert la nécessité absolue de refaire le dictionnaire et la grammaire de la langue humaine en général. Pour un Français, pour un Anglais, pour toutes les nations romanes (où, pour parler avec Fichte, les anastomoses des mots avec les idées sont coupées et les nerfs entre la pensée et le nom ont subi la ligature), ce besoin se fait beaucoup moins sentir que pour un Germain et pour un Slave. (Le traducteur.)
  3. Le respect du christianisme pour la famille, le mariage, la vertu de la femme et du mari était très grand, à entendre les apologistes. Ce respect était en effet tel, que la prostitution païenne fut maintenue et même légalisée (malgré les déclamations des églises catholique et protestante, qui déclarèrent le mariage, ce sacrement, pour un excellent remède contra fornicationem), tel que la polyandrie et la polygamie sous la forme de la débauche furent maintenues, tel enfin que le mariage même fut dégradé à un acte de convenance, d’obéissance, de finance, etc., c’est-à-dire devint tout autre chose excepté la réalisation de la notion amour. Ce qu’il y eut là de vraiment ironique, de satanique, c’est que le christianisme, qui regarde le mariage comme un remède contre le peccatum turpissimum omnium, comme il appelle la fornication, rendit ce remède impossible à la moitié ou à la plupart des chrétiens en les rejetant dans le célibat, soit sacré, soit profane, soit volontaire, soit involontaire. (Le traducteur.)