Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. XXII

Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 361-373).

Chapitre XIII.

La Contradiction dans la Révélation de Dieu.


La notion de l’existence touche de bien près la notion de la révélation. Le Dieu existant donne signe de vie, et on dit qu’il se révèle ; son témoignage est trop authentique pour être récusé. Les preuves subjectives de son existence sont rationnelles, et partant sans valeur aux yeux de la religion, qui préfère ici la preuve objective. La révélation, c’est la parole que Dieu fait entendre à l’oreille humaine ; c’est le bon message, la bonne nouvelle ; Dieu a parlé, donc Dieu existe. Voilà au moins une conclusion logique. Par la croyance à la révélation, notre conviction subjective de l’existence de Dieu devient un fait indubitable et historique. Un Dieu qui ne daigne pas se révéler directement, un Dieu qui n’existe pour moi que par moi, est un Dieu abstrait, subjectif, imaginaire, qui peut exister et ne pas exister sans que je le sache au juste. Ainsi, la croyance à la révélation divine est un acte de l’âme affective et religieuse, par lequel elle croit ce qu’elle désire et ce qu’elle imagine. La religion est un rêve, je l’ai déjà expliqué à plusieurs reprises ; un rêve dans lequel nos propres idées et nos affections qui naissent sous la voûte de notre crâne, nous paraissent exister en dehors de nous comme des êtres indépendants ; l’âme religieuse ne sait ni ne peut distinguer entre objectif et subjectif, elle ne connaît pas le doute, elle n’a des sens physiques que pour voir ses idées transformées en êtres physiques, mais nullement pour apercevoir les autres choses, le monde des objets. Pour l’âme religieuse, une chose théorique est un fait matériel, et remarquez qu’un fait matériel a cela de particulier qu’on ne peut pas le nier sans commettre un péché, une action immorale.

Nous disons donc qu’un fait accompli est ce qui est devenu objet de conscience, d’objet d’observation et de raison qu’il était auparavant ; une chose qu’il n’est plus permis de critiquer, qu’on est obligé de croire malgré soi-même (nolens volens), une chose enfin qui est irréfutable et brutale vis-à-vis de la raison théorique. Le christianisme, proclamant ses dogmes comme autant d’événements et d’objets physiques et irréfragables, frappa rudement la raison par ce formidable coup de massue appelé fait matériel ; il réussit à l’abasourdir et à l’ébranler. L’intelligence, devenue captive de cette foi matérielle et palpable, ne pouvait plus nier un article religieux quelconque, sans se rendre en même temps coupable d’un mensonge et d’une dénégation matérielle : l’hérésie devenait ainsi un crime, c’est-à-dire elle était désormais un objet du code Pénal. Et cela doit être d’après la logique : un fait accompli, un fait brutal pour ainsi dire, en théorie, se traduit nécessairement dans la pratique en puissance brutale, en pouvoir barbare ; sous ce rapport, il faut ne pas l’ oublier, le christianisme est bien au-dessous du mahométisme, qui ne reconnaît pas l’hérésie pour un crime.

Les théosophes allemands du temps moderne nous parlent perpétuellement de ce qu’ils appellent les faits de la conscience religieuse ; ils espèrent par là bâillonner notre intelligence, et rendre notre cœur un pitoyable esclave de leur philosophie si superstitieuse et puérile. Ces messieurs ne voient pas que ces faits de conscience sont tous relatifs, et varient selon les imaginations religieuses ; ou diront-ils peut-être que les divinités de l’Olympe n’ont jamais été des existences matérielles, des faits accomplis ? Præsentiam sæpe Divi suam declarant, dit Cicéron (de naturâ Deorum) ; il prouve dans ce livre intéressant et dans celui de Divinatione la réalité des articles de foi païenne par des argumentations dont se servent encore aujourd’hui les théosophes positivistes allemands et les théologiens en général, pour démontrer celle des dogmes chrétiens, soit catholiques, soit acatholiques. Les miracles les plus ridicules de la mythologie païenne étaient regardés comme des faits historiques, les démons et les anges étaient considérés comme des personnages réels, l’ânesse de Biléam avait réellement parlé. Quant à ce miracle zoologique, il fut cru par des savants du dernier siècle aussi pieusement que le miracle de l’Incarnation. Au reste, j’invite les théosophes de cette trempe d’étudier principalement le langage de l’ânesse de Bileam ; loin de s’être exprimé d’une manière incompréhensible pour une oreille initiée, ce quadrupède a parlé votre idiome maternel, messieurs les philosophes de la spéculation religieuse et positive. Oui, cette ânesse a déjà, il y a plus de mille ans, prononcé à haute voix les profonds secrets de votre sagesse. Veuillez donc retenir ceci un fait accompli est une idée dont on ne doute pas, puisqu’elle exprime un objet qui n’est pas un objet de la théorie, mais de l’âme affective ; et celle-ci, on le sait, désire que ses désirs soient réalisés. Un fait accompli est ce qu’il est défendu de nier, sinon extérieurement, du moins intérieurement ; un fait accompli est une possibilité qu’on croit être une réalité, une idée qui est nécessaire dans une époque donnée, et qui par là même offre alors à l’esprit une barrière infranchissable. Bref, un fait accompli est ce dont on ne doute pas parce qu’on n’en doute pas : criez à la tautologie maintenant.

L’âme religieuse est donc convaincue que chacune de ses affections intérieures, chacune de ses propres évolutions vient d’un autre être placé en dehors d’elle. Cette âme s’imagine d’être un être passif, tandis que son Dieu est un être actif. Remarquez cependant qu’il y a ici un cercle dans le raisonnement ; l’homme est passif vis-à-vis de Dieu, mais Dieu n’agit qu’à cause de l’homme (qui est aux yeux de la religion le but unique de la création) ; ainsi, Dieu est passif, mais, d’un autre côté, l’homme recevant de Dieu des révélations est passif, etc. Eh bien ! cette série de syllogismes entrelacés peut s’exprimer par la formule suivante : « L’homme est déterminé par lui-même. La révélation de Dieu est un mystère qui dit que l’homme se détermine lui-même ; cela est un peu prosaïque, j’en conviens, mais c’est vrai. Ainsi, Dieu est ici un lien, un vinculum substantiæ, qui sert de médiation entre l’essence ou le genre et l’individu ; l’homme se met donc en rapport avec l’essence humaine par l’intercalation d’un milieu, et ce milieu c’est Dieu ; Dieu est ainsi interposé par l’homme entre le déterminé et le déterminant.

La religion avoue elle-même qu’elle a fait des progrès ; elle se vante d’avoir abandonné des objets trop matériels, par exemple, le Jéhovah si ressemblant à l’homme ; mais elle est tout à fait intraitable quand il s’agit de l’objet dont elle s’occupe actuellement. Là elle ne veut point entendre raison, et elle se désole quand le philosophe critique lui démontre froidement ce qu’elle a déjà perdu et qu’elle va perdre tout à l’heure. Quel pieux ébahissement, par exemple, quand le dogme de la transsubstantiation alla s’écrouler ! elle était déjà perdue, malgré les tristes efforts de Descartes, aussitôt que ce philosophe eut anéanti les absurdes Qualités et les Accidents des scolastiques, qui seuls avaient garanti la possibilité de ce dogme. Les Pères de l’Église, et surtout le Père des Pères, disent : Non ob aliud vocatur omnipotens nisi quoniam quidquid vult potest (Civ. Dei XXI, 7, 8), en d’autres termes, Dieu peut tout ce qui lui passe dans sa volonté, dans sa tête ; c’est-à-dire, tout ce qui te passe dans la tête à toi. Gardons-nous cependant de croire que ces auteurs aient dû cette détestable idée aux influences de leur époque arriérée ; la foi seule en était la cause et saint Augustin est forcé d’admettre les miracles païens ; voilà où conduit l’impitoyable logique. On reproche à M. David Strauss qu’il renverse l’histoire humaine d’un bout à l’autre, mais elle a été, ce me semble, incertaine déjà longtemps avant lui, et elle ne gagne rien avec la méthode opposée, celle qui proclame le Miracle comme un fait réel, non mythique. Donnez-moi le Miracle pour ligne d’opération, et je vous prouverai sans la moindre difficulté, non-seulement tout ce que vous voulez, mais aussi tout ce que je veux je me fais fort de vous démontrer historiquement, par exemple, qu’un végétal naît de sa cendre, ce qui a été avancé par quelques écrivains respectables. L’orthodoxie a beau dire les vrais miracles ne viennent que de Dieu, ils sont surnaturels, ceux du Démon ne sont que des phénomènes extranaturels (Walch, Dictionn. phil. 2541) ; l’essence de ces deux espèces de miracles est identique. Sa signification, je le répète, est Toute-Puissance, ou du moins Puissance arbitraire et Caprice dans l’un comme dans l’autre cas. Cléricus a déjà prouvé que les prestiges des prêtres égyptiens devant Pharaon méritaient aussi bien le nom honorable de miracles que ceux de Moïse (Comment. Exod. VII, 11, p. 36), et en outre la différence quantitative, qu’il y a d’après les orthodoxes entre le plus et le moins de la force miraculeuse de Dieu et du Démon, est sans importance. Ils auraient dû démontrer une différence qualitative, mais celle-là n’y existe point. En revanche ils ont dit : le Démon a une puissance limitée par sa nature à lui, et Dieu une puissance limitée par la nature de l’objet ; c’est un sophisme. D’autres ont toujours avoué que le Démon faisait des miracles : vera miracula (Peucer, Comment. de præc. div. gener.), comme saint Augustin (Civ. Dei, XXI, 6) ; quand il ajoute (XVIII, 16) que le Démon ne sait faire que ceux que Dieu lui permet, il oublie que le Démon même n’existe que par la permission divine : Du reste, les jésuites disent « Le Démon peut faire qu’une vierge reste ce qu’elle est et donne néanmoins la vie à un enfant (Bucher, les Jésuites de Bavière, II, 363. Becker, Monde enchanté, I, 22). » Enfin, la seule différence entre les deux espèces de miracles est leur but ; mais ce but reste éternellement dans un rapport extérieur, un miracle de Dieu n’a point une différence objective, intérieure qui le fasse distinguer d’un miracle de Satan. Le changement de l’eau en sang par les magiciens de Pharaon vaut bien la transformation de l’eau en vin au banquet de Cana, abstraction faite de la tendance. Et le pieux sceptique Lamothe de Veyer avoue avec un profond soupir (IX, 363) : « Quoique Dieu seul fasse de véritables miracles, les mages de Pharaon produisirent de vrais serpents et de vraies grenouilles. L’on ne saurait donc user de trop de circonspection sur une matière où l’imposture se glisse témérairement… un même événement miraculeux est parfois revendiqué par la fausse aussi bien que par la vraie religion. » Quelle belle chose que le miracle théologique !

Pascal dit : « Il faut juger de la doctrine chrétienne par les miracles, il faut juger des miracles par la doctrine ; la doctrine discerne les miracles et les miracles discernent la doctrine. Tout cela est vrai, mais cela ne se contredit pas (Pensées sur les mir. I). » Au contraire, tout cela est faux, car tandis que la doctrine contient du vrai, les miracles reposent sur une fiction, sur l’ignorance, ou, mieux dit, sur une manière nonchalante et superficielle de contempler la Nature. On ne se donne pas la peine de lui regarder dans le cœur ; on la prend telle qu’on la rencontre à chaque heure et à chaque endroit, ennuyeuse, triviale, et pour interrompre cette monotonie on y fait jouer les intermezzos du ciel. Et on a tort, cependant, de regarder comme une lettre morte la vie universelle, et de ne vouloir voir l’âme de la nature que dans des faits plus ou moins variés et déréglés qui sautent aux yeux ; on a tort puisque, soit dit en passant, même les exceptions, les anomalies naturelles sont souvent les manifestations de la loi intérieure. « Les étamines dans des familles entières ratent à moitié, les capsules destinées à recevoir les fruits restent vides à moitié, voilà une loi naturelle ; souvent des formes tout à fait inutiles sont produites seulement à cause de la symétrie (Decandolle, Sprengel). » La philosophie humanitaire elle aussi connaît des miracles, mais ce ne sont jamais ceux que la théologie, comme un charlatan, aime tant à annoncer au public ; les miracles devant lesquels la philosophie s’incline, sont les merveilles de l’univers, des sciences et des arts : elle reste debout devant les idoles et les reliques des époques passées.

Cette puissance dite divine, qui, comme par enchantement, saisit l’homme naïf et naturel, soit qu’elle s’appelle force miraculeuse, révélation divine ou autrement, est le commencement de la civilisation. Il serait encore incapable de régler sa conduite d’après les préceptes de l’éthique, de la conscience, de l’intelligence ; il se construit donc de toute cette subjectivité humaine une divinité extérieure et objective, à laquelle il obéit.

La croyance à la révélation fait admirablement bien voir tout ce qu’il y a d’illusoire dans la conscience religieuse. « L’homme, dit-elle, ne peut rien savoir par lui seul sur l’essence de son Dieu, tout son savoir est vain et faux, terrestre et humain ; » voilà sa prémisse. Or, Dieu, cet être surhumain, ne se reconnaît que lui-même, et nous n’avons sur l’essence de Dieu, point d’autres renseignements que ceux qu’il nous a donnés par la révélation. Cette parole divine est donc profondément opposée et antipathique à la parole humaine, la révélation de Dieu heurte de front la raison de l’homme. Mais d’un autre côté, la révélation divine a été accommodée à la nature humaine ; Dieu ne se révèle ni aux animaux, ni aux anges, il parle donc un langage humain rempli d’idées humaines ; Dieu, qui s’occupe continuellement de l’homme, de manière qu’il verse son sang divin pour lui, doit nécessairement mesurer la révélation d’après la capacité des facultés humaines. Voilà donc Dieu qui est tout à coup forcé de s’accommoder, de condescendre, et ce qu’il pense ce sont des résultats produits par sa réflexion sur le salut ou sur la nature de l’homme ; en d’autres termes, Dieu se transporte dans l’homme et là, renfermé pour ainsi dire dans l’âme humaine, il pense sur lui, Dieu, dans la mesure humaine ; Dieu pense sur lui comme s’il était un homme. Veuillez maintenant chercher la différence entre la révélation divine et la raison (ou la nature) humaine ; vous en trouverez une, mais tout à fait illusoire, imaginaire, chimérique. Et le contenu de la révélation divine même est de provenance humaine, car il naît, non de Dieu abstraction faite de l’homme, mais bien, au contraire, d’un Dieu humanisé, d’un Dieu déterminé par les désirs et les besoins de l’homme. La révélation divine est donc une révélation humaine ; la vérité secrète de la théologie est l’anthropologie, comme chaque chapitre de mon livre l’a déjà prouvé. Dans la révélation l’homme sort de lui et retourne à lui, après un long détour poétique et fantastique. Le Christ, c’est Dieu, ou Dieu c’est un homme, voilà l’objet principal de la révélation ; de là aussi l’inébranlable certitude du chrétien d’être exaucé par son Dieu révélé, qui s’est révélé précisément comme Dieu d’amour et de miséricorde, c’est-à-dire comme un Dieu humain, tandis que le païen n’était jamais bien sûr d’être écouté par ses divinités. (Voyez Or. de vera Dei invocat., Melanchthon ; déd. tom. 3. —  Luther, IX, 538.) Ainsi, Dieu, c’est l’homme, et l’homme, c’est Dieu ; voilà le mot secret de la révélation. Les théologiens me feront-ils encore ici le reproche de transporter dans la religion ce qu’elle ne contient pas ? N’apprendront-ils donc jamais à regarder à travers la surface trompeuse jusqu’au noyau de l’objet sacré ? Jamais ; car la théologie cesserait d’exister si elle cessait d’être superficielle.

La croyance à la révélation n’est respectable que quand elle est enfantine, car l’enfant se laisse dominer et déterminer par les choses et les personnes, et la révélation a le but d’opérer pour l’homme par le secours de Dieu, ce que l’homme ne pourrait faire tout seul. L’on a aussi dit que la révélation était un élément nécessaire dans l’éducation du genre humain ; seulement, il ne faut pas oublier que l’homme au commencement de son développement aime à se représenter, en dehors de lui, dans des fables, des apologues ou des contes allégoriques, tout ce qu’il sent dans l’intérieur de son âme affective. Le poète des fables a pour but de moraliser et d’éclairer ses concitoyens, et il choisit cette forme parce qu’elle est éminemment convenable pour l’enfance, soit d’une nation, soit d’un individu ; mais en même temps il embrasse cette méthode d’instruction parce qu’il incline pour elle personnellement. Il en est de même quant à la révélation ; à sa tête il y a un homme individuel, le révélateur national, qui poursuit une tendance patriotique, mais en même temps cet homme vit dans les idées transcendantes par lesquelles il réalise sa tendance. Ainsi, l’homme a objectivé, sans le savoir, son essence intérieure à l’aide de son imagination. Cette essence générale portée hors de lui, devient irrésistible, car elle se combine avec l’imagination, et se présente comme la loi suprême de ses pensées et de ses actions : c’est désormais Dieu. Et jusque-là cette croyance à la révélation ne produit que des effets louables.

Mais, remarquez-le bien, la révélation fait naître des actes moraux sans qu’ils surgissent d’une source morale. C’est comme la nature qui produit, sans en avoir conscience, des œuvres qui ont parfaitement l’air d’être des manifestations d’une haute intelligence. La révélation est incapable de produire des sentiments vertueux : tout au plus elle produit des actions morales ; elle fait observer les commandements de la morale, mais puisqu’ils sont imposés par un législateur divin et extérieur, ils sont au fond étrangers à l’âme individuelle et au sentiment intérieur, qui finira par les regarder comme les simples ordonnances plus ou moins despotiques et arbitraires de la police. L’homme fait une chose parce que son Dieu la lui a ordonnée, et il s’habitue à ne jamais se convaincre lui-même de la valeur morale de cette action. Autos epha : —  Dixit : voilà tout ; Dieu ne peut lui ordonner que ce qui est bon. J. Clericus : « Quod crudeliter ab hominibus sine Dei jussu fieret aut factum est, id debuit ab Hebræis fieri, quia a Deo, vitæ et necis summo arbitro, jussi bellum ita gerebant (Comm. in Mos. Numer., 31, 7), » —  « Multa gessit Samson, quæ vix possunt defendi, nisi Dei, a quo homines pendent, instrumentum fuisse censeatur (le même auteur, Comm. in Judicum, 14, 19), » et Luther aussi (I, 339, XVI, 495) est persuadé que quand Dieu a fait par la main d’Israël et pour Israël des actes cruels ou atroces, perfides ou infâmes, il a bien fait. Si par hasard les commandements de Dieu sont d’accord avec la vertu, tant mieux pour la doctrine morale ; s’ils sont en opposition avec elle, cela ne regarde pas la foi révélée. Morale et révélation ne sont point deux lignes toujours parallèles.

La croyance révélée gâte ainsi le sens moral, le goût moral, l’esthétique de la vertu, pour ainsi dire ; elle fait malheureusement encore plus, elle empoisonne perfidement le sens du vrai, qui est le plus précieux, le plus délicat, le plus divin dans notre être. C’est là son véritable crime de lèse-humanité. La révélation de Dieu a cela de particulier qu’elle date d’une époque fixée, d’un lieu fixé, elle a été faite à un homme, à un peuple, à une nationalité, c’est-à-dire, nullement à l’homme en général, à l’humanité, au genre humain, mais à des individus particuliers qui étaient renfermés dans mille limites morales, intellectuelles et physiques. D’où s’ensuit que cette révélation veut être fixée à son tour, par écrit, afin que d’autres individus également bornés de mille manières en puissent jouir par la voie traditionnelle. Or, un résultat inévitable de cette tradition révélée sera la croyance aveugle à l’autorité religieuse et politique, seront la superstition et la sophistique religieuses avec toute leur mauvaise queue de fanatisme, de brutalités et de perfidies. Comment, vous vous en étonneriez, après avoir érigé en drapeau éternel pour tout l’avenir de l’humanité un pauvre petit livre historique, écrit sous des conditions temporelles ou plutôt temporaires, sous des circonstances particulières ? Et prenez-y garde, votre foi biblique n’est sincère, et partant respectable, voire même aimable, que quand elle accepte comme parole divine tout, absolument tout ce qu’on lit dans la Sainte Écriture ; mais aussitôt que vous y établissez des distinctions entre des phrases absolument divines et des phrases relativement divines, entre des mots surnaturels et des mots mondains, entre un sens éternel et un sens temporel, vous subtilisez, vous n’êtes plus que des hypocrites qui se donnent l’air d’être des croyants. Vous ne devez point séparer ; le moindre doute, scientifique ou autre, déchire pour jamais les mailles du tissu de la révélation écrite, Ce qui est réellement divin, est uni, entier, un et indivisible, basé sur Dieu ; la Bible est donc une fois pour toutes au-dessus de la critique. Un livre sacré diffère d’un livre profane en tout point, et pour le vénérer je n’ai pas besoin, ce me semble, de faire d’abord des études préparatoires ; je n’ai pas besoin d’aller à la recherche des traces de l’Esprit Saint, de feuilleter l’apôtre Paul, l’apôtre Pierre, et Jacques, et Jean, et Matthieu, et Marc, et Luc, avant de pouvoir dire : « Enfin j’ai rencontré un mot divin, valable pour tous les peuples et pour tous les pays. »

Elle était imposante, cette altière foi biblique du passé, imposante dans tout son fanatisme qui obscurcissait l’intelligence et brûlait le cœur, quand elle avançait hardiment que l’inspiration de Dieu s’était étendue à chaque mot et à chaque syllabe. On ne saurait en effet séparer le mot et la pensée ; l’un est l’habit de l’autre, une pensée donnée ne peut avoir qu’une seule expression déterminée, et qui la rend entière ; changez un mot, une syllabe du mot, une lettre de la syllabe, et vous changez sa pensée. Une croyance de cette sorte est de la superstition, je le veux bien, mais elle est franche, elle n’a pas honte d’elle-même. Voyez, le Dieu de la Bible a compté tous vos cheveux, et tous les moineaux, dont aucun ne tombe sans la volonté de Dieu, et il aurait négligé les syllabes, les lettres, et la ponctuation du texte biblique ? Il y va du salut éternel des âmes, et ce Dieu omniscient n’aurait pas dicté mot par mot les phrases divines ? il les abandonnerait à l’ignorance et à la méchanceté de quelques écrivains ? Impossible.

« Mais, dit-on, si l’homme n’était qu’un instrument, qu’une simple plume à écrire du Saint-Esprit, il n’y aurait plus de place pour la liberté humaine. » C’est un illogisme et un blasphème à la fois. La liberté humaine ne vaut assurément pas la vérité divine, et comme elle ne sait point faire autre chose que déranger le texte divin, nous nous passerons volontiers d’elle. Avec raison les jansénistes disaient aux jésuites ; « Vouloir reconnaître dans l’Écriture quelque chose de la faiblesse et de l’esprit naturel de l’homme, c’est donner la liberté à chacun d’en faire le discernement et de rejeter ce qui lui plaira de l’Écriture, comme venant plutôt de la faiblesse de l’homme que de l’esprit de Dieu (Bayle, Diction. Art. Adam (Jean). Rem. E.). »

Ainsi, il n’est plus permis de douter : la croyance à une révélation historique conduit irrésistiblement à la superstition ; elle mène à la sophistique. La Bible se moque mille fois de la vertu et de la raison ; or, elle est la parole de Dieu, la vérité éternelle, et la vérité ne doit jamais se laisser surprendre en flagrant délit de contradiction ; ce que Pierre Lombard exprime par la fameuse phrase : Nec in scriptura divina fas sit sentire aliquid contrarietatis (II, distinc., II, c. 1). Ce fas sit est délicieux… Les Pères de l’Église ont dit la même chose.

Remarquez ici en passant, que si le jésuitisme catholique exerce les armes de sa sophistique sur le domaine de la morale, le jésuitisme protestant (qui existe, bien que sans former une corporation) s’est choisi pour champ de bataille l’exégèse de la Bible. Mais ce qui est intéressant à savoir, c’est que la sophistique chrétienne est le produit de la foi chrétienne, surtout de la foi biblique. L’intelligence joue un rôle tout passif dans tout ceci ; la vérité absolue étant donnée objectivement dans la Bible et subjectivement dans la foi, on n’a plus qu’à se résigner ; qui oserait déployer une activité de réflexion vis-à-vis de la pensée de Dieu ? La raison se trouve ainsi dégradée au point de faire ce qui n’est pas de son ressort, et de ne pas faire ce qui en est ; elle n’a plus de critérium en elle-même, elle ne distingue plus entre vrai et faux, elle ne s’enthousiasme plus pour la vérité, elle s’incline devant ce qui a été dit dans la révélation, même si cela est déraisonnable et irrationnel. La raison se voit ainsi abandonnée sans résistance aux hasards de la plus détestable empirie ; elle doit protéger par des argumentations dites rationnelles tout le non-sens de la révélation ; la raison est ici vraiment le pauvre chien du maître (canis Domini), et elle n’a pas même la permission de choisir parmi les divers articles dogmatiques que la foi lui présente ; tout choix serait un doute, un crime de lèse-Dieu. Il arrive ainsi que la raison s’égare dans un penser indifférent, accidentel, intrigant, dépourvu de vérité, bref dans des sophismes sans fin. Plus l’homme fait des progrès dans la civilisation scientifique et industrielle, plus sa raison devient rebelle contre la foi révélée : alors le croyant ne trouve aucun autre moyen pour couper court à ce combat intérieur, que de nier effrontément le juste, et d’avancer capricieusement le faux. C’est là le moment où, voulant sauver l’Esprit-Saint de son Dieu, l’homme religieux commet le plus grave de tous les crimes, le péché contre le saint esprit de la Vérité.

Jetons ici un regard sur la vertu philosophique, si supérieure à la religieuse :

Quand on rit de l’Impératif catégorique de Kant, on lui rend, sans le vouloir, le plus grand honneur. La sévère parole de Kant, c’est un manifeste dans lequel la Morale annonce qu’elle est libre et indépendante de toute espèce de révélation, de toute sorte de Dieu là-haut ou là-bas ; c’est comme la foudre tombée du bleu du ciel au milieu de toutes ces théories d’un Bonheur éternel, du Péché originel, de l’Enfer, etc. L’Impératif catégorique, c’est la grammaire de la Morale, son commencement sec, rigide, mais indispensable. De là l’aversion des hommes religieux contre lui. Plus sublimes encore que les idées de Kant sont celles de Fichte, et vous avez beau fouiller le christianisme tout entier d’un bout à l’autre, vous n’y trouverez rien, absolument rien qui puisse égaler leur immense pureté, leur incommensurable grandeur, car le christianisme s’est cru obligé d’opérer sur une base qui n’est qu’un mélange d’idées morales et d’intérêts empiriques : il a fait comme toute autre religion. Ce spiritualisme de la philosophie idéale est souvent surhumain, antihumain, mais il l’est dans un bien autre sens que la religion ; Fichte est un héros presque incomparable qui sacrifie le monde entier avec toute sa beauté et toute sa splendeur à l’Idée morale. De là la sublime et effrayante monotonie de son système ; mais de là aussi le caractère sans peur et sans reproche de ce noble chevalier de l’idéologie. La religion est incapable de produire un caractère moral de cette trempe et de cette pureté ; elle n’admet jamais l’idée morale comme puissance indépendante avec laquelle on doive se mettre en contact direct ; elle ne s’adresse à celle-ci que par l’intermédiaire d’un Dieu personnel, et on ne sait que trop, maintenant, ce que c’est que cette Personnalité divine, si remplie d’antipathies et de sympathies, d’affections et de passions ; ce maître et père suprême, qui récompense éternellement ceux qui lui ont immolé leur courte existence terrestre. Ils ont beau dire : « Nous sommes vertueux sans jeter un regard sur le paradis ; » —  cela se peut bien, du reste, mais ils ne disconviendront pas que Dieu et bonheur éternel soient dans leur esprit deux notions identiques dont l’une renferme l’autre ?

Les chrétiens ont eu dès le commencement l’habitude de se vanter de leur humilité vis-à-vis de l’orgueil païen ; à leurs yeux les vertus des païens ne sont que vitia splendida, des vices resplendissants. C’est dur ; mais — soit. Or, si vous exercez vos vertus chrétiennes seulement parce que vous voulez aimer Dieu et être aimé de lui, vous n’êtes pas vertueux par amour du Bien et par haine du Mal ; et comme ce Dieu, d’après vous, est une Personne, vous tombez dans le culte de la Personnalité : c’est de l’égoïsme spiritualisé, mais toujours de l’égoïsme. Et si vous insistez avec tant d’acharnement sur l’orgueil païen, voyez d’abord s’il mérite ce nom, à côté du vôtre ; car se faire l’unique objet chéri de l’Être-Suprême est un orgueil bien plus énergique, que celui qui n’aspire qu’à se faire chérir et admirer par les hommes présents et futurs. L’orgueil chrétien se cache, il a l’apparence de son contraire. Du reste, quand le païen meurt pour la gloire, personne n’osera dire qu’il gagne à cet échange : la vie individuelle est incommensurable, et comparée à elle la gloire d’outre-tombe n’est qu’une ombre, qu’un vide ; le mahométan, le juif, le chrétien, au contraire, ont en perspective une récompense qui fait paraître nuls les plus grands sacrifices sur terre. Que signifient quelques moments de douleur physique et psychique, que signifient même soixante ans d’un martyre continuel, quand on les compare avec l’éternité du bonheur céleste ? Un païen civilisé et moral a sur le Bien une idée plus pure qu’un monothéiste également civilisé et moral ; car pour celui-ci le Bien moral n’est qu’un attribut de son Dieu, au lieu d’être son Dieu même. Kant, Fichte, Frédéric II, sont des païens ; mais montrez-nous des caractères religieux qui soient plus grandioses et plus purs à la fois ? Ils n’ont point de Dieu, mais ils vivent dans, par et pour le Devoir moral, et ce diamant est si fort qu’il peut rayer toute autre pierre précieuse. « Mon Dieu suprême s’appelle mon devoir, » disait Fréderic de Hohenzollern (Ouvr. complets, 1835. Berlin. P. 724).