Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. XXIII

Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 374-389).

Chapitre XXIII.

La Contradiction dans l’Essence de Dieu en général.


Le pivot de toute la sophistique chrétienne, c’est la notion du Dieu. On vous dit : « Dieu, c’est l’être humain ; » et on se hâte d’ajouter : « Dieu n’est point l’être humain, il est un être surhumain. »

Dieu est l’être universel et pur, l’idée de l’essence dans l’abstraction la plus complète : ce Dieu-là ne saurait figurer est même temps comme un être individuel et personnel. Dieu est personnalité, et en même temps il est impersonnalité, universalité. Dieu est donc le non-sens personnifié.

Dieu a une existence qui, dit-on, est plus certaine que la nôtre : et on s’empresse de modifier cette assertion, en disant que son existence est séparée de la nôtre et de celle des objets ; cela signifie que son existence individuelle ou particulière ; ce qui contredit tout ouvertement l’autre assertion, d’après laquelle l’existence de Dieu est universellement spirituelle, et imperceptible aux sens. La notion fondamentale est donc évidement une contradiction, qu’on cherche à couvrir de sophismes, mais on n’y réussit jamais. Un Dieu qui ne s’occupe pas de nous, qui n’exauce pas nos prières, n’est pas Dieu ; nous exigeons avec raison l’humanité comme un des attributs principaux de ce Dieu. Mais n nous réplique qu’un Dieu qui n’existe pas en dehors de nous, en dehors de l’être humain, en dehors de l’essence et de la nature humaines, en dehors de l’humanité, serait un misérable fantôme ; en d’autres termes, on nous impose un Dieu non-humain, anti-humain, inhumain. Un Dieu qui n’est pas de notre essence, qui n’a pas de l’intelligence, de la conscience, personnelles à la Substance de Spinoza ; ce n’est pas là un Dieu. On veut absolument que Dieu soit identique avec nous dans l’essence ; or, notre essence humaine ne se manifeste que par la personnalité ou la conscience du moi individuel ; donc la notion Dieu dépend ici de la notion personnalité, et on dit même quo nihil majus cogitari potest. Mais on ajoute immédiatement qu’un Dieu, qui n’est pas essentiellement différent de nous, ne mérite point d’être adoré.

La religion a cela de caractéristique qu’elle regarde involontairement, immédiatement et sans s’en rendre compte, l’être humain comme un être non-humain : mais si cet autre être, cet être non-humain devient un objet de la réflexion, la religion se change en théologie, et va porter désormais au front le signe ineffaçable de l’hypocrisie et de la prestidigitation.

Les croyants se sont toujours fâchés à propos des démonstrations de l’existence de Dieu ; ils ont toujours dit que cette existence ne pouvait ni ne devait être démontrée, puisqu’elle était immédiatement certaine. Les croyants se trompent cependant, et l’absurdité de cette assertion est prouvée par la raison et par l’histoire. Immédiatement certaine n’est point l’existence de Dieu, mais l’existence de la nature. Celle-ci est aussi immédiatement certaine que l’existence du Moi de l’homme. Car, enfin, comment vous y prenez-vous pour démontrer l’existence de ce Dieu, c’est-à-dire, d’un être qui diffère de l’homme et de la nature ? Vous faites assurément une déduction, au commencement du moins, pour arriver à l’existence de ce Dieu ; vous vous dites : « La nature ne peut pas exister d’elle-même, il faut donc lui supposer la préexistence d’un être qui diffère de cette nature. » Voilà une déduction qui n’est guère au-dessus de tout doute. Et si vous persévérez dans cette méthode déductive, prenez-y garde, c’est une lame à deux tranchants… Vous recherchez l’essence de votre Dieu, dont vous avancez si témérairement l’existence ; ce Dieu est, dites-vous, une entité qui n’est dessinée dans votre imagination qu’après lui avoir été donnée par la raison, par la réflexion, et abstraction faite de tout ce qui appartient au domaine des sens : ce Dieu n’a donc aucune des qualités qui sont propres à un être des sens. Or, quelle pourrait être l’existence de cet être ? Est-ce que l’existence d’un être non-physique, d’un être au-dessus des sens, pourrait être une existence physique et appartenant au monde des sens ? Cela serait impossible, puisque l’existence ne diffère jamais de l’essence.

Vous dites : « L’essence de notre Dieu appartient à la sphère de la raison abstraite, et, par conséquent, son existence aussi. » Très bien ; vous voulez dire par là que, comme une fois pour toutes l’existence de votre Dieu coïncide mathématiquement avec son essence, cette existence n’appartient non plus à la sphère des sens, mais, au contraire, à celle de la raison ; de sorte que, pour se convaincre de l’existence de ce Dieu, on n’a qu’à s’adresser à la raison réflective et abstractive. Faisons maintenant encore un pas, et voyons ce que c’est qu’un être perceptible par la raison seule ? Cela signifie, ce me semble, qu’une entité de la raison n’existe que pour la raison. Et cette phrase tautologique se transforme nécessairement en celle-ci : « Dieu, cette entité purement idéale, purement rationnelle, n’existe point en dehors de notre idée, en dehors de notre raison. » Cela doit être, car une existence qui diffère de la raison, ou qui reste en dehors de la raison, est une existence appartenant au monde des sens, une existence matérielle, physique : il n’y a pas d’autre espèce d’existences que ces deux-là. Donc, votre Dieu est l’essence de la raison ; nous y voilà arrivés au premier chapitre de cet ouvrage, la fin retourne au commencement.

Il coûte quelque peine, je le sais, de conclure de la non-existence physique à la non-existence en général ; on aime à regarder une simple entité idéale, un être simple de la raison comme un être réel. Cette difficulté tient à ce qu’on ne s’est pas encore habitué à distinguer franchement entre la pensée et l’essence ; on prend une chose pensée pour une chose réelle, on prend le subjectif pour un objectif, on prend penser pour exister. Quand on attribue à l’idée telle qu’elle est, la valeur de la vérité et de la réalité, alors on ne doute pas de l’existence réelle d’une entité qui exprime l’essence du penser, et qui est le point culminant ou central de l’abstraction même. Or, d’où vient cette confusion de l’être pensé et idéal avec l’être réel ? Cette confusion est inévitable là où l’homme n’a pas encore reconnu l’essence de l’être physique. L’homme est très souvent incliné à méconnaître la valeur des sens ; il appelle l’objet des sens un objet vain et vide, sans consistance et sans énergie intrinsèques. Et certes, quand on ne voit que des ombres chinoises dans la sphère des choses matérielles et physiques, on doit estimer trop haut les choses non-réelles et les appeler réelles. On ne foule pas impunément aux pieds l’ordre des mondes intellectuel et physique.

Les études d’histoire naturelle, dans leur signification la plus large, sont sans doute nécessaires pour nous débarrasser de nos préjugés qui datent de plus de deux mille années ; mais, remarquez-le bien, il arrive quelquefois qu’on a déjà compris la véritable valeur du monde des sens sur le domaine des sciences dites naturelles, tandis qu’on la nie toujours sur celui de la religion et de la philosophie ; on peut même être à la fois un spiritualiste et un matérialiste, un libre penseur dans les choses de la vie ordinaire, et un obscurantiste dans celles de l’esprit, un athée dans la pratique, et un pieux chrétien dans la théorie. N’allez pas trop loin chercher des exemples. Vous les trouvez dans Bacon de Vérulam, dans Descartes, dans Bayle, dans Leibnitz, et jusque dans l’époque actuelle.

Comment sortir de cette fausse voie, où des hommes si éminents se sont égarés ?

Le moyen est tout simple, trop simple peut-être pour s’offrir à la première vue. Il s’agit de bien connaître cet être qu’on oppose comme un être hétérogène à l’être des sens ; il s’agit de se convaincre que cet être hétérogène n’est absolument rien autre chose que l’abstraction qu’on a faite de l’être des sens, ou rien autre chose enfin que l’idéalisation de l’être des sens. C’est là toute la force de l’idéalisme, c’est là aussi toute sa faiblesse. Il se trouve en face des choses physiques existantes ; il les évapore, pour ainsi dire, il en fait la distillation, et le produit de cette opération il le donne comme une essence diamétralement opposée et hétérogène, sans s’apercevoir qu’elle contient absolument ces mêmes choses existantes.

Me dira-t-on que mon point de vue a cessé d’être d’une importance actuelle ? Me reprochera-t-on de ne pas traiter la question brûlante des réformes politiques et sociales ? « Il ne s’agit plus à l’heure qu’il est, disent quelques-uns, des affaires de la religion, et encore moins de celles de la philosophie. La religion – eh bien oui ! qui voudrait en parler aujourd’hui ? C’est là un objet qui appartient au passé ; nous avouons franchement qu’il nous laisse parfaitement indifférent. Il y va aujourd’hui, non de l’existence ou de la non-existence de Dieu, mais de l’existence ou de la non-existence de l’homme ; il faut s’occuper, non de l’identité de l’être divin et de l’être humain, mais de l’égalité des hommes entre eux ; il faut étudier, non les moyens par lesquels l’homme puisse se justifier devant Dieu, mais ceux par lesquels il puisse trouver justice devant ses semblables ; il n’importe plus aujourd’hui de savoir si et comment nous mangeons dans le pain sacré le corps du Seigneur, mais si et comment nous trouverons du pain pour nos corps humains ; nous ne disons plus : Donnez à Dieu ce qui revient à Dieu et à l’empereur ce qui revient à l’empereur, mais nous voulons donner à l’homme ce qui est dû à l’homme ; soyez païen, chrétien, théiste, athéiste, n’importe —  mais soyez, devenez des hommes, des hommes libres et égaux et fraternels, des hommes pleins de santé intellectuelle et physique, des hommes pleins d’énergie vitale et morale. » A ceux qui me parleront de cette sorte, je réponds ce qui suit :

Je suis d’accord avec vous, et quand on ne dit rien autre chose de moi que voilà un athée, on dit très peu, on ferait même mieux de se taire tout à fait. Je suis profondément convaincu avec vous, que le grand duel du théisme et de l’athéisme, la question de l’existence et de la non-existence de Dieu, appartient au dix-septième et au dix-huitième siècle ; le dix-neuvième ne l’aura plus à résoudre. Quand je nie Dieu, cela veut dire, philosophiquement parlant, que je nie la négation de l’homme, or, nier une négation est affirmer. Ma tâche est donc d’affirmer l’homme ou l’humanité, qui avait été, pendant près de deux mille ans, nié et renié par des sophismes religieux et scolastiques sans nombre et sans nom. Je m’empare de la position illusoire, fantastique, céleste qu’on a donnée à l’homme chrétien ; cette position théoriquement sublime, quand elle s’exprime dans la vie ordinaire, devient brutalement ce qu’on appelle en langue vulgaire « la misère matérielle, la dégradation politique, l’abjection intellectuelle et morale. » Voilà la farouche et perfide destruction ou négation de l’être humain je nie cette négation, je détruis cette destruction : je veux la réorganisation politique et sociale de l’essence humaine. Je veux que l’homme s’affirme, en occupant désormais une autre position, la seule qui lui conviendra.

« Mais, disent quelques-uns, il ne faut plus tant s’occuper du cœur et du cerveau : le grand mal moral, intellectuel et physique a son siège dans l’estomac de l’humanité, et avec toute la clarté des idées, avec toute l’énergie de l’âme on ne saurait rien faire tant que l’estomac restera vide et malade ; c’est lui qui détruit aujourd’hui la racine de l’existence humaine même. Une femme a dit devant les assises : Messieurs, j’ai senti mes mauvaises pensées monter de l’estomac au cerveau ; cette femme résume en elle la société humaine actuelle. Les uns possèdent en abondance tout ce qui peut agréablement exciter les nerfs de leurs palais, les autres n’ont pas même un misérable morceau de pain. Delà viennent tous les maux, toutes les souffrances de l’humanité, même ses maladies de cerveau et de cœur, et quand aujourd’hui encore on n’écrit que des livres qui ne s’occupent pas directement de cet objet, on ferait mieux de briser sa plume. » Eh bien, soit je n’écris pas d’autres livres.

Mais remarquez, je vous en prie, qu’il y a aussi beaucoup de maladies, même des maladies d’estomac, qui ont leur origine dans la tête ; ce sont précisément celles dont je me suis proposé d’étudier la pathologie et la thérapeutique : et vous savez : Fortem ac tenacem propositi virum….

La sophistique chrétienne, cette cruelle maladie du cerveau et du cœur, consiste principalement à poser en axiome l’incompréhensibilité de l’Être divin. Le secret de cette incompréhensibilité, nous le prouverons sans difficulté, n’est rien autre chose qu’une fraude : on fait d’une qualité connue une qualité inconnue, d’une qualité naturelle une qualité surnaturelle ou contre-nature, et de là naît l’illusion d’une différence essentielle entre l’Être divin et l’être humain ; or, comme l’Être humain est compréhensible, il s’ensuit rigoureusement que l’Être divin est incompréhensible. La religion, je le sais, en proclamant l’incompréhensibilité de son Dieu, a cédé à l’admiration que lui inspira l’univers ; elle donne à entendre par cette exclamation : « Dieu est incompréhensible, » — ou comme le Coran dit : « Dieu est grand, » — que l’imagination est profondément impressionnée. Mais les différences que l’imagination établit, ne sont que des différences quantitatives, elle n’en saurait trouver d’autres (qualitatives, par exemple), et c’est ainsi que la différence primitive entre Dieu et l’homme, aux yeux de la religion, est une différence imaginative ou quantitative, en même temps qu’il y a entre eux une différence d’après l’existence, en ce sens que Dieu y est opposé à l’homme comme un être indépendant à un être dépendant. Nous voyons ainsi que l’immensité de Dieu dans la religion est une immensité quantitative, et nullement qualitative : Dieu possède tout ce que l’homme possède, mais dans un degré infiniment augmenté ; en d’autres termes, Dieu est un colosse, l’homme est une miniature, mais l’un est mathématiquement semblable à l’autre.

Dieu est l’essence de l’imagination objectivée, il est la personnification et la déification de notre imagination ; cela résulte déjà des particules hyper, super, sur, qu’on n’oublie jamais de placer à la tête des attributs divins ; ces particules ont toujours joué un grand rôle non-seulement chez les théologiens chrétiens, mais aussi chez les néoplatoniciens, ces philosophes païens qui étaient déjà presque christianisés. Dieu est ici un être physique, mais émancipé des bornes physiques : c’est l’essence du monde physique illimitée ; l’imagination est absolument la même entité que Dieu. Elle est, comme Dieu, l’essence de l’univers d’où nous avons effacé toute limite, toute borne, toute distinction, toute différence ; Dieu est l’existence éternelle, l’existence unie et sans époques ; Dieu est l’existence toute présente, l’existence unie et sans espaces limités, et ainsi de suite. Or, chacune de ces définitions qu’on donne de Dieu, est parfaitement applicable à l’imagination.

Éternité et toute-présence sont deux qualités appartenant au domaine des sens, parce que, par elles, on ne nie pas l’existence dans l’espace et dans le temps en général, mais seulement l’existence bornée à un endroit, à une époque. L’omniscience de même est une qualité appartenant à la sphère des sens, la religion ne rougit même pas d’attribuer à son Dieu deux sens supérieurs, ceux de l’ouïe et de la vue (« Dieu voit tout, Dieu entend tout, etc. »), elle a osé même, quelquefois au moins, lui attribuer la faculté de la parole (« Écoutez la voix de Dieu, etc. »). Remarquez que cette omniscience de Dieu se rapporte aux objets du monde des sens, mais de sorte qu’elle les comprend tous à la fois sans avoir besoin de se les disposer d’après les endroits et d’après les époques ; c’est-à-dire, Dieu est capable de se représenter les choses de l’espace en faisant abstraction de l’espace, les choses du temps en faisant abstraction du temps, les choses des sens en faisant abstraction des sens. C’est impossible, illogique, du non-sens : mais c’est précisément à cause de cela, religieux, dogmatique, digne d’être un article de foi chrétienne : « Scit itaque Deus, quanta sit multitudo pulicum, culicum, muscarum et piscium, et quot nascantur quotve moriantur : sed non scit hoc per momenta singula, imo simul et semel omnia, » dit Pierre Lombard (I, distinc., 39, 3). Cela veut dire : J’élargis mon horizon à moi, tout rempli qu’il est d’objets physiques, je l’élargis par mon imagination, au point d’en faire un cercle qui embrasse tout et chacun, les objets présents et les objets absents : je prends cette idée imaginative et j’en construis un être personnel auquel je donne le nom Dieu. Ceux qui se récrieront contre cette déduction psychologique et logique, ne connaissent pas la force particulière de l’imagination.

Mais voyez, toute cette superbe omniscience divine ne diffère que quantitativement de notre science humaine ; l’une et l’autre ont de commun la qualité du savoir : le monde physique est objet au savoir de Dieu et à celui de l’homme.

La religion, quand elle est utile au progrès, élargit l’horizon des connaissances et de la conscience du moi ; en religion l’homme est pour ainsi dire sub divo, sous la voûte du ciel, et il échappe aux étroites limites dont les objets physiques l’ont environné. La religion, dans son berceau, est bonne et naïve, elle veut affranchir l’homme des obstacles dont il est entouré : moins l’homme sait de l’histoire, de la philosophie, de la nature, plus il reste attaché à sa religion primitive et innocente. L’homme religieux ne sent point le besoin de cultiver son esprit ; Jéhova remplaça aux Hébreux le besoin de la civilisation, et le résultat en était que cette nation resta pendant longtemps en arrière des autres peuples de l’antiquité, par exemple des Hellènes qui cultivaient les beaux-arts et les sciences, dont Israël se détourna avec un superbe dédain : « Qui scientem cuncta scient, quid nescire nequeunt (Liber meditat. 26. Parmi les écrits apocryphes de saint Augustin) ? » L’homme sincèrement religieux a tout ce qu’il lui faut in nuce, il peut dire à toute heure comme le vieux païen Varron écrit dans la préface à son épouse : « Mon paquet est prêt, j’attends le rappel ; » mais le païen ne se laisse pas pour cela empêcher de percevoir et de méditer, de travailler et de jouir. Le païen est l’homme de la civilisation ; elle aussi triomphe des obstacles physiques, mais à la sueur de son front et en mettant la main à l’œuvre, tandis que l’imagination religieuse veut le faire par enchantement. La religion chrétienne, prise dans son essence, n’a donc point en elle un élément de civilisation ; elle proclame dans son altière humilité un principe transcendant qui la dispense une fois pour toutes de s’appliquer à une activité réelle et mondaine ; Dieu lui tient lieu de Tout. « Voulez-vous de la charité, de l’amour, de la fraternité, de la fidélité, de la constance, de la vérité, de la consolation, de la présence continuelle, adressez-vous à Dieu, il est tout cela sans bornes. Voulez-vous de la beauté, Dieu est la beauté des beautés. Voulez-vous de la puissance, Dieu est la puissance des puissances. Voulez-vous de la richesse, Dieu est la richesse des richesses. Tous vos désirs sont dans lui, lui seul les accomplira, il est le Bien simple et suprême à la fois (Tauler, I, 312). » Or, un homme, un peuple, qui porte déjà ainsi dans son sein la réalisation théorique de son bonheur suprême, n’éprouve point les douleurs et les défauts d’où naît nécessairement la civilisation ; il n’a plus besoin de penser et de travailler à l’embellissement de son existence terrestre, puisqu’il préfère l’existence céleste. Peu à peu, cependant, la réflexion transformera la différence primitivement quantitative entre l’être humain et l’être divin en une différence qualitative ; c’est alors que cette exclamation naïve et pardonnable « Dieu est incompréhensible » devient réfléchie ; alors on dit : « Nous comprenons que Dieu existe, nous ne comprendrons jamais comment il existe. » Ainsi, Dieu est créateur, il a créé le monde de rien, c’est-à-dire, d’une matière non existante, voilà une vérité indubitable ; seulement, nous ne pouvons comprendre comment il l’a fait, notre intelligence est trop faible pour y atteindre. Cela signifie que la notion générale ou du genre est claire et précise, mais que la notion spéciale ou de l’espèce ne l’est point.

La notion qui exprime créer, travailler, agir, est sans doute une notion sublime, l’être humain ne saurait se trouver heureux qu’en manifestant son activité vitale ; la passivité est un état de compression qui n’est pas agréable, ni beau en lui-même. La vraie activité est le sentiment positif du moi ; j’entends par positif ici ce qui est accompagné de joie, ce qui pose l’homme, ce qui l’affirme, ce qui le confirme vis-à-vis de la négation, vis-à-vis de la douleur et de la destruction de son organisme. Voilà Dieu devenu l’idée de la joie pure et illimitée, de l’activité productive et sans obstacles. La plus belle, la plus puissante activité dont l’homme soit capable, est celle qui est intérieurement d’accord avec notre essence ; nous sommes alors dans un parfait équilibre, nous agissons dans la plénitude de notre liberté, nous ne sommes point poussés ou entraînés, nous nous élançons nous-mêmes. Lire, est sublime, et pourtant ce n’est qu’une activité passive, nous y absorbons un objet qui nous a été fourni du dehors ; mais produire un livre digne d’être lu, voilà une activité active, et sans doute plus sublime encore. L’Évangile a raison quand il dit : donner rend plus heureux que prendre. Qu’est-ce donc Dieu considéré au point de vue que nous venons de développer ? Dieu est ici la personnification et l’adoration de l’Activité productive, abstraction faite de toute circonstance et de toute modification ; on élimine de cette activité productive toute idée de quantité, de qualité, de manière ou méthode, de sorte qu’il n’y reste que la simple notion produire, créer. Dieu est donc ici l’activité productive universalisée ou considérée en général ; c’est-à-dire, rendue illimitée, et par conséquent confuse et vague au plus haut degré. Ne vous étonnez donc pas, si ce Dieu crée d’une manière inconcevable ; vous venez en effet d’effacer toutes les déterminations modifiantes dans cette activité déifiée, en la proclamant activité par excellence ; ne demandez donc plus comment elle agit ? Il n’y a plus de comment dans une idée abstraite, sans modes, immuable, une et indivisible, monotone, unicolore ; comment serait modification. Voilà votre Dieu créateur qui, par l’irrésistible force de la logique, est devenu activité incompréhensible. Une activité particulière produit ses effets d’une manière particulière à elle, il y est donc, non-seulement permis, mais même nécessaire de demander : « Comment a-t-elle produit ses effets ? » tandis que la question : « Comment Dieu a-t-il créé l’univers ? » doit rester sans réponse.

J’insiste principalement sur cette série de déductions, et je ne crains pas d’être diffus quand je vais recommencer à la parcourir encore une fois.

L’activité divine qui crée l’univers, je l’ai démontré, est une activité vague et universelle, elle se trouve directement en opposition avec toute autre activité spéciale qui s’occupe d’un objet particulier ou d’une matière déterminée. Cette activité de Dieu exclut donc d’elle précisément ce qui caractérise notre activité humaine et réelle. Or, quand vous faites la question : « Comment Dieu a-t-il créé ? » alors vous y faites entrer clandestinement, illogiquement une notion exclue d’avance, celle de la particularité, et cette notion va se placer entre le sujet (l’activité produisante) et l’objet (le produit). Cette activité créatrice se rapporte à tout et point à quelque chose : elle se rapporte à un collectif (l’univers, le monde) et c’est là un collectif pris pêle-mêle, une idée plus ou moins chaotique, engendrée et projetée par l’imagination. La raison, l’intelligence, n’y a rien à faire, elle est trop antipathique à l’imagination. L’intelligence, quand elle se met à étudier l’univers, découvre qu’il est composé d’innombrables objets particuliers, dont chacun — qu’on me pardonne cette tautologie — a une cause particulière, un principe moteur particulier à lui. Ce n’est plus alors Dieu, qui a créé le diamant, c’est le carbone ; ce n’est plus Dieu qui a produit le sulfate de fer, c’est la combinaison du fer, de l’oxygène, du soufre et de l’eau : tout cela sont des objets parfaitement distincts les uns des autres, des matières particulières. Par conséquent, qu’est-ce que Dieu a fait ? Il a fait tout ensemble, la Totalité.

Ne dites pas, Dieu a créé chaque objet particulier, puisqu’il est partie intégrante du Tout. Cette objection religieuse ne vaut rien, car Dieu n’a créé les objets particuliers qu’indirectement, il s’est bien gardé de construire un à un les objets, chaque chose d’une manière spéciale ou particulière : il les a créées universellement, d’un seul coup ; s’il en était autrement, ce Dieu créateur serait un être particulier, et la religion veut précisément qu’il soit un être universel, général, qui embrasse tout. Ne demandez pas ici, comment ce être universel aurait pu faire les particularités : vous êtes ici sur le terrain de la religion, et cela suffit. La religion n’a jamais une intuition naturelle de l’univers, une intuition construite par les cinq sens physiques et par le bon sens ; elle ne prend aucun intérêt à expliquer les choses naturellement, c’est-à-dire, scientifiquement ; pour le faire elle devrait en appeler à la notion de l’origine, qui est une notion théorique ou philosophique, et par conséquent radicalement opposée à la religion. Les philosophes du paganisme s’occupaient de l’origine des choses : le christianisme prit en horreur cette notion païenne et irréligieuse, et lui substitua la création, notion pratique, subjectivement humaine : c’est une notion qui est identique avec la défense de regarder les choses comme nées d’une manière naturelle, et il n’y a plus loin de là à la suppression de toute science et de toute philosophie naturelles.

La conscience chrétienne attache, pour ainsi dire, directement l’univers à Dieu ; elle ne doit par conséquent point aimer cette question : « Comment Dieu a-t-il créé les objets particuliers ? » Elle est déjà satisfaite quand elle sait que tous ensemble proviennent de Dieu. Dans ce comment il y a déjà le commencement du soi-disant scepticisme à l’égard du que : « Comment a-t-il créé ? » demanda une curiosité indiscrète, qui a conduit les hommes peu à peu à nier qu’il a créé. Voilà la source du naturalisme, du matérialisme (pris en sens opposé du spiritualisme fantastique et chimérique de la religion), enfin de l’athéisme.

La création comme œuvre de la toute-puissance n’est une vérité religieuse, que là où tous les objets et tous les événements du monde sont dérivés de Dieu ; cette création devient un mythe aussitôt que la physique a la permission de s’y mêler. Une conscience vraiment religieuse, remplie d’une naïve et fervente religiosité, ne se scandalise donc point à propos de cette création fantastique ex nihilo, elle n’y voit rien d’inconcevable. Autrement la théologie, c’est-à-dire la religiosité réfléchie et raisonnante, qui a l’habitude de regarder d’un œil le monde terrestre et de l’autre le monde surterrestre elle se croit obligée de se justifier devant l’intelligence, et elle le fait comme elle le peut, par des sophismes. — Remarquez, toutefois, que cette incompréhensibilité de Dieu est en même temps le résultat de la tendance de rechercher des distinctions entre Dieu et l’Homme ; l’identité essentielle de ces deux êtres devient choquante pour la théologie.

Quelle est cette différence entre Dieu et l’Homme ? C’est le Néant.

Dieu crée, Dieu fait quelque chose en dehors de lui : il ressemble par là à l’Homme. Faire, voilà une notion profondément humaine ; faire, c’est un acte que je peux interrompre, que je peux même ne pas commencer, un acte extérieur et prémédité ; en faisant, l’homme n’est pas tellement occupé qu’il puisse dire je suis affecté, je suis en passion et en passivité ; l’homme qui fait, agit d’une manière qui le laisse indifférent, bien entendu jusqu’à un certain point seulement. Il n’en est pas ainsi quand l’homme produit, crée : c’est un acte identique avec l’essence individuelle de l’homme, c’est une activité nécessaire, un besoin intrinsèque, un besoin qui le saisit à la racine de son individualité même, une action qui l’affecte pathologiquement même ; voilà la passion qui est à la fois de l’activité et de la passivité. Ainsi, des ouvrages intellectuels ne sont pas faits, ils sont produits ou créés, ou plutôt ils naissent dans notre intérieur ; nous y ajoutons quelques changements, il est vrai, mais cela ne touche plus que le dehors. Dans cette activité créatrice de Dieu l’homme adore la personnification de sa propre spontanéité humaine, ou plutôt de son caprice. L’homme se construit, par exemple, un joujou, et après s’en être diverti il le brise, de même agit le Dieu chrétien quant à l’univers ; ce que les Hindous en parlant de leur Brahma expriment très bien, quand ils disent qu’il joue aux échecs avec lui-même ; le jeu, c’est la création. Cette activité capricieuse et arbitraire est heureusement loin d’être la seule dont l’homme soit capable, mais toujours est-il que Dieu cesse ainsi d’être le miroir de l’essence humaine, et qu’il devient celui de l’orgueil et de la vanité. « Faire quelque chose de quelque chose, dit orgueilleuse humilité, nous autres hommes le pouvons ; mais il serait plus beau de pouvoir faire quelque chose de rien : vite, donnons ce pouvoir à notre Dieu. » Et voilà un Dieu qui crée de rien, malgré la vieille vérité : Rien de rien. Il va sans dire que ce Dieu devient par là incompréhensible pour la raison.

Dieu est Amour. « C’est vrai, dit la religion, mais point amour humain. » Dieu est Raison, mais point raison humaine. Quel amour, quel raison est-il donc ? Je suis homme, et je ne saurais jamais me représenter un amour, une raison, autres qu’un amour humain, qu’une raison humaine ; je ne saurais diviser en deux ou en quatre la Raison et en faire ainsi deux ou quatre raisons diverses l’une de l’autre. Certes, je dois pouvoir m’imaginer la Raison en elle-même affranchie des entraves et des bornes que mon individualité lui impose : mais la Raison ainsi affranchie, élargie et purifiée n’est point devenue pour cela une autre raison d’après son essence, d’après sa nature intérieure. La réflexion théologique fait de la raison divine une déraison, un non-sens, un être imaginaire et chimérique comme une hallucination.

Regardez la génération du Fils de Dieu : c’est là un exemple caractéristique de ce que je viens de dire. La génération que Dieu exerce est, cela se comprend, une autre que la génération humaine. Une autre, très bien ; mais savez-vous, vous dites par ce petit mot autre que la génération divine est dépourvue précisément de ce qui est caractéristique pour l’acte de l’engendrement ? Pour que cet acte puisse avoir lieu, il faut un individu du sexe masculin et un autre du sexe féminin ; toute autre génération est un non-sens, une chimère. Or, c’est précisément l’imagination, c’est l’âme affective, qui se sent profondément agitée par cette idée confuse et bizarre d’un Dieu qui est à la fois père et fils. Ici, le raisonnement est tout à fait ployé, pour ainsi dire, sous le poids de l’imagination ; elle lui dicte ce qu’elle veut qu’il pense ; elle combine le naturel avec le surnaturel, le plus élevé avec le plus infime, le plus immédiat avec le plus éloigné, bref le divin avec l’humain ; la théologie nie donc la dissemblance de l’Homme et de Dieu. Gardez-vous toutefois de prendre au sérieux cette assertion, qui est comme toutes les autres assertions religieuses ; tournez la page, et vous trouverez une autre phrase dans laquelle la religion vous dit que Dieu diffère profondément, essentiellement de l’homme, et que tout objet, tout désir, tout mouvement, de Dieu est entièrement différent de l’analogue chez l’homme. Dieu n’engendre pas comme la nature organique ; quel blasphème, quel scandale, au moins, de se permettre seulement cette idée ! Dieu n’est donc point père, n’est donc point fils dans le sens que le langage des mortels a attribué depuis un temps immémorial à ces mots-là. Ne vous avisez non plus de demander : « Eh bien, comment donc Dieu est-il père et fils, s’il ne l’est pas de la manière humaine ? » car par cette question peu discrète vous prouveriez à la théologie votre irrévérence vis-à-vis d’un mystère dit incompréhensible, ineffable, profond ; tellement profond qu’on ne peut pas en voir le fond.

Vous voyez donc que la religion nie les choses naturelles et humaines ; mais après les avoir niées et foulées aux pieds, elle les relève et les place en Dieu, tout en y perpétuant la contradiction dans laquelle elles sont désormais avec l’essence de l’homme ; puisqu’elles sont désormais censées signifier en Dieu autre chose que sur terre.

La création miraculeuse du monde de rien, c’est le grand mot de la théologie, elle s’y résume toute et entière : « Quelque chose vient de rien, quelque chose retournera à rien, » voilà le hocus pocus qu’elle se permet, dans son infatigable insolence, de jouer devant les yeux de la raison même. Et remarquez qu’elle joint à ceci un autre mot, moins grandiose par la forme, mais aussi puissant par son influence logique et psychologique : « Dieu est une personnalité, » dit-elle, et avec ce coup de baguette elle transforme la subjectivité en objectivité, et l’idéalité en réalité. Otez, pour en faire la contre-épreuve, ôtez à ce Dieu personnel sa personnalité, et toutes ses qualités humaines exagérées, tous ses attributs humains élargis, dont on l’avait paré, se réduiront sur-le-champ à leur véritable nature : au lieu de l’être ineffable, du Dieu transcendant, vous aurez l’être de l’Homme idéalisé

Cette personnalité divine est un antidote excellent contre le panthéisme. « Dieu est personnel, » dit la religion raisonnée, « il n’y a donc point identité entre lui et moi. » Le panthéisme s’exprime d’une façon aussi frappante que logique par la phrase suivante : « L’Homme est une émanation, une partie de l’essence divine » ; à quoi la théologie répond par celle-ci : « L’Homme est une image de Dieu, ou un être de famille divine, » puisque d’après la théologie nous ne sommes point les enfants de la nature, mais les créatures d’un Dieu extranaturel. Or, dans la famille il y a plusieurs degrés de parenté, mais le plus intime, le plus sacré, est le rapport du père et du fils ; l’homme est donc, d’après la religion, un fils dépendant de Dieu le Père ; tandis que d’après le panthéisme il est une partie intégrante du grand Tout, une partie qui possède une sorte d’indépendance, parce que le grand Tout ne saurait exister sans ses parties intégrantes. Et pourtant, dans le rapport du Père et du Fils, c’est l’amour qui les rend égaux tous deux, c’est le Saint-Esprit de la famille et du foyer qui élève le Fils et abaisse le Père au point de les confondre l’un dans l’autre. Ainsi, le panthéisme prononce d’une manière logique et impersonnelle ce que la religion dit dans le langage des affections et des passions ; le panthéisme ne s’adresse point à l’imagination, qui est le nerf central de toute la religion.

Voilà donc encore cette identité primitive et naïve de l’essence humaine et de l’essence divine : seulement, la réflexion théologique y jette un voile, en incorporant l’un dans l’homme et l’autre dans un Dieu qui semble être et qui est en effet indépendant de l’homme ; mais ce voile est bien transparent, et on voit à travers un père divin qui n’aime que son enfant humain, tellement qu’il a son existence et son essence dans cet enfant même.

Ne dites pas que le Christ est le vrai Fils, et l’homme le fils adoptif de Dieu. C’est là encore une subtilité théologique, cela veut dire mensongère. Dieu, en effet, n’adopte pas des animaux, mais des hommes, évidemment parce que l’essence humaine est plus rapprochée de l’essence divine que l’essence animale. Cette adoption a son motif dans la nature divine de l’homme. On peut dire que l’homme adopté par la grâce divine n’est rien autre chose que l’homme qui a conscience de sa nature et dignité divines. En outre, le Fils inné de Dieu, je l’ai déjà démontré, n’est rien autre chose que la notion Humanité, genre humain, c’est-à-dire, l’homme qui cherche en Dieu un asile et qui fait le monde : c’est l’homme céleste. Le logos est l’homme-mystère, et l’homme-naturel est le logos manifesté. Le logos n’est que l’avant-propos de l’homme, et ce qu’on dit du logos, on doit le dire aussi de l’essence humaine : « L’union la plus intime, la plus cordiale que le Christ avait avec son Père, je pourrais l’acquérir moi-même pour moi, si je pouvais me défaire de tout ce qui m’est individuel, en devenant Humanité : tout ce que Dieu a donné à son Fils divin, il me l’a donné aussi à moi-même, aussi parfaitement qu’à lui : » —  « Il n’y a pas une différence entre le Fils inné de Dieu et l’âme de l’homme, » dit Tauler (p. 14, p. 68). Or, « qui connaît le Fils connaît le Père, » dit l’Évangéliste, donc il n’y a plus une différence réelle entre Dieu et l’homme.

Il en est de même quant à l’image divine ; elle est ici un être vivant, et nullement une représentation morte. L’homme est l’image de Dieu, signifie qu’il lui ressemble ; il est l’enfant de Dieu, les enfants sont toujours les images vivantes du père et de la mère. Mais voyez, cette ressemblance de Dieu et de l’homme n’est pas moins illusoire et trompeuse que leur parenté ; elle a, comme celle-ci, plusieurs degrés ; plus un homme est vertueux et croyant, plus il ressemble à Dieu. L’homme est donc le Sosie de Dieu, son alter ego ; leur identité fondamentale se cache derrière les brouillards de l’imagination, qui, toujours en opposition avec la raison, nie leur identité essentielle, en les renfermant dans deux individualités au lieu de les comprendre dans une seule. L’imagination aime les mystifications et la mystagogie.

Reprenons. La religion, c’est la lumière de l’esprit, mais une lumière qui se divise dans ce milieu que nous appelons imagination ou âme effective : il en résulte que l’être unique apparaît sous deux figures, sous deux aspects. La ressemblance de Dieu et de l’homme, ou plutôt leur identité essentielle, vient de la raison : cette unité rationnelle et idéale est tout-à-coup brisée par le milieu de l’imagination. Votre raison ne trouve point de différence réelle entre père et fils, original et copie, Dieu et l’homme : votre imagination y interpose l’idée de la personnalité ou de l’individualité, et elle obtient par cette opération l’idée de la ressemblance, qui se rapproche de l’idée de l’identité sans coïncider avec elle.