Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. XXI

Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 340-361).

Chapitre XXI.

La Contradiction dans l'Existence de Dieu.


Qu’est-ce qu’il y a de bon, de vraiment salutaire dans la religion ?

Qu’est-ce qu’il y a de mauvais, de vraiment délétère dans la religion ?

Voici la réponse :

Là, où la religion exprime le rapport entre l’essence humaine, elle est bonne et humanitaire.

Là, où la religion exprime le rapport entre l’homme et l’essence humaine changée en un être surnaturel, elle est illogique, menteuse, et porte dans ses flancs le germe de toutes les horreurs qui désolent la société depuis soixante siècles ; là elle est surtout le principe suprême métaphysique qui fait verser le sang de la victime humaine devant l’autel des idoles, sur l’échafaud ou au champ des massacres, en l’honneur d’un Dieu unitaire et trinitaire.

Au commencement la religion est innocente, et quand elle croit voir l’être humain sous forme d’un être surhumain, elle efface aussi avec une joie poétique cette séparation immédiate de l’homme et de son Dieu, en identifiant naïvement ces deux êtres. Mais quand elle devient plus âgée, elle commence à raisonner, elle réfléchit sur sa propre essence, en un mot elle devient théologie, cela veut dire qu’elle élabore systématiquement la séparation des deux essences humaine et divine, et qu’elle détruit avec une fureur anti-humaine, infernale, sophistique leur identité qui avait déjà commencé à se montrer.

Le Dieu créant et gouvernant tel que les théologiens catholiques et acatholiques l’enseignent, avions-nous dit, est aussi méchant que le Démon ; —  il l’est encore plus parce qu’il n’est pas ouvertement méchant ; il simule une suprême bonté, il dissimule sa malice, et ressemble surtout, non à l’Être humain en générât, mais un homme d’un naturel rusé et profondément dépravé : « Dieu ne peut avoir eu dans ses actions, dans ses décrets et dans sa providence d’autre fin que sa propre gloire (dit Jurien). » « Mais ce qui va décider de tout, c’est le souverain droit de Dieu sur ses créatures, cette puissance sans bornes doit imposer silence à l’homme. » Et Jacquelot « Quand Dieu créa l’univers, il n’avait pour but que lui-même et sa propre gloire. » —  « Des masses immenses d’âmes humaines périssent, mais (dit Jurien) n’importe, elles ne périssent que par leur faute : Ipse est finis, et gloriam suam plus amat Deus quam omnes creaturas. » Ce n’importe doit flatter singulièrement une pieuse oreille.

Mais voici la fleur, Th. Beza nous la présentera : « Dieu s’était proposé de créer tous tes individus humains pour sa gloire or, cette gloire ne saurait guère être manifestée et reconnue que sous forme de justice et de miséricorde ; donc il a décrété et arrêté un jugement éternel et immuable, dans lequel il donne de pure grâce a quelques-uns le bonheur éternel, et a d’autres la damnation éternelle ; c’est pour manifester là sa justice, ici sa miséricorde. » C’est clair au moins les autres partis ont eu tort d’attaquer Bèze, qui est ici d’accord avec le Père des Pères (Civit. Dei, XXI, 12).

« Dieu arrangea donc la possibilité du péché originel, pour faire naître la misère afin que sa miséricorde puisse s’exercer… Mais toutefois sans aucun coulpe de Dieu. » Le Démon est moins diabolique que ce Dieu qui fait cacher sa méchanceté par les théologiens derrière une apparence d’amour paternel ; ils ont du reste fait des sacrifices pour lui rendre grâces ; les protestants lui ont immolé leur intelligence et même le principe de leur foi réformée, qui dit précisément que Dieu, mourant sur la croix, aime ses créatures plus que sa propre gloire, et les catholiques ont fait fumer son autel du sang des victimes humaines, qu’ils abattaient, non comme leurs prédécesseurs, les païens, pour concilier Dieu, mais pour honorer sou nom. Ce qu’il y a de piquant dans tout ceci, c’est l’absence complète de toute logique. On commence par définir la divinité comme un Être individuel qui ne diffère point de tout autre être individuel ayant ses limitations, ses affections spéciales, sa manière de voir à lui, et on finit la phrase par glorifier l’incomparabilité et l’incompréhensibitité de ce Dieu. En d’autre termes, la théologie, en voulant hautainement franchir les lois de la raison, tombe dans l’abîme du caprice et de l’arbitraire.

L’atrocité de Bèze et Calvin est toute théologique, et n'appartient pas à leur époque, car leur contemporain, G. Bruno, a pu prononcer les idées les plus pures, les plus sublimes : « Non ſa Giove le cose a modo de gli particolari efficienti ad una ad una con molte attioni… ſa con un’atto semplice e singolare (Sp. de la bestia, I, 77) ; » tandis que Tertullien donne même un corps a son Dieu trinitaire. Certes, religion sans aucune trace de philosophie est idolâtrie mais il y en beaucoup de sortes. G. Bruno dit que les dieux exigent de la vénération et de la crainte non pour leur gloire, mais uniquement pour le salut de l’homme : « Ils ont fait les lois universelles pour communiquer la gloire divine aux Mortels, et nullement pour la faire augmenter par ceux-ci. » Le Dieu du théologien est représenté ainsi par l’égoïsme, celui du philosophe italien par la simplicité naïve (semplicità) de la vertu qui se manifeste sans s’en glorifier, même sans s’en apercevoir.

Ce n’est donc que la philosophie qui, en dépit du chevalet et bûcher, soit capable de s’élever au-dessus de l’anthropomorphie et de l’anthropopathie. Cette idolâtrie doit avoir été très enracinée au temps de Bayle : on voit avec douleur comme il est prolixe dans ses dissertations, comme on ne se fatigue pas en démontrant ab ovo les vérités les plus élémentaires, qui depuis sont devenues des axiomes, sur lesquels on ne discute plus si l’on n’est pas frappé d’aliénation mentale. La religion avait fait séparation d’avec la raison et la morale, elle avait par là aveuglé les yeux au point de ne plus distinguer les différences entre le droit et le tort, le bien et le mal, entre l’utile et le nuisible ; les têtes étaient tellement endurcies par des préjugés religieux, les cerveaux étaient tellement comprimés, que la philosophie se voyait obligée d’employer des opérations chirurgicales très compliquées, de les trépaner pour leur instiller une petite goutte de bon sens.

Bayle, dans son Commentaire a affaire avec des hommes religieux tombés dans une entière sauvagerie intellectuelle et même dans une dépravation complète de la volonté, incapables de comprendre les vérités les plus évidentes et, si par hasard ils avaient compris, capables de les falsifier pour les nier ; avec des gens chez lesquels on doit essayer les traitements tes plus divers, avant d’en trouver un qui réussisse. Bayle a donc commencé chez eux par l’a b c, par la grammaire élémentaire du bon sens, en leur démontrant même les prémisses de ses démonstrations ; dans le Commentaire, par exemple, il soumet saint Augustin à un examen rigoureux sur les notions fondamentales de la logique et de la morale, et cela ressemble à une longue et dure enquête pénale où le juge d’instruction, avec une patience vraiment angélique, suit et démêle tes innombrables mensonges et faux-fuyants d’un criminel endurci pour en obtenir un aveu. Bayle y dissèque sous la loupe l’intolérance religieuse, ce monstre apocalyptique ; il y fait un calcul infinitésimal de la polémique, il est réellement pour la dialectique ce que Leibnitz est pour la métaphysique et les mathématiques ; il a introduit dans la polémique l’analyse de l’infini au point même de devenir un scolastique du bon sens. Bayle me paraît être l’homme qui a combattu l’intolérance avec des armes plus puissantes qu’aucun autre depuis la naissance du genre humain, car les efforts des sociniens et des arminiens avaient été disséminés et bientôt étouffés dans les flots de leur sang, L’intolérance toujours tourmentée d’un cuisant pruritus propagandi sui ipsius, ne cesse de trembler, car elle sait est vide de sens et de vérité, elle se craint elle-même, elle craint tout argument opposé comme une attaque mortelle ; en un mot, l’Intolérance, c’est le Démon. La tolérance. au contraire, est un signe caractéristique de la vérité, parce que celle-ci, toujours sûre d’elle-même. se reconnaît encore dans l’erreur, et n’ignore pas que l’unité infinie de l’Essence ne peut se manifester que dans la variété Infinie de la Forme. Or, la théologie augustinienne, avec les deux ou trois notions si mesquines dont elle dispose, exige l’intolérance ou, ce qui revient au même, une tolérance bornée, pour les abriter derrière le privilège contre tes flèches solaires de l’Intelligence ; donc elle adore le Démon. Luther, tout humain qu’il est, devient inhumain, diabolique, quand il combat la vérité, ce qui lui arrive dans sa terrible discussion avec le grand critique Erasme : « Je vous prie, vous tous, pour qui l’honneur de Christ et de l’Évangile est une chose sérieuse, que vous veuillez être ennemis de cet Erasme… Jusqu’ici j’ai hésité, je me disais si tu le tues, qu’arrivera t-il ? J’ai tué Thomas Munzer, dont la mort me pèse sur le cou, mais je l’ai tué parce qu’il voulait tuer mon Christ. » Un jour Luther dit aux théologiens protestants Pomeran et Jonas : « Je vous recommande comme ma dernière volonté d’être impitoyables pour ce serpent ; dès que je reviendrai en santé, je veux, avec l’aide de Dieu, écrire contre lui et le tuer. » La philosophie païenne est presque toujours tolérante : « On a eu raison de dire, que les mortels imitent Dieu de la façon la plus convenable par la bienfaisance et la charité ; et plus juste encore serait de dire qu’ils le font en vivant heureux (eudaimonosi), par des joies, des solennités, des discussions philosophiques et les arts des muses (Strabon) ; » Sénèque (De Ira, II, 6) a évidemment la même manière de voir : Gaudere læterique proprium et naturale virtutis est, et Leibnitz, dans sa critique des écrits du comte Shaftesbury, dit peu près la même chose.

La vraie religiosité est identique avec les vraies joies vitales, mais n’oubliez que parmi elles il faut compter la pensée logique et le cœur éclairé par la pensée [1].

Au commencement de la religion, la différence essentielle, qualitative de l’homme et de son Dieu est zéro ; l’homme, cet enfant naïf des époques primitives, ne s’en scandalise point . Ainsi, aux anciens Hébreux, le grand Jéhova était différent de l’homme quant à l’existence (âge, dimension, etc.), mais parfaitement identique avec l’homme quant à l’essence qualitative et intérieure : il avait les mêmes facultés, les mêmes qualités d’esprit et de corps comme tout autre Israélite. Un temps vint où le judaïsme, devenu plus âgé, avait perdu sa naïveté primitive, où il se mit à allégoriser, car il avait désormais honte de tous les anthropopathismes et anthropomorphismes, dont il avait jadis affublé sa Divinité nationale, et il tomba alors dans l’autre extrême, il établit une séparation des plus profondes, des plus impitoyables entre Dieu et l’homme. Il en est absolument de même dans le christianisme ; les plus anciens de ses codes et documents n’enseignent pas encore d’une manière bien frappante la divinité de Jésus-Christ, et saint Paul surtout nous le présente comme un être extrêmement vague, flottant entre le ciel et la terre, entre Dieu et le genre humain, comme le prince des anges, le premier-créé plutôt que le premier- de Dieu, et partant comme une simple créature de Dieu, ou, si vous voulez, un être engendré de Dieu ; mais alors avouez que les autres anges et les hommes sont aussi engendrés par Dieu. Ce n’est que plus tard que l’Église jugea à propos de lui donner le monopole d’un être éternel et non-créé[2]. Le débat par lequel la réflexion

théologique, qui fait de l’être humain un être transcendant, commence, s’exprime dans le dogme de l’existence de ce Dieu, et on en fait même un objet à démontrer.

Toute prétendue démonstration de l’existence de Dieu est par sa forme en contradiction avec la religion : la religion pose immédiatement l’essence intérieure de l’homme comme un autre être surhumain, et la démonstration veut ici démontrer que le droit est du côté de la religion. L’être le plus parfait et le nec plus ultrà pour la pensée humaine : voilà la prémisse de la preuve ontologique, qui est la preuve la plus intéressante de toutes, puisqu’elle en appelle au for intérieur de l’homme. Eh bien ! précisément cette démonstration ontologique prononce la nature secrète de la religion ; id quo nihil majus cogitari potest. Cette limite sublime de sa raison, au-dessus de laquelle on ne saurait plus méditer, c'est son Dieu ; or, cette sublimité infranchissable ne serait pas l’être suprême s’il n’existait pas réellement, et nous pourrions nous imaginer je ne sais quel être suprême plus sublime encore, qui lui serait supérieur par l’existence. Mais cette fiction ne peut avoir lieu à cause de la notion d’un être suprême ; qui dit suprême, dit par là aussi existence, et non seulement essence.

La démonstration ne diffère de la religion, qui, en effet, croit y découvrir une attaque insidieuse, que parce qu’elle fait de l'enthymème secret de la religion une conclusion formelle, et parce ce qu’elle explique et distingue ce que la religion combine : car la religion ne pense point en idée abstraite ce qu’elle appelle Dieu, ou le Suprême par excellence ; Dieu est pour la religion l’Abstrait et le Concret à la fois . Remarquez seulement que toute religion y fait une secrète conclusion, qu’elle laisse à l’état d'embryon sans se donner la peine de la développer : cela résulte de la méthode que suivent les religions quand elles font de la polémique entre elles. « Les païens, dit la religion chrétienne, n’ont pu imaginer quelque chose de plus élevé que leurs idoles, parce qu’ils étaient souillés par des passions infâmes ; leurs dieux reposent donc sur une conclusion, dont la prémisse est formée par les passions infâmes des païens : ils crurent que la meilleure vie était de suivre ses penchants, et ils étaient assez logiques pour adorer une vie de cette sorte comme une divinité. »

La religion chrétienne ne s’y trompe pas, mais elle ne sait ni ne peut parler avec impartialité dans ses propres affaires ; la conclusion logique est ici au-delà de l’horizon chrétien.

Les démonstrations de l’existence de Dieu veulent manifester ou objectiver l’essence humaine, et en même temps l’avérer. Il arrive donc que ces diverses démonstrations sont autant de formules, très intéressantes, très importantes, par lesquelles l’être humain s’affirme, s’objective, se manifeste à lui-même : ainsi, par exemple, la démonstration dite psychothéologique est l’affirmation d’une intelligence qui marche vers un but pratique. Considéré sous ce point de vue, chaque système philosophique est une preuve de l’existence de son Dieu.

Par son existence, ce Dieu devient donc un être en dehors de nous, il cesse d’être exclusivement à nous et d’être présent dans notre foi intérieure, dans notre âme affective, dans notre sentiment et dans notre pensée ; il acquiert désormais une énergie vitale, pour ainsi dire, il devient un être existant, et par là réel ou physique. Je sais bien que la théologie se permet encore ici d’escamoter les mots ; elle entend la phrase existence en dehors de nous, non dans son sens propre, mais dans un sens impropre, dans un non-sens ; elle ruine donc par là malgré elle l’existence de son Dieu ; car si la phrase existence en dehors de nous doit s’entendre d’une façon métaphorique, alors l’existence de Dieu aussi n’est plus qu’une métaphore ou une chimère : voilà où conduit la théologie sophistique.

Existence réelle, physique, naturelle, matérielle, n’importe le nom, est une existence qui ne dépend pas de mon activité ; une existence donc qui n’est pas seulement différente de la mienne (comme le voudrait la théologie), mais bien une existence qui exerce une influence irrésistible sur moi, et qui est là, en dehors de moi, sans que j’y pense. L’existence de Dieu serait donc une existence locale, qualitativement déterminable, bref matérielle. Or, Dieu n’est matériellement senti, vu, entendu par conséquent, Dieu n’existe pas pour moi si je n’existe pas pour lui ; cela veut dire qu’il n’existe que sous la condition que j’y croie ; ce Dieu est donc le résultat, le produit de ma croyance en lui. Si je n’ai point de penchant pour la religiosité, si je ne m’élève pas au-dessus de la vie des sens, Dieu ne sera jamais un objet pour moi. Il n’existe donc qu’autant qu’il est senti, pensé et cru, et je puis me dispenser d’ajouter « pour moi » ; d’où s’ensuit que Dieu existe réellement et non-réellement à la fois, ou, comme s’expriment les sophistes chrétiens, spirituellement. Or, exister spirituellement n’est point autre chose qu’exister en passif étant senti, étant pensé, étant cru. Donc, cette existence de Dieu a cela de singulier qu’elle balance entre existence matérielle et être cru : cette existence est donc un vrai hermaphrodite, une chimère, un composé de contradictions.

Vous pouvez raisonner aussi de la manière suivante : l’existence de Dieu est une existence réelle et physique qui manque de toutes les propriétés naturelles et réelles, elle est donc un être physique non-physique ou réel non-réel, un être qui appartient au domaine des sens et qui en même temps ne lui appartient pas. C’est donc là une existence vague et vide, une existence en général, qui est physique au fond, mais qu’on dépouille de tous les attributs d’une existence réellement physique. On en fait une influence contradictoire en elle-même, puisque l’existence doit être remplie, déterminée, vivifiée par la réalité. Cette contradiction insupportable engendrera nécessairement l’athéisme, comme je vais l’expliquer tout à l’heure, après avoir dit encore deux mots pour compléter cette série de mes déductions.

Jadis le brave naturaliste et jésuite Athanase Kircher, homme très savant et très crédule, énuméra six mille cinq cent soixante-deux preuves de l’existence de Dieu ; mais bientôt la téléologie en fournit davantage à la théologie. On démontra alors Dieu dans les minéraux, les feuilles, les sauterelles, voire dans les monstres et les démons : on eut une litho-, petino-, insecto-, acrido-, monstro-, dæmono-théologie (Schwartz : De usu et præstantia dæmonum ad demonstrandam naturam Dei, 1715) ; Fabricius dans sa pyro- et hydro-théologie, un autre dans une nipho-théologie, d’autres dans des dissertations savantes sur tel organe du corps humain, prouvèrent l’existence de Dieu. Même l’excellent Réaumur, qui se place sur le point de vue objectif, en disant : « Il y a assurément des causes finales particulières qui nous sont connues, mais peut-être y en a-t-il moins que nous ne croyons, » reste encore avec sa pensée dans la catégorie des tendances, du but, de l’utile, catégorie qui empêche toute véritable recherche naturaliste, parce qu’il y a en ce cas le Dieu extra-mondain qui s’interpose entre la nature et le naturaliste. Delà les théories si arides qu’on nomme mécanisme, matérialisme, occasionnalisme ; le mot d’Hippocrate : « La nature invente elle-même ses voies, mais non par l’intelligence (Ouk ex dianoïas), » fut décrié comme athée et païen. G. Bruno et Spinoza avaient seuls une idée de ce qui était la vie intérieure de la nature ; et encore le grand juif devait-il se laisser dire : Votre Substance, qui est le Rationnel, n’est ni raisonnable ni intelligente. » Mais la sagesse, la bonté, sont les attributs généraux et mal circonscrits d’un sujet personnel qui, non virtuellement (à cause de la toute-présence), mais essentiellement, est pensé comme existant hors de l’univers ; quant à la toute-puissance, elle est un attribut non-seulement non-déterminé, mais vide de sens. Comment maintenant établir une connexité entre les qualités vagues dont je viens de parler, et un être naturel déterminé ? On reconnaît Dieu également bien ou également peu d’un minéral A, d’un minéral B, d’un animal C. Au fond cette admiration de la puissance surnaturelle de Dieu n’était jamais autre chose que l’admiration qu’on avait pour l’objet-en-soi ; ce sentiment, d’abord très distinct de la religiosité, se mit dans l’âme de l’observateur en contact avec l’idée qu’il avait déjà de Dieu. Rien au monde ne peut empêcher l’homme d’avoir ce même sentiment tout séparé de cette idée. Or, la science naturelle ne sait que faire d’un objet dont on la force à tout instant de se détourner, pour fléchir le genou devant Dieu : elle préfère de se résigner tout à fait et laisser le champ libre à l’idée religieuse. Celle-ci en effet est parfaitement satisfaite par des observations extrêmement superficielles, par exemple qu’il y a chez les plus petites bêtes à peu près les mêmes organes que chez nous ; saint François-d’Assise fondit en larmes religieuses chaque fois qu’il vit l’insecte le plus mesquin. La théologie nuit à la philosophie, dit Bayle, et bien plus, aurait-il pu ajouter, à la science de la nature. Les cartésiens tourmentaient leur intelligence pour prouver la triste et fameuse thèse l’animal est une machine inanimée, et ils y réussissaient à merveille parce qu’ils s’adressaient à la théologie augustinienne, et Leibnitz avait une véritable manie de tirer non-seulement de ses propres idées, mais aussi de celles des autres philosophes, des conséquences théologiques.

La téléologie n’a pas même cela de bon qu’elle dirige notre attention sur la nature ; car la sagesse de Dieu n’y est comprise que dans un sens tout subjectif et en analogie avec le bon sens le plus vulgaire, le plus naïf, parfois très trivial et ignorant. L’homme persévérait théoriquement ainsi sur un point de vue extra-mondain, car la trivialité est bien quelque chose au dessous de la vraie nature ; tandis que pratiquement la théologie prépara le bâillon et le bûcher, et flétrit du nom d’athées Giordano Bruno et Taurellus. Leurs écrits, coupables d’athéisme précisément dans le même sens comme d’autres écrits, en d’autres temps, sont accusés du crime de lèse-majesté, sont, grâce à la haine des théologiens, désormais une rareté littéraire.

L'athéisme, disions-nous, est le fruit de la contradiction dans l’existence de Dieu. L'existence de Dieu paraît être essentiellement empirique, expérimentale, mais malheureusement elle n’a aucun signe empirique ; elle ne peut jamais être démontrée par l’expérience. On nous dit que Dieu existe réellement et non-réellement à la fois, nous avons donc parfaitement le droit de couper court à cette existence absurde et de dire : il n’y a pas de Dieu. Remarquez-bien que l’homme ne doit ni ne peut supporter la contradiction entre l’expérience réelle, qui ne lui montre Dieu nulle part, et les idées religieuses qui, pour lui prouver l’existence de Dieu, s’adressent constamment aux sens.

Kant, dans son jugement critique sur les preuves de l’existence de Dieu, dit qu’elle ne se laisse pas démontrer par la raison, et Hegel a tort de lui en faire un reproche. La notion de l’existence de Dieu chez Kant est tout à fait empirique, mais d’une notion a priori on ne saurait jamais inférer une existence empirique. Kant n’aurait cependant pas dû croire qu’il avait dit par là quelque chose de particulier. La raison ne peut pas faire d’un de ces objets rationnels et idéalistes un objet des sens : on ne peut pas en pensant un objet le mettre en même temps en dehors de soi comme une chose physique, et cette preuve de l’existence de Dieu va au-delà des limites de la raison, absolument dans le même sens, comme les actes physiques, voir, ouïr, sentir, vont au – delà de la raison. Il serait absurde de blâmer la raison de ne pas faire ce qui n’appartient plus à son domaine, mais à celui des sens.N'oublions jamais que ce ne sont que les sens qui puissent nous offrir la connaissance des choses empiriquement existantes. Or, l’existence de Dieu chez Kant ne signifie point cette existence intérieure, cette réalité intérieure qu’on appelle vérité, mais bien une existence formellement extérieure et physique, et on a parfaitement raison de dire, que la croyance à l’existence de ce Dieu n’a pas plus d’influence sur les sentiments intérieurs et moraux, que la non-croyance. On se trouve enthousiasmé et fortifié, il est vrai, par la pensée que Dieu existe, mais veuillez remarquer que dans cette phrase le mot existence signifie la réalité intérieure ou la vérité, de sorte qu’il en résulte un mouvement d’élévation sublime et vraiment religieuse. Mais aussitôt que le mot existence a la signification d’une vérité prosaïque et empirique, cet enthousiasme s’en va.

Ainsi, la religion devient une affaire indifférente pour le sentiment intérieur, quand elle se base sur l’existence de Dieu comme fait empirique. Dans le culte, la cérémonie du sacrement, dépourvue d’esprit, devient enfin l’objet sacré même ; d’une manière analogue la croyance à l’existence de Dieu devient l’objet principal de la religion, et on y omet entièrement la qualité intérieure ou le contenu spirituel croyez en Dieu ; cela suffit, cela vous sauvera. Ce Dieu peut bien être un monstre, un Néron, un Caligula, une image de ta vanité et de ta vengeance, n’importe : croyez toujours, ne soyez pas athée, cela doit suffire. L’histoire de la religion est là pour prouver la justesse de ce que je viens de dire : si la croyance à l’existence de Dieu, abstraction faite de la qualité de ce Dieu, ne s’était pas affermie dans les âmes sous le nom d’une vérité religieuse, on n’aurait jamais inventé tant d’idées affreuses qui exprimaient, disait-on, l’essence de Dieu.

De tout temps le pauvre athéisme a été décrié comme l’abolition de tout principe moral, comme la dissolution effrénée de tout lien vertueux ; on lui fait ce reproche encore aujourd’hui, en disant que si vous niez l’existence de votre Dieu, vous ne pouvez plus distinguer entre le bien et le mal, entre la vertu et le crime. Cela est très édifiant, mais peu vertueux, peu raisonnable, puisque quand on parle ainsi, on déplace la valeur réelle et intrinsèque de la vertu ; on la met en dehors, au lieu de la laisser subsister dans elle. Ce raisonnement erroné combine en effet jusqu’à un certain point l’existence de Dieu avec la réalité de la vertu, mais sans pour cela respecter la vertu[3].

Remarquons que l’existence empirique de Dieu n’est devenue une notion en vogue que récemment, depuis que l’empirisme et le matérialisme prirent place. Aux yeux d’un individu naïvement ou primitivement religieux, il est vrai, Dieu a une existence empirique et même locale ; mais il y a là encore de la poésie plus ou moins mystique, et l’imagination de cet individu identifie de nouveau le Dieu extérieur avec l’homme intérieur, avec l’âme affective. L’imagination est en général le vrai endroit de résidence pour une existence absente, qui échappe aux sens, mais qui est d’essence matérielle ; l’imagination, elle est comme une lanterne magique. « Le Christ, dit ainsi Luther (XII, 643), est monté au ciel ; cela signifie qu’il n’est pas seulement là-haut, mais toujours encore en même temps ici-bas. Il est monté là-haut afin que tout le monde puisse le voir. » Cette phrase veut évidemment dire que Dieu le Christ est un objet de l’imagination, un objet existant dans le domaine fantastique, une existence imaginative, et par là il est universel et appartient en effet à tout le monde, puisque tout homme a de l’imagination. Dieu existe dans le ciel ; or, ce ciel n’est rien autre chose que l’imagination, donc Dieu est universel ou tout-présent. Voulez-vous éviter l’athéisme ; jetez-vous bravement dans les bras de l’imagination capricieuse et fantasmagorique, qui est capable d’accoler une existence qui est du domaine des sens, avec une existence qui ne l’est pas. Dans l’imagination l’existence éclate en signes, et montre des manifestations ; là où Dieu est encore une ferme et solide croyance, il se dévoile parfois aux hommes, et les visions célestes n’y ont rien d’incroyable. Luther : « Tu n’as point à te plaindre en te comparant à Abraham ou à Isaac, car toi aussi tu as des visions, des apparitions divines. Tu as le saint Baptême, la sainte Cène, où le pain et le vin sont des formes sous lesquelles Dieu parle à ton cœur, à tes yeux et à tes oreilles » (il aurait pu ajouter : à la membrane muqueuse de ta bouche). « Ce Dieu t’apparaît dans le baptême, il te baptise, il t’apostrophe… Ainsi tout ici-bas est rempli d’apparitions et de conversations divines (II, 466 ; XIX, 407). » Tout cela va bien jusqu’au moment où le feu de l’imagination s’éteint ; avec lui disparaît nécessairement Dieu, cet arc-en-ciel religieux projeté dans des vapeurs ; en d’autres termes, là où les effets physiques de l’existence également physique cessent, cette existence même se meurt, parce qu’elle est dévorée par une contradiction interne. Cela fait, l’athéisme arrive, irrésistible et logique. Résumons. La croyance à l’existence de Dieu est donc la croyance à une existence particulière, séparée de l’existence de l’Homme et de la Nature. Une existence particulière ne saurait se manifester, se constater que d’une manière particulière : il faut donc des miracles, c’est-à-dire des apparitions immédiates, directes de Dieu, et ces miracles ne font point défaut. Mais là où la croyance en Dieu s’est déjà infiltrée de la croyance au monde naturel et aux causes naturelles, elle sera bientôt pulvérisée tout entière, et ne sera conservée que comme un souvenir du passé dans le grand musée du développement et des progrès humanitaires ; absolument comme la croyance aux miracles devient, elle aussi, à la fin un objet de ce même musée[4].

J’insiste encore une fois, et sans craindre de me répéter inutilement, sur ma thèse, que le Sentiment a nécessairement pour objet le Sentiment. La psychologie raisonnée, combinée avec la logique, nous démontre, en effet, que le sentiment est de la sympathie qui naît de l’amour fraternel du prochain ; et tandis que l’homme possède pour lui seul ses sensations, il ne peut avoir des sentiments que dans ses rapports sociaux. La sensation ne devient sentiment que par le contact avec d’autres hommes ; alors seulement nous voyons le pathos, la pathie, devenir sympathie. En d’autres termes, le sentiment, c’est la sensation esthétique et humanitaire ; l’objet de ce sentiment ne peut être qu’un objet humain où humanitaire. Dans le sentiment, l’homme est envers autrui dans une relation comme si cet autre était lui-même, et il perçoit comme les siennes propres toutes les joies et toutes les douleurs de cet autre homme. Ce n’est donc que par la communication que l’homme individuel élève la sensation égoïste jusqu’au sentiment. Le geste même, la main, le regard, le sourire, le baiser, le ton inarticulé, la parole, le chant, ne peuvent communiquer rien autre chose que les sensations du moi ; mais aussitôt qu’elles sont communiquées elles deviennent des sentiments. De la manière dont nous prononçons un mot dépend son impression : cela signifie qu’il devient un objet du sentiment, après avoir été auparavant un simple objet de sensation. Je dis donc que, sentir les sensations signifie avoir du sentiment.

Le règne animal se distingue des autres êtres précisément par la sensation sexuelle. Or, l’animal individuel s’élève au sentiment par sa sensation sexuelle plus ou moins momentanée ; l’animal individuel cesse alors de tourner, pour ainsi dire, autour de lui-même dans son isolement solitaire, il sort brusquement du cercle égoïste de ses sensations individuelles, il ne se met non plus en contact avec un objet inanimé quelconque (sa pâture, par exemple), mais il se rapproche d’un autre être individuel et animé comme lui, ayant les mêmes sensations comme lui et, remarquez bien ceci, d’un autre être qui est identique avec lui d’après l’espèce. Inutile de

développer ici que l’animal individuel n’élève ainsi ses sensations isolées à la hauteur du sentiment communicatif que par le mouvement de l’instinct sexuel, tandis que l’homme individuel fait cette ascension vers l’horizon de l’espèce ou du genre, non-seulement par l’amour sexuel, mais aussi par d’autres mouvements : la méditation scientifique, le penser logique, la contemplation de l’univers, l’amour fraternel pour l’humanité, etc. Dans chacun de ces mouvements-là, l’individu humain fait un acte général ; il franchit par là les étroites limites de son individualité, et s’élève au monde des généralités, ou du genre : — du genre humain, de l’humanité.

Il s’ensuit de ce que nous avons dit plus haut, que la nature universelle, dont les influences font naître dans l’individu humain tant de sensations, ne saurait devenir un objet de notre sentiment, que lorsque je la considère et que je la sens comme si elle était un être compatissant avec moi, un être sympathique ; en d’autres termes, lorsque je l’aurai anthropopathisée ou anthropomorphisée.

La religion doit donc nécessairement, sous une certaine condition, devenir un simple objet du sentiment, ou — ce qui revient au même — le sentiment devient nécessairement l’élément principal de la religion. Cette condition consistera dans la disparition de toute différence entre l’Être divin et l’Être humain. En d’autres termes, la religion est descendue dans l’élément du sentiment aussitôt qu’on a nié l’existence d’un Dieu objectif et différent de l’homme. Dans ce cas l’intelligence a déjà abandonné Dieu ; il n’y a plus la dignité d’un objet réel, d’un être indépendamment existant, d’un être réel qui se fait respecter par l’intelligence ; vite on s’empare de ce Dieu disparaissant, et on le transfère dans le sentiment. C’est là du moins, se dit – on, que l’existence de Dieu va rester inattaquée. Et, en effet, Dieu a trouvé dans le sentiment un asile assez convenable ; car faire du sentiment l’essence de la religion, signifie assurément en faire l’essence de Dieu même. Ainsi : j’existe, j’ai donc du sentiment, j’ai par conséquent mon Dieu.

Mais quel est ce Dieu – Sentiment ? ce Sentiment-Dieu ?

La réponse n’est pas difficile. Être sûr de Dieu, signifie ici être sûr du sentiment ; aspirer vers Dieu, signifie ici aspirer vers un sentiment illimité, pur, non – interrompu. Dans le cours de la vie ordinaire nos sentiments ne se succèdent qu’à intervalles, et ils laissent après eux souvent un état désagréable d’insensibilité.

Voilà donc Dieu devenu le sentiment le plus élevé, le plus puissant, le plus pur à la fois, que l’homme puisse sentir.

Dieu est l’être suprême ; par conséquent le sentiment que nous avons de ce Dieu, le sentiment qu’il remplit, est assurément le sentiment suprême. Or, le sentiment suprême doit être en même temps le plus haut sentiment que nous ayons de notre moi. En nous élançant aux plus sublimes régions de notre sphère sentimentale, nous sentons notre Dieu ; mais cela veut dire que Dieu est l’être suprême de notre sentiment, l’essence suprême de notre faculté sentimentale. Ainsi l’énergie de ton sentiment individuel est identique avec celle de ton Dieu. Le sentiment du moi est inséparable du sentiment en général ; s’il en était autrement, le sentiment ne serait pas le mien, ne m’appartiendrait pas ; en sentant le sublime, je me sens élevé moi-même ; en sentant le mesquin, l’immoral ou le laid, je me sens abaissé, comprimé, rapetissé moi-même.

Or, Dieu est l’être le plus libre, c’est-à-dire le seul qui soit libre ; il est donc le sentiment de la liberté la plus élevée dont l’homme soit capable. Comment pourrais-tu sentir l’être suprême sous la forme du sentiment de la liberté, ou comment pourrais-tu sentir la liberté sous la forme de l’Être suprême, si tu ne te sentais pas libre toi-même ? et quand est-ce que tu te sens libre ? Évidemment quand tu sens Dieu ; ainsi sentir son Dieu signifie se sentir libre. Et que veut dire cette phrase : Se sentir libre ? Évidemment se sentir affranchi de tout ce qui gêne, de toute douleur, de toute barrière dans l’espace et dans le temps ; tu t’élèves donc toi-même au-dessus de toute barrière que tu rencontres, ou plutôt que tu crois rencontrer. Dieu, par conséquent, comme Dieu-Sentiment ou Sentiment-Dieu, sera aussi varié et variable que l’idée qu’un individu ou une nation s’est faite de la liberté[5].

Toute la différence du Dieu des philosophes, des païens, des panthéistes et du Dieu personnel des chrétiens, se réduit simplement à la différence du cœur ou de l’âme affective d’un côté, et de la raison ou de l’intelligence de l’autre.

Qu’est-ce que la Raison ? C’est le sentiment du genre.

Qu’est-ce que le Cœur ? C’est le sentiment de l’individualité.

Je suis − dit le Cœur, Je pense − dit la Raison. Cogito, ergo sum doit être changé en Sentio, ergo sum. Sentir, c’est mon existence ; penser, c’est ma non-existence. Quand on pense, on s’occupe des généralités, du genre, on oublie volontiers sa propre personnalité ; penser, nous l’avons déjà dit, est l’acte générateur transporté du monde matériel dans la sphère spirituelle. Dans la vie intellectuelle, des individus s’entendent s’ils appartiennent au même genre : autrement ils se resteront étrangers, il n’y aura entre eux que des malentendus de toute sorte. Le désir de se communiquer intellectuellement est analogue avec l’instinct sexuel ; le cerveau produit des travaux scientifiques, artistiques, industriels, politiques, tandis que le cœur produit l’amour sexuel.

La raison est froide, elle dit toujours : Audiatur et altera pars ; elle aime aussi ce qui n’est pas à sa hauteur. Le cœur se détourne de ce qu’il ne reconnaît pas pour son égal ; il sacrifie le genre à l’individu, tandis que la raison sacrifie l’individu au genre. Le cœur est comme le foyer domestique, la raison est comme la res publica des Romains. La raison, c’est le dieu de la nature, le cœur, c’est le dieu de l’homme ; c’est une antithèse comme tout ce que je dis ici, et le lecteur doit savoir comment il faut entendre les vérités antithétiques.

L’homme désire bien des choses que la raison et la nature lui refusent ; le cœur les lui donne. Ainsi, l’immortalité de l’âme, la liberté céleste du paradis, Dieu, tout ceci pris dans le sens supranaturaliste ou surrationnel n’existe que dans le cœur. Le cœur lui seul est subjectivement l’existence de Dieu, l’existence de l’immortalité individuelle. Pourquoi demandez-vous encore une autre existence objective ? Contentez-vous donc enfin de celle-là ! Ne cherchez plus à tâtons un Dieu en dehors de vous ; vous l’avez déjà dans vous, cette image allégorique produite par le caléidoscope de votre âme affective.

Le cœur est donc un sauveur, il affranchit l’homme des liens et des barrières de la nature ; la raison est un autre sauveur, qui affranchit la nature des bornes et des limites de la matérialité plate et vulgaire. Voyez enfin, une fois pour toutes, cette inséparable connexité qui existe entre la nature et la raison. La nature est même la mesure et la lumière dont l’homme doit se servir, pour ne pas s’égarer dans le labyrinthe d’un idéalisme supranaturaliste ; il faut qu’il n’oublie jamais que ce qui est naturellement vrai, l’est aussi logiquement, et que ce qui manque de fondement dans la nature en manque tout à fait. Une loi qui n’est pas physique, n’est pas métaphysique non plus ; elle est chimérique : tandis que toute véritable loi métaphysique doit aussi se laisser démontrer et se vérifier physiquement. D’un autre côté, la raison humaine, c’est la lumière de la nature, et cela est dit contre le matérialisme dépourvu d’intelligence et d’esprit ; la raison humaine, c’est la nature des choses, mais cette nature en tant qu’elle acquiert conscience d’elle-même et qu’elle se reconstitue in integrum. La raison purifie les objets de toutes les souillures, de tout dérangement qu’ils n’ont pu éviter dans la mêlée des existences ; la raison reçoit les objets dans son sein, et leur rend leur véritable essence. Ainsi, pour n’en citer qu’un exemple frappant, presque tous les cristaux se rencontrent dans la nature sous des figures bien différentes de leur forme primitive, et cela va au point même que plusieurs d’entre eux n’ont jamais été trouvés dans leur forme primitive ; néanmoins, celle-ci est désormais acquise à la science. C’est une conquête faite par la raison minéralogique. Eh bien ! pourquoi voulez-vous opposer la nature à la raison comme un être radicalement incompréhensible ? Vous ne voyez pas que, quand la raison humaine (la minéralogie, en ce cas) réduit à leur forme primitive les formes secondaires et altérées, elle fait absolument ce que la nature avait voulu faire, et ce que la nature aurait fait, si elle n’eût pas été empêchée par des obstacles extérieurs. La raison humaine est donc assez savante et assez puissante pour jeter de côté les influences contraires et impures qui ont jusqu’alors voilé la véritable face d’un objet naturel, elle est assez créatrice pour égaler l’existence d’un objet à l’idée de cet objet. Le granit se compose de mica, de quartz et de feldspath ; souvent cependant il contient encore d’autres minéraux. Sans notre raison, et seulement guidés par nos yeux, nous embrasserions tout ce qu’on rencontre dans une masse granitique, sous la dénomination générale de granit, de telle sorte que nous n’arriverions jamais à l’idée, à la notion granit. La raison humaine, qui ne cesse d’exercer une sévère discipline sur les sens, distingue entre les parties essentielles et les parties accidentelles du granit ; elle est donc véritablement, comme Socrate a dit de la philosophie morale, la sage-femme de la nature, qui explique, qui corrige, qui complète la nature.

Voyez donc la raison à l’œuvre : voyez comme elle sépare le nécessaire et le hasard, le propre et l’étranger, l’essentiel et le non-essentiel ; voyez comme elle ramène à la liberté les choses violemment réunies : voyez comme elle combine ce qui avait été violemment séparé ; voyez, réfléchissez, et vous vous inclinerez humblement en disant : Oui, la raison humaine est absolue, est suprême, est divine, si l’on tient à cet adjectif traditionnel du dictionnaire. La raison, qui opère ce que je viens d’énumérer, prouve par là même qu’elle est une puissance universelle et en même temps spéciale, c’est-à-dire, qui s’occupe de l’univers comme de chaque particule de l’univers ; une puissance qui, comme le Sauveur dans l’Évangile, sait lier et délier, joindre et séparer ; la raison humaine est donc l’amour suprême, elle fait le salut du monde, elle est le Sauveur de l’homme et de la nature. Ah ! vous croyez donc que la raison pourrait rétablir le texte original, pour ainsi dire, des choses, leur essence purifiée et idéalisée, même sans être elle-même l’essence la plus pure, la plus idéale ? Alors, vous êtes dans une erreur illogique et ridicule.

La raison humaine est impartiale. Elle trouve que le petit ver que nous foulons aux pieds, mérite aussi bien son attention que le soleil, que l’homme. La raison humaine est donc exempte de toute faiblesse, de toute sympathie particulière ; elle embrasse tout, elle est l’amour de l’univers pour lui-même, l’être tout-aimant et tout-miséricordieux. La raison humaine fait la grande apocatastase, elle ressuscite tout objet trépassé, elle concilie toutes les choses, elle fait la paix de l’univers. La raison humaine, devant laquelle la déraison théologique frémit, est bien d’essence universelle puisqu’elle s’intéresse pour l’universalité : la raison (ou ce qui revient au même, la déraison) théologique ne s’occupe dans son égoïsme étroit que de l’homme, mais la raison humaine veut faire, pour ainsi dire, une grande et belle fête des Tous-Saints, une fête universelle d’où aucun être ne serait exclu, ni l’animal dépourvu de raisonnement, ni le végétal muet et immobile, ni le minéral dépourvu de sensation. La raison, qui est ainsi remplie d’un intérêt illimité pour tout, est donc elle-même une essence illimitée ; qui oserait nier cet axiome psychologique, que l’essence d’un être et l’intérêt qu’il est capable de sentir, sont toujours en rapport direct ? L’intérêt qu’un être prend aux objets, ne va pas au-delà de l’horizon de son essence, mais il ne reste pas non plus en deçà.

La raison a une soif inextinguible de savoir tout, elle éprouve un désir illimité et infini d’apprendre : elle est, par conséquent, d’une essence infinie et illimitée. De toutes les entités, de toutes les existences générales la raison humaine est la plus haute, elle embrasse donc dans la périphérie de son savoir toutes les autres généralités, tous les autres genres. Un homme individuel n’est point capable de comprendre la raison humaine, elle n’a son existence adéquate que dans le genre humain entier, à travers l’étendue de l’espace et des époques passées, présentes et futures. Veuillez bien remarquer, vous qui nous combattez, que le développement de l’humanité dans l’avenir illimité est tout à fait inconnu à la science actuelle et bornée.

J’insiste principalement sur la différence que j’aperçois, en tant que penseur individuel, entre moi individu et la raison cette différence, c’est la limite des individualités mais en tant que sentant, je n’aperçois aucune différence entre moi et le cœur, et comme la différence disparaît, la perception de la différence et de toutes les limites individuelles disparaît nécessairement aussi. C’est là l’unique cause pourquoi aux yeux de beaucoup de gens la raison est bornée, et le sentiment illimité et infini. Le sentiment, le cœur humain, est assurément infini et illimité, puisque l’être humain est un être rationnel ; la raison humaine est universelle et illimitée ; l’homme individuel ne comprend par l’intelligence une chose que quand il s’intéresse pour elle par le sentiment, par le cœur.

Ainsi, la raison est l’identité de l’être de la nature purifiée de toute limite et de toute tache, et de l’être de l’homme : c’est l’être universel, c’est la divinité universelle. Le cœur, quand on le considère comme séparé de la raison, est le Dieu particulier.

  1. Augustin n’est guère de cet avis, ce semble, quand il s’écrie (Contra Faust. XIII, 14), en parlant des livres manichéens en Afrique : Tam multi , tam grandes, tam pretiosi —  incendite omnes illas membanas ; ni Pierre le Sicilien non plus , quand il cite avec une féroce joie l'édit byzantin contre les cent mille pauliciens de l'Asie (p. 759) : « On tue les manichéens et les montanistes sur le commandement des empereurs par la grâce de Dieu (divins) et orthodoxes ; on brûle leurs livres partout où on les trouve, on tue celui qui cache ces livres et on confisque ses biens (Gibbon, Hist . de la Déc. XI. 12). »  (Le traducteur.)
  2. C’était bien là la source principale de toutes les persécutions et de toutes les guerres contre les hérétiques. Les hérésies chrétiennes, si variées entre elles, ont depuis dix-huit siècles cela de commun qu’elles diffèrent de l’Église sur l’identité absolue du Christ et de Dieu, de la nature (essence) humaine et de la nature (essence) divine . Le væ victis que l’Église triomphante, devenue opprimante à son tour d’opprimée (pressa) qu’elle avait été, à Rome comme à Byzance, fit entendre pendant une si longue époque contre les hérésies, n’a pas empêché le progrès humanitaire, mais il l’a arrêté. Il serait une recherche curieuse à entreprendre sur la valeur politique et sociale des doctrines manichéenne, arienne, paulicienne, albigeoise, etc. Ce qui me paraît déjà constaté, c’est que l’état intellectuel et moral chez ces hérétiques était toujours aussi bon, et souvent meilleur, que chez les catholiques.  (Le traducteur.)
  3. Il existe en allemand deux poésies modernes qui expriment d'une manière aussi précise que profonde, le combat entre l’athéisme éclairé et vertueux dont parle la nouvelle philosophie allemande, d’un côté, et la foi opiniâtrément religieuse de l'autre. Une de ces poésies s’adresse à un homme qui jadis, de 1813 à 1820, avait joué un rôle fort éminent dans le parti révolutionnaire d’alors, dit parti teutonique et gallophobe, et qui a eu le malheur de survivre à son époque et à sa gloire ; si je ne me trompe, c’est M. Follen. Après 1840 il lança contre la philosophie moderne de son pays quelques strophes d’une impureté violente digne du siècle de la Saint-Barthélémy et de la révocation de l’édit de Nantes ; il y dit, par exemple : « Hommes athées, prenez-garde, nous vous le conseillons. Si par malheur la manie de votre négation pouvait pénétrer jusqu’au cœur des classes populaires, alors leurs énergies vitales, leurs facultés cérébrales seraient frappées à l’instant même d’un coup doublement mortel, le peuple mourrait dans les transes du spasme et de la paralysie mentale. Et en effet, hommes athées, qui prêchez qu’il n’y aura pas une existence individuelle après l’existence terrestre, vous verrez que le peuple allemand vous y répondra par ces mots édifiants : « Fort bien, fort bien, si les morts sont morts, je peux donner la chair de mes enfants en pâture à mes cochons, et je vais vivre dans la débauche et dans tous les péchés de l’esprit et du corps, comme Gentz, Frédéric-le-Grand et tant d’autres, car je serai débarrassé du spleen d’Iscarioth. » — A ce poète religieux réplique le poète athée : « O malheur ! malheur ! homme religieux du passé, pourquoi n’as-tu pas gardé le silence, toi qui n’avais plus parlé depuis longtemps ? homme religieux (du parti teutonique et gallophobe, mieux serait pour toi d’être déjà mort, non-seulement d’esprit mais aussi de corps ! alors tes vieux amis n’auraient pas besoin de rougir de toi, et tu n’aurais pas terni ta réputation par l’infamie de ta plume. Comment, tu oses dire qu’on ne doit aimer son enfant que par crainte de Dieu ? Homme religieux, tu mens ; homme religieux, tu calomnies la nation allemande ; elle ne sera point un cannibale ni une brute féroce, quand nous aurons chassé de son âme la crainte de l’enfer. Mais toi, homme religieux, toi, avec ton cœur rempli de flammes infernales, tu viens de dévoiler tes désirs de cannibale. Ah ! tu n’es pas un Hellène, tu n’es pas un ami des muses, jamais tu n’as bu le lait si généreux qui jaillit des chastes mamelles de l’Humanité. Tu frissonnes, homme religieux, à l’aspect des fils de la liberté comme s’ils étaient des Méduses. — Ah ! que le monde n’aurait jamais appris à connaître ton âme !…… Prenez garde, nous vous le conseillons ; vous ne serez émancipés que par la Raison et par les produits de la Raison. Embrassez-la, et elle fera naître la fraternité et la noblesse du cœur, elle vous purifiera dans les flammes de l’intelligence, etc. »  (Le traducteur.)
  4. Hégel dit avec raison : « L’accusation qu’on lance aujourd’hui contre la philosophie, est surtout celle d’être panthéiste, c’est-à-dire qu’elle s’occupe trop de Dieu ; tandis que l’autre reproche, de ne pas avoir assez de Dieu ou d’être athée, commence un peu à vieillir. On dit aujourd’hui à la philosophie : Tu es athée, et cela est clair, tellement que nous n’avons pas même besoin de te le prouver, puisque c’est là un fait accompli. Voilà comme la piété religieuse, qui est toujours fastueuse sous son masque d’humilité, au point de se croire dispensée de construire une argumentation en règle, s’exprime à l’égard de la philosophie supérieure, et la piété est cette fois entièrement d’accord avec le vide raisonnement philosophique dit le Bon Sens. La théologie et la piété avaient cependant un plus grand honneur quand elles accusaient un système philosophique, par exemple celui de Spinosa, d’être athée ; l’accusation de panthéisme au contraire appartient à la piété et à la théologie modernes, qui sont considérablement dégénérées. Elles disent que la religion n’est rien autre chose qu’un sentiment personnel, et que Dieu ne saurait être entendu, compris, conçu, reconnu que par la réflexion ; de manière qu’elles finissent par avoir un Dieu (à la Schleiermacher, par exemple) dépouillé de tout caractère et de toute détermination objective. Certes, le christianisme baisse aussitôt qu’il cesse d’étudier, comme jadis, la notion d’un Dieu concret, réel, circonscrit, et qu’il ne le considère plus comme une des formes historiques de l’entendement et de l’âme affective. Le christianisme fait ainsi la découverte que dans toutes les religions il y a eu une divinité vague et flottante ; le bœuf adoré des Égyptiens, le Dalai Lama des Tibétains, les singes sacrés, les vaches sacrées des Hindous, expriment, malgré toute l’absurdité du culte dont ils sont l’objet, l’idée abstraite de la divinité en général. Or, la théologie moderne, qui se contente de ce Dieu général, qui est déjà satisfaite quand elle a trouvé n’importe quelle trace de religiosité ou de sentiment religieux, puisqu’elle y voit partout Dieu, cette espèce de théologie sentimentale doit nécessairement rencontrer un Dieu aussi dans la philosophie, et ne peut donc plus raisonnablement répéter contre elle le mot un peu usé d’athéisme. Mais remarquez bien, la douceur inattendue que la religion moderne montre ici envers son éternelle ennemie, vient de ce qu’elle a affaibli elle-même son Dieu, cette notion jadis si concrète, si riche d’énergie vitale et d’idéal. » —  De là vient, aurait pu ajouter Hégel, que l’imperturbable indocilité de la théologie actuelle, soit catholique, soit acatholique, ne cessera désormais de répéter que dans la philosophie Dieu est censé être caché dans tout objet. Ce serait là en effet un panthéisme qui mériterait d’être appelé pandémonisme. Mais la théologie moderne chercherait en vain un exemple pour prouver ce qu’elle vient d’avancer. La philosophie peut défier la théologie moderne, de lui citer un philosophe, un penseur quelconque, qui ait attribué à tout objet, sans exception, ce que la philosophie appelle réalité et substantialité.  (Le traducteur.)
  5. M. Feuerbach discute ici la théologie de Schleiermacher.  (Le traducteur.)