Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. XX

Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 318-340).

Chapitre XX.

Le point de vue religieux.


La religion a pour but le salut de l’homme, et quand l’homme se rapporte à Dieu, il se rapporte par là à son salut : Dieu est le salut de l’âme réalisé, où — ce qui revient au même — le pouvoir illimité de réaliser le salut de l’homme : « Præter salutem tuam nihil cogites, solum quæ Dei sunt cures (Thomas à Kempis, de Imatat. Christi, I, 23). » — «  Contra salutem propriam cogites nihil ; minus dixi : contra præter dixisse dabueram (Benhardus, de consid. ad Eugen. pontif. max.). » — « Qui Deum quærit, de propria salute sollicitus est (Clemens Alexan. Cohortat. ad gent.) » C’est la religion chrétienne qui s’occupe du salut humain plus que toute autre, et elle s’appelle de là doctrine du salut ; mais ce salut n’est pas un salut terrestre. « Ô homme, saint Augustin (Serm. ad pop., 371, 3), « pour lequel Dieu s’est fait homme, tu devais par là même te croire grand et sublime (380, 2) ; » voilà un appel à la noble fierté. Ce mystère, qui est le plus profond et le plus beau du christianisme, est aussi un appel fait l’amour de soi-même, seulement de cette manière que dans l’amour égoïste religieux l’actif se change en un passif (grammaticalement parlant), l’âme aimante se fait aimer par elle-même, c’est-à-dire, par son Dieu ; ceci est clairement prononcé, par exemple, dans les hymnes de la secte fraternelle de Herrnhuth. Cet amour divin est le vrai salut chrétien, le christianisme s’est par là aussi donné le nom de religion de l’amour. Remarquez toutefois que cet amour divin n’est nullement censé être charité et fraternité envers les semblables, de sorte que ceux-ci en seraient mis dans une meilleure position sociale ; au contraire, les chrétiens les plus profonds, ceux qui s’étaient le plus pénétrés de l’essence de leur religion, ont toujours dit que le bonheur terrestre distrait, qu’il détourne nos regards du soleil éternel, bref qu’il est nuisible à notre bonheur céleste, à notre salut. Delà cette thèse bien connue et bien vraie, que les maladies et les maux ramènent l’homme à Dieu. La cause logique en est, que dans la misère l’homme ne théorise pas, qu’il rattache son navire à l’ancre du salut, qu’il se replie en tremblant sur le remède qu’il s’est préparé par la foi : l’homme en misère sent Dieu comme son plus grand et unique besoin. La joie et le plaisir exercent une force expansive sur l’homme, la douleur et le malheur une force contractive ; l’homme souffrant est refoulé, concentré dans lui-même, il nie avec aigreur le monde réel, toute chose cesse de l’attirer, aucune n’a plus de pouvoir sur lui ; l’homme va pour ainsi dire plonger dans les profondeurs de son âme, il se détourne de ce qui charme l’imagination de l’artiste et la raison du penseur, il trouve Dieu.

Nous disons donc : Dieu est ici l’âme humaine qui s’absorbe dans elle-même, qui cherche en elle-même la satisfaction qui lui fait défaut à l’extérieur, l’âme réaliste envers l’homme, l’âme idéaliste envers le monde naturel, l’âme enfin qui n’a qu’une idée fixe, celle de son salut éternel. Ainsi ce Dieu, qui est, grammaticalement parlant, un nom propre et point un principe universel et métaphysique, ce Dieu ne peut être un objet essentiel qu’à la religion. La philosophie de la raison, la liberté de la pensée, ne peuvent pas s’occuper de lui, puisque ce Dieu exprime l’essence du point de vue pratique, du sentiment, de la sympathie et de l’antipathie, et nullement celle du point de vue théorique ou contemplatif. La religion finit ses doctrines nécessairement par des bénédictions et des malédictions, par la promesse d’un paradis et par la menace d’un enfer. Bienheureux qui croit, maudit et condamné qui ne croit pas les articles de la foi. La religion ne s’adresse jamais à l’intelligence, mais à l’âme affective, à l’instant d’être heureux, à l’espérance et au désespoir. Elle ne se place pas sur le terrain de la théorie ; si elle le faisait, elle prononcerait ses doctrines sans y rattacher les conséquences pratiques par lesquelles elle force les gens à croire. En me criant : Tu seras irrévocablement damné si tu ne crois pas, elle m’impose, non un devoir rationnel, mais un joug brutal ; elle m’entraîne même malgré moi, car qui voudrait encourir la condamnation aux flammes infernales ? Je dois donc croire par crainte, et le noble principe de la liberté théorique me paraîtra désormais un crime. Comme Dieu est la notion suprême de la religion, le crime suprême est le doute sur son existence : c’est là le fameux crime de lèse-majesté divine, et me voilà devenu un misérable esclave de ma crainte et de mon espoir, un esclave de mon âme affective.

Or, la religion ne se place que sur ce point de vue pratique ou subjectif ; tout par conséquent, qui se trouve derrière la conscience pratique, toute théorie scientifique s’occupant du monde objectif, lui paraît être placée en dehors de l’homme et de la nature, et concentrée dans un être personnel particulier, Dieu. Je prends ici, comme presque partout dans cet ouvrage, le mot théorie dans son sens primitif et général, comme la source de la véritable pratique objective ; car l’homme ne peut faire que tant qu’il sait, tantum potest quantum scit. Tout bien, surtout le bien qui, pour ainsi dire, tombe sur l’homme à l’imprévu et sans se présenter à lui comme résultat de sa préméditation, et qui par conséquent excède le cercle de sa conscience pratique, c’est-à-dire de son raisonnement et de son calcul, ne vient donc que de Dieu. Et d’un autre côté, tout mal, principalement le mal qui, pour ainsi dire, tombe sur l’homme à l’imprévu au milieu de ses bonnes intentions, en l’entraînant par une force inconcevable, ne vient que du Démon. Ainsi, Dieu et Diable se complètent l’un l’autre, et on est peu logique quand on nie celui-ci sans nier aussi celui-là. Pour étudier au fond la religion, il faut aborder aussi la question de Satan et des démons ; voyez sur l’idée que la Bible a sur la puissance et l’influence de Satan : M. Lutzelberger Doctrine de l’apôtre saint Paul, et M. Knapp, Leçons sur la dogmatique chrétienne, parag. 62 à 65 ; ce dernier y explique les maladies des démoniaques, dont la Bible fait si souvent mention. On ne saurait assurément rayer ces choses-là sans mutiler arbitrairement la religion. Comment, vous ne voyez pas que l’influence du Démon forme un contraste nécessaire avec l’influence de Dieu, avec la grâce divine[1] ?

La religion est nécessairement incapable de comprendre ce que c’est que la nature organique et inorganique, elle ne voit donc que les manifestations de l’Être du mal dans les instincts, dans les émotions sensuelles, dans les mouvements subits : bref dans tout ce qui bouillonne et hurle au plus profond de cet abîme volcanique que nous appelons âme affective. La religion, qui regarde ainsi les phénomènes inexplicables du mal physique et psychique comme autant d’effets diaboliques, voit aussi nécessairement des effets divins dans les mouvements involontaires de l’enthousiasme et du transport. Delà cet horrible arbitraire par lequel la grâce de Dieu agit, delà les plaintes du croyant pieux sur l’incertitude où il est à l’égard de cette grâce aussi inconstante qu’irrésistible. Et cela doit être, puisque la grâce n’est essentiellement autre chose que l’âme affective. Cette âme affective, chaos toujours inextricable et violent, est pour les vrais chrétiens le vrai paraclet ; ces moments d’orage et de tremblement de terre, où l’axe de l’être humain craque et semble se briser, où la froide sueur devient du sang, où les passions et les raisonnements deviennent autant de spectres célestes ou infernaux, où le système nerveux tout entier tressaille comme une harpe aux cordes déchirées, à l’aspect soudain des profondeurs mystérieuses de l’âme d’où les sensations fanées et les sentiments ensevelis depuis longtemps surgissent tout à coup comme les revenants des morts — ces moments d’enthousiasme religieux sont précisément ceux où le chrétien savoure au plus haut degré son existence ; tous les autres ne lui sont que des pages blanches dans le livre de sa vie intérieure.

Par rapport à cette vie intérieure on peut aussi définir la grâce comme le génie religieux, et par rapport à la vie extérieure comme le hasard religieux. L’homme n’est point bon ou méchant par sa force individuelle, par sa volonté seule, mais en même temps par un ensemble de déterminations soit secrètes, soit manifestes, qui ne sont pas fondées sur la nécessité absolue ; Frédéric-le-Grand appelait cela le pouvoir de Sa Majesté le Hasard. M. de Schelling, dans son écrit sur la liberté, croit être infiniment plus profond que Frédéric de Hohenzollern, en disant que cette énigme doit s’expliquer par une détermination de soi-même faite dans l’éternité et avant notre existence terrestre ; voilà, certes, une hypothèse des plus illusoires ; mais n’oublions pas que cette philosophie schellingienne dite positive et profonde se compose au fond uniquement d’hallucinations puériles. Laissons-la donc ici de côté.

Or, la grâce divine serait-elle autre chose que le hasard élevé à une puissance mystique ? Assurément non. La religion, il est vrai, se récrie avec indignation contre le hasard, elle s’obstine à vouloir tout faire dépendre de Dieu, tout expliquer par Dieu ; mais elle s’y prend de sa manière habituelle, elle ment. Elle nie le hasard, mais cette négation n’est qu’apparente, elle le transplante dans la volonté capricieuse de Dieu. La religion dit que la volonté divine agit d’après des motifs inexplicables, mais c’est là encore une illusion qu’elle se fait, car une volonté dite suprême ou divine qui prédestine les uns au bonheur et les autres au malheur éternel, les uns à la vertu et les autres au vice, n’a aucun signe caractéristique et positif qui la distinguerait de Sa majesté le Hasard. Tout ce fameux mystère de l’élection que Dieu fait parmi ses créatures, n’est rien autre chose que le mystère ou la mystique du Hasard. Je dis la mystique, car le hasard a certainement quelque chose de mystérieux ou, si cette expression vous plaît mieux, d’énigmatique, et il vaudrait la peine de le contempler une fois sérieusement, philosophiquement. Notre misérable philosophie spéculative ou religieuse s’est toujours occupée des mystères chimériques de son Être absolu, et elle oublie les véritables mystères de la pensée et de la vie. Je répète, le mystère théologique du choix de la grâce divine est la forme théologique et spiritualiste, mais certes fort peu spirituelle, du hasard. Voilà encore une de mes explications qui fait pousser des cris aux ennemis de l’humanité, mais ce n’est pas ma faute. La théologie est bien la grande fantasmologie, et Dieu y est le Démon comme le Démon y est Dieu. Pour moi, je préfère d’être un ange infernal allié avec la vérité, qu’un ange céleste allié avec le mensonge.

J’avais dit, que Dieu était ici le terme technique pour exprimer le bien qui, indépendamment de notre volonté, arrive de l’essence intérieure des choses ou du moi-même, bref, le bien en tant qu’il est inexplicable ; et que tout de même le Démon était ici le mal en tant qu’il ne dépend pas de notre volonté, en tant donc qu’il est inexplicable aussi. Le Démon est le mauvais Dieu, et Dieu est bon Démon, car ils sont d’une origine commune, et leur seule différence est dans leur qualité opposée. Renier le Démon, était donc un péché égal à celui de renier Dieu, l’athéisme et l’adémonisme étaient nécessairement deux crimes de lèse-majesté divine. Et en effet, aussitôt que nous commençons à expliquer dans le monde moral les phénomènes du mal sans les faire dériver d’un être personnel, du mal personnifié, nous ne nous abstiendrons non plus d’interpréter naturellement les phénomènes du bien et sans la supposition d’un être personnel ou du bien personnifié. Les résultats de cette rebellion de l’esprit humain contre le Démon sont les mêmes au fond, mais ils varient dans leurs formes pour la plupart on met le bon Dieu en retraite ou en état de disponibilité, on fait de lui un être tellement oisif et inactif, que son existence vaut autant que sa non-existence ; un être qui, loin d’exercer de l’influence sur la vie de l’homme et du monde, se trouve placé très tranquillement là-haut à la tête de l’univers comme cause première : Ab Jove principium. Quelquefois on parvient à croire à un Dieu autre que celui de la religion. De là il n’y a plus beaucoup de chemin à faire jusqu’à l’abolition intégrale de Dieu[2].

Tout ce qui reste ici de Dieu, se résume alors dans cette petite formule : « Dieu a créé le monde. » Et remarquez bien ce temps passé, grammaticalement parlant : il l’a créé, et depuis ce monde tourne comme une machine construite par un bon ingénieur. On se hâte d’y ajouter : « Dieu continue de créer, » mais c’est une réflexion extérieure. La religion est chaque fois ébranlée, lorsque entre Dieu et l’homme nous interposons l’idée d’un monde, les causes dites intermédiaires. Ici un être étranger s’est déjà glissé entre les deux extrémités, c’est le principe du raisonnement ; il en est fini de cette paix si harmonieuse que la religion avait établie précisément dans la connexité immédiate entre Dieu et l’homme. Une cause intermédiaire est toujours une capitulation que la raison incrédule fait avec le cœur resté croyant. Et si la religion enseigne

que son Dieu aussi influence l’univers par des êtres dits intermédiaires ou médiats, ce Dieu n’en reste pas moins l’unique cause agissante ; ce qu’un autre homme te fait, il ne te le fait pas, aux yeux de la religion, mais Dieu te le fait, et l’autre homme, loin d’être cause agissante, n’y figure que comme instrument, comme milieu. Une cause intermédiaire est toujours une pitoyable chimère, un bâtard pour ainsi dire, un être qui n’est ni indépendant ni dépendant. Rien de plus dépourvu d’esprit et de logique, par exemple, que la théorie du fameux concursus Dei[3], de ce concours de Dieu, où Dieu, non content de donner la première impulsion, continue son influence personnelle dans l’action même comme cause secondaire. Cette doctrine, du reste, n’est qu’une manifestation particulière du dualisme contradictoire entre Dieu et Nature ; un dualisme qui n’a jamais cessé de tourmenter le christianisme ; voyez, sur tout ce que je développe dans ce chapitre, le livre de M. David Strauss, la Dogmatique chrétienne (II, paragr. 75 et 76).

La religion considérée dans son essence, ne donne pas un mot sur les causes dites intermédiaires : elle ne sait jamais répondre à cette question. Et cela doit être, car Dieu est séparé de l’homme précisément par la large zone de ces causes intermédiaires, bien que Dieu, considéré comme Dieu réel, ne soit rien autre chose qu’un être qui appartient au domaine des sens : Dum sumus in hoc corpore, peregrinamur ab eo qui summe est, dit Bernard (Epist. 18, édit. de Bâle à 1552) et Luther : « Tant que nous vivons, nous sommes au milieu de la mort (I, 331). » Ainsi la notion de l’autre monde est au fond la notion de la vraie religion, de la religion perfectionnée et émancipée de toute sorte de bornes et d’oscillations terrestres ; c’est là, nous l’avons déjà dit, le cœur de la religion, son âme ouvertement manifestée ; ici-bas nous croyons, là-haut nous voyons, cela signifie que là-haut il n’y aura plus d’intermédiaire entre Dieu et l’âme, et cela par cela même que l’unité immédiate de Dieu et de l’âme est précisément ce que la religion veut avant tout. Le prédicateur mystique Tauler rend très bien cette pensée dans les termes suivants : « Si tu étais seulement débarrassé de toutes les créatures, qui sont autant de simulacres de Dieu, tu posséderais Dieu toujours, partout et sans le moindre changement (I, 313), » et Luther : « Ici-bas nous avons encore affaire avec les choses, et Dieu en est caché à nos yeux, nous ne pouvons le voir de face en face dans cette vie ; toutes les créatures ne sont que de simples masques, des larves vides et vaines ; derrière elles se tient Dieu comme caché, et c’est de là qu’il agit avec nous par ce milieu (XI, 70). » La religion croit donc forcément que le mur entre le créateur et la créature disparaîtra un jour, de sorte qu’il n’y aura ni matière inorganique, ni corps humain ; alors l’âme pieuse restera seule au pied du trône éternel et chantera des hymnes en l’honneur de Dieu. D’où vient alors à la religion la connaissance des causes intermédiaires ? Évidemment de l’intuition naturelle, irreligieuse, ou du moins non-religieuse. La religion s’en sent embarrassée, et pour s’en tirer elle dit que les effets de la nature sont autant d’effets de Dieu. Mais d’un autre côté le bon sens arrive et dit : « Comment, les objets naturels n’auraient pas une activité réelle dans eux-mêmes ? Cela ne peut pas être, tu les calomnies. » La pauvre religion ne sait plus alors que faire ; elle appelle la notion de Dieu une notion positive, et celle du monde une notion négative, mais cela ne lui sert point à lever la difficulté entière.

Aussitôt que les causes intermédiaires sont mises en activité, et pour ainsi dire, émancipées de toute surveillance divine, l’affaire change de face la nature devient une notion positive, Dieu devient une notion négative. L’univers garde encore un reste de dépendance, mais presque imperceptible : il a été créé, il y a je ne sais combien de siècles, il est parfaitement indépendant depuis et basé sur lui-même dans toute l’étendue de son existence dans l’espace et dans le temps. Le Dieu créateur recule, il recule si loin en arrière que c’est à peine si l’œil l’entrevoit encore parfois à l’extrême limite de l’horizon comme un petit point disparaissant, comme un être hypothétique et dérivé ; il ne doit plus son existence si précaire qu’à la raison, qui ne saurait encore s’en passer tout à fait, parce qu’elle ne peut s’expliquer autrement l’existence de l’univers. Remarquez cependant que c’est la raison qui vient de considérer l’univers comme une machine inerte et morte, et qui maintenant se creuse la tête pour définir le principe moteur de cette machine ; c’est donc là la faute de l’intelligence encore faible et bornée. Mais, à tout prendre, ce Dieu a cessé, une fois pour toutes, de figurer comme un être absolument nécessaire et primitif. Ce Dieu n’existe qu’à cause de l’univers ; il est désormais la prima Causa, mise à la disposition de la raison pour expliquer la machine universelle. Ne nous en étonnons pas ; un homme d’une intelligence bornée et timide s’effraie de l’idée d’un monde qui aurait une existence originairement indépendante et autonome, car cet homme est encore incapable de comprendre la nature vivante ; la majestueuse grandeur du Cosmos n’entre pas encore dans une tête, qui ne connaît que le mécanisme ordinaire et servile. C’est là le point de vue dit pratique et subjectif ; plus tard il deviendra objectif et théorique. Plus tard on comprendra tout ce qu’il y a de magnifique et de sublime dans le Grand-Tout, dans ce vaste organisme, cet océan infini, qui jaillit d’éternité en éternité de son propre sein, y retourne sans cesse et sans détour, et en surgit de nouveau ; pour parler avec le poète : « Comme dans un divin vertige et dans une divine danse ; » ce macrocosme, cet immense arbre de la vie qui ressemble à cet arbre dans le parc du roi homérique Alcinoüs, portant à la fois et toujours des feuilles, des fleurs et des fruits… L’homme qui n’a pas encore l’énergie de la pensée dialectique, heurte, pour ainsi dire, sa tête contre son univers mécanique ; ce choc lui ébranle le cerveau, et il va hypostasier, personnifier cette émotion, il en fait l’impulsion primitive par laquelle son univers aurait été lancé dans la carrière de l’existence, de sorte qu’il marche désormais sans s’arrêter comme la matière poussée par le choc d’une force mathématique. Voilà donc l’explication dialectique, c’est-à-dire, logique et psychologique, d’un univers créé.

Toute cosmogonie religieuse et spéculative n’est qu’une tautologie ; l’exemple que je viens de citer le prouve suffisamment. Dans une théorie cosmogonique, que fait l’homme ? Il définit, il déploie, il explique l’idée qu’il a déjà de l’univers ; l’explication cosmogonique est donc identique avec celle qu’il en donne ailleurs. Il en est de même dans le cas présent : l’univers est une machine inerte, par conséquent elle ne s’est pas produite elle-même, elle doit avoir été faite par un mécanicien, un architecte suprême, par un démiourgos. Sur ce point la conscience religieuse est d’accord avec la théorie mécanique, mais bientôt elles se sépareront pour devenir deux ennemies le théoricien mécanique n’a besoin du Dieu créateur que pour faire confectionner son univers ; l’univers est fait, le créateur se voit congédié pour toujours, et le théoricien mécanique est même très content d’en être débarrassé : il porte déjà au fond de son raisonnement le levain de l’athéisme en germe. Bien autrement l’homme religieux : son monde créé reste toujours en dépendance de Dieu, il reste toujours semblable à une bulle d’eau qui rayonne brillamment dans la lumière, mais qui peut disparaître dans un instant. Ambroise dans son Hexameron (I, 6), dit très bien : « Voluntate igitur Dei immobilis manet et in seculum terra… et voluntate Dei movetur et nutat : non ergo fundamentis suis nixa substitit, nec fulcris suis stabilis perseverat, sed Dominus statuit eam et firmamento voluntatis suæ continet, quia in manu ejus omnes fines terræ[4]. »

La création comme acte hyperphysique de Dieu, voilà le dernier fil par lequel le théoricien mécanique est encore attaché à la religion ; il faut cependant avouer que ce fil est des plus minces et exposé à se casser à la première occasion. Aux yeux de cet homme la religion qui prêche la nullité présente du monde créé, n’est plus qu’une réminiscence, un souvenir de sa jeunesse passée, et il a par conséquent raison quand il refoule dans le passé le plus lointain le commencement de la création. Le présent, le monde existant remplit les sens, l’intelligence et le cœur de cet homme : la religion en décrète la nullité : cet homme, pour ne pas encore rompre ouvertement avec la religion, fait seulement reculer la nullité du monde jusqu’aux extrêmes limites du temps passé. Pour l’usage ordinaire et quotidien cette manœuvre suffit, l’homme n’est plus contrarié par les insolences de la religion ; il n’octroie à son Dieu qu’un droit historique, il lui arrache pouce par pouce tout le droit naturel, et l’intelligence humaine gagne par là l’entrée dans la carrière qui lui convient.

Il en est de cette hypothèse mécanique comme des miracles, que notre théoricien s’explique également d’une manière ordinaire, c’est-à-dire, mécanico-naturelle et éminemment prosaïque. Il ne les admet que comme des événements accomplis, comme des faits quasi-historiques d’un passé déjà éloigné ; il serait très fâché s’il y en avait encore devant ses yeux. Quand on ne croit plus une chose par propre volonté, mais seulement parce que d’autres gens y croient aussi, alors cette croyance est intérieurement morte, et son objet recule, comme un spectre qui fuit l’aube du jour, aux ténèbres d’une époque antérieure. La grammaire dirait : « Cet homme est content de ne croire qu’aux miracles qui sont non-seulement des perfecta, mais même des plus quam perfecta. » Autrement l’homme religieux à ses yeux égarés par la double-vue Dieu reste éternellement, c’est-à-dire, toujours présentement, la cause définitive et primitive de tout mouvement physique et psychique ; Dieu est ici la dernière et unique cause motrice ; posez à cet homme au nom de la théorie une question quelconque, et chaque fois il vous répondra par ce mot laconique Dieu. Cette réponse est nulle, c’est éluder la question ; elle définit par là les effets les plus divers comme n’étant qu’un seul effet d’une seule cause primitive. Dieu est ici une notion faite pour suppléer à la théorie défectueuse ; une explication de l’inexplicable qui n’explique rien du tout puisqu’elle veut expliquer chaque chose ; ce Dieu est la nuit de la théorie, la nuit complète où le dernier rayon du raisonnement critique s’est éteint, une nuit donc qui par là même est entièrement incommensurable, et qui plaît à l’âme affective. Dieu, c’est ici le non-savoir, l’ignorance, qui croit résoudre tous les doutes en les attaquant résolument et en les terrassant ; le non-savoir qui sait tout, puisqu’il ne sait rien de précis et de particulier ; tout objet qui attire et ravit la raison, fléchit ignominieusement devant la religion et perd son individualité. En effet, quel objet serait assez solide pour résister au regard fulminant de la prunelle de Dieu ?… La nuit, c’est la mère de la religion.

On se demande souvent, pourquoi l’esprit de la philosophie est-il si opposé à celui de la théologie ? Parce que, disons-nous, la théologie est opposée à la science, comme le miracle l’est à la nature des choses, à l’objet ; comme la volonté arbitraire et capricieuse (sic volo, sic jubeo, stat pro ratione voluntas, dit la théologie, en frappant du pied, avec les dames romaines de Juvénal), le vrai asile de l’ignorance est opposé à la raison et à la science. La philosophie regarde les lois morales comme des rapports, des catégories de l’esprit, des lois basées sur elles-mêmes ; la théologie n’y voit que des ordonnances, des commandements, des décrets de son Dieu. Elle s’abrite derrière la confusion qu’elle a répandue entre le bien et la bonté personnelle de son Dieu, elle dit : « Ce que mon Seigneur veut, est bon, et si je veux comme lui, je ne suis pas pour cela aveuglément obéissant, » mais ce n’est qu’un sophisme avec lequel on espère donner le change à l’adversaire. Le motif du bien dans cette supposition, en effet, n’est plus la volonté comme volonté, mais la qualité de cette volonté, qui est censée être divine et partant identique avec le bien ; en d’autres termes, telle chose est bonne, non parce que Dieu la veut, mais parce qu’il est bon en la voulant. Bref, la volonté est ici censée être dépendante de l’idée du bien ; un cas spécial, un commandement de Dieu, est ici dérivé de l’idée du bien absolu. Mais la théologie est loin d’entendre la chose de cette manière ; elle croit que la volonté comme volonté, la volonté formelle, la volonté tout court, abstraction faite de l’objet voulu, est réellement la source du bien : c’est la volonté capricieuse et despotique, sans loi ni raison. Je veux, voilà la cause suffisante, le motif décisif ; je suis le Seigneur de l’univers, et rien ne m’arrête. Delà une autre différence entre la philosophie et la théologie pour celle-ci un objet n’est sacré que comme institué par Dieu, pour celle-là parce qu’il est sacré par et en lui-même. C’est cette catégorie intérieure ou objective, la bonté d’un objet en et par lui-même, qui prévaut à la fin : car si vous la niez, vous avouez par cela même et malgré vous que Dieu n’est pas nécessaire par sa nature, mais qu’il l’est devenu seulement par un simple acte arbitraire, en s’instituant Dieu par un car tel est mon plaisir. Une fois l’arbitraire élevé à la hauteur d’un principe métaphysique, vous n’y pouvez plus tirer une limite nécessaire, mais vous pouvez y établir des limites, des variations arbitraires tant qu’il vous plaira, et la seule conséquence logique sera le non-sens sans bornes. Vous proclamez ainsi le Non-sens absolu, principe de toutes les choses existantes.

Il en est de ces lois morales comme de tout le reste. Quand, par exemple, on demande à la théologie : Comment faut-il expliquer le phénomène historique qu’on appelle le christianisme ? elle répond avec empressement qu’il ne faut point se donner la peine d’y réfléchir, et que le christianisme a été surnaturellement institué par son Dieu. Et pourquoi l’a-t-il institué ? puisqu’il lui a plu. Quare fecit Deus cœlum et terram ?…. quia voluit, s’écrie Augustin contre Manès ; mais cette explication augustinienne ne vaut pas plus que la manichéenne. La philosophie, au contraire, médite longtemps avant de répliquer : vous m’adressez, dit-elle, une question difficile à résoudre, car la raison, loin de se laisser entraîner par les transports de l’enthousiasme, marche péniblement à la sueur de son front à travers les études de l’histoire humaine et de l’histoire naturelle : un mathématicien ne demande qu’un seul point pour mettre la terre en mouvement, mais le philosophe n’a pas ce bonheur, il lui faut deux choses, le Temps et la Nature. Le temps dévoile tout mystère, la nature est toute-puissante, mais elle ne l’est pas par la simple volonté, elle l’est par la sagesse. 

Je dis donc la religion est une catégorie, cela signifie une forme essentielle de l’esprit humain, toutes les religions ont ainsi une base commune et des lois communes. Les philosophies occidentales diffèrent de celles de l’Orient, mais les unes comme les autres ont les mêmes lois logiques et métaphysiques, les mêmes formes intellectuelles, les mêmes idées générales la scolastique a produit chez nous la hiccité, qui exista depuis deux mille ans dans la philosophie sanscrite ; il en est de même quant aux religions. Aussitôt que le chrétien parle d’une religion païenne, il est obligé d’admettre l’identité intérieure et fondamentale entre elle et la sienne. Cette identité, c’est l’essence de la religion, et elle se manifeste même dans le fétichisme, triste caricature, il est vrai, mais qui est aussi instructive aux penseurs pour pénétrer la nature secrète de la religion, que le sont les passions et les aliénations mentales aux psychologistes. Chez quelques nations orientales et américaines on rencontre des idées religieuses qui ressemblent beaucoup au dogme chrétien, mais elles ne sont point les restes d’une religion historiquement primitive, ni les avant-courrières du christianisme.

Elles sont des idées nécessaires, sans lesquelles il n’y aurait pas de religion du tout ; elles se remplissent d’un contenu très divers en s’adressant à tel objet ou à tel autre, voilà les différences entre les religions. Ce contenu peut même être irréligieux ou contre-religieux, contraire à la véritable essence de la religion. Ainsi la chrétienne, loin de nous étonner par sa conformation particulière nous étonnerait si elle n’était pas telle qu’elle est ; elle répond à l’essence de la religion en général.

Le christianisme vint au monde moral, intellectuel, social, précisément quand ce monde dépérit. Les mille diversités et variations des religions de l’antiquité classique, avec tous leurs liens de nationalité et de morale, avaient été effacées et fondues par Rome, le monde classique s’affaissa nécessairement sur lui-même, il n’eut plus rien pour s’étayer. Une religion apparut donc, par contre-coup, dans une nouvelle phase, abstraite, nette, concentrée, plus adéquate à l’essence de la religion qu’aucune précédente ; comme quelquefois un enfant, membre d’une famille dépravée, se trouve tellement frappé de l’aspect du mal, qu’il en éprouve un désespoir sans nom et de là une antipathie immense pour le mal : cet enfant se replie forcément sur lui-même, et cherche dans le monde de son âme ce qu’il ne trouve pas dans le monde extérieur. Le bien, il est vrai, ne peut se reconnaître que par le bien, mais cela se fait aussi quand on le mesure d’après le mal : le sentiment du malheur que fait le péché, c’est le sentiment du bonheur que fait la vertu, ce sont des corrélatifs.

Les anciens philosophes païens, ceux des temps classiques comme ceux qui écrivaient sous l’empire des souvenirs classiques, Platon par exemple, ne s’élevaient pas à la notion de la vertu toute pure, parce qu’ils étaient distraits en pensant par des coups-d’œil politiques et nationaux de là des pensées louches et fausses, comme la communauté des femmes, l’avortement, l’exposition des enfants. Le christianisme était donc l’immense dégoût de l’homme pour ce qui avait été et qui était : après les jeux du Cirque chantés par Martial, l’hymne de Mallibranca : après le banquet de Trimalcion, la vallée de l’Absinthe : après les noces de Néron, la mort chaste et amoureuse de l’âme dans le Christ. Cela devait être, les lois naturelles ne se laissent jamais éluder ; après l’action, la contre-action. Voilà une explication triviale et profane, et pourtant juste.

« Mais, dit le croyant, que voulez-vous ? la religion chrétienne, malgré tant d’infamies faites en son nom, restera toujours nécessaire, elle justifie et sanctifie l’homme, elle le change profondément [5].

« Les passions, les faiblesses, les habitudes corrompues ont occasionné les atrocités dites religieuses, et Lucrèce se trompe avec son tantum relligio potuit suadere malorum ? »

C’est vrai comme jeu de mots, c’est faux comme thèse. Si vous voulez absolument appeler religion un mélange de philosophie, religion et morale, vous arrivez sans doute enfin à une religion où Dieu est le principe suprême de la vertu ; une pareille religion n’est assurément pas celle dont le poète épicurien parle : « Elle montra sa tête hideuse du haut du ciel, et terrible à voir elle plana au-dessus des mortels. » Remarquez toutefois que c’est ici la notion morale et non celle d’un Dieu, qui embellit et ennoblit la religion ; il s’agit du plus ou du moins de vertu qu’on attribue à ce Dieu. Mais alors, à quoi bon ce Dieu, qui n’est qu’un compendium de la morale ? Prenez elle-même, et vous vous passerez de lui. En d’autres termes, la différence entre une vraie et une fausse religion vient uniquement du contenu de la religion, de son esprit, c’est-à-dire, de l’idée qu’elle se fait de son Dieu. Les qualités des divinités helléniques étaient peu spiritualistes, et leur culte de même : telle notion de Dieu, telle religiosité. Le caractère de la religion, ce qui la sépare éternellement de la philosophie et de la morale, n’est donc bon, beau et saint que sous la condition d’être rempli d’une notion belle, bonne et sainte de Dieu. La sainteté seule, cette catégorie suprême de chaque religion, et dont la forme subjective est la foi, est tout à fait indifférente à la valeur morale de l’objet saint : les fétichistes trouvent que leurs idoles sont très sacrées, ils frissonnent de respect devant elles.

La sainteté n’est donc pas une notion primitive, ce qui est vrai est saint, mais ce qui est saint n’est point pour cela vrai. Une action sacrée peut être précisément le contraire d’une action morale, elle peut être un crime.

L’acte principal, dans lequel la religion manifeste son essence, c’est la prière. La prière est toute-puissante, non-seulement pour obtenir des choses spirituelles, mais aussi des choses matérielles ; de sorte que Dieu qui exauce la prière n’est plus la cause éloignée, mais la cause la plus rapprochée de tout effet naturel. Les causes, ou forces, dites intermédiaires disparaissent aux yeux de l’homme priant ; il veut aller immédiatement vers son but, il n’a pas besoin de traverser le milieu épais des intermèdes. Ce n’est que l’incrédulité qui voudrait restreindre la prière à des objets purement spirituels ; comme si l’essence de la religion ne consistait précisément à faire des miracles, à découvrir des miracles, et à expliquer toute chose miraculeusement[6].

Là où la religion commence, le miracle va commencer aussi, et la vraie prière est un acte de la force merveilleuse. Par le miracle extérieur les miracles intérieurs se manifestent ; c’est alors que dans le temps et l’espace, dans un fait spécial, se dévoile devant les sens de tout le monde ce qui est la base de la conscience religieuse : on y voit que Dieu est la cause générale, immédiate, surnaturelle de toutes choses. Jamais un miracle ne se fait s’il n’y a pas de l’enthousiasme, de l’amour, de la colère, bref, une exaltation quelconque de l’âme affective. Et c’est précisément dans cette affection que l’intérieur de l’homme se révèle ; uniquement dans le plus fort de l’affection la prière possède une énergie suffisante pour éclater en miracles. Des miracles ne s’opèrent que là où il existe déjà une intuition miraculeuse, c’est-à-dire, où l’homme a une manière de voir qui — que les lecteurs me permettent cette tautologie — veut et peut voir des miracles. Or, des miracles ne sont que des instruments par lesquels l’homme se soumet les lois naturelles et rationnelles ; par le miracle l’homme se moque de la nature. Le but qu’il a en agissant ainsi, est donc un but pratique : c’est l’utilisme qui le pousse à prier et à faire le miracle par le secours de son Dieu. D’où suit que la religion considère l’univers d’un point de vue subjectif et pratique ; il s’ensuit que Dieu, le faiseur de miracles par excellence, est de même un être pratique et subjectif, par conséquent point un être objectif, point un objet de la pensée. Le miracle de même doit son existence uniquement au manque de la pensée, et aussitôt que nous nous plaçons au point de vue de l’intelligence, l’être miraculeux et le miracle disparaissent tout d’un coup. N’oublions pas ici, du reste, l’énorme différence qu’il y a entre le miracle religieux et le miracle naturel ; on a généralement la mauvaise habitude d’effacer cette différence, dans le charitable but de donner le change à l’intelligence, afin qu’on puisse introduire dans le domaine rationnel et réel la contrebande du miracle religieux.

Or, précisément parce que la religion ne daigne pas regarder le monde du point de vue théorique, elle y reconnaît si peu la notion du genre que celle-ci se change et devient à ses yeux la notion de Dieu. L’être universel, réel, objectif de l’univers se transforme en un être surnaturel ; mais cet autre être, ce Dieu, est un être individuel qui possède toutes les facultés des individus humains, puisqu’il en est le genre personnifié. Voilà donc la nécessité absolue qui pousse l’homme religieux à mettre en dehors de lui son essence humaine, à l’objectiver, à l’adorer ; il ne saurait faire autrement, parce que la théorie est en dehors de lui ou — ce qui revient au même — parce qu’il est en dehors de la théorie. Ce Dieu est donc son alter ego, son autre moitié qu’il vient de perdre : il se complète dans et par son Dieu, il ne redevient homme complet que dans Dieu. L’homme religieux sent qu’il lui manque quelque chose, il ne sait pas quoi ? Eh bien, ce quelque chose, c’est son Dieu, et de là cet enthousiasme avec lequel il embrasse son Dieu, qui fait en effet partie intégrante de son essence humaine. Ainsi, Lactance (Div. Inst. III, 28) a raison : « La nature est un rien, absolument néant, aussitôt qu’elle n’a plus en elle la Providence et la Puissance divines, » et saint Augustin : « Omnia quæ creata sunt, quamvis ea Deus fecerit valde bona, Creatori tamen comparata, nec bona sunt, cui comparata nec sunt : altissime quippe et proprio modo quodam de se ipso dixit : Ego sum qui sum (De perfectione just. hom., c. 14). » La religion se moque de l’univers, puisqu’il est objet de la raison théorique et de la théorie rationnelle : elle méconnaît ce qu’il y a de sublime dans les travaux d’un naturaliste et dans les inspirations d’un artiste, dans les recherches d’un penseur ; elle reste constamment incapable de sentir les joies intellectuelles, les plus belles et les plus dignes de l’être humain. La vie s’offre à la religion sous une forme ennuyeuse et vide, elle en cherche le supplément nécessaire, et elle le trouve dans Dieu. Voilà donc ce Dieu devenu l’intuition pure, la vie de la théorie : theoria dans la signification si élevée, si large, si riche, si profonde que les philosophes païens donnaient à ce mot. Contre la grandeur de ce point de vue théorique il n’y a rien qui tienne ; l’homme y est content et tranquille, joyeux et bon, fort et modeste : bref, bienheureux. Quand il a pris place sur cette incomparable hauteur : il y est désormais dans la région de la félicité suprême qui ne peut plus être troublée, parce que son cœur discipliné et son intelligence systématisée y sont également satisfaits ; les objets dont il s’occupe luisent à ses yeux dans la lumière éternelle de la libre intelligence, ils y luisent comme un cristal de roche, comme un diamant, avec les couleurs et les rayons de la beauté suprême. L’intuition théorique et objective est esthétique, l’intuition subjective et pratique en est le contraire. Delà vient l’effort que la religion fait de retrouver en Dieu ce trésor perdu, cette intuition esthétique. Ainsi, ce Dieu est pour les hommes religieux ce que pour nous autres, pour les hommes de la theoria, est l’univers objectif : ce Dieu, loin d’être rempli de besoins pratiques et mondains, est la personnification de l’essence de la theoria esthétique. Aurèle Augustin exprime cela assez bien : « Pulchras formas et varias, nitidos et amœnos colores amant oculi : non teneant hæc animam meam, teneant eam Deus qui hæc fecit ; bona quidem valde ; » – « mais, ajoute-t-il en bon chrétien anti-naturaliste, Dieu est mon bien, et point ces choses là (qu’il a créées). » Confess. X, 34. Et encore : « Amandus igitur solus Deus est, omnis vere iste mundus, id est omnia sensibilia contemnenda ― utendum autem his ad vitæ necessitatem (Augustin, De moribus Eccl. cathol. I, 20). » Ainsi, c’est clair : tu dois admirer et aimer le Créateur, mépriser ses créatures, et seulement t’en servir pour les besoins de ton existence. Voilà la théorie et la pratique chrétiennes.

Le plus grand de tous les malheurs, et le plus souillant de tous les vices dont l’homme puisse se rendre coupable, est sans doute l’hypocrisie, soit subjective, soit objective ; et ce qu’il y a de triste, c’est qu’elle est devenue inévitable aussitôt que l’esprit scientifique a commencé à poindre sans que la foi dogmatique soit déjà suffisamment ébranlée. Bayle lui-même en est un exemple ; là où il s’efforce de démontrer, que la raison ordonne à l’homme de se retrancher dans la foi, qu’une chose peut paraître contraire à la raison quoiqu’étant véritable, qu’on n’abandonne pas la raison quand on la prend pour guide et pour soutenir par elle notre foi, etc. Bayle oublie ici (Entret. de Max. et Them. p. 23, 47-50. Rép. aux quest. p. 762, 1073) que Omnis res cognoscit se ipsam et pugnat contra non esse et amat se esse (Campanella, de sensu rerum, II, 15) ; d’où suit que la raison ne peut pas déraisonner, ne peut pas ordonner à l’homme de l’abandonner pour se soumettre à la non-raison, à la croyance dogmatique ; du reste, une fois admis le principe de l’insuffisance de la raison, comment lui ajouter foi quand elle nous dit : « Je suis insuffisante en matière de religion ? » Elle-même se dit indigne d’être crue, nous hésiterons par conséquent de lui croire quand elle se dit insuffisante. Voilà où même un Bayle est conduit par l’hypocrisie objective… La méthode qu’il suit pour effacer les différences entre foi et raison, n’est qu’un sophisme ; il sépare par exemple Dieu en deux Dieux, l’un bon et compréhensible pour notre raison, l’autre en apparence méchant et — partant, dit-il — incompréhensible, donc un objet de notre foi. Cette séparation est trop mécanique pour pouvoir résister à la critique, et en outre, Bayle congédie la raison quand il laisse renverser une notion primitive ou une conséquence logiquement légitime, par un fait dit historique, qui est isolé, nu, inintelligent. Dieu-le-Bon, avait dit Bayle, est en contradiction avec Dieu-le-Méchant, le père aimant des hommes en contradiction avec le despote qui, uniquement pour son bon plaisir satanique, les souille du péché originel ; cette contradiction est assez puissante pour que Bayle l’aurait dû maintenir. Au lieu de le faire, il la ploie, il la brise sous le poids du mythe biblique ou de la tradition fabuleuse.

Il ne voit donc pas que par-là il invite la foi basée sur des autorités, foi nécessairement aveugle, sourde et partant imbécile, à prendre possession de l’individu et de la société ? Il oublie ici qu’il l’a vaillamment combattue dans le Comment. phil. et ailleurs. En habile opérateur il a réussi à couper jusqu’au dernier tous les liens par lesquels le dogme de l’éternité des peines infernales était attaché comme membre chéri à l’organisme religieux ; il a dit contre ce dogme, qui lui parut être le principal, tout ce qu’on savait dire dans son époque, et cela doit nous concilier avec Bayle. Ce penseur français frappe les dogmes sans les tuer, c’est une faute, mais pas plus grande que celle des philosophes allemands qui protègent et justifient les dogmes sans les entendre dans le sens de l’Église. Cette confusion d’idées, qui ressemble fort à un mensonge et à une lâcheté, date en Allemagne de Leibnitz qui, malgré son apologie de la foi, fut appelé par le bas peuple hanovrien monsieur Sans-Foi (Herr Loevenix), probablement parce qu’on le vit rarement à l’église. Il n’y a pas de juste milieu : les dogmes eux-mêmes prononcent hautement, hautainement ce qu’ils sont, ils ne sont point des symboles muets, des allégories susceptibles d’un million d’interprétations, il faut donc ou les accepter sans condition, ou les rejeter sans exception, et si la science en veut faire un objet, que cela soit seulement dans les recherches critico-génétiques.

Gardons-nous d’en faire un objet de la spéculation métaphysique et mystique ; elle fait semblant de critiquer, mais elle est dépourvue de toute faculté critique et ne sait faire que des explications arbitraires et capricieuses, sans jeter un regard dans la nature intérieure de l’objet. Quelques auteurs s’écrient : Nous allons perdre avec nos dogmes les mystères de notre pensée, mais c’est encore une erreur ; les vrais mystères, les véritables secrets de l’univers sont bien autrement puissants et féconds, attrayants et vivifiants que toutes les fantasmagories de toutes les théologies dogmatiques. Les pierres et les plantes par exemple ne possèdent plus que des qualités naturelles, et précisément à cause de cela on leur en a trouvé de plus dignes de la pensée et de plus admirables que celles, dont la pieuse superstition païenne, juive et chrétienne les avait gratifiées,

C’est surtout la manie de personnifier et de concentrer en une seule personnalité, qui fut poussée à l’extrême dans le christianisme, de sorte qu’il adora la notion de la personnalité, la Subjectivité comme telle ; de là l’incapacité des chrétiens de comprendre ce qui n’était pas personnel[7]. Bayle même avoue : « Encore aujourd'hui ceux qui sont capables d’examen, trouvent dans la passion de l’amour, soit à l’égard de ses causés, soit à l’égard de ses effets, tant de caractères d’incompréhensibilité qu’ils sont obligés d’y reconnaître le doigt de Dieu et un établissement primitif de sa providence particulière. » Mais ni cet établissement ni ce doigt n’expliquent à Bayle et aux chrétiens en général la chose dont il s’agit. L’amour est l’instinct de l’espèce tout entière, quelque chose de générique qui est par conséquent l’opposite de l’instinct de l’individu, et qui doit être appelé mystère si l’on donne ce nom à tout ce qui ne se définit pas sous la forme d’une personnalité. Les philosophes païens étaient loin d’éprouver ce respect illimité pour le personnalisme. Quant à Bayle, il faut se souvenir que l’esprit humain, dans l’époque de ce grand anatomiste de la pensée, était renfermé entre la foi et la nature, également incompréhensibles à ses yeux et qui lui semblaient deux abîmes, l’un devant, l’autre derrière lui. Elle était donc là, la raison humaine, haletante et indécise : elle n’avait encore compris ni l’origine de la foi, qu’elle regarda en tremblant comme une révélation d’en haut, une autorité qui n’eût pas besoin de se légitimer, une loi absolue et positive, ni la nature, dont les causes et les effets étaient également inconnus ; le principe universel était figuré dans l’idole idéaliste qu’on appelle le Dieu subjectif ou personnel ; on frissonnait d’horreur déjà à la seule idée du Dieu spinoziste ou impersonnel, car on ne pouvait pas encore concevoir la valeur de l’essence divine émancipée des entraves de la personnalité divine, on était absolument hors d’état de comprendre l’univers autrement que comme produit d’une intention, l’ouvrage d’un artiste.

Delà le système des causes occasionnelles : le Dieu personnel, composé de toute-puissance, toute-sagesse et d’autres qualités, toutes élevées à la personnalité et condensées dans une personne, met en mouvement mon bras, ma volonté n’a que l’air de le faire : je ne sais pas quel muscle il faut contracter, or ce que je ne sais je ne peux le faire, donc ma volonté n’est point la motrice de mon bras. Cette explication, qui suppose des forces subjectives, personnelles en Dieu pour en déduire les forces également subjectives personnelles en moi, n’explique point l’énigme dont il s’agit. Et pourtant, la nature était l’objet de prédilection que les philosophes étudiaient, chaque fois qu’ils se détournaient avec un noble dégoût du gâchis des matières proprement religieuses. Mais les sciences positives de la nature n’avaient que commencé de naître, des cas exceptionnels attiraient plus que les faits ordinaires de la nature l’attention des observateurs, les critéria manquaient, la critique était encore au berceau. Il en était de même sur le domaine de l’histoire : « Plus on l’étudie, plus on en connaît l’incertitude, » s’écrie Bayle avec tristesse (Crit. gén. 53. Nouv. de la Rép. 185. V) et c’était là encore un résultat de la théologie, qui avait tout fait pour corrompre les annales.


  1. On sait combien, par exemple, Luther a eu à souffrir de ce qu’il appelle les tentations du Démon ; il dit que ce ne sont point là des tentations dites charnelles, l’instinct sexuel si contraire au spiritualisme hyperphysique du christianisme, mais les doutes sur la Bible, c’est-à-dire uniquement sur le salut éternel. Or, il dit encore qu’il a été cruellement tourmenté dans sa jeunesse par la signification de la grâce divine (l’influence arbitraire de ce Seigneur absolu qui s’appelle Dieu), dont dit saint Paul qu’elle justifie (rend apte pour entrer au ciel). Il appelle cette grâce aussi justitia Domini, justice divine, et après avoir médité dans des angoisses inexprimables sur ce terrible point pendant de longues années, il découvre que cette justice divine surnaturelle, qui justifie la créature en l’empêchant d’être condamnée par le créateur, est un acte entièrement volontaire de la sagesse de Dieu. Ainsi, la grâce de Dieu est seulement un autre nom pour liberté de Dieu ou justice de Dieu ; le sens atroce de ces trois mots reste toujours le même : c’est le caprice, l’arbitraire de ce roi absolu et paternel de l’univers, qui dit : Car tel est mon plaisir. Dieu, c’est le Démon.  (Le traducteur.)
  2. « Quand une forme de la vie humanitaire décline, se fane et va disparaître pour toujours, dit Hégel, alors la philosophie saisit son pinceau et en peint un portrait gris en gris, » Si c’est là la tâche de la philosophie, celle de la critique dialectique doit consister à s’emparer de cet organisme dépérissant, d’en dresser scrupuleusement le procès-verbal anatomique, physiologique et pathologique. Il est pour cela nécessaire, application faite au cas actuel, d’avoir constamment devant les yeux l’histoire, ou plutôt la biographie, du christianisme. Il en résulte que le Démon s’y tient toujours à côté de Dieu, dont il est parfois l’alter ego, son remplaçant qu’il lâche comme un chien de chasse, parfois son ennemi acharné ; mais il existe continuellement un certain rapport entre eux. L’origine du Démon n’y importe rien saint Augustin, Manichée, les gnostiques avaient tort de se déchirer à propos d’elle, car si vous admettez le Démon comme frère co-existant d’éternité avec Dieu avant la création, ou, si vous l’admettez, comme produit émané de ce Dieu, ou enfin comme créature primitivement angélique et plus tard devenue ennemie de Dieu, vous avez là toujours un bon Dieu renfermant en lui, ou ce qui revient au mème, ayant en face de lui un mauvais Dieu. Les gnostiques avaient beau envelopper cette âpre vérité dans les descriptions les plus circonstanciées et ennuyeuses, toutes leurs ambages ne les avançaient pas plus loin que les augustiniens : toujours un bon Dieu sans la force de détruire le mauvais Dieu, et un mauvais Dieu sans l’énergie de vaincre le bon. Les platoniciens, les gnostiques, les pythagoriciens, les manichéens, les dogmatiseurs chrétiens, etc., sont également incapables de sortir des dilemmes de la création tirée du néant, de l’origine du mal, etc. Si, par exemple, Augustin croit avoir trouvé un argument irréfutable contre les gnostiques : « L’âme humaine ne peut pas être émanée de Dieu, car si elle l’était, elle serait de la même substance que lui, donc sans péché, sans misère et sans changement » (Archelaüs dit la même chose contre Manès) :-Il se trompe, car Dieu en créant, comme Augustin le veut, exerce par là évidemment aussi un acte d’émanation ou probole gnostique. Bref, Dieu et le Démon des chrétiens sont deux êtres complémentaires, dont l’un ne saurait exister sans l’autre ; il en est absolument de même dans le manichéisme, n’en déplaise à Aurèle Augustin : mais que peut-on en effet attendre d’un homme qui n’a pas honte de dire, par exemple, que le nom manichaioi signifie ceux qui versent la manne ? Comme si ce grand savant de l’Église ne savait pas que le mot devrait alors être mannicho-oi (Confess. saint Augustin. Liv, 2) ? Ce seul trait, en effet, suffit pour caractériser sa polémique.  (Le traducteur.)
  3. Que Bossuet était fier d’avoir formulé dans cette phrase aussi sonore que creuse : « Dieu mène, l’homme s’agite. »  (Le traducteur.)
  4. Et cela doit être ; Dieu et Univers sont deux notions contradictoires : l’un des deux est nécessairement un être non-existant au fond, qui n’existe qu’en apparence ; ou l’univers est une chimère, ou Dieu en est une. Un exemple de l’incohérence illogique des idées théologiques nous donne ici les pauliciens : « Quoiqu’ils crussent et espérassent dans le Père, le Christ (bien entendu doué d’un corps magique, de sorte qu’il avait traversé celui de sa mère ainsi que l’eau passe par un conduit, et que les Juifs avaient crucifié un fantôme) l’âme humaine et le monde invisible, ils adoptaient l’éternité de la matière, substance opiniâtre et rebelle : » Deum malum et Deum bonum, dont l’un avait créé le monde terrestre, l’autre le monde invisible (Gibbon, Hist. de la Déc., éd. Guizot. T. II, p. 9). Les divagations illogiques et fausses que la théologie se permet, sont presque innombrables, puisque son principe vital, le caprice dans la pensée, appartient à la catégorie de la quantité : il en est comme des numéros d’une loterie. Parmi tant de constellations, il y a aussi parfois des logiques, ne nous en étonnons pas.  (Le traducteur.)
  5. Elle l’a si bien fait, qu’elle a oublié d’abolir la pauvreté et la prostitution, tant morales que physiques. L’antiquité païenne ne diffère donc de l’époque chrétienne que quantitativement, et point qualitativement, ce qui, soit dit en passant, ne milite guère en faveur du supranaturalisme ; car une religion surnaturelle aurait dû avoir la force de changer la nature humaine. Le christianisme, sous ce point de vue, c’est le père de l’aumône qui avilit, et de la pitié qui déshonore ; il est aussi, en théorie bien entendu, celui de la fraternité (c’est son seul beau côté) ; mais après avoir dit à la femme tombée et repentante : « Lève-toi, Dieu te pardonne puisque tu as beaucoup aimé, » et au criminel : Repens-toi, tu entreras avec moi au paradis, qu’a-t-il alors fait pour prévenir la chute de la femme et de l’homme en général ? Rien, sinon des sentiments fébriles et de l’éloquence exaltée ; il a fait vibrer, plus qu’aucune autre religion, toutes les cordes de la lyre qu’on appelle l’âme affective, et le cœur humain : il a surexcité les nerfs.  (Note du traducteur.)
  6. Prière et Miracle sont identiques, et comme la prière se laisse abréger et concentrer dans un mot magique, on peut faire des miracles par un mot, une syllabe : le grand nom Schem hamphorasch (du talmud) est si puissant que, d’après le pamphlet Toledoth Jeschu, Jésus-Christ s’en sert pour ensorceler, vivifier un squelette, guérir un lépreux : tout cela en prononçant le grand nom qu’il avait copié d’une pierre au temple sur un parchemin, etc.  (Le traducteur)
  7. D’après le principe des Émanations Divines personnifiées, qui est la base commune du magisme, du gnosticisme, du catholicisme, du manichéisme, de l’arianisme, du platonisme, tous frères en doctrine comme en morale.  (Note du traducteur.)