Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. XIX

Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 304-318).

Chapitre XIX.

Le Ciel chrétien ou l’Immortalité personnelle.


La vie célibataire et ascétique est la voie directe qui mène le chrétien à la vie céleste et éternelle ; le ciel chrétien, nous l’avons suffisamment démontré, n’est rien autre chose que la vie humaine sans différence sexuelle et absolument subjective. La croyance à l’immortalité personnelle ou individuelle se base sur la mesquine et misérable idée qu’on s’est faite de la nature organique ; on s’imagine que la sexualité n’est que quelque chose extérieure, superficielle, qui peut exister ou non exister, de sorte qu’en effet l’individu sans sexe soit la seule forme absolue sous laquelle puisse se manifester la subjectivité. Cela veut dire : l’individu incomplet, sans sexe est le plus complet ou l’absolu. C’est peu logique. mais c’est théologique.

La différence sexuelle, au contraire, est comme le cordon ombilical qui rattache l’individu humain, l’enfant, à la généralité humaine, à la mère. Un homme qui n’a pas poussé le mépris hautain — ou ce qui revient au même, la contrition de l’humilité la plus subjective – jusqu’à se moquer de la mère universelle, un homme qui se sent et se sait né d’elle, dépendant d’elle, jouissant et travaillant dans elle, ne saurait jamais concevoir la vie céleste, où l’individu subsiste sans être en rapport avec l’espèce, uns existence sexuelle. Cet homme dira aux fidèles : Votre individu sans sexe, votre esprit céleste n’est qu’un produit de votre âme affective. La différence sexuelle est dans un rapport intime avec la sphère intellectuelle et morale de l’individu, et remarquez-le bien, cette sphère doit se réaliser dans ses occupations, dans ses études, dans son industrie, dans sa science. L’individu ne vaut rien, à moins qu’il ne s’adonne de cœur et d’âme à un travail, non-fantastique et hyperphysique, mais réel, naturel, humanitaire. On n’est homme qu’en agissant ainsi pour la totalité dont on fait partie ; l’individu doit vivre et mourir dans l’humanité et pour elle : Nec sibi, sed toti genitum se credere mundo, comme a dit un poète de Rome païenne.

Or, la vie céleste chrétienne est radicalement opposée à cela. Ne nous dites pas que les stoïciens eux-mêmes parlaient d’une immortalité individuelle après la mort ; ces philosophes n’étaient nullement d’accord sur cet objet. Et au milieu de leurs démonstrations d’une existence personnelle de l’âme trépassée, ils furent souvent arrêtes par l’intuition qu’ils avaient du monde, de la nature, de l’univers, du genre humain ; ils ne cessaient presque jamais de distinguer soigneusement entre le principe vital d’un côté et l’individu vivant de l’autre, entre l’âme, l’esprit en gêneral et l’âme, l’esprit de l’individu. Autrement les chrétiens : d’un seul coup ils effacent la différence entre âme et personnalité, entre genre et individualité, et mettent dans eux-mêmes, immédiatement dans leur individualité personnelle, ce qui appartient plutôt à la grande totalité de l’espèce humaine. Voilà donc cette unité du genre et de l’individu élevée à la hauteur d’un principe, et déifiée sous forme divine ; car le Dieu absolu, le Dieu un et triple des chrétiens est bien la Personnalité, l’individu par excellence ; de là enfin l’immortalité personnelle de l’homme chrétien.

La croyance à l’immortalité personnelle est donc parfaitement identique avec celle à un Dieu personnel, ou — ce qui revient au même — le Dieu chrétien est sur un côté de l’équation, et la croyance à l’immortalité personnelle sur l’autre ; la valeur de cette équation s’appelle : essence de la personnalité absolue et illimitée. Dieu, c’est la personnalité illimitée, sans bornes ni mesure ; la personnalité chrétienne dans le ciel est, de même, une personne débarrassée de toute sorte d’obstacles, de bornes, de mesure terrestres. Ainsi ce Dieu et le ciel sont identiques ; seulement sous forme de Dieu vous posez abstraitement ce que vous posez, sous forme de ciel, comme un objet de votre imagination, ou, l’imagination ne se rapportant qu’aux choses physiques, comme un objet de vos sens. Votre Dieu, c’est le Ciel spiritualisé ; votre Ciel chrétien, c’est Dieu imaginé, Dieu matérialisé. Votre Dieu est donc l’essence ou la notion de votre vie céleste, absolue et bienheureuse, mais cette notion personnifiée. La vérité de ce que je viens de dire. résulte aussi de l’article de foi qui appelle la vie d’outre-tombe union avec Dieu. En d’autres termes, ici-bas nous sommes des hommes, là-haut nous serons des dieux ; ici-bas nous sommes séparés de Dieu, là-haut toute barrière entre lui et nous tombe ; ici-bas la divinité est un monopole, là-haut un bien commun ici-bas une unité abstraite, là-haut une multiplicité concrète, réelle. Luther : « L’autre homme (comprenez-vous ? je dis l’autre) va être renouvelé dam la vie spirituelle, il sera donc un homme spirituel, après être arrivé de nouveau à l’image de Dieu, et il sera égal à ce Dieu en action, en justice, en sagesse (I, 324). Augustin dit, chez Pierre Lombard (II, 38, c. 1) : Finis autem bonae voluntatis beatitudo est, vita aeterna ipse Deus. Et dans les écrits apocryphes de saint Bernard on trouve le passage suivant (De vita solidaria) : « Bene dicitur quod tunc plene videbimus eum sicuti est, cum similes ei erimus, hoc est erimus quod ipse est ; quibus enim potestas data est filios, Dei lieri, data est potestas, non quidem ut sint Deus, sed sint tamen quod Deus est (une distinction illogique, mais qui ne manque pas d’une apparence de profondeur). » « Sint sancti, futuri plene beati quod Deus est ; nec aliunde hic sancti, nec ibi futuri beati, quam ex Deo qui eorum et sanctitas et beatudo est. »

Le ciel chrétien est la vérité chrétienne ; ce qui n’entre pas au ciel, reste en dehors du vrai christianisme. Le chrétien n’a qu’un désir, désir extravagant, insensé, brûlant, mais poétique ou du moins fantastique, c’est d’être débarrassé de l’instinct sexuel, ou de la matière en général : ce désir est pleinement réalisé dans son ciel : « Après leur résurrection charnelle, ils n’épouseront pas, ils ne seront pas épousés non plus, car ils seront semblables aux anges de Dieu dans les cieux, » dit l’Évangile (Matth., XXII, 30). Et l’apôtre écrit à la communauté chrétienne de Corinthe : « Les aliments au ventre, le ventre aux aliments, cela est vrai. Mais Dieu y rendra inutile (katargesei) les aliments et le ventre (I, 6, 13). » « Mes frères, je vous dirai que la chair et le sang ne pourront acquérir le royaume divin, et la pourriture n’héritera point de l’éternel (XV, 50, ibid.). » « Ceux-là n’auront plus soif ni faim, ils ne souffriront plus des rayons du soleil (Apocalypse, VII, 16). Il n’aura pas de nuit, on n’y aura pas besoin d’une lumière ni des rayons solaires (XXII, 5, ibid.). » Thomas à Kempis dans l’Imitation du Christ (I, 22) : « Comedere, bibere, vigilare, dormire, quiescere, laborare et caeteris necessitatibus naturae subjacere, vere magna miseria est[1] et afflictio homini devoto, qui libenter esset absolutus et liber ab omni peccato ; utinam non essent istae necessitates, sed solae spirituales animae refectiones, quas heu satis raro degustamus. » — Voyez sur cet objet Grégoire de Nysse (De anim. et resurr., Leipzig, 1837, p. 98, 144, 153).

Ce qu’il y a de vraiment plaisant, c’est que toute cette fameuse immortalité personnelle et très chrétienne, est loin d’être spiritualiste ; elle ne s’adresse point à l’esprit (spiritus) de l’individu, mais assez grossièrement à son corps, ou comme on disait avec une expression orientale, à la chair. Bacon de Verulam dit (De augm. scient., I. I) : « La science était aux yeux des philosophes païens une chose immortelle et incorruptible[2]. » « Nos autem quibus divina revelatio illuxit… novimus, non sotum mentem, sed affectus perpurgatos, neque animam tantum, sed etiam corpus ad immortalitatem assumptum iri suo tempore. » Celsus était donc fondé à reprocher aux chrétiens un desiderium corporis, un singulier matérialisme en forme transcendante. C’est précisément cette monstruosité, la combinaison de matière et d’imagination qui ne laisse pas d’inspirer une profonde antipathie à tout cœur droit et éclairé ; car, remarquez-le bien, dans le ciel chrétien il ne s’agit point d’en ennoblissement, d’un embellissement de la nature organique, avec lequel on aurait déjà, implicitement du moins, fait une concession théorique à la matière ; il s’y agissait plutôt d’une destruction dissimulée du corps.

La Bible ne dit pas un mot sur les anges, auxquels les âmes chrétiennes ressembleront ; elle est en général très pauvre à propos de choses importantes ; elle désigne les anges sous le nom de pneumata, esprits supérieurs, hominibus superiores. Les chrétiens du moyen-âge se prononçaient plus explicitement ; mais sans accord entre eux : quelques-uns donnaient aux anges un corps, quelques autres le leur refusaient. Cela revient du reste au même, car le corps d’un ange est un corps idéal, fantastique, un caprice de la fantaisie, un jeu de l’imagination, un rien. À propos des corps ressuscités, il régnait aussi une énorme variété dans les opinions, mais qui n’a rien de prodigieux pour qui sait y voir un résultat nécessaire de la perversité en fait de logique ; car enfin, la conscience religieuse veut que le corps, après la résurrection, soit le même comme dans la vie, et en même temps elle veut que ce même corps soit un autre ; c’est ainsi que blanc ne soit, non-seulement blanc, mais aussi noir et blanc à la fois. Ce sont là des miracles religieux. « Cum nec periturus sit capillus, ut ait Dominus, capillus de capite vestronon peribit (Augustin et Petr. Lombard., t. IV, dist. 44, c. 1). » Le corps ressuscité est donc rétabli jusqu’aux cheveux inclusivement mais il n’a plus rien qui soit désagréable : « Imo, sicut dicit Augustinus, detrahentur vitia, et remanebit natura. Superexcrescentia antem capillorum et unguium est de superfluitate et vitio naturae. Si enim non peccasset homo crescerent ungues et capilli ejus usque ad determinatam quantitatem, sicut in leonibus et avibus (Addit. Henrici ab Vurimaria ib.) » Ainsi les ongles et les cheveux, qui dans cette vie croissent toujours de manière qu’on est obligé de les couper quelquefois, seront là-haut comme ils auraient été si Adam n’eût pas fait sa chute. D’autres organes du corps auront également la qualité de ne rien avoir de repoussant.

Eh bien, pourquoi messieurs les modernes ne s’occupent-ils plus, comme les anciens, de cet objet particulier ? Parce que leur loi est une foi générale, vague, indécisément flottante, bref, une foi qui n’en est pas une, mais qui en a l’apparence à leurs yeux ils se trompent eux-mêmes, et pour ne pas perdre le peu de croyance qui leur reste, ils préfèrent de ne pas regarder les choses en détail et de ne tirer jamais les conséquences. C’est commode, mais peu religieux.

Ce qui rend difficile de bien pénétrer cet objet, c’est l’imagination, qui ne sait faire que de la confusion ; elle apporte d’un côté l’idée d’un seul Dieu personnel, et d’un autre côté l’idée d’un grand nombre de personnalités humaines. Mais au fond il n’y a aucune différence entre la vie absolue appelée Dieu et la vie absolue appelée Ciel par le mot Ciel on se représente in extenso, dans les dimensions de l’espace, ce que le mot Dieu exprime concentré sur un tout point. La foi qui prêche l’immortalité de l’homme, est la même foi qui enseigne la divinité de l’homme, et vice versa, la croyance en Dieu est la croyance à la personnalité pure, débarrassée de toute barrière et, partant, immortelle. On a beau ici chercher des distinctions entre Dieu et l’âme humaine immortelle, ce ne sont que des subtilités soit sophistiques, soit fantastiques : ce qui arrive, par exemple, quand on divise la félicité des habitants du ciel chrétien en degrés, quand on y établit des limites, etc.

L’identité des personnalités humaine et divine résulte déjà des démonstrations populaires qu’on donne de l’immortalité : « S’il n’y a pas une autre vie meilleure, Dieu ne serait ni bon ni juste : » — ici on fait dépendre la justice et la bonté divines de la continuation de l’existence individuelle, car sans justice et bonté Dieu n’est plus Dieu, donc l’existence de Dieu même n’y résulte que de l’existence des individus. Si je ne suis pas immortel, alors je ne crois pas en Dieu, et un homme qui nie l’immortalité, nie Dieu. Voilà donc ce Dieu devenu la certitude que j’ai d’être un jour dans le bonheur céleste ; il est la certitude de ma félicité individuelle. Dieu, c’est la subjectivité des sujets, la personnalité des personnes, d’où suit que les personnes humaines sont divines. En Dieu je fais de mon temps futur, pour parler le langage de la grammaire, un temps présent, ou plutôt je fais d’un verbe un substantif ; comment y voudrait-on faire une séparation ? Dieu, c’est précisément l’existence qui convient à mes désirs et mes sentiments lui, le Juste, le Bon remplira tous mes souhaits, tandis que la nature et le monde sont l’existence qui est en contradiction flagrante avec eux. Dieu réalise tous mes désirs, voilà la personnification la plus populaire de cette thèse : « Dieu est le réalisateur, » c’est-à-dire la réalisation et la réalité de mes désirs. Augustin dit : si bonum est habere, etc. « Si un corps indestructible est quelque chose de beau, de bon, pourquoi alors désespérer de la force divine qui pourra le faire (Opp. Antw. 1700, V, 698) ? » Le Ciel chrétien est, lui aussi, l’existence qui répond a tous mes désirs ; toute différence donc qu’on voudrait ériger entre Dieu et ce Ciel, est nécessairement nulle : « Quare dicitur spirituale corpus, nisi quia ad nutum spiritus serviet ? Nihil tibi contradicet ex te, nihil in te rebellabit adversus te… Ubi volueris, eris… Credere enim debemus talia corpora nos habituros, ut ubi velimus, quando voluerimus, ibi simus, » dit Augustin (I. c. p. 705. 703) ; nihil indecorum ibi erit, summa pax erit, nihil discordans, nihil monstruosum, nihil quod offendat adspectum » dit le même (I. c. 707), et « nisi beatus, non vivit ut vult (De civit. Dei, I, 14, c. 25). » Ainsi nous disons, que Dieu est ici la force par laquelle l’homme réalise son bonheur éternel ; Dieu est la Personnalité absolue, dans laquelle toutes les personnes individuelles mettent et trouvent la conviction inébranlable de leur félicité et de leur immortalité ; Dieu est la certitude suprême que la subjectivité a de sa vérité et essence absolues.

Il n’y a pas de doute, le dogme de l’immortalité personnelle est la doctrine capitale, la clef de voûte de tout l’édifice religieux ; c’est comme un testament où la religion publie sa dernière volonté ; où elle se prononce clairement et sans fard. Partout ailleurs elle nous parle de l’existence d’un autre être, ici elle parle de celle de l’homme ; ailleurs l’homme religieux fait dériver son existence de celle de Dieu ; sur le terrain de l’immortalité individuelle il intervertit les rôles en faisant dépendre la réalité de son Dieu de sa propre réalité humaine ; ce qui ailleurs lui apparaît comme une vérité immédiate et primitive, est ici pour lui une vérité secondaire est inférée ; si je ne suis pas éternel, alors il n’y a pas de Dieu ; si nous n’avons pas de résurrection, le Christ n’en a eu non plus ; toute la doctrine est fausse de la racine jusqu’au sommet, dit l’apôtre. Edite, bibite, lançons-nous tous dans les plaisirs les plus effrénés. On saurait, il est vrai, éviter ce qu’il y a d’indécent dans cette argumentation populaire si renommée, en rayant la formule finale, mais alors il n’y a pas de conclusion. Mieux vaudrait d’élever l’immortalité au rang d’une vérité analytique, de manière que la notion de Dieu, la notion de la personnalité absolue, serait considérée une fois pour toutes comme la notion de l’immortalité. Dieu est la garantie de mon existence future, parce qu’il est déjà la certitude que j’ai de la réalité de mon existence présente ; il est mon protecteur, déjà sur terre, contre les puissances du monde extérieur ; d’où s’ensuit que je n’ai plus besoin d’inférer explicitement l’immortalité comme une vérité particulière : ayant mon Dieu, j’ai mon immortalité. C’est là la méthode suivie par les vrais mystiques chrétiens (je ne veux pas m’occuper des mystiques superficiels) ; chez les mystiques profonds, la notion de l’immortalité s’est fondue, pour ainsi dire, dans la notion de Dieu. Leur Dieu était déjà pour eux la vie immortelle ; Dieu était leur félicité subjective, et par conséquent pour leur pensée ce qu’il est en lui-même et par lui-même, c’est-à-dire, dans l’essence de la religion.

J’ai donc prouvé que Dieu est le ciel. Il m’aurait été plus facile, du reste, de prouver que le ciel est Dieu : tel que le ciel religieux se présente à l’homme, tel est son Dieu. Les royaumes du ciel, dans les diverses religions, différent entre eux d’après les diversités essentielles humaines, pour ne pas dire d’après les divers royaumes terrestres. Les chrétiens aussi se font des royaumes célestes qui différent entre eux, et le Dieu chrétien est loin d’être toujours et partout le même. Les pieux, parmi les Allemands, nous parlent d’un dieu germanique, ceux parmi les Français, d’un dieu français, ceux parmi les Espagnols, d’un dieu espagnol, et ainsi de suite. En France, on avait en effet le proverbe national : Le bon Dieu est Français. Le dieu réel d’une nation est le point d’honneur de la nationalité, et tant qu’il y aura des nationalités dans l’ancienne acception de ce mot, il y aura aussi du polythéisme.

On croit avancer quelque chose de très profond quand on dit qu’on ne peut rien préciser sur cette matière épineuse, puisque le ciel religieux est incompréhensible à notre intelligence, et que toute description qu’on en donne est purement une hypothèse ou une allégorie calquée d’après le monde terrestre ; on ne dit par là qu’une trivialité. C’est absolument comme si l’on ne veut pas se prononcer sur l’essence de Dieu, mais son existence, dit-on, est certaine. Ceux qui parlent de cette manière se sont déjà débarrassés de l’idée fixe de l’autre monde ; ils affirment dans leur cœur cet autre monde ; mais trop occupés des choses du monde actuel et réel, ils le font nier par leur tête, à moins que ce ne soient des hommes qui ne réfléchissent point du tout sur de pareilles choses. En d’autres termes, ces hommes nient l’autre monde en ce qu’ils lui ôtent toutes les qualités par lesquelles il devient objet réel pour l’homme. La qualité, on le sait, ne diffère jamais de l’existence, elle est l’existence réelle : exister sans avoir des qualités, c’est être un spectre, une chimère, une fantasmagorie. La qualité me donne de l’existence, la qualité est, sinon antérieure à l’existence, du moins le nerf principal sans lequel l’existence serait nulle, absolument zéro. Quand on dit, par conséquent, que Dieu ne peut pas être reconnu, décrit, compris, on ne dit par là rien qui soit vraiment religieux ; cette doctrine de l’incompréhensibilité de Dieu et de l’autre monde, est le produit d’un sentiment irréligieux, qui est encore trop craintif pour se montrer en plein jour, et qui se cache derrière la religion. Cela vient de ce que l’existence de Dieu n’est originairement donnée qu’avec une certaine idée de ce Dieu, l’existence de l’autre monde avec une certaine idée de cet autre monde ; ainsi, le chrétien n’est convaincu que de l’existence de son paradis à lui, paradis qui a la qualité chrétienne, et il ne croit point au paradis mahométan ou hellénique ; en d’autres termes, la qualité donne toujours la première la certitude de l’existence ; celle-ci s’entend d’elle-même, aussitôt que celle-là est assurée. Ainsi, dans le Nouveau Testament, on ne lit point des démonstrations et des thèses générales comme par exemple : il y a un Dieu, ou : il y a une vie après la mort ; mais on y lit des descriptions qualitatives, par exemple : Au ciel on ne se mariera pas. La qualité, en effet, porte déjà en elle-même l’existence, et c’est surtout l’âme affective imbue d’une naïve religiosité, qui ne réfléchit pas abstraitement sur l’existence, mais qui saisit d’abord les qualités, et par là, implicitement aussi, l’existence de Dieu et de l’autre vie. Quand l’on croit sincèrement à cette autre vie, elle a par cela même les vives couleurs et les contours déterminés d’une chose réelle et le raisonnement du rationalisme, ou de l’irréligiosité honteuse devant elle-même, est illogique. Ce raisonnement se trompe en ce qu’il oublie l’identité du moi ; il oublie que l’individu humain ici-bas, et ce même individu là-haut, qui ne forment qu’un seul objet, doivent être, logiquement parlant, d’une seule substance, et que partant la vie d’outre-tombe ne saurait être voilée à mes yeux terrestres. Bien au contraire même, la vie de ce monde est la vie voilée, inconcevable, confuse, tandis que là-haut les masques sont tombés ; là-haut je suis ce que je suis en vérité. Ainsi, quand on dit : « Il y a une vie céleste, mais comment elle est, cela ne peut être compris par l’homme sur terre, » on débite un produit de ce septicisme religieux, qui se base sur la plus grande mésintelligence et ignorance en fait de religion. Ce triste scepticisme ignore complètement l’essence de la religion. Remarquez bien ce que la réflexion de cette sorte, la réflexion irréligieuse-religieuse, définit comme une idée imaginative d’une chose inconnue et certaine à la fois, Cela est primitivement, dans le vrai sens de la religion, la chose elle-même, l’essence elle-même, et nullement l’image de cette chose : ce scepticisme incrédule et crédule en même temps, met la chose, la vie céleste en doute, mais il est si lâche et si inconstant en fait de logique, qu’il n’ose en douter directement ; il élève seulement des doutes contre l’idée imaginative, l’image qu’on s’était faite de la vie céleste. En d’autres termes, ce scepticisme va jusqu’à dire : « Voilà une image et non une réalité, » — mais il ne pousse pas plus loin.

Du reste, quand une fois une brèche a été ouverte dans le mur d’images dont l’immortalité a été entourée, quand on a commencé à douter qu’on puisse exister là-haut comme la foi l’enseigne, sans corps matériel et sexuel, alors l’immortalité elle-même sera bientôt après attaquée à son tour. L’histoire de la chrétienté est là pour le constater. Détruisez l’image de la chose, et la chose est détruite à son tour, puisque cette prétendue image est la chose même.

La croyance au ciel chrétien a pour base un jugement de la raison ce qu’on trouve ici bon, beau, noble, aimable, on le transporte là-haut comme la seule existence digne d’exister, et on en exclut tout ce qui est contraire, tout ce, par conséquent, dont on désire ardemment la non-existence. Ainsi, un autre monde dont on ne connaît rien, comme le veut le scepticisme, est une chimère ridicule. L’autre monde est, au contraire, destiné faire disparate les douloureuses scissions. les terribles ruptures qu’un homme aperçoit entre lui et la vie politique et sociale ; comment osez-vous alors parler à la religion d’un autre monde inconnu ? Est-ce par hasard que l’inconnu d’outre-tombe rendrait heureux ceux qui ne connaissent que trop les poignantes misères terrestres ? Il faudrait, au contraire, être assez logique pour leur laisser leur autre monde bien connu dans la religion. C’est cette gaucherie en fait de logique qui rend si désagréable le scepticisme religieux.

Ibi nostra spes erit res, dit saint Augustin avec raison ; l’autre monde est la noce de l’homme avec la divinité, sa fiancée éternelle. Dans la noce, sa bien-aimée ne devient pas un autre être, mais elle devient la sienne à lui, son âme à lui  : et comme le paganisme renferma dans des urnes mortuaires les cendres des amis défunts, de même le christianisme renferme dans l’autre monde, comme dans un mausolée, ce qu’il y a de plus précieux aux yeux d’un chrétien, l’âme individuelle.

Pour bien connaître une croyance religieuse, regardez-la aussi dans ses degrés inférieurs, crûment matériels et barbares ; regarde-la non-seulement en ligne ascendante, mais aussi dans la largeur et l’étendue de son existence. En contemplant la religion des religions, la religion absolue, c’est-à-dire le christianisme, vous devez toujours penser en même temps aux autres religions. Ce médecin qu’on appelle philosophe critique et dialectique, découvre l’essence de la religion, souvent même dans les plus affreuses maladies, c’est-à-dire, aberrations religieuses ; il voit aussi à travers les représentations les plus grossières, les plus touchantes, les plus attendrissantes, les plus humaines. Qu’y a-t-il de plus saisissant que cette idée que des populations sauvages se font de l’autre vie ? Ils se la représentent comme l’actuelle, ou l’actuelle améliorée ; selon les rapports de quelques voyageurs anciens il y en a même qui croient que l’autre vie sera encore plus misérable que l’actuelle. Quoi qu’il en soit, cette naïveté de l’homme incivilisé a quelque chose d’éminemment touchant ; l’autre monde n’est pour lui en quelque sorte que le désir de rentrer dans son pays, dans sa famille, chez les animaux qu’il a élevés et chassés, au milieu des forêts qu’il a si souvent parcourues ; les Nègres aux Antilles se suicidaient pour retourner ainsi en Afrique, les Germains et les Scandinaves antiques se donnaient quelquefois la mort pour aller joindre plus vite leurs frères d’armes au Walhalla. Dans les poésies d’Ossian (Trad. allem. d’après texte celtique, par M. Abiwardt ; note sur Carthoun) les âmes de ceux qui sont morts à l’étranger retournent sur les nuages dans leur patrie. Ce patriotisme borné en fait de religion est l’opposé du cosmopolitisme spiritualiste, qui fait voyager l’âme humaine d’un astre à l’autre.

Chez les peuples dits sauvages la croyance à l’autre monde est, au fond, la croyance au monde actuel et présent. Leur existence terrestres est à leurs yeux, même avec toutes ses limites et barrières locales, d’une valeur absolue : ils ne peuvent point en faire abstraction, ils la font continuer en ligne droite à l’infini et sans la moindre interruption. Mais là où l’on distingue entre ce qui est ici-bas et ce qui est là-haut, ce qui doit continuer, la vie d’outre-tombe devient une vie particulière et réellement différente de la vie terrestre. Remarquez toutefois que cette distinction transcendante aussi existe déjà chez les chrétiens dans cette vie : ils distinguent, on le sait, entre la vie mondaine, naturelle et la vie spirituelle, chrétienne ; les chrétiens sont ainsi censés mener déjà ici-bas une vie dont leur vie là-haut ne sera que la continuation. C’est donc comme chez les sauvages.

La seule différence qui y existe, est celle qu’on trouve toujours et partout entre la civilisation et l’incivilisation : celle-ci a une croyance moins abstraite et critique que celle-là.

Dieu n’est donc rien autre chose que l’essence humaine, purifiée de tout ce qui paraît à l’individu humain être une borne, une barrière, un obstacle, un mal quelconque : l’autre monde est de même l’essence du monde actuel idéalisé où tous les obstacles, tous les désagréments terrestres sont d’avance effacés.

La religion fait en ligne courbée ou plutôt circulaire le chemin que l’homme rationnel fait en ligne droite, qui est la plus courte. Elle revient fatalement toujours là d’où elle était sortie  : elle commence par anathématiser la vie actuelle, et elle arrive enfin au ciel pour y retrouver cette même vie actuelle. Tout y sera réhabilité, la grande apocastase va tout rétablir : « Qui modo vivit, erit, nec nec me vel dente vel ungue fraudatum revomet patefacti fossa sepulchri, » chante le poète Aurèle Prudence (Apotkeos. de resurr. carnis hum.) : L’homme ressuscité n’aura pas même perdu ses ongles et ses dents. N’en riez pas, ne désavouez pas tant cette foi qui vous parait incivilisée et matérialiste ; elle est la seule qui soit sincère et vraie ; l’identité personnelle sans l’identité corporelle serait une absurdité.

L’homme religieux abandonne les joies terrestres, il se récompense par celles du ciel ; or les joies célestes sont les terrestres débarrassées de tout obstacle et de tout danger. Elle atteint ainsi, par un détour, le but que l’homme naturel s’était proposé : elle sacrifie l’objet à l’image de l’objet. L’autre monde, c’est le monde actuel vu dans la glace de l’imagination ; l’image magique et religieuse est l’original du monde terrestre ; cette vie actuelle est une misérable ombre projetée par la céleste ; le monde céleste, c’est le monde terrestre regardé dans l’image et débarrassé de toute matière grossière, c’est le monde actuel embelli ; ou, ce qui revient au même positivement parlant, c’est la belle vie actuelle par excellence.

L’amélioration et lembellissement supposent une critique, un déplaisir mais au milieu de ce reproche se trouve la silencieuse satisfaction que j’ai de la chose en elle-même ; je veux changer sa qualité et non sa substance, car je ne veux pas détruire la chose ; une maison qui me déplaît tout à fait, je ne l’embellirai pas, je l’abattrai.

Ainsi, la croyance au monde futur d’outre-tombe abandonne le monde actuel parce qu’elle est choquée par les déplorables qualités de ce monde terrestre ; la joie, par exemple, plaît au croyant, mais il la voudrait sans interruption, il la transplante donc de la terre au ciel, au royaume de l’éternelle joie ; son Dieu chrétien n’est ici rien autre chose que la joie interrompue comprise comme sujet, ou personnifiée ; le chrétien aime la Joie, il aime aussi l’Individualité, il prend donc l’une comme l’autre dans la forme la plus raffinée : leur combinaison s’appelle Dieu ; c’est la lumière qui plaît au chrétien, la pesanteur lui déplaît, car elle lui paraît être un obstacle ; la nuit lui déplaît, car dans la nuit l’homme obéit organique, il se construit dont un ciel sans nuit et sans matière, un ciel qui est toute lumière : « Neque enim post resurectionem tempus diebus ac noctibus numerabitur : » et il ajoute qu’il y aura un grand jour sans soir (Joan. Damase. Orth. fid. II, 1).

L’homme, tout éloigné qu’il est de son moi, se retrouve en Dieu toujours revenu à lui-même, en Dieu il gravite toujours autour de lui-même ; pas autrement l’homme, tout éloigné qu’il se croit du monde actuel, ne fait que revenir à la fin vers le monde terrestre.

Au commencement Dieu parait extrêmement extra-humain et surhumain, mais plus tard et à la fin il se montre sous une face humaine ; pas autrement la vie céleste, après avoir eu une apparence bien surnaturelle, renferme une identité complète avec la vie naturelle. Il s’y agit donc d’abord de la séparation de l’âme et du corps, comme chez Dieu il s’agissait de la séparation de l’essence et de l’individu : — l’individu meurt de la mort spirituelle ; le cadavre qui reste est l’individu humain, et l’âme de ce cadavre c’est Dieu. Mais bientôt le besoin s’y fait sentir d’effacer la séparation qu’on avait établie entre âme et corps, entre essence et individu, bref entre Dieu et l’homme. Il y a de la douleur dans la séparation des choses unies par essence : l’identité des deux mondes est donc entièrement rétablie. Le corps humain là-haut, il est vrai, est embelli, idéalisé, mais il reste toujours le même corps comme auparavant : Ipsum (corpus) erit et non erit, dit Augustin (Docderlein, Inst. theol. Christ : Altdorf 1781, paragr. 280) ; ce qui nous ramène à l’idée du miracle, qui réunit par l’imagination deux contraires. Nous disons donc, la croyance en Dieu c’est la croyance à l’essence abstraite de l’homme ; et la croyance au monde surnaturel, c’est la croyance à l’essence abstraite du monde naturel.

Le monde céleste est rempli de la félicité des personnalités humaines, qui s’y sont dérobées à la gêne que la nature terrestre leur avait imposée. La croyance à un monde céleste implique donc cette autre croyance à la subjectivité émancipée des limites naturelles, à la personnalité, bref à l’homme. Or la croyance au ciel chrétien, comme j’ai démontré, est celle en Dieu, donc la croyance en dieu est celle à la vérité et l’immensité de l’être humain : Dieu, c’est l’homme affranchi de toutes limites et entraves physiques, morales, intellectuelles.

J’ai tenu ma promesse. J’ai réduit les éléments divins aux éléments humains, et je suis revenu au commencement : l’homme est le point de départ de la religion, son centre et sa fin.


  1. Le christianisme gémit depuis près de vingt siècles de cette grande misères, savoir de la nécessité pour l’homme de manger, de boire, de dormir ; c’est simplement puéril ou maladif ; mais quand il gémit aussi, comme Thomas à Kempis, du travail (laborare), la chose devient plus sérieuse, et je vois dans cette énorme aberration de l’âme affective, une source de la désorganisation cruelle et lâche qui règne dans le travail chez les chrétiens. (Le traducteur.)
  2. La barbarie fut poussée à ce point de reprocher aux païens cet amour de la science comme un funeste orgueil ; veuillez observer que ce reproche, commencé au berceau du christianisme, n’a pas encore cessé de se faire entendre de temps à autre dans la bouche des théologiens catholiques et acatholiques. Et on est encore assez loin pour voir dans lui un élément de civilisation. (Le traducteur)