Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. XVIII

Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 277-304).

Chapitre XVIII.

Le Célibat chrétien et le Monachisme.


Après avoir été comprimé pendant quelques siècles seulement, le christianisme triompha et devint comprimant à son tour. Il fit aussitôt main basse sur la notion du genre. On désapprit complètement ce que c’est que la vie dans l’espèce on s’enfouit, avec un enthousiasme et un désespoir à la fois grandioses et bizarres, dans les profondeurs les plus tortueuses, les plus ténébreuses de l’âme affective. La religion dite des catacombes et de la tombe ne démentit point cette dénomination : c’était là un phénomène historique sans précédent.

La civilisation, on le conçoit facilement, n’y pouvait rien gagner directement ; j’insiste ici sur le mot directement. Quand l’homme a identité une fois le genre avec l’individu quand il adore cette identité comme son Être-Suprême, comme Dieu, l’idée de l’humanité mondaine cesse de lui être autrement présente que sous l’idée de la divinité extraordinaire, par conséquent, le besoin de la culture et de la civilisation disparaît ; l’homme porte alors tout en lui et avec lui, il retrouve tout dans son Dieu, et il ne se donne plus la peine de se compléter, de s’améliorer par la communication avec ses semblables et par l’intuition de l’univers. C’est précisément là la base de tout mouvement civilisateur.

En revanche, cet homme s’élance dans un essor inouï vers Dieu, qui lui apparaît comme la réalisation du dernier but de l’humanité. Or, Dieu, dans cette phase, n’existe que pour les croyants, tous les autres hommes sont comme des ombres qui servent uniquement pour faire mieux ressortir l’éclatante lumière chrétienne ; et parmi le troupeau des croyants, chaque individu à lui seul est éminemment désireux de voir Dieu, de le posséder tout seul. Plus je vais m’isoler, plus je sentirai la présence de ce Dieu. La communauté des coreligionnaires n’a désormais qu’un intérêt secondaire : l’édification de mon âme pieuse et recueillie se fait à merveille dans la solitude absolue de mon intérieur, hermétiquement fermé à tout regard profane ou étranger. 'Moi et mon Dieu, mon Dieu et moi, voilà la devise. Le salut de mon âme avant tout ; il ne s’obtient qu’au prix d’une concentration intégrale en Dieu. Quand je daigne m’occuper de mes semblables, fidèles ou autres, je ne le fais que pour la gloire de mon Dieu ; les hommes, en tant qu’hommes, me sont parfaitement indifférents. Ce Dieu est donc, en langue philosophique, la subjectivité absolue, qui a fait divorce avec le monde, qui s’est émancipée de la matière, qui a donné congé à l’existence sociale, à la vie dans l’espèce ; bref, c’est la subjectivité affranchie de toute différence sexuelle. Cette rupture avec la nature universelle et organique, ce défi hautain et austère jeté à la vie commune, est le but du chrétien ; sa réalisation matérielle s’appelle le monachisme. Luther parle dans ce sens, quand il s’écrie (I, 466) : « La vie pour Dieu n’est pas la vie naturelle, qui est assujettie à la mort et à la pourriture… Nous faisons donc bien de languir après les choses futures et d’être hostiles à celles du présent… Nous faisons bien de mépriser cette existence terrestre avec son monde sublunaire, et de soupirer jour et nuit, et d’aspirer vers la splendeur et l’honneur de l’incomparable vie éternelle. » Du reste, on se trompe quand on s’obstine à faire dériver l’institution monastique de l’Orient et si on le veut absolument, il faut être assez équitable pour faire dériver de l’Occident en général la tendance opposée, au lieu d’en chercher la source encore dans ce même christianisme oriental. Sans cela, on commettrait une grave erreur anti-historique et surtout anti-logique. Mais, à tout prendre, comment expliquer alors l’engouement des Occidentaux pour le monachisme ? Vous ferez mieux de le considérer comme un résultat nécessaire du christianisme même. Là où la vie dans le ciel est une vérité, la vie sur cette terre est un misérable mensonge ; là où l’imagination est tout, la réalité n’est rien ; « Il faut que l’esprit soit dirigé là où il ira un jour, » dit Jean Gerhard (Meditat. sacr. Nr. 46). Comment, vous proclamez la terrible loi de la vie céleste comme article de la foi, et vous lui refuserez de pouvoir régler votre morale ? La loi de le foi doit être inséparable de la loi morale : Affectanti coelestia, terrenit non sapiunt ; aeternis inhianti, fastidio sunt transitoria, dit Bernard (Epist. ex persona Helia monachi ad parentes). « Ce qui nous importe ici-bas, c'est de nous en aller le plus tôt, quam celeriter excedere, dit Tertullien (Apol. adv. gentes, c. II), et Luther (IV, 15) : « On devrait vraiment conseiller à un homme chrétien de supporter en patience les maladies, voire même désirer la mort, et cela le plus tôt possible ; saint Cyprien dit qu’il n’y a rien de plus avantageux pour un chrétien que de décéder de cette triste vie ; mais hélas nous entendons avec plus de plaisir le païen Juvenal, qui a écrit : Orandum est ut sit mens sana in corpore sano. » La loi céleste défend de jouir de la vie : Tu ne doit pas, nous dit-elle ; et en vrais chrétiens, nous répondons en nous inclinant : Aussi, nous ne voulons pas.

La félicité dans le ciel dépend, il est vrai, de notre conduite morale ici-bas. Mais, en revanche, la morale nous a été prescrite et fixée d’avance par la croyance à la vie céleste. Cette conduite qui mène directement à la félicité après notre mort, c’est l’abnégation ou plutôt la négation de cette vie terrestre. Le monachisme est la manifestation extérieure de cette négation. Bernard : Ille perfectus est quimente et corpore a seculo est elongatus (Écrits apocryph. de modo bene vivendi ad Soronen S. VII). Tout ce qui vient de l'âme doit se manifester dans le corps, et le monachisme est la vie céleste telle qu’elle saurait se faire voir ici-bas, il est l’école où l’on donne et prend des leçons pour la vie d’outre-tombe. Mon âme appartient déjà au ciel, mon corps ne doit donc plus appartenir à la terre, car l’âme anime le corps. Mon âme chrétienne est déjà au ciel, idéalement au moins, mon corps est donc abandonné, il est mort, il n’y a par conséquent plus de moyen pour mon âme de communiquer avec le monde physique. La mort, la séparation corps en péché et de l’âme, est la porte d’entrée au ciel ; il faut donc se mortifier. Cette mort artificielle, en fait de morale et d’intelligence, est donc l’anticipation nécessaire de la mort naturelle car il serait de la dernière immoralité de laisser faire la mort naturelle, qui nous est commune avec la bête. Ainsi, la mort devient un acte moral et spontané, c’est la fine fleur de la doctrine thanatologique : Si je meurs tous les jours , dit l’apôtre, et saint Antoine, le fondateur du monachisme, avait parfaitement raison de prendre ce mot de la mort pour la règle de sa vie ; voyez Jérôme (de vita Pauli primi eremitae). On m’objectera ici peut-être que le christianisme est en contradiction avec la vie monastique et célibataire. À cela je réponds : oui, mais c’est parce que le christianisme est une contradiction vivante. Le célibat et le monachisme sont en opposition avec le christianisme exotérique et pratique, mais point avec le christianisme théorique, ésotérique ; ils le sont avec l’amour chrétien en tant que celui-ci s’adresse à l’homme, mais nullement avec la foi chrétienne, ou avec l’amour chrétien en tant que celui-ci n’aime l’homme qu’à cause de Dieu, et qu’il se rapporte à Dieu, l’être surnaturel et extramondain. L’Évangile, je le sais, ne parle ni du célibat, ni du monachisme, parce qu’au commencement de la nouvelle religion il s’agissait de faire reconnaître Jésus comme le Christ, et de la conversion des juifs et païens. Il y avait péril en la demeure, periculum in mora, car l’heure du grand jugement et de la fin de l’univers était proche. En outre, il n’y avait là ni l’occasion ni le temps pour mener une existence contemplative, on était en état de guerre permanente. Il régnait alors chez les chrétiens évidemment une espèce de libéralisme pratique, qui disparut quand l’Église se consolida : « Apostoli, dit-elle avec raison (Carranza, I. c. 256), cum fides inciperet, ad fidelium imbecillitatem se magis demittebant, cum autem evangelii praedicatio sit magis ampliata, oportet et pontifices ad perfectam continentiam vitam suam dirigere. » À l’instant même que le christianisme s’était constitué dans le monde politique et social, sa tendance anti-politique et antisociale, supra-naturaliste et surmondaine commença nécessairement de rompre en visière avec le monde et à la nature. Alors la scission fatale éclata. Cette tendance hyper-comique plus tard anti-comique, est tout à fait un véritable produit de l’esprit biblique : « Celui qui hait sa vie sur cette terre, il la gardera pour la vie éternelle (saint Jean, 12,25). » « Je sais qu’il n’y a rien de bon dans moi, dans ma chair (Rom. 7, 18, 14). » « Vetres enim omnis vitiositatis in agendo origenes ad corpus referebant (J.-G. Rosenmuller, Scholia). » « Puisque le Christ a souffert pour nous dans la chair, armez-vous avec le même esprit, car qui souffre dans la chair, celui-là sera débarrassé des péchés (I. saint Pierre, 4, 1). » « Je voudrais m’en aller et rester auprès du Christ (Philipp. 1, 23). » « Nous autres nous sommes joyeux et voudrions mieux être en dehors du corps et aller vers le Seigneur (II, Corinth, 5, 8). » Ainsi, le mur de séparation entre Dieu et l’homme est le corps matériel et animé, lui seul nous empêche de nous unir au Christ, il doit être abattu le plus tôt possible. On ne peut pas dire non plus que le monde qui déplaît si souverainement au christianisme, soit la vie du luxe et de la vanité ; au contraire, monde signifie ici bien la réalité existante, ce qui s’ensuit déjà de la croyance des premiers chrétiens à l’arrivée du Seigneur, qui détruira le ciel et la terre, l’univers tout entier.

Cette fin du monde, d’après les chrétiens, n’est qu’une crise un peu violente de la foi : c’est la séparation radicale de tout ce qui est chrétien d’avec tout ce qui est anti-chrétien, c’est le triomphe que la foi remporte sur l’univers, un jugement de Dieu, une ordalie, un acte supra-naturaliste et anti-cosmique. « Ce ciel et cette terre sont épargnés encore pour le jour de la flamme, etc. (II, saint Pierre, 3, 7). » La fin du monde d’après les philosophes païens, au contraire, est une crise du cosmos, un procédé légitime et parfaitement en harmonie avec l’essence de la nature. Seneca : Sic origo mundi, nec minus solem et lunam et vices siderum et animalium ortus, quam quibus mutarentur terrena, continuit ; et il ajoute que la grande inondation, le déluge, vient comme l’hiver, ou comme l’été, d’après la loi de l’univers (Nature. Quaest. III, 29). » On y reconnait que c’est le principe vital inhérent au monde qui produit cette crise : « L’eau et le feu dominent sur terre ; delà a été l’origine, delà sera la fin du monde (III, 28). » Quidquid est, non erit ; nec peribit, sed resolvetur (Epist., 71). Tandis que les chrétiens restent comme spectateurs de la ruine universelle : « Et il enverra ses anges avec des trompettes clairsonnantes, et ils rassembleront ses élus de toutes les quatre parties du monde (saint Matth., 24, 31). » « Et aucun cheveu sur votre tête ne se perdra ; on verra arriver le Fils de l’Homme dans les nuages… et alors regardez en haut et levez vos fronts, car votre affranchissement approche (saint Luc, 21, 18). » « Ainsi, soyez braves à l’heure qu’il est, et priez, pour être estimés dignes d’échapper à tout cela quand il arrivera (saint Luc. 21, 36). »

Les païens, au contraire, identifient leur sort avec celui du monde : « Cet univers qui embrasse toutes choses divines et humaines, disparaîtra un jour et plongera dans les ténèbres et la confusion primitives. Eh, qui voudrait déplorer la ruine des individus ? (Est nunc aliquis, et singulas comploret animas !) Qui en effet est si arrogant, si superbe, qu’il voudrait être une exception dans cette nécessité universelle de la nature, quand toutes choses seront appelées à périr par une mort commune ? « Senèque (Consol. ad Polyb. 20.) «Et par conséquent, quand la fin des choses humaines sera arrivée… personne ne sera protégé par des murs ni par des châteaux, et les temples ne seront plus utiles à ceux qui prieront (Nat. quaest. III, 29). » Voilà donc de nouveau la différence caractéristique de ces deux adversaires : le païen oublie sa personne, il ne pense qu’à l’univers — le chrétien oublie l’univers, il ne pense qu’à sa personne. Mais hâtons-nous d’ajouter que le païen, après être mort avec son univers, va renaître avec lui à l’immortalité. Le chrétien regarde l’homme comme un être élu, l’immortatité est son privilège ; le païen est plus libéral, car bien qu’il ne fasse guère grand cas de l’homme, il veut la renaissance et l’immortalité pour tous les êtres sans exception.

Les chrétiens s’attendent une fin prochaine du monde, parce que leur religion n’a pas un principe fécond ; tout ce qui se développa pendant dix-huit siècles au sein de la société chrétienne, l’a fait malgré le christianisme, en dépit de son essence primitive. Les païens reculent cette disparition universelle dans un avenir très éloigné, ils croient qu’il ne faut pas rapporter tout à soi-même, qu’il faut encore laisser exister d’autres générations humaines qui viendront après l’actuelle : Veniet tempus quo posteri nostri tam aperta nos nescisse mirentur ; c’est l’idée du progrès humain (Senèque, Nat. quaest. 7, 25). Quand on place l’immortalité en soi, le développement historique est fini en principe, et le mot de saint Pierre : « Nous attendons une autre terre et un autre ciel, » c’est-à-dire surnaturels, constate précisément ce que je viens de dire, car avec le monde surnaturel qu’il nous fait espérer, le théâtre du monde naturel sera fermé à jamais. En d’autres termes : la fin du monde chez les chrétiens était une idée produite par l’âme affective, par le désir languissant, la peur et le désespoir ; chez les païens elle était produite par l’intelligence et par l’intuition de la nature.

Le christianisme, dit-on, a voulu introduire dans la société une liberté purement et simplement spiritualiste. Très bien, mais qu’est ce que cette liberté qui reste hautainement dans l’esprit sans daigner se manifester dans la politique et dans les institutions ? Malheur à celui qui s’imagine de pouvoir vivre libre intérieurement et esclave extérieurement ; il ne sait pas que l’esprit et corps ne font qu’un au fond. La volonté bien disciplinée est assez forte pour faire disparaître théoriquement à nos yeux les bornes palpables, manifestes qui font un esclave de notre corps ; mais elle ne pourra jamais nous débarrasser des bornes secrètes, de celles qui viennent de la nature de l’objet même et qui, sans que nous y fassions grande attention, nous enlacent de tout côté avec une puissance bien plus forte. Contre ces dernières il n’y a qu’un moyen pratique, physique, c’est de rompre ouvertement avec l’objet qui nous est hostile. Le christianisme, par exemple, qui regarde pour son ennemie la matière, doit nécessairement arborer le drapeau de l’affranchissement extérieur à côté de celui de l’intérieur ; cela signifie que le christianisme ne peut pas se contenter de prêcher l’abstinence et la continence spirituelles, l’abnégation et la fuite spirituelles, mais qu’il doit forcément en faire l’application. Cette application s’appelle vie monacale.

Et du reste, pourquoi voulez-vous, chrétiens, avoir une épouse si votre apôtre vous a dit : « Ayez-la comme si tous ne l’ayez pas » ; c’est là une permission un peu précaire, ce me semble, et veut ferez sans doute mieux de ne pas épouser du tout. Avoir une chose comme si l’on ne l’avait pas, est en outre, soit dit en passant, ou une locution astucieuse, insidieuse. ou une mauvaise plaisanterie. Saint Antoine était conséquent ; après avoir entendu le fameux verset : « Veux-tu devenir parfait, va, et vends tous tes trésors et donne l’argent aux pauvres ; alors tu gagneras le trésor céleste. viens et suis moi » — ce jeune aristocrate se défit littéralement de toute sa fortune, il réalisa donc franchement et dans le domaine de la matière ou des sens, la théorie religieuse ; sans cela il n’aurait certes point pu manifester son affranchissement du joug des richesses mondaines. Voilà un exemple magnifique de l’énergie chrétienne primitive, dans ce temps où, comme Jérôme écrit à la femme Demétriade : « Le sang de Notre-Seigneur fumait encore et dans les fidèles la foi était dans toute sa verve » (calebat cruor) ; voyez aussi G. Arnold : sur l’abnégation de tout égoïsme chez les premiers chrétiens (IV, 12).

Ah, les voilà, nos chers chrétiens modernes, qui se débattent contre les impitoyables conséquences que je déroule devant leurs yeux affaiblis. Ces messieurs disent que cette liberté, ou l’émancipation de l’homme du joug de la nature et de la matière, doit être entendue spirituellement comme si le Seigneur, qui, tout doux qu’il soit, ne plaisante pas, eût pu leur ordonner un non-sens, un affranchissement qui est nul au fond, un affranchissement illusoire et qui n’exige aucun sacrifice. Ou est-ce par hasard que précisément à cause de cela le Christ aurait dit : « Mon joug est léger ? » Vraiment, les théologiens modernes en savent davantage, à ce qu’il paraît, que les glorieux martyrs baignés de sang et de larmes. Nos modernes ne doutent pas de la vie céleste, c’est le seul point sur lequel ils sont d’accord avec les moines et ermites de l’antiquité chrétienne ; mais ils l’attendent en patience, et avant leur mort corporelle ils s’abandonnent tranquillement à ce qu’ils appellent la volonté divine, c’est-à-dire à leur egoïsme et à leurs plaisirs ; tandis que Jérôme écrit à Julien : « Difficile, imo impossibile est, ut et praesentibus quis et futuris fruatur bonis, » et à Héliodore : « Delicatus es, frater, si et hic vis gaudere cum saeculo et postea regnare cum Christo. »

Et le grand Tauler, moine prêcheur allemand : « Vous voulez donc posséder à la fois Dieu le créateur et la créature ? c’est impossible ; désirer Dieu et désirer ses créatures, ce sont deux désirs qui s’excluent l’un l’autre (p. 334). » À quoi nos modernes sont capables de répondre que c’étaient là des chrétiens abstraits et outrés… Eh, messieurs de la théologie moderne, vous êtes très capables !

La virginité immaculée, on ne saurait trop le répéter, fut proclamée comme principe suprême par le monde chrétien. « Une vierge a mis au monde le Sauveur, une vierge a donné la vie à la vie universelle, une vierge a porté dans son sein celui que l’univers entier n’aurait pu contenir et renfermer… Par un homme et une femme la chair fut chassée du paradis, par une vierge elle fut réhabilitée et réunie a Dieu, » dit fort bien Ambroise (Ep. X, 82) et il ajoute (Ep. 81) : « On a raison de faire l’éloge d’une bonne épouse, mais à plus forte raison vous devez faire celui d’une pieuse vierge, comme l’apôtre dit (I. Cor. 7) ; Le mariage est quelque chose de bon, per quod inventa est posteritas successionis humanae, mais la virginité est meilleure, per quam regni cœlestis heredita acquisita et coelestium meritorum reporta soccessio : per mulierem cura successit, per virginem salus evenit. » Bernard (dans les écrits apocr.) : « La chasteté unit l’homme au ciel… la chasteté conjugale est bonne, sans doute, mais meilleure est celle des célibataires (continentia vidualis) ; mais ce qui est supérieure tout cela, c’est la virginité (interitas virginalis). » Le même : « Pulchritudinem hominis non concupiscas (p. 23). Fornicatio major est omnibus peccatis… Audi beati Isidori verba : Fornicatione coinquinari deterius est omni peccato (p. 23). Virginitas cui gloriae merito non praefertur ? Angelicae ? Angelus habet virginitatem, sed non carnem, sane felicior quam fortior in hac parle (Epist. 113 ad Sophiam virginem). » « Memento semper, quod paradisi colonum de possessione sua mulier ejecerit (Hieronym. Ep. Nepotiiano)[1]. » In paradiso virginitas conservatbatur : ipse Christus virginitatis gloria non modo ex patre sine initio et sine duorum concursu genitus, sed et homo secundum nos factus, super nos ex virgine sine alieno consortio incarnatus est. Et ipse virginitatem veram et perfectam esse, in se ipso demonstravit. Unde hanc nobis legem non statuit — non enim omnes capiunt verbum hoc, ut ipse dixit — sed opere nos erudivit (Joann. Damascen. orthod. fidei, IV, 25). »

Ainsi, la destruction radicale de la différence sexuelle, l’extinction de l’instinct sexuel, l’abolition de l’amour entre les deux sexes par conséquent, voilà le principe du ciel et du salut. D’où résulte que le mariage, qui se base sur la conservation de la différence sexuelle, sur la manifestation de l’instinct sexuel, sur l’amour entre les deux sexes, par conséquent, est opposé au ciel et au salut. « Atque hic quam alienus a vero sit, étiam hic reprehenditur quod voluptatem in homine Deo auctore creatam asserit principaliter ; sed hoc divina Scriptura redarguit quae serpentis insidiis atque illecebris infusam Adae atque Evae voluptatem docet, siquidem ipse serpens voluptas sit … quomodo igitur voluptas ad paradisum revocare nos potest, quae sola nos paradiso exuit (Ambros., épist. X, 82) ? » Ce qui est d’une logique parfaite. Pierre Lombard : « Aucun plaisir charnel ne peut exister sans un mélange de péché (sine culpa, dist. 31, 4me liv.). » Grégoire de Tours : « Omnes in peccatis nati sumus, et ex carnis delectatione concepti culpam originalem nobiscum traximus (Petr. Lomb., II, dist. 30, c. 2). » C’est sublime et logique, mais tout près de l’aliénation mentale, comme le passage suivant : « Firmissime tene et nullatenus dubites, omnem hominem, qui per concubitum viri et mulieris concipitur, cum originali peccato nasci ; ex his datur intelligi quid sit originale peccatum, scilicet vitium concupiscentiae, quod in omnes concupiscentialiter natos per Adam intravit (c. 3, aussi distinc. 31, c. 1). » Ambroise « Peccati causa ex carne (ibid) » Saint Augustin ; « Christus peccatum non habet, nec originale traxit, nec suum addidit ; » et il ajoute que le Christ ne s’étant pas marié, n’a pu se souiller du péché originel : Omnis generatus damnatus, voilà la grande formule augustinienne, le mot d’ordre de Carthage et de Rome, adoratrices du Dieu chrétien : Tout homme engendré est damné (Sermon au peuple, p. 294, c. 10, 16). Saint Bernard : « Homo natus de muliere et ob hoc cum reatu (de concid., II)[2]. Peccatum quomodo non fuit, ubi libido non defuit ?… Quo pacto inquam, aut sanctus asseretur conceptus, qui de Spiritu Sancto non est, ne dicam de peccato est (Epist., 174) ? » Luther : « Tout ce qui est né de l’homme et de la femme est infecté du péché et condamné à mort sous la colère et l’exécration divines… Tout entant né d’un père et d’une mère est un enfant de la colère de Dieu, comme dit saint Paul aux Éphésiens (XVI, 246,573). Voilà qui est au moins clair ; j’aime le christianisme ainsi. Le péché originel, c’est l’amour sexuel, le commencement de cet amour, c’est le baiser amoureux, donc le baiser est le commencement du péché originel et un produit du Démon. Le bon Dieu avait créé l’homme bon, mais depuis longtemps cette bonté humaine n’existe plus : Que tu sois maudit à cause de toi, et le bon Dieu est devenu méchant et mauvais, un Dieu infernal et diabolique ; Dieu est, depuis la pomme d’Ève, devenu Démon, et le Démon est devenu Dieu.

Le protestantisme ayant, d’après le bon sens, décrété l’abolition du célibat sacré, s’opposa à l’émancipation de la raison ; c’était une inconséquence. La compression de la vie naturelle dans l’étau de la chasteté chrétienne, est parallèle à la compression de la raison dans l’étau de la foi. La vie naturelle, avec ses instincts organiques, c’est la raison corporelle ; l’intelligence avec ses catégories dialectiques, c’est la raison spirituelle, l’une et l’autre s’insurgent contre ce qui est contre leur essence. Le protestantisme satisfit les besoins pratiques et oublia les besoins théoriques ; c’est là le seul point de vue sous lequel on est fondé à lui faire le reproche d’avoir été matérialiste, mais bien le seul, et tout autre point de vue est

absurde ; comme, par exemple, la vieille accusation : Uxores duxerunt haeretici pruritu coacti naturali, à quoi déjà un ancien protestant répondit par le sarcasme suivant : Uxores non duxerunt catholici pruritu contranaturali subacti. L’animosité du catholicisme romain contre cette réhabilitation de la nature organique, était motivée par le dogme qui avait proclamé la chasteté la vertu chrétienne par excellence : « Virginatis autem integritas angelica portio est, et in carne corruptibili incorruptionis perpetuae meditatio… profecto habebunt magnum aliquid praeter caeteros in illa communi immortalilate qui habent aliquid jam non carnis in carne, dit saint Augustin (de virgin.) : » ils seront donc, dans le ciel, préférés aux autres ; cela suffit pour stimuler l’ambition, et la virginité artiticielle est par là érigée en bien suprême qui conduit directement en paradis. Albert le Grand applique à la chasteté les mots de l’Apocalyspe : « Qui vicerit, inquit (scil. concupiscentiam carnis) dabo ei sedere mecum in throno meo, sicut et ego vici et sedi cum patre meo in throno ejus. Nam incorruptio facit esse proximum Deo ; Sap. VI, 10 (Enchirid. de virt., 6, 3), » et saint Jérôme dit : « Celui que les anges célestes adorent, veut aussi des anges ici-bas. » Aurèle Augustin[3], inconséquent comme toujours, après avoir chanté la gloire de la Virginitas, ajoute (c. 18) : « Je dois cependant dire à ceux et à celles qui s’adonnent à la sainte virginité et à l’abstinence perpétuelle, de préférer leur salut au mariage, mais de ne point croire le mariage un mal. » Ceci est encore un sophisme, car ce qui nous fait perdre notre portio angelica et notre place au ciel, mérite d’être appelé un mal, sinon aux yeux d’un déclamateur, du moins aux yeux du simple sentiment religieux et de la raison.

Des théologiens romains avaient beau établir leurs distinctions ad excusandum coïtum carnalem, comme ils s’exprimaient par exemple : Conjugalis concubitus generandi gratia non habet culpam (P. Lombard, Sententiar. Text., fol. 193) : les actes des saints valent mieux que les livres ; Origène, saint Antoine, saint Jérôme, saint François d’Assise, Pascal, sont les vrais interprètes du sens ésotérique de l’Égise.

Le catholicisme conserva ainsi son fameux principe d’unité ; compression en théorie, compression en pratique. Et ce qui est hors de doute, c’est qu’il fut par là plus heureux que l’Église des apostats ; il sut toujours quoi faire pratiquement dans la lutte contre la chair : les grottes obscures de Jérôme, la neige de François, la ceinture de Pascal, le couteau d’amputation d’Origène en sont des exemples. Mais cet autre organe dans lequel se fait la lutte théorique, la tête, le protestantisme ne put point la traiter avec une pareille facilité, sans causer une mort instantanée ou une maladie mentale ; les tribulations de la chair sont périodiques, mais celles de la raison sont continuelles, et le protestant orthodoxe porte dans son sein l’ennemi qui a tout instant peut lui adresser les terribles questions du doute religieux. Même si cette extrémité est évitée. l’âme n’en devient pas plus heureuse, ni plus saine, car la paisible paresse spirituelle, l’illusion volontaire, ou l’absence de toutes réflexion ne sont point la tranquillité de la raison. Des victimes humaines sanglantes furent immolées aux autels du paganisme, mais qui ose compter le nombre des âmes, des intelligences humaines que le catholicisme, et plus tard le protestantisme sacrifia au Dieu de la foi ? Bref, à tout prendre, le mal caractéristique du protestant, qui dévore tant de victimes psychologiquement, c’est le doute entre foi et raison ; le catholique en souffre aussi, mais moins généralement.

Luther déjà en souffrit immensément : « Ego ipse non semel offensus sum usque ad profundum et abyssum desperationis, ut optarem, nunquam esse me creatum hominem, antequam scirem quam salutatis illa esset desperatio et quam grtaiae propinqua » ; et Bèze dit avec une naïveté effrayante : « Il n’y a aucune partie de la doctrine qui soit plus contraire à la raison humaine que le dogme de la prédestination, » à peu près comme Luther : « Eh quoi ! vous pensez arriver à quelque chose sans tourments intérieurs et avec votre raison ? Non, chers amis, et il n’y a pas de dogme chrétien qui tienne devant elle, » et Jurieu : « Je trouve dans la conduite de Dieu des choses qui me sont incompréhensibles, j’ai beaucoup de peine à réconcilier la haine qu’il a pour le péché avec la providence, et cette épine m’est si incommode que si quelqu’un me la peut ôter, je me déclare sans balancer pour lui. » Ce sont là des aveux dont la critique se hâte de prendre acte : une grande et juste douleur, comme une grande et juste joie, fait toujours entendre le vrai du fond de l’âme humaine[4].

Le christianisme, je le sais, s’est bien gardé de se prononcer contre la chair et la matière, comme les manichéens par exemple l’ont fait ! il se montra même très furieux contre eux et brandit le glaive sur tours têtes. Saint Augustin surtout y était à l’apogée de sa gloire (contre Fauste, 29, 4 ; 30, 6), mais aussi Clément d’Alexandrie (Stromata, III) et saint Bernard (Super Cont., Serm. 66) rompirent des lances contre ces hérétiques qui avaient le courage de la parole. L’Église préféra de dissimuler, elle se fit inspirer par une pseudologique qui au premier coup-d’œil avait l’apparence de la logique, mais qui ne tient pas contre un examen critique. Toute la différence, en d’autres termes, est que les orthodoxes disent indirectement ce que les hérétiques disent directement. Delà le reproche qu’on leur lit d’avoir dit des choses indécentes ; ce qui était encore une ruse peu décente des orthodoxes, car ils savaient probablement fort bien qu’on ne peut pas parler arithmétique et logarithmes dans une discussion sur les fonctions organiques de la vie corporelle. Du reste, la pruderie qu’ils affectaient sur cet objet, n’avait pas été assez grande pour les empêcher d’en entamer la discussion, C’est cette ambiguïté orthodoxe qui provoque tout notre dégoût contre les déclamations théologiques de ce genre-là.

Pour la philosophie moderne, elle critique ici comme suit. La matière vivante est inséparable de la jouissance matérielle, la matière serait morte si elle ne jouissait plus de son existence. La jouissance matérielle sous ce rapport est la joie que la matière vivante a à propos d’elle-même. c’est la matière qui se perçoit elle-même, qui agit et réagit elle-même. Dans chaque joie, dans chaque jouissance il y a nécessairement une manifestation d’énergie vitale, et cela est si vrai que toute, absolument toute activité organique de notre corps en état normal se fait sentir comme plaisir ; par exemple la respiration est un acte qui, pour être une sensation des plus ravissantes, des plus agréables, des plus voluptueuses, n’a besoin que de s’interrompre pendant quelques secondes. Ainsi donc, quand dans son ignorance scandaleuse des phénomènes vitaux, la théologie enseigne que la chair comme chair est pure, mais que la chair comme sensation est impure, par conséquent entachée du péché originel, alors elle méconnaît la chair vivante et ne connaît que la chair morte. Elle voudrait nous faire croire qu’elle respecte la matière, la génération, la nature, l’organisme humain ; il n’en est rien. Elle ment, mais hypocritement et non effrontément, d’après la moitié d’un célèbre verset évangélique qui conseille d’imiter la prudence des serpents. Le bon sens le plus commun sait qu’un homme, auquel nous ne permettons le vin que comme potion médicale, ne peut point jouir de ce vin.

Le christianisme n’a décrété la loi du célibat clérical que dans une époque assez récente, il n’en a pas fait une obligation rigoureuse pour tout le monde parce que cette vertu, qui consiste à être un hermaphrodite pris à rebours, c’est-à-dire un individu sans aucun est censé être la grande vertu par excellence, la vertu de toutes les vertus. Or, une vertu tellement supranaturaliste et transcendante, qu’elle mène directement au paradis, ne doit pas être avilie au point de devenir un simple commandement du catéchisme ou du décalogue. Cette fine fleur du supranaturalisme veut être traitée avec une certaine raffinerie, elle veut être au-dessus de la loi grossière du devoir, elle est la vertu de la grâce chrétienne ou, ce qui est identique, de la liberté céleste. Et c’est précisément ce qu’il y a là de piquant : « Christus hortatur (il exhorte, comprenez-vous ? il n’ordonne pas la virginité) idoneos ad cœlibatum, ut donum recte tueantur ; idem Christus iis qui puritatem extra conjugium non retinent, praecipit ut pure in conjugio vivant (Melanchthon, Responsio ad Colonienses, Declam. III). » « Virginitas non est jussa sed admonita, quia nimis est excelsa (Serm. 21. De Modo bene viv.). » «  Et qui matrimonio jungit virginem suant benefacit, et qui non jungit melius facit, » dit Ambroise dans son fameux écrit sur les veufs et les Célibataires. Ainsi, c’est convenu :Mariez-vous, vous ne faites pas mal ; ne vous mariez pas, vous faites bien, Le choix ne saurait guère être difficile pour un chrétien, surtout quand Ambroise continue : « Quod igitur bonum est, non vitandum est, et quod est melius, eligendum est ; itaque non imponitur sed proponitur (encore un calembour diabolique). Et ideo bene Apotolus dixit : de virginibus autem praeceptum non habeo, consilium, autem do ; ubi praeceptum est, ibi lex est, ubi consilium, ibi gratia est… praeceptum enim castitatis est, consilium iutegritatis… sed nec vidua praeceptum accipit sed consilium. Consilium autem non semel datum, sed saepe repetitum. » Cela signifie que le célibat n’est pas une loi dans le sens des juifs, mais bien dans celui des chrétiens ; chez ceux-ci l’âme affective est bien plus sensible aux impressions divines et un simple conseil apostolique doit être regardé comme une loi ésotérique, mystérieuse et par conséquent plus puissante que tout le code. Omnia licent, sed non omnia expediunt  ; l’homme dit : licet, le chrétien réplique : non expedit. C’est embarrassant, contradictoire, cela peut faire tourner la tête, mais que voulez-vous ? le christianisme n’est qu’à ce prix-là. Mariez-vous, tant pis pour vous ; vous prouvez ainsi que vous avez besoin d’un remède pour vous défendre contre le péché des péchés, la fornicatio. Il s’ensuit que, quand le christianisme déclare le mariage pour un sacrement, il ment. Le mariage ne serait véritablement chrétien que s’il était un mensonge, comme dans les légendes et les annales des anciens temps, où le prince danois quitte la chambre nuptiale le jour des noces même, où l’empereur germanique vit avec son impératrice comme frère et sœur ; c’est la seule forme de mariage que le christianisme permettrait, s’il voulait se prononcer avec franchise. En général, il sanctionne le mariage comme Jésus chasse Bélial par Belzebub ; cette glorieuse et profonde idée sur l’attirance naturelle de l’homme et de la femme se trouve, par exemple, chez Tertullien (De Exhord. cast., c. 9) : « Quae res et viris et feminis omnibus adest ad matrimonium et stuprum ? Commixtio carnis scilicet, cujus concupiscentiam Dominus stupro adaequavit (est-ce clair ?) ideo virginis principalis sanctitas quia aret stupri affinitate. » En d’autres mots : l’amour sexuel (ou charnel. la distinction entre eux serait encore un sophisme théologique), l’amour sexuel, dis-je, est une débauche.

« Mieux vaut épouser que brûler, dit l’Apôtre I. Corinth. 7, 9 ; mais Tertullien interprète ce dicton : « Il vaut bien mieux de ni épouser, ni brûler. » Et le célèbre passage chez Pierre de Lombardie (IV, dist. 26, c. 2) : « De minoribus bonis est conjugium, quod non meretur palmam, sed est in remedium… Prima institutio habuit praeceptum, secunda indulgentiam. Didicimus enim ab Apostolo, humano generi propter vitandam fornicationem indultum esse conjugium. » Tertullien (ad uxor. I. 3) dit encore : Possum dicere quod permittitur, bonum est. Luther « Le Maître des Sentences dit avec raison, que le mariage au paradis a été institué pour le service de Dieu, mais qu’après la chute d’Adam et d’Ève il n’est devenu qu’un médicament contre le péché (I, 349). » « Si ta faiblesse ne te pousse pas au mariage, tu feras bien de ne pas te marier (V. 538). » « En comparant le mariage et la virginité, celle-ci doit être préférée (X, 319). À quoi les sophistes chrétiens répondront, que c’est le mariage non chrétien dont les auteurs que je viens de citer ont parlé. Qu’est-ce qu’un mariage non chrétien ? probablement celui qui n’a pas été consacré par la doctrine religieuse, ou qui n’a pas été orné par l’imagination religieuse ; mais s’il en est ainsi, alors la nature sexuelle n’est sainte que par le Christ, elle est donc mauvaise en elle-même. Si le mariage chrétien n’est donc bon que par son attribut chrétien, on dit là une chose que nous savons déjà depuis longtemps, car on nous a répété à satiété que le christianisme est la seule chose au monde qui soit réellement bonne. Du reste, cette christianisation du mariage n’est qu’une pieuse illusion, car le chrétien, quand il ne s’abstient pas de l’amour physique, ne se distingue plus sous ce rapport du païen. Non, dira-t-on, le chrétien marié a pour but d’augmenter le il ne cherche point la satisfaction d’un besoin matériel. Très bien, votre but est sacré, mais permettez-moi de vous dire que son moyen ne l’est point. N’importe, dit-on, le moyen devient sacré par le but. C’est bien encore, mais remarquez que ce chrétien marié tombera dans une singulière hypocrisie, il renie son besoin physique devant sa foi, et sa foi devant son besoin physique ; il balance ainsi perpétuellement entre la nature et la foi, il désavoue publiquement ce qu’il avoue en secret. Les païens, certes, étaient infiniment plus sincères ; ils ne mentaient pas à leur théorie, ils ne se compromettaient pas par la pratique ; ils n’étaient pas attaquée de cette angelomanie qui pèse depuis dix-huit siècles sur la chrétienté. Ah ! vous voulez être comme les saints anges ? Prenez-y garde : vous vous mettez par là entre deux écueils également formidables, l’hypocrisie et la débauche, et vous serez ballottés entre ces deux extrêmes jusqu’à ce que vous aurez changé la base principale où ils reposent.

Les païens ne sont pas des modèles mes yeux ; ils font ce qu’ils veulent, ils pèchent avec connaissance de cause, leur vice caractéristique est la débauche. Les chrétiens ne sont pas des modèles, ils font ce qu’ils ne veulent pas faire, ils pèchent contre leur conscience, leur vice caractéristique est l’hypocrisie. Les païens sont simples et naïfs, leurs adversaires sont doubles et louches. Le vice païen est, pour ainsi dire, hypersthénique, hypertrophique, il réside dans le sang et dans les muscles ; le vice chrétien est asthénique, atrophique, il réside dans les nerfs et dans le cerveau. Le vice de la luxure est pondérable, sensualiste : celui de l’hypocrisie est impondérable et théologique. Cette sorte d’hypocrisie se manifeste sous une forme spéciale, dans le jésuitisme. « La théologie rend les hommes pécheurs, a dit quelqu’un qui en savait quelque chose ; c’est Martin Luther ; cet homme qui n’était bon de cœur et fort d’intelligence que jusqu’au point où la théologie commençait dans lui. Montesquieu donne le meilleur commentaire à ce mot du réformateur allemand, en disant (Pensées div.) : « La dévotion trouve, pour faire de mauvaises actions, des raisons qu’un simple honnête homme ne saurait trouver. »

Je me détourne donc avec dégoût de ce christianisme postiche et moderne, qui permet à la fiancée du Christ, à l’âme chrétienne, de s’adonner à la polygamie, à la polygamie successive du moins : mais ces deux variétés de polygamie sont à peu près identiques pour un vrai chrétien ; de ce christianisme factice qui permet en même temps à la fiancée de jurer par la vérité obligatoire et toute puissante de la parole divine, et je remonte rempli de respect vers ces anciens temps, si méconnus aujourd’hui, où l’âme croyante et vouée au ciel se cachait dans le crépuscule céleste du couvent, sans commettre l’adultère avec un corps terrestre[5]

Une vie anti-mondaine et surnaturelle est surtout une vie remplie d’un célibat sacré ; c’est là le saint parfum de l’âme chrétienne et de celle du pénitent aux bords du Gange. Chez les Hindous cependant, les Bouddhistes et d’autres, cela n’a pas, à ce qu’il parait, la signification piquante et saillante comme chez les chrétiens. Chez les Orientaux, tout cela est beaucoup plus grandiose en quantité, mais moins en qualité, que chez les chrétiens ; il présente chez ceux-ci la lutte intérieure, l’immense douleur de la scission que l’âme chrétienne fait d’avec elle-même, tandis que chez les Orientaux ces mortifications hyperboliques se font avec une certaine naïveté, et qui ne manque pas de tranquillité intérieure. Il serait insensé de nier que le célibat sacré est un élément essentiel du christianisme. Le Christ est d’une naissance surnaturelle ou contre nature, et de cette thèse découle toute une légion de conséquences. Il serait superficiel de m’opposer le verset de l’Ancien Testament : Multipliez-vous, dont Aurèle Augustin se servit insidieusement contre la chasteté manichéenne ; Aurèle Augustin était la plupart du temps un sophiste ; ou cet autre mot : L’homme ne doit pas séparer ce que Dieu vient de réunir. On espère d’en inférer la sainteté du mariage, mais on ignore, ce semble, que le premier passage se rapporte à la terre non encore peuplée, au commencement du genre humain, et non à sa fin qui coïncidera avec le retour matériel du Christ dans les nuages, pour faire le jugement dernier ; c’est une explication qui se trouve déjà dans Jérôme et Tertullien. Le second passage n’a trait qu’au mariage comme institution mosaïque des Israélites avaient posé la question de la séparation de corps, et méritaient parfaitement la réponse. En effet, si vous vivez dans la monogamie, vous devez tenir pour sacré le mariage, et vous faites un adultère déjà par le regard seul que vous jetez à une autre femme : Dieu ne permet le mariage que comme une concession faite à vos faiblesses, et vous ferez bien de ne pas trop abuser de son indulgence. Le mariage, ne l’oubliez jamais, est un malheur, voire même un péché : Perfectum autem esse nolle, delinquere est, écrit Jérôme à Héliodore (de laude vitae solit.) ; le mariage n’est sacré que dans l’Ancien-Testament ; dans le Nouveau, au contraire, on est obligé de lui donner l’auréole de l’inséparabilité pour voiler sa condamnation. Le christianisme condamne le mariage en faveur de la virginité idéaliste ; il dit d’elle : Comprenez cela st vous pouvez le comprendre. Luther : « Le mariage n’est rien d’extraordinaire, les païens déjà ont fait son éloge d’après le bon sens naturel (II. 377), » ce qui est évidemment une mauvaise recommandation auprès du chrétien. « Les enfants de ce monde se marient entre eux, mais ceux qui sont dignes d’acquérir l’autre monde après la résurrection des morts, ne se marieront point. Ils ne mourront plus, ils sont égaux aux anges et des enfants de Dieu, car ils sont les enfants de la résurrection. » Ainsi, contraires aux mahométans, les chrétiens ne se marient pas dans le ciel, c’est-à-dire le ciel chrétien a exclu le principe organique de la génération physique. Or, le ciel chrétien doit être le modèle à suivre dans la carrière chrétienne d’ici bas : Le célibat est une initiation des saints anges, dit Jean de Damas (Orthod. fid. IV, 25). et Tertullien : « Praesumendum est hos qui intra Paradisum recipi volunt, tandem debere cessare ab ea re, a qua Paradisus intactus est (de exhort. Castil., c.13). » La plus simpte logique religieuse me dit que mon cœur n’est pas assez grand pour aimer fois l’immortel Dieu et un être mortel « Quae non nubit, Deo solo dat operam et ejus cura non dividitur ; pudica autem, quae nupsit, vitam cum Deo et cum marito dividit (Clem.Alexand., paedag., II) [6]

L’amour du chrétien pour Dieu n’est point un amour abstrait, universel, comme on aime la vérité, les sciences c’est, au contraire, an amour pour un être personnel, transcendant, et, par conséquent, doué de toutes les qualités brillantes et terribles, tendres et douces de l’amour humain pour un simple être humain, et en plus de tout ce qu’il y a d’exaltation fébrile et d’aliénation mentale dans l’exagération mystique de nos sentiments naturels. De là tant de phénomènes dans l’histoire de la chrétienté, qui auraient été psychologiquement impossibles dans le paganisme classique. Il faut enfin commencer à considérer le christianisme sous le point de vue pathologique, et non pas toujours sous celui de la physiologie. Comment, le genre humain aurait été malade pendant deux mille années ! C’est possible, et cela ne fait rien : ses journées se comptent par les siècles des individus. Ne perdez pas le courage pour cela : si vous avez compris la grande et maladie chrétienne, n’allez pas retomber dans celle du paganisme, mais faites un pas en avant, voyez si le temps des maladies qui accompagnent le développement du genre humain, de cet homme collectif, n’est pas enfin passé.

Un attribut essentiel de cet amour subjectif et personnel est d’être exclusif, jaloux, puisque son objet est l’Être Suprême, qui est au-dessus de tous les autres êtres. « Tiens-toi donc à côté de Jésus, le Dieu des chrétiens, dans ta vie et dans ta mort ; confie-toi dans sa fidélité : lui seul peut t’aider, si tout le monde t’abandonne ; ton bien-aimé a cela de particulier, qu’il ne peut souffrir près de lui aucun rival ; lui seul veut posséder ton cœur, il veut gouverner tout seul dans ton âme comme un roi sur le trône. » — « Que ferais-tu du monde sans ton Christ ? vivre sans le Christ, est un tourment d’enfer ; vivre avec le Christ, est la félicité céleste. » « Tu ne saurais exister sans ami, mais tu seras éminemment triste et affligé, si l’amitié du Christ n’est pas tes yeux plus que tout le reste. » — « Aimez tous, à cause de Jésus ; aimez Jésus, à cause de lui : Jésus seul est digne d’être chéri. » — « Mon Dieu, mon Amour (mon Cœur), tu es tout à moi, je suis tout à toi. » — « L’amour espère toujours en Dieu, aussi quand Dieu ne lui sourit pas (littéralement : non sapit, s’il lui est d’un goût amer), car sans douleur point d’amour. » — « Pour le bien-aimé, tu dois supporter tout, même ce qu’il y a de plus dur et de plus amer. » — « Mon Dieu, tu es tout ce que j’ai.  » — « En ta présence tout est doux pour moi, en ton absence tout m’est dégoûtant et amer ; sans toi, je n’ai plaisir à rien. » — « Ah ! quand enfin viendra-t-elle, cette heure tant désirée, où tu me rempliras entièrement de ton être présent, où tu me seras tout en tout ? Jusque-là, ma joie n’est qu’une joie imparfaite. » — « Jamais je ne me trouvai bien sans toi ; jamais je ne me trouverai mal avec toi. Plutôt être pauvre pour toi, que riche malgré toi. Plutôt un pèlerin sur terre avec toi, que propriétaire du ciel sans toi. Là où tu es, est le ciel ; là où tu n’es pas, il y a la mort et le démon. Je n’aspire que vers toi,  » — « Tu ne saurais servir Dieu en t’attachant aux joies passagères de la vie ; éloigne-toi donc de tout ami, de tout parent, de toute consolation temporelle. Les vrais fidèles du Christ se regardent, l’apôtre saint Pierre l’a dit, comme des pèlerins, des étrangers, des voyageurs dans ce monde » (Thomas à Kempis, de Imitat. Christ. II, 7, 8 ; III, 5. 34, 53, 59). « Felix illa conscientia et beata virginitas, in cujus corde praeter amore in Christi… nullus alius versatur amor, » écrit Jérôme a la chrétienne Démétriade (Virgini Deo consecrao). Certes, les anciens chrétiens avaient un amour pour Dieu qui différait singulièrement de celui dont nos modernes ne cessent de se vanter ; ceux ci, tout convaincus de la possibilité d’adorer fois le Christ et Bélial, sont très mécontents de la franchise que je me permets, de leur montrer la vérité de la question. Ces braves messieurs prouvent par leur honorable exemple, disent-ils, qu’un bon chrétien peut chérir à la fois sa bonne épouse et son bon Dieu. D’où je prends la liberté de conclure, qu’à leurs yeux Dieu est égal à une femme, ce qui est très flatteur pour la femme, mais très peu pour Dieu. Ils ne savent pas, les malheureux, que s’ils aiment une femme à côté de leur Dieu, ils commettent le plus affreux de tous les adultères ! Que saint Paul leur réponde : « Qui a pris femme, doit penser pour elle, et qui n’en a pas pris, ne pense qu’au Seigneur ; un homme marié pense comment il doit faire pour plaire à son épouse ; mais l’homme non marié ne veut plaire qu’à Dieu. » Eh bien ! sentez-vous maintenant un peu la différence entre vous et eux ?

Le vrai chrétien n’a pas le besoin de cultiver son intelligence et ses mœurs ; il ne veut pas non plus s’attacher à un être naturel. La civilisation sociale et l’amour naturel sont au fond de la même racine ; le chrétien remplace la civilisation par Dieu, il remplace de la même manière la femme et la famille, l’amour et la paternité. Dieu doit lui tenir place de tout cela, parce que le chrétien individuel s’identifie immédiatement avec le genre humain. En mauvais logicien il oublie la différence sexuelle qui lie l’individu à l’espèce, il s’ imagine qu’elle est un hors-d’œuvre sans valeur, dont il faut se débarrasser le plus tôt possible[7].

« Divisa est mulier et virgo, » dit Jérôme (Adv. Helvidium de perp. virg., p. 14, II. Erasmus). « Vide quantae felicitatis sit, quae et nomen sexus amiserit : virgo jam mulier non vocatur. » On ignore que (mérité bien banale !) l’homme se compose d’homme et de femme ; sans cette combinaison de deux individualités différenciées, il n’y a pas d’espèce, pas de genre. Un individu qui vit régulièrement d’après la nature organique, sait donc qu’il n’est qu’une particule dans la grande totalité humaine, une particule qui a besoin d’une autre particule pour se perpétuer ; ce qui est une considération très peu édifiante pour l’orgueil raffiné du chrétien, qui veut tout assujettir à sa subjectivité exclusive. Le subjectivisme de cette sorte rejette avec un ineffable dédain l’instinct sexuel : Christianus sum… Cela suffit… Christianus sum…

Depuis près de vingt siècles on vous prêche que l’amour sexuel est quelque chose que le Dieu chrétien ne fait que tolérer, et vous ne vous apercevez pas que cet amour en devient dégradé et une infamie ? Car enfin, le mariage sexuel est exclu du ciel ; or ce qu’une religion exclut de son ciel, elle le maudit au fond, donc la relation sexuelle exclue du ciel chrétien est maudite au fond par la religion chrétienne. Le mariage au christianisme n’a qu’un sens moral, et point un sens religieux ; on l’appelle un sacrement, mais ce n’est là qu’une façon de parler. Le mariage réel et non mystique n’est point un principe religieux, un modèle religieux chez les chrétiens ; chez les Hellènes, au contraire, Zeus et Héré étaient le grand type du mariage (Creuzer, La Symbolique) ; chez les anciens Parses le mariage était une augmentation de l’empire de la lumière et une diminution de l’empire arimanique, par conséquent une action religieuse, d’après le Zendavesta. Chez les Indous, le fils est son père né pour la deuxième fois (Fr. Schlegel) et personne ne peut devenir sanyassi, ermite pénitent, s’il n’a pas rempli trois obligations, entre autres celle d’avoir engendré un fils légitime ; les anciens et vrais catholiques, au contraire, ne trouvaient pas assez d’éloges pour deux fiancés qui, avant d’entrer dans la chambre nuptiale, se séparaient corporellement et immolaient l’amour conjugal à l’amour religieux. Il faut toujours observer l’homme quand il parle de son ciel ; vous reconnaîtrez alors infailliblement les intentions les plus secrètes de son cœur et le degré de civilisation de son intelligence ; dans la vie vulgaire il n’est pas franc, il a peur, il est impressionné par mille objets, il simule et dissimule, il s’accommode : — là-haut, il est sorti de son incognito terrestre, il parle comme il pense. Son cœur est là où son ciel ; le ciel c’est son cœur ouvert. « Erunt similes angelorum : ergo homines esse non desinent, ut apostolus sit apostolus, et Maria Maria, » dit Jérôme à la veuve Théodore ; mais ce n’est qu’une fantasmagorie de plus ; la figure mâle, la figure féminine dans le ciel ne prouve que l’absence de toute différence sexuelle réelle ; dans le ciel il y aura donc un sexe non sexuel. Que c’est logique, et que cela fait honneur à l’entendement théologique !

[8] Le système romain du christianisme a été, depuis le commencement, de tenir le prétendu juste-milieu entre deux ou plusieurs systèmes. Il a réussi, par le concours de beaucoup de causes géographiques, politiques, juridiques, littéraires et autres, à devenir secte dominante ou Église, et à écraser toutes ses rivales en les qualifiant d’hérésies. Mais souvent, sinon la plupart, ce prétendu juste-milieu n’était qu’une apparence, qu’un sophisme ; ainsi, par exemple, le point de vue sur lequel l’Église s’est placée dans la dicussion manichéenne, ne diffère pas au fond de celui de cette secte. Rien de plus faux, du reste, que de dire : « L’abstinence charnelle n’appartient pas primitivement au christianisme, elle y est introduite, greffée en quelque sorte, par les manichéens, les encratites » ; mais on oublie que l’arbre sur lequel la greffe a si merveilleusement poussé pendant dix-sept siècles, a du être d’avance d’une ressemblance essentielle, d’une identité fondamentale avec cette greffe. L’Église est plutôt la contradiction logique organisée, la contradiction logique permanente et érigée en système : elle n’a garde de fondre les deux extrêmes en un, elle ne fait que les rattacher l’un à l’autre, et cela lui a donné parfois un air grandiose et conciliant que toute autre secte dominante, à sa place, aurait eu aussi, mais qui dompta de hautes intelligences et des âmes puissantes en les détachant des sectes hérétiques, et en les employant dans le service de la catholique. M. Amédée Thierry (Hist. de la Gaule, III, 6), après avoir mentionné bon nombre de sectes primitives, parmi lesquelles une qui adora Judas Iscarioth, dit : « On ne saurait ni énumérer, ni classer les hérésies provenant de l’interprétation des livres saints. Il y en eut autant que d’esprits corrompus par l’orgueil, que d’intelligences à la fois faibles et vaines. Quand on voit le christianisme battu par tant de courants contraires entre ses propres rivages, on oublie presque, comme moins dangereuse, la guerre que lui livrait le paganisme : la main qui le dirigeait ici-bas… c’était l’Église catholique, etc. » La secte romaine avait le bonheur de triompher sur les débris de ses co-sectes ; voilà tout. Cette absorption des sectes dans une seule n’était certes rien d’inouï ; elle avait souvent eu lieu aux antiques religions de l’Asie. Mais pourquoi accuser de faiblesse, de vanité, d’orgueil, les vainqueurs, et non aussi la secte triomphante ? Niebuhr appelle le pape Léon-le-Grand un romain de la vieille roche, que la république païenne, dans sa meilleur époque, aurait avec plaisir reconnu comme son citoyen ; c’est ce pape, toutefois, qui écrit (Sermon 2) : « Comment, nous écouterions Manichée ? Sa secte est venue d’une région de la Terre d'où rien de bon ne saurait provenir. » Il est impossible de ne pas faire à ce Léon le reproche d’être orgueilleux et vaniteux. Je crois que la critique historique et dialectique doit insister davantage sur cette lutte du catholicisme et du manichéisme, à laquelle on peut appliquer le célèbre mot : C’est un procès jugé et non plaidé. Dans cette lutte à mort, le jeune romanisme chrétien laissa voir déjà ce qu’on devait un jour attendre de lui en fait de logique scientifique et de violence. Le grand et noble hérésiarque de l’Orient, tout fantasque qu’il était, avait pourtant écrit au gouverneur impérial Marcelle une lettre éminemment rationnelle, rapportée par les scribes antimanichéens et, par conséquent, on ne peut plus authentique : « J’avoue que je ne puis voir sans un extrême étonnement qu’il y ait des hommes capables de dire (Act., p. 6 Épiphan., 6) que Dieu est le créateur de Satan, et l’auteur des mauvaises actions. Cependant, plût à Dieu que bornant là leurs attentats, ils n’eussent pas porté la témérité jusqu’à dire que le Fils unique de Dieu, qui est descendu du sein du Père divin, est l’enfant né d’une certaine femme nommée Marie, qu’il a été formé de la chair et du sang de cette juive, et qu’il est venu au monde par un accouchement tout fait ordinaire, comme un simple mortel, etc. » Comment Augustin ne voyait-il pas l’identité de son point de départ avec celui de Manès ? qu’ils appelaient tous deux la nature corrompue ? que, ce principe posé, il fallait marcher résolument aux dernières conséquences ? Condamner la génération physique, les plaisirs de l’amour, du vin, de la table, c’était bien dur peut-être, mais assurément logique ; or, en ne permettant aux manichéens que la jouissance des parfums et celle de la musique, leur chef était, au milieu de sa théorie antihumaine même, certes moins barbare et plus esthétique que l’évêque d’Hippone, malgré son éducation et ses études classiques, si vantées lui-même. Si vous flétrissez la matière, faites cela au moins avec décence, sinon avec élégance, aurait-on pu objecter à Augustin, c’est-à-dire à l’Église. Ou, par hasard, est-ce que vous croyez que le manichéisme, s’il eût triomphé, aurait amené à l’humanité des scènes si révoltantes par cynisme ascétique et par l’aliénation mentale, qui en est souvent résultat final ? par exemple, tout ce que la légende catholique raconte de sainte Élisabeth de Hongrie, et dont M. Montalembert (catholique et non manichéen) vient de donner une description si chaleureuse ? Ce roman de sainte Élisabeth est un résumé de toute la doctrine augustinienne sur le mariage, c’est l’hypocrisie incarnée ; vous voyez là une épouse très chrétienne qui a été mariée à l’Église, elle vit donc dans un sacrement, elle donne cinq enfants à son mari très chrétien, mais en maudissant l’amour sexuel, et en disant : Je veux que ma chair soit domptée. Une chrétienne manichéenne, au moins, n’aurait pas pris homme, ou ne lui aurait pas donné des enfants mais une chrétienne augustinienne a le privilège d’être illogique et hypocrite en fait d’amour conjugal et maternel. Une manichéenne, ce me semble, n’aurait pas non plus été atteinte, comme sainte Élisabeth, de dérangement nerveux et d’hystérie tellement cruelle, qu’elle fût poussée involontairement à lécher, à sucer les blessures et les ulcères des lépreux. Mais ce qui est anti-humain et théologique, c’est-à-dire satanique au plus haut degré, c’est de ne pas avoir la sincérité des anciens chrétiens, soit manichéens, soit encratites, et de rayer le mariage tout à fait ; c’est d’appeler le mariage un sacrement, et d’écrire, comme l’auteur de ce triste roman (qui, dit-on, est particulièrement destiné pour les femmes) « Aussi, le Dieu qui s’est lui-même nommé le Dieu jaloux, ne pouvait souffrir que le cœur de sa fidèle servante ne fût envahi, même pour un moment, par une pensée ou par une affection purement humaine, quelque légitime qu’en pût être l’objet. » Ou l’un ou l’autre : aimez Dieu ou aimez l’homme mais si vous aimez le Dieu jaloux, ne veuillez pas jouer à la comédie humaine en sacrant le mariage et si vous aimez l’homme et la vie sociale, ayez le courage de rompre définitivement avec la comédie divine. Or, la théologie moderne, ou montalembertiste, n’a pas la naïve sincérité des anciens, elle est donc une pseudothéotogie, un mensonge.


  1. La femme, comme jadis ayant fait chasser l’homme du paradis, ne mérite point d’estime. Mais Jérôme oublie qu’elle n’y était qu’un simple instrument de Dieu ; sans la femme Adam ne serait pas tombé, la sulbltime Comedia divina n’aurait pu se faire. Et remarquez qu’Ève n’aurait pas pris la pomme diabolique si le Sammael n’y eut pas été ; le démon était donc nécessaire au plus haut degré à Dieu pour faire la Commedia divina. Et remarquez que Judas le traître était essentiellement nécessaire pour la Passion du Christ ; sans lui elle n’aurait pu se faire, donc Judas le traître était nécessaire pour la Commedia divina. D’où s’ensuit qu’une secte qui aurait une espèce de culte pour Ève, le démon et pour Judas, serait logique. Voilà où conduit la comédie théologique. (Le traducteur)
  2. Il n’y a plus de doute, ce mépris systématique et sacré que le christianisme prêche pour la femme comme fille d’Ève, se manifesta aussi par la position sociale qu’il lui assigna. L’être féminin, regardé et se regardant comme la source du mal, était pendant dix-huit siècles forcément sous la pression inouïe d’un remords perpétuel : de là comme conséquence nécessaire la surexcitation nerveuse et cérébrale permanente, en deux extrêmes : la chasteté contre nature (avec toutes ses formes diverses) et la non chasteté contre nature (avec toutes ses formes diverses).
    Comme déjà dans les quatre Évangiles il n’y a guère d’autres femmes que les deux extrêmes, la Sainte-Vierge immaculée et la prostituée repentante, de même le christianisme est logiquement amené à ne reconnaître que ces deux types-là : la mère de famille n’est qu’une concession qu’il daigne faire à la matière. Or, la prostituée repentante, représentée par sainte Madeleine, est éminemment apte pour faire ressortir toute la pureté de la Sainte-Vierge, et d’un autre côté Madeleine a besoin d’avoir été précédée par Messaline ; par conséquent le christianisme est théoriquement et esthétiquement incapable de remplacer Marie, Messaline, et Madeleine par le vrai type de la femme naturelle et morale. Il a fait preuve de cette incapacité pendant dix-huit siècles. (Le traducteur)
  3. «La chasteté supranaturaliste, a-t-on dit, a été implanté au christianisme par les sectes gnostique, encratite et manichéenne, elle ne lui appartient point primitivement. » Ceci est historiquement faux ; mais s’il en était ainsi, il s’ensuivrait que l’élément principal, celui qui forma et qui forme le véritable noyau de la doctrine catholique, était bien au fond la chasteté manichéenne, contre laquelle Augustin n’a fait de l’éloquence que parce que Manichée avait cette inflexibilité logique qui ne permet aucune tergiversation sophistique. (Note du traducteur.)
  4. Certes, ce martyre psychique, pendant toute une longue vie, paraîtra à bien des personnes plus dur que le martyr classique de quelques heures, pour lequel l’église a canonisé tant de saints. Il ne faut pas reprocher à l’église cet enthousiasme un peu matérialiste, ni trop diminuer, comme Gibbon, l’authenticité historique des martyrologes ; mais d’un autre côté il ne faut pas oublier que la douleur et le plaisir physiques étaient bien plus dans les mœurs antiques que dans les nôtres, on était bien plus accoutumé à faire et à voir souffrir (les guerres, les jeux publics, le code pénal, la servitude, les sacrifices) et partant peut-être à souffrir plus que nous ; peut-être doit-on dire la même chose du moyen-âge qui, comme l’antiquité, versait de mille manières raffinées le sang humain à flots. Les tourments païens infligés pendant trois siècles, mais avec des intervalles, aux chrétiens, et les tourments catholiques infligés aux hérétiques pendant quatorze siècles et sans intervalles, ont assurément moins fait vibrer le système nerveux des spectateurs d’alors que ne le feraient le nôtre. Le martyr d’aujourd’hui, qui n’a plus pour point d’appui la croyance ancienne, est donc bien plus admirable. (Note du traducteur.)
  5. Qu’y a-t-il de plus agaçant les nerfs, de plus saisissant le cerveau, que cette ancienne poésie monacale :

    1. Ecquis binas columbinas
    Alas dahit animae,
    Ut ad almam
    Crucis palmam
    Evolet eitissime ?

    2. O insignis amor ignis !
    Cor accenda frigidum ;
    O divini
    Vis camini !
    Cor consume carneum.

    3. Da conjungi,
    Da defungi
    Tecum, Jesu, vivere.

    Où la suivante à Magdalène, c’est-à-dire à l’âme du chrétien

    1. Pone luctum Magdalena, sume risum Magdalena,
    Causae mille sunt laetandi, causae mille exultandi,
    Alleluia resonet !

    2. An dolor amor sit, an amor dolor sit,
    Utrumque nescio, hoc unum sentio :
    Blandus hic dolor est, qui meus amor est.

    3. Ignis adscendere gestit et tendere
    Ad coeli atria : haec mea patria.

    Et la célebre antidotum sancti Augustini, cette grandiose chanson d’amour :

    Quid tyranne (Satanas) quid minaris ?
    Quid usquam poenarum est
    Quidquid tandem machinaris,
    Hoc amanti parum est !
    Dulce mihi cruciuri,
    Parva vis doloris est.
    Malo mori quam foedari.
    Major vis amoris est, etc. (Ad. Folleu : Hymnes en lat. et all.)

    Le refrain de chaque strophe est mala mori quam fadari ; cette souillure que le chrétien augustinien doit craindre plus que la mort dans les tourments des païens, n’est rien autre chose que l’attaque faite à la chasteté transcendante Mais pourquoi alors anathématiser et assassiner le manichéisme, la chasteté organisée et logiquement érigée en système religieux ? parce que saint Augustin déteste la logique plus encore que la non-chasteté. (Le traducteur)

  6. La nonne Héloïse, pour se soustraire au péché d’aimer le moine Abailard à côté du Christ, le fiancé réel et terrestre à côté du fiancé céleste et fantastiquement, ne sait dans son désespoir mixte rien de mieux que d’identifier tous deux après le décès d’Abailard :

    In aeterna mihi junctum
    Amo dignior defunctum
    Beatorum socium :
    Mors piavit, mors sanavit
      Insanatum animum
    Salve, victor sub corona,
    Sponse eum mitente zona, etc.

    (Le traducteur)

  7. L’opération chirurgicale, voilà un moyen héroïque, Origène l’a dit : les prêtres-galles de la grande Mère des dieux l’avaient déjà employé avant lui : mais voyez, ce moyen est trop direct, trop matérialiste, trop franc et sincère, il faut donc le spiritualiser, le théologiser… Comment cela ? Eh ! réfléchissez, vous le trouverez ; la pathologie et la psychiatrie ont à enregistrer assez de maladies nerveuses et mentales, ce me semble, dont la chrétienté s’est enrichie depuis près de deux mille ans, et cela en conséquence de son principe transcendant. Vous allumez par votre principe transcendant le feu rampant et souterrain de l’âme affective chez l’homme et chez la femme ; vous dites à celle-ci : Tu es fille d’Ève qui a perdu le genre humain, tu es sœur de saint Marie qui a sauvé le genre humain, et vous vous étonnez si la femme chrétienne, qui vous croit à la vie et à la mort, qui imbue de votre doctrine et neuropathique depuis deux mille ans, devient une aliénée et dégénérée ? Vous dites aussi à l’homme : Tu es fils d’Adam et frère de Jésus ; heureusement l’homme commence déjà à ne plus vous écouter comme jadis, mais sa santé physique, spirituelle et morale est autant ébranlée depuis vos deux mille ans de règne, que celle de la femme. Voilà vos œuvres. (Le traducteur)
  8. Cette intercalation est de la plume du traducteur.