Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. XVII

Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 266-277).

Chapitre XVII.

La différence du Christianisme et du paganisme


Le Christ, c’est la toute-puissante subjectivité, c’est le cœur émancipé de toute loi naturelle, c’est l’âme affective qui, se détournant avec dégoût et avec haine du monde tout entier, se replie sur elle-même, c’est la réalisation de tous les désirs du cœur, c’est l’ascension vers le ciel que fait l’imagination, c’est la résurrection solennelle du cœur. En un mot, la différence du paganisme et du christianisme, c’est le Christ. Dans le christianisme l’homme se concentre en lui-même, pour y devenir un être absolu, surmondain, extramondain.

« Nous n’avons point ici-bas un séjour permanent, nous sommes à la recherche du séjour futur (Épître aux Hébr. XIII, 14). » — « Nous allons en pèlerinage vers le Seigneur, pendant que nous demeurons dans ce corps » (Corinth. II, 5). « Et puisque dans notre corps même, dont les membres sont à nous, nous vivons comme des étrangers, de sorte que toute notre vie terrestre n’est rien autre chose qu’un pèlerinage, nous devons dire qu’à plus forte raison les biens que nous possédons à cause de ce corps, les maisons, les terres, l’argent, etc., sont des objets étrangers et passagers. » — « Ainsi, nous devons vivre comme des étrangers dans cette vie, jusqu’à ce que nous entrerons dans notre patrie, où nous acquerrons une vie meilleure qui durera éternellement (Luther, II, 240, 370). « Notre véritable droit de cité (politeuma, jus civitatis), n’est qu’au ciel, d’où viendra le Sauveur qui rendra céleste notre corps terrestre pour le rendre semblable au sien ; le Sauveur est le seigneur de l’univers (Philipp. 3, 20). « neque mundus generat hominem, dit Lactance (div. inst. II, 6), neque mundi homo par est ; l’homme ne fait pas partie du monde , ou comme Ambroise (Epsit. VI, 38) veut, l’homme est au-dessus du monde ; cœlum de mundo, etc. » — « Agnosce, o homo, dignitatem tuam, agnosce gloriam conditionis humanæ ; est enim tibi cum mundo corpus… sed est tibi etiam sublimius aliquid, nec omnino comparendus es caeteris creaturis (saint Bernard, opp. Basit. 1552, p. 79). »

At Christianus, ita supra totum mundum ascendit, nec constitit in cœli convexis, sed transcensis mente locis supercœlestibus ductu divini spiritus velut jam extra mundum raptus, offert Deo preces (Origenes, contra Celsum, éd. Haeschel p. 370). Totus quidem iste mundus ad unius animæ pretium æstimari non potest. Non enim pro toto mundo Deus animam suam dare voluit, quam pro anima humana dedit ; sublimius est ergo anima pretium, quæ non nisi sanguine Christi redimi potest (Écrits apocryph. de saint Bernard : medit. devotiss. c. 2).

Le même (De nat. et dign. amoris divini, 14, 15) dit : « Sapiens anima … Deum tantummodo sapiens hominem in homine exuit, Deoque plene et in omnibus affecta, omnem infra Deum creaturam non aliter quam Deus attendit » ; et il ajoute : « L’âme, après avoir abandonné son corps et les soucis corporels avec toutes leurs entraves, les oublie en Dieu ; elle s’élance vers Dieu, et se croit seule avec son seul Dieu. » Voilà une pensée du vrai christianisme qui ne se retrouve guère chez nos modernes, mais qui s’accorde très bien avec la suivante de Jérôme : Quid agis,frater, in sæculo, qui major es mundo (Ad Heliod. de laude) ?

L’homme chrétien, ne se regardant plus comme en contact avec l’univers, croyait être indépendant ; les limites qui renferment notre moi, le monde objectif qui impose tant de restrictions à notre subjectivité, étaient effacées, il n’avait plus aucun motif de douter de la vérité et de l’excellence de ses sentiments subjectifs. Les païens au contraire. qui ne se repliaient point sur eux-mêmes, limitaient leur subjectivité par l’intuition du monde extérieur. Tout en glorifiant l’intelligence, la raison, la méditation, les païens étaient persuadés des droits imprescriptibles de la matière, l’opposite de l’intelligence. Ils étaient assez libéraux, si je puis dire, pour reconnaître cette matière tant en théorie qu’en pratique les chrétiens croyaient que la seule manière de s’assurer une vie subjective éternelle, était de faire la guerre à la nature, ils étaient donc intolérants en pratique et en théorie. Les païens étaient intérieurement libres, en ce sens qu’ils avaient de l’indifférence envers eux-mêmes ; les chrétiens s’étaient intérieurement affranchis de la nature, mais cette liberté n’était pas celle de la raison, la seule vraie liberté qui se restreint par l’intuition de la nature ; c’était la liberté dont jouissent l’âme affective et l’imagination, la liberté miraculeuse. Les païens étaient si frappés d’étonnement et d’admiration par l’aspect de la nature, qu’ils n’avaient qu’une seule expression pour univers et pour ornement, et qu’ils se perdaient de vue eux-mêmes en fixant le regard ravi d’enthousiasme sur la grande totalité des êtres ; les chrétiens n’avaient pas assez d’invectives et d’injures pour l’univers. Et en effet, le dogme du créateur personnel une fois admis, la créature avait perdu toute valeur intrinsèque, c’est-à-dire elle était devenue zéro, uniquement destinée à servir à la majesté du Créateur comme un moyen de se manifester. Eh ! à bas le soleil, la lune et toutes les étoiles, et vive l’âme humaine sur les débris du monde ! il est périssable. Dieu veut qu’il meure un jour, mais l’âme individuelle est éternelle. Luther dit : « Il serait bien mieux de perdre le monde entier, que de perdre Dieu qui a fait ce monde, et qui peut faire d’innombrables mondes supérieurs à l’actuel ; Dieu vaut plus que cent millions d’univers, car il n’y a pas de comparaison permise entre le temporel et l’éternel… Une seule âme pèse davantage que l’univers entier (XIX, 21). » Les chrétiens poussaient ce mépris hautain jusqu’à condamner comme impiété tout essai de comparaison de l’homme et de l’animal ; les païens se rendaient coupables d’une erreur contraire, ils effaçaient la différence entre l’animal et l’homme, et Celsus. l’adversaire du christianisme, alla même plus loin, en rangeant celui-ci au-dessous de celui-là.

Les païens considéraient l’homme non-seulement en tant que faisant partie intégrante de l’univers, mais aussi comme partie intégrante de l’humanité, de la société. Avec beaucoup de rigueur logique ils distinguaient entre l’individu et le genre, entre l’individu individuel et l’individu membre du monde humain, ils ne cessaient de subordonner la partie à la totalité. « Les hommes s’en vont, le genre humain reste, » dit un philosophe du paganisme. « Quoi, mon cher Cicéron (écrit Sulpice), tu voudrais te plaindre d’avoir perdu par la mort ta fille bien-aimée ? regarde, tant de grandes villes, tant d’empires puissant s’écroulèrent jadis et s’écrouleront : tu ne dois pas te lamenter du décès d’un homonculus, d’une petite et fugitive créature humaine. Où est donc ta philosophie ? » Les païens dérivaient la notion de l’homme individu comme une notion secondaire de la notion du genre humain, qui était la primaire ; ils faisaient grand cas de l’espèce, de l’intelligence, mais très peu de l’individu. Le christianisme, qui prenait le contre-pied de l’époque précédente, abandonnait le genre, et ne fixait ses regards que sur l’individu[1]. Le christianisme des anciens, si différent de celui des modernes qui ont beaucoup adopté de la théorie et de la civilisation païennes tout en gardant du christianisme quelques maximes générales et le nom, n’est rien autre chose que le contraire direct du paganisme ; il a donc la vérité de son côté chaque fois que le paganisme se trompe ; mais chaque fois que celui-ci est dans le vrai, le christianisme est faux et mensonger. Gardons-nous, quand nous voulons être vrais, de placer dans un objet historique le sens que notre caprice désire d’y découvrir. Le paganisme voyait dans l’individu une partie minime et différente de l’espèce humaine, le christianisme ne voyait que l’individu en unité complète avec l’espèce. Les païens sacrifient l’individu à son espèce, les chrétiens l’espèce a l’individu.

Le christianisme regarde l’individu comme l’objet d’une providence immédiate, comme objet immédiat de l’Être divin le paganisme ne croyait à une providence individuelle que par l’intermédiaire de l’espèce, de la loi, de l’ordre universel ; c’est une providence naturelle, médiate, et nullement merveilleuse. Quelques philosophes païens, Platon, Socrate, les stoïciens surtout (J. Lipsius : Physiol. Stïc. 1, XI), il est vrai, parlaient d’une providence divine qui embrassait non-seulement les généralités, mais aussi les choses personnelles et individuelles, mais ils identifiaient cette providence avec la loi, la nature, la nécessité ; les stoïciens, ces orthodoxes spéculatifs du paganisme, parlaient de miracles providentiels (Ciceron de nat. deor. II, et de dirinat. I) ; mais leurs miracles n’avaient point la signification supranaturaliste chrétienne, quand ils disaient en bons supranaturalistes païens de leur Dieu : Nihil est quod efficere non possit.

Or, les deux notions divinité et humanité coïncident. Tous les attributs qui divinisent Dieu, pour ainsi dire, qui font de lui ce qu’il est, un Dieu, sont des notions générales, notions du genre, qui trouvent de la restriction dans l’individu ; les bornes de ces attributs s’effacent nécessairement dans l’essence du genre et même dans son existence, car le genre ne trouve une existence adéquate que dans tous les hommes ensemble. Mon savoir, mon vouloir, à moi, sont limités, mais cette limite n’est pas celle du vouloir et du d’autrui, encore moins du genre humain. Ce qui est difficile pour moi est facile pour toi ; ce qu’une époque donnée ne peut résoudre, l’époque suivante le comprendra et l’exécutera. Mon existence à un temps restreint, celle du genre humain ne l’est point. L’histoire du genre humain, c’est une série de victoires qu’il remporte sur des obstacles qu’il regarda avant comme insurmontables ; l’avenir prouve chaque fois que ces barrières n’étaient point générales, mais simplement individuelles, qui s’aplanirent devant l’espace, le temps et la force d’une nouvelle phalange d’individus. De très belles épreuves se rencontrent dans l’histoire des sciences, spécialement de la philosophie et des sciences naturelles ; on saurait écrire de ce point de vue cosmologique et anthropologique une histoire des sciences, et cela démentirait considérablement la folle idée de l’individu, de pouvoir mettre des bornes et des haltes à l’espèce. Nous disons donc le genre est illimité, l’individu ne l’est point.

Se sentir heurter contre une limite, est sans doute une sensation désagréable sous plusieurs rapports ; l’individu s’en débarrasse par la vue de l’être parfait ; Dieu est en effet, aux yeux des chrétiens, ce pont factice qu’ils se font de l’individualité à la généralité, l’union métaphysique et postiche de l’homme individuel et du genre humain. Dieu est la notion du genre, mais cette notion personnifiée et individualisée à son tour ; il est la notion du genre ou son essence, et cette essence comme entité universelle, comme renfermant toutes les perfections possibles, comme possédant toutes les qualités humaines débarrassées de leurs limites. De là, ipse suum Esse est : Dieu est sa propre essence, ou son existence s’identifie avec son essence, comme il n’en peut pas être autrement dans la notion du genre représentée immédiatement comme existant, comme individu. La plus haute idée religieuse, on le sait, est celle-ci : Dieu n’aime pas, il est lui-même l’amour en personne ; Dieu n’est pas juste, il est lui-même la justice en personne ; Dieu ne vit pas, il est la vie en personne ; il n’est pas personne, il est la personnalité en personne ; il est donc le genre, l’idée abstraite, immédiatement personnifié en concret, en personne suprême : « Dicimur amare et Deus, dicimur nosse et Deus ; et multa in hunc modum. Sed Deus amat ut charitas, novit ut veritas, etc. (Bernard. de consid., 5) Mais ne voit-on pas que, précisément à cause de cette concentration de toutes les généralités, à cause de cette absorption de toutes les réalités en un seul être personnel qui combine le genre et l’individualité, le Dieu chrétien est nécessairement un objet qui touche profondément l’âme affective et qui saisit l’imagination, tandis que l’idée d’un genre humain n’excite guère notre enthousiasme ? L’humanité ne se montre à nos yeux que comme abstraction, et en même temps ils sont contrariés par les innombrables individus et isolés et restreints chacun dans sa mesquine individualité.Les expressions humanité, espèce humaine, genre humain, etc. sont encore aujourd'hui, je le sais, inséparables de quelques idées inconvenantes ou impropres, mais cela ne fait rien, cela vient de notre ignorance actuelle sur ce qui constitue la nature essentielle et mystérieuse du genre. Ainsi, l’âme affective se trouve entièrement satisfaite en Dieu, puisque dans lui tout ne fait qu’un à la fois ; le genre y est immédiatement individu isolé, Dieu est l’amour, la justice, veut dire que l’être général et complet est pensé sous la forme d’un seul être, l’extension indéfinie du genre y est devenue un compendium, un sommaire, un abrégé. Or, Dieu n’est que l’intuition que l’homme a de son propre être, Dieu est donc son vrai être ; l’individu appelé le Dieu chrétien s’identifie donc immédiatement avec le genre, ce Dieu est individu-genre à la fois. le genre individualisé et l’individu généralisé. En d’autres termes, le christianisme divinise l’individu humain, il l’éléve à l’être absolu.

Le christianisme individualise l’intelligence, le Noüs des païens, le paganisme l’universalise. Les chrétiens ne voient dans l’intelligence qu’une partie d’eux-mêmes, les païens y voient quelque chose de plus grand, la véritable essence de l’homme. Aux chrétiens l’immortalité, c’est-à-dire la divinité de l’individu est assurée. aux païens celle de l’intelligence, du genre. De là découlent toutes les autres différences des philosophies chrétienne et païenne.

Le symbole caractéristique de cette identité directe et immédiate du genre avec l’individu est le Christ, ce Dieu réel des chrétiens. Le Christ est le modèle, le prototype, l’original, la notion préexistante et existante de l’humanité, l’ensemble de toutes sortes de perfections morales et divines, abstraction faite de tout ce qui est hostile et négatif. Le Christ, c’est l’homme par excellence, l’homme pur, céleste, impeccable, l’homme-genre, ou l’Adam-Kadmon. Or, remarquez-le bien, cet Adam-Kadmon-Christ n’est guère une idéalisation du genre humain dans le sens que notre langue donne ordinairement au mot idéaliser ; il présente le genre immédiatement sous forme individuelle, abrégé en une seule personne ; ne croyez pas qu’il soit regardé comme la totalité de l’humanité. Ce Christ chrétien ou religieux est la fin de l’histoire du monde, et non son centre. Les chrétiens, depuis les premiers temps jusqu’en 1000, et de là jusqu’en 1540, n’ont jamais cessé de s’attendre, jour par jour, à la disparition de l’univers nos exégètes ont beau le nier, le Christ de l’ÉvangiLe prédit à plusieurs reprises et avec beaucoup de précision la fin prochaine du monde politique et naturel. Or, l’histoire de l’humanité est précisément dans la différence entre l’individu et le genre : là où cette différence finit, où l’individu se confond avec le genre, l’histoire n’a plus qu’à fermer son livre et se jeter dans t’abîme, comme le sphinx d’Œdipe. L’homme n’a plus alors aucune autre chose à faire, que de s’approprier le plus prêchant la fin des temps et l’apparition de Dieu Finita est, plaudite. Précisément parce que l’identité immédiate du genre et de l’individu franchit toute limite et mesure de la nature et de la raison, il était nécessaire de déclarer cet individu universel et idéal, un être transcendant, surnaturel, céleste. On ne peut pas inférer de la raison l’identité immédiate du genre et de l’individu ; l’imagination seule est capable d’opérer cette identification. Pour l’imagination il n’existe rien d’impossible, elle est la productrice des miracles : il ne faut donc pas effacer ceux-ci, en conservant le Christ du dogme. Ce serait maintenir le principe et en nier les conséquences ; le Christ biblique ou dogmatique, sans ses miracles (et le plus grand de tous les miracles est lui-même), serait nul.

Le christianisme manque comptétement de l’idée du genre ; la preuve est cette doctrine bizarre qu’il prône avec tant de ferveur et de fureur pendant près de deux mille années, le fameux péché originel dont tous et chacun sont infectés. Évidemment cette doctrine du péché en permanence se base en dernière analyse sur le désir, ou sur le commandement, que l’homme individuel cesse d’être individu. Pour formuler ce désir il faut déjà avoir supposé que l’individu puisse être le représentant suffisant du genre humain : et selon Leibnitz l’individu est en effet un absolu, le miroir de l’infini et de l’univers. Il y a là toutefois une restriction comme il exist un nombre considérable d’individus, chacun d’eux est un miroir isolé, et partant limité, de l’infini. Mais cette théorie chrétienne du péché originel pèche elle-même, car elle n’a pas la moindre connaissance de ce qu’on appelle la société humaine ; elle ne sait pas que, tout individu étant pécheur, tous pris dans leur ensemble et mis en contact social, se purifient par le progrès historique, de sorte qu’ils présentent tout à la fois seulement ce que l’homme peut et doit être. Tous les hommes sont pécheurs, c’est très vrai, mais chacun l’est d’une autre manière ; tel homme est menteur, tel autre l’est si peu qu’il préférerait d’être tué que de mentir ; un autre penche vers les plaisirs du jeu, du vin ; un autre ne connaît aucune de toutes ces inclinations, soit par la force de son caractère, soit par la grâce de la nature. Ainsi, voyez les mortels se compenser entre eux en intelligence, en morale, en matière.

Chez les Hindous (Code de Menou) on n’appelle homme que celui « qui se compose de trois personnes, de lui-même, de son épouse et d’un fils » ; l’Adam terrestre de l’Ancien Testament de même se sent incomplet sans une compagne, et ce n’est que cet autre Adam du Nouveau Testament, l’Adam des chrétiens et du ciel, l’Adam de la fin du monde, le divin héraut qui annonce l’arrivée du dernier jugement, le Christ, enfin qui soit affranchi de tout désir sexuel. Malgré cet illustre modèle, la philosophie ne peut se défendre de contester le bon sens et la moralité de cette doctrine ; car la société est essentielle pour améliorer l’individu, et c’est principalement l’amour des deux sexes qui ennoblit et agrandit l’individualité humaine. L’amour sexuel est le sentiment de ce qui ailleurs nous apparaît comme réflexion : l’homme aimant prononce tout haut qu’il reconnaît pour insuffisante son individualité, tellement qu’il crie du fond de son âme après un autre être personnel, auquel il va s’unir pour former de deux individualités une seule. Le mystère de l’amour, c’est le mystère du genre triomphant de l’individu ; de là vient que l’amour est parfait, fort, fier, infini et indéfini à lui-même, bref, absolu ou divin ; il en est de même de l’amitié quand elle possède cette intensivité religieuse de l’antiquité païenne : « Haec sane vires amtcitiae mortis contemtum inpenerare… potuerunt ; quibus paene tantum venerationis, quantum Deorum immortatium ceremoniis debetur ; illis enim publica salus his privata tenetur (Valerius Max. IV, 7). » Cette sorte d’intimité des âmes et des intelligences était non-seulement un moyen d’être vertueux, mais la vertu commune elle-même, et les païens ennemis du christianisme avaient encore raison de dire : « Il ne peut y avoir de l’amitié que parmi des hommes vertueux. » Il va sans dire que dans l’amitié aussi les deux individus ne peuvent pas être mathématiquement égaux, car ils ont besoin de se compléter, de se justifier l’un l’autre devant leur Dieu. L’amour et l’amitié prieront pour le bien-aimé et pour l’ami aux pieds de feu flamboyant de la terrible Majesté divine, et elle les exaucera. À plus forte raison les péchés, les faiblesses de l'individu disparaîtront dans le genre humain ; l’amitié et l’amour ne sont que des existences subjectives, et elles ont déjà assez de puissance pour rendre parfaits, au moins relativement parfaits, deux individus imparfaits. Les lamentations vraiment dégoûtantes du chrétien à propos de son péché perpétuel[2] doivent éclater là où l’individu s’élargit immodérément et contre nature pour embrasser le genre tout entier et l’égaler ; cette tentative ne lui réussit pas et il tombe dans le plus profond désespoir. Remarquez que cet individu chrétien, trop ambitieux pour voir qu’il est une particule intégrante de l’immense humanité, va mettre ses vices personnels sur le compte de celle-ci. Il déclarera tout baigné de larmes que ses propres faiblesses et bornes sont les faiblesses et bornes de l’espèce humaine tout entière ce qui n’est guère très flatteur pour l’espèce. Mais l’homme chrétien, tout en repoussant avec dédain l’espèce humaine comme espèce, va l’adorer comme divinité ; il ne lui faut pour opérer cette transfiguration extravagante qu’un mouvement de l’imagination : il ôte au genre humain tout ce qui déplaît comme limite, borne, faiblesse, individuelles, et ce qui reste est nécessairement une entité divine, Dieu en personne. Cette unité abstractive et fantastique est cependant, n’oublions pas cela, l’extrait du genre. Elle devrait se déployer, se développer en une multiplicité indéfinie d’individualités existantes : elle n’en fait rien, elle reste sous la pourpre royale et fière du Dieu trinitaire en dehors de la création et de la multiplicité.

L’essence de tous les hommes est une, mais en même temps infinie ; de là donc la multiplicité des variétés qui se complètent mutuellement et nous révèlent l’abondance de l’essence. Entre moi et autrui, il y a une différence essentielle, qualitative, car l’unité dans l’essence s’exprime par la diversité dans l’existence. Autrui est mon toi, mon alter ego, mon autre-moi, l’homme objectif devant moi, mon propre intérieur ouvert à mes yeux, l’œil qui se voit lui-même. C’est par mon frère que j’acquiers la conscience de l’humanité ; par lui, je me sens homme avec homme, la réciprocité sociale ne me devient manifeste que par lui. Il y a aussi moralement une différence qualitative, critique, entre moi et mon frère ; il est ma conscience objectivée et personnifiée ; il me reproche mes vices et mes faiblesses, sans même en parler ; je vois en lui la personnification de mes remords. Sans voir en face de moi mon semblable, je ne saurais ce que c’est que la loi morale, le droit, la décence, la vérité. Vrai est ce en quoi je suis d’accord avec mon alter ego ; le premier de tous les critériums de la vérité c’est l’accord, mais seulement parce que le genre est la dernière mesure de la vérité. Ce que je pense d’après la mesure de mon individualité n’est pas obligeant pour mon semblable, ce n’est qu’une opinion subjective, qui peut être pensée autrement. Mais ce que je pense d’après la mesure du genre, je le pense normalement, selon les règles invariables de la logique humaine générale, qui est au-dessus de la logique humaine individuelle. Vrai est donc ce qui coïncide avec l’essence du genre, faux est ce qui est en contradiction avec elle : il n’y a pas d’autre loi pour la vérité.

Or, mon frère, vis-à-vis de moi, est comme le représentant, l’envoyé de l’espèce humaine : je dois donc lui soumettre mon opinion personnelle, pour qu’il puisse la critiquer. Mais que fait le christianisme ? Ne regarde-t-il pas tous les hommes comme un seul homme ? Ne s’obstine-t-il pas à effacer théoriquement toutes les différences caractéristiques et qualitatives des diverses personnalités ? Ne propose-t-il pas depuis dix-huit siècles invariablement à cette variété infinie d’individualités humaines toujours et partout le même remède ? Cette désolante et stérile monotonie vient de ce qu’il ne voit dans tous les hommes qu’un seul péché, le même dans tous.

Le christianisme méconnaît le genre ; il est trop subjectif pour s’occuper un peu des objets du dehors, et de ce genre humain, qui à lui tout seul renferme la solution, la justification, la conciliation et la guérison de nos péchés individuels. Puisque le christianisme se méprend si singulièrement à l’égard de l’individualité, il a besoin, pour la purifier, d’un remède surnaturel, personnel. En effet, s’il était vrai que mon péché ne saurait jamais se neutraliser et se faire contre-balancer par les qualités opposées dans d’autres hommes, alors mon peché est sans doute une horreur abominable et ne peut être effacé que par des moyens surnaturels et surhumains. Heureusement, le christianisme se trompe, il existe une conciliation humaine et naturelle : le Médiateur est déjà pour moi dans mon frère, le médiateur entre moi individu et l’idée sacro-sainte du genre humain : Homo homini Deus. Mon péché, qui n’est qu’à moi, est déjà déclaré nul, parce qu’il n’appartient pas aussi à autrui : mon péché va donc se laisser renfermer dans les limites de mon moi, son venin ne rampera plus loin, et il y sera étouffé.

  1. Il ne prenait le contre-pied qu’en matière de sentiment et d’intelligence, et cela avec assez d’exactitude ; on peut dire, par exemple, que la vie monacale avec ses transes de désespoir intérieur et sa saleté extérieure, avait été rigoureusement la réaction contre l'humeur joyeuse et le luxe du corps chez les païens. Mais il s’est bien gardé de prendre le contre-pied de l’exploitation païenne de l’homme par l’homme, tant intellectuelle (ignorance) que physique (misère) et morale (prostitution) : tout, absolument tout ce que des jurisconsultes vantent de son influence sur le droit romain, est erroné d’un bout à l’autre ; qu’on lise, par exemple, M. Troplong, on y trouvera cette énorme erreur fondamentales dans une expression des plus signalées. Il serait toutefois temps d’arracher le voile à l'’idole d’Isis, et de l'’exposer aux impitoyables rayons de la critique moderne. (Le traducteur.)
  2. « La lèpre originelle et religieuse, » comme dit Goethe ; et il ajoute : « Je déteste quatre choses également : le tabac, les cloches d'église, les punaises et le christianisme. » (Le traducteur.)