Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. XIII

Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 237-242).

Chapitre XIII.

Le Mystère de la Prière.


Israël est une véritable définition historique de la nature spéciale de la conscience religieuse : effacez-y ce qu’il y a d’historique, de national, et vous aurez la religion absolue ou chrétienne. Le mosaïsme est le christianisme devenu mondain, et le christianisme est le mosaïsme devenu spiritualiste. Voilà toute la différence.

Le christianisme, en se débarrassant des limites étroitement nationale du judaïsme, devient déjà par là même une religion nouvelle chaque novation en matière religieuse est d’une signification essentielle. Aux yeux des Hébreux, Israël était le médiateur entre Dieu et homme, et Jéhova n’était rien autre chose que la conscience qu’Israël avait de lui comme nation la loi commune de la patrie, le centre politique ; Herder a déjà bien dit que toutes les poésies judaïques qu’on croit être religieuses, sont en majeure partie politiques.

L’Israélite, sans ses bornes nationales, est homme, chrétien. Le chrétien impose à l’univers le joug des velléités et volitions humaines, Israël lui avait imposé celui de la nationalité israélite. Les miracles judaïques ont pour but le salut national, les miracles chrétiens celui de l’âme humaine en général, bien entendu de l’âme christianisée. L’égoïsme du judaïsme a été idéalisé dans le christianisme au point de devenir subjectivité, et le désir du bien-être terrestre, si puissant dans le judaïsme, est devenu le désir du bonheur éternel dans une vie future. La plus haute idée le Dieu d’une nation qui a une politique religieuse ou si vous voulez, une religion politique, c’est la Loi et la conscience qu’elle a de cette loi comme puissance divine et absolue tandis que la plus haute idée, le Dieu, de l’âme humaine retirée de la politique c’est l’Amour, qui sacrifie l’objet chéri tout ce qu’il y a de beau et de magnifique au ciel et sur la terre ; l’Amour enfin qui emprunte sa puissance de l’imagination merveilleuse, et qui n’a pas d’autre loi que le désir manifesté par le bien-aimé.

Dieu est l’amour qui satisfait nos désirs et nos affections. Dieu est le désir déjà réalisé le désir qui ne veut plus douter, qui ne permet plus aucune contradiction. Cette certitude intérieure sur laquelle l’homme se repose, est un pouvoir imaginaire, mais néanmoins puissant. L’homme est sûr d’une chose, et cette chose est pour lui le divin ; Dieu est l’amour, mot suprême du christianisme est l’expression de la certitude et de la sûreté intérieures de l’âme. Ces trois mots Dieu est l’amour signifient qu’il n’y a pas de bornes ni d’obstacles pour l’âme et ses affections car amour est ici bien identique avec âme et affection. Dieu est ici l’essence de l’âme objectivée, l’âme pure et libre de toute limite. Dieu est le désir du cœur changé d’avance en réalité (l’optatif, pour parler en grammairien, changé en tempus finitum), c’est l’écho de nos cris de douleur, c’est l’âme qui s’entend et s’exauce elle-même. La douleur doit se manifester : l’artiste prend sa lyre presque involontairement, pour faire vibrer les cordes des angoisses de son âme. Ce n’est qu’ainsi, en écoutant sa douleur objectivée, qu’il rend moins lourd le fardeau qui pèse sur sa poitrine ; on dirait qu’en communiquant ainsi sa douleur à l’air atmosphérique, il la rend un être général d’être particulier et personnel qu’elle était. Or, la nature ne comprend jamais les plaintes humaines : l’homme se tourne donc vers l’intérieur, il y parle à lui-même, il est sûr d’être entendu et compris par quelqu’un, par son âme. Ce mystère prononcé à voix basse, à voix haute, — n’importe, son âme l’entend — cette douleur psychique manifestée par la parole, cette délivrance intrinsèque opérée dans et par son cœur, s’appelle Dieu. Il n’était donné, comme de raison qu’au mysticisme chrétien de trouver ici le véritable mot : « Dieu, c’est la larme de l’amour versée dans l’ombre sur la misère, humaine : Dieu, c’est un soupir ineffable qui reste perpétuellement renfermé dans la profondeur de l’âme (Sébastien Frank von Woerd, dans les Apophthegmes de la nation allem. p. Zinkgref). » Cette phrase est en même temps la plus profonde et la plus mémorable du mysticisme.

Ainsi, nous voyons que l’essence la plus profonde de la religion est révélée par son acte le plus simple, par la Prière. Cet acte dit autant, si non beaucoup plus, que l’Incarnation, tant admirée par la théologie spéculative ; je parle de la véritable prière, non de celle qui se fait assez mesquinement avant et après dîner pour ouvrir l’appétit et pour faciliter la digestion, mais de cette autre qui commence dans les transes du désespoir pour finir dans les transports du bonheur suprême ; c’est là la prière de l’amour inconsolable ou du moins inconsolé, la prière douloureuse comme une Mater dolorosa portant les pointes de tant de glaives en pleine poitrine, la prière enfin qui exprime la puissance immense du Cœur. Quand l’homme prie, il apostrophe son Dieu en le tutoyant, c’est-à-dire, il l’appelle tout haut son Alter-Ego; il confesse à Dieu, comme à l’être le plus intime, toutes les secrètes pensées qu’il s’était si longtemps gêné de prononcer. Il prononce ces désirs, dans l’espoir de les voir remplis ; autrement il ne prierait point. Si l’homme pieux voit que Dieu ne lui donne pas ce qu’il a prié, il se console par l’idée que la réalisation de cette prière salutaire : « Nullo igitur modo vola aut preces sunt invita aut infrgiferae, et recte dicitur, in petitione rerum corporalium aliquandoOcum exaudire nos, nuit ad vuluntatem nostram, sed ad salutem (Mélanchthon : Derlam. III, orat. de precat.) » : mais cela ne fait rien à la tendance générale. Ne prie pas qui veut : il faut pour cela totalement oublier l’idée de l’univers, d’après laquelle tout ici-bas n’est que médiat, tout effet a une cause naturelle ; un désir ne se réalise que quand on se le propose sérieusement pour but, et qu’on y emploie les moyens suffisants. Un individu qui ne se défait pas de cette manière de penser, ne priera jamais, il travaillera à la sueur de son front pour réaliser ce qu’il peut de ses désirs, mais ceux qui restent en état imaginaire, il les regardera comme subjectifs ou de pieux désirs, et cela sans une émotion énorme ; il tempérera toujours son chagrin par l’aspect raisonné des rapports et des relations sans nombre de l’univers matériel et intellectuel. Dans la prière au contraire l’homme ne prend aucun égard à la connexité et à la nécessité des choses : l’âme n’y veut qu’elle-même. L’homme priant oublie les limites, et cet oubli rend heureux.

La prière est un dialogue de l’individu humain séparé en deux ; elle doit donc être prononcée à haute voix, distinctement, avec ex- pression. La prière monte du fond du cœur, et l’impulsion de celui-ci est si forte qu’elle détruit la serrure des lèvres : la prière les franchit avec une force irrésistible et, remarquez-le bien, spontanée, involontaire : oratio signifie aussi bien prière que discours. Dans la prière l’homme s’objective à lui-même, de là son incalculable puissance morale. Pour discourir, il faut se recueillir ; de même pour prier. En religion le subjectif, le secondaire, la condition est cause première et objective, la chose elle-même : ainsi dans ce cas les qualités subjectives de la prière : sincérité, cordialité, confiance, etc. sont l’expression de l’essence objective de la prière. Par une raison subjective très simple une prière faite en commun peut plus qu’une prière isolée ; la psychologie en donne l’explication. « Multorum preces impossibile est, inquit Ambrosius, ut non impetrent… Negatur singularitati quod conceditur charitati (Sacca hist. de gent. hebr. orta : P. Metzger, p. 668). »

Il s’ensuit qu’il ne faut pas regarder la prière comme simple produit de la dépendance en général : ce serait une manière superficielle de voir. La prière exprime la dépendance, dans laquelle l’homme est de son cœur et de ses sentiments. Quand on n’a pas d’autre sensation que celle d’être en dépendance, on n’ouvre assurément pas sa bouche pour prier, mais on prie quand l’âme s’épanouit en confiance, quand elle est remplie de la conviction inébranlable que l’Être-Absolu s’occupe de nos affaires particulières, quand elle sait que l’être tout-puissant est le père de l’homme. De cette conviction s’ensuit cette autre, que les sensations humaines les plus chères, les plus saintes sont des réalités en Dieu. Un enfant, remarquons-le bien, se sent dépendant de son père, mais non comme père l’enfant trouve plutôt dans celui-ci le sentiment de sa propre force, la conscience de sa propre valeur, la garantie de son existence, la certitude de l’accomplissement de ses désirs ; l’enfant se décharge sur son père de tout soin et souci, et voit dans son père un ange gardien vivant qui ne vit que pour faire le bonheur de l’enfant. Un développement excellent de cette série d’idées se lit dans Théanthropos, recueil d’aphorismes (1838, Zurich) très bon ouvrage qui traite des notions de la toute-puissance, de la prière, de l’amour et du sentiment de dépendance.

L’enfant qui s’adresse à son père, ne le fait point parce qu’il reconnaît en lui un maître, un être indépendant, mais parce qu’il y voit un cœur qui cédera au sien ; la prière de l’enfant, en vérité, n’est rien autre chose que le pouvoir du cœur paternel dont le cœur de l’enfant se sert pour obtenir ce qu’il souhaite. Or, le langage humain ne possède qu’une seule expression pour prier et pour ordonner, c’est l’impératif ; nous pouvons donc dire que la prière est formellement et réellement l’impératif de l’amour, qui est bien plus puissant que l’impératif du despotisme. L’amour ne commande pas, il n’a besoin que de laisser entrevoir ses désirs et déjà il peut compter sur leur réalisation ; le despotisme est forcé d’appuyer avec sévérité sur les mots de son ordonnance pour faire fléchir ses serviteurs. L’impératif de l’amour ressemble à la puissance électromagnétique, celui du despotisme à la puissance mécanique d’un télégraphe de bois. L’expression la plus intime dans la prière est sans doute le mot père, qui signifie l’identité la plus intensive de deux êtres personnels. La toute-puissance à laquelle l’homme s’adresse en priant, n’est rien autre chose que la toute puissance de la bonté, qui, pour le salut des hommes, est capable de rendre possibles les choses impossibles. C’est donc la toute-puissance du cœur enthousiasmé, du sentiment qui a renversé toutes les limites de l’intelligence et franchi toutes les barrières de la nature c’est ce sentiment qui veut qu’il n’y ait dans le cœur que ce qui soit d’accord avec lui. Si vous croyez à la toute-puissance, vous croyez à la non-réalité du monde extérieur, de l’objectivité, vous croyez à la réalité absolue de l’âme. L’essence de la toute-puissance exprime l’essence de l’âme affective, et pas d’autre chose. Cette toute-puissance est telle, que ni loi, ni détermination ne peut se maintenir devant elle. La toute-puissance exécute toujours en fidèle servante le commandement de l’âme affective. En priant, l’homme adore son cœur comme être suprême.

La Providence toute-puissante est évidemment la toute-puissance de l’âme humaine, qui s’est affranchie de toute détermination et de toute gêne naturelle ; cette toute-puissance se voit réalisée dans la prière, donc la prière est toute-puissante : « La prière de la foi portera du secours au malade ; la prière du juste peut beaucoup, Élie était un mortel comme nous, il fit la prière contre la pluie, et il ne pleuvait pas sur terre pendant trois années et demie ; il pria encore une fois, et le ciel donna de la pluie, la terre fournit ses fruits (saint Jacques. V, 15-18). » – « Si vous croyez, si vous ne doutez pas, alors vous ne ferez pas seulement au figuier, mais vous direz aussi à la montagne : Lève-toi d’ici, va te jeter à la mer. Et cela se fera. Enfin, tout ce que vous demandez dans la prière, si vous croyez. vous l’aurez (saint Matth., {{{1}}}XXI, 21). » Ces montagnes. vaincues par la force de la prière, ne sont nullement des choses difficiles en général, comme disent les exégètes, mais bien réellement des choses impossibles ; il ne s’agit pas ici d’un sens simplement hyperbolique, mais de ce qui est impossible d’après la raison ; voyez le figuier qui s’est desséché à l’instant même, et c’est à cet exemple que la phrase susmentionnée doit être rapportée. Nous y voyons clairement prononcée la puissance de la prière croyante, devant laquelle la nature va disparaître comme une vapeur : « Mutantur quoque ad preces ea quae ex naturae causis erant secutura, quem ad modum in Ezechia contigit, rege Juda, cui, quod naturales causarum progressus mortem minabantur, dictum est a propheta Dei : morieris et non vives : sed is decursus naturae ad reges precis mutatus est et mutaturum se Deus praeviderat (J.-L. Vives, p. 132). Saepe fatorum saevitiam lenit Deus, placatus piorum votis (Melanchthon, epist. Sim. Gryn.). Cedit natura rerum precibus Moysi, Eliae , Elisaei, Isaiae et omnium piorum, sicut Christus inquit (Matt. 21). Omnia quae petetis, credentes accipietis (Melanch. Loci de creat., 64). » Celse somme les chrétiens de secourir l’empereur, de ne pas se refuser au service militaire ; voici la réplique d’Origène : « Par nos prières, nous terrassons déjà les mauvais génies et démons qui troublent et les alliances, et qui excitent à la guerre ; par nos prières, nous sommes aux souverains plus utiles que ceux qui tirent le glaive pour la défense de l’État (adv. Cels., S. Gelenio int. VII).) »

La misère humaine nécessite la volonté divine : un homme priant est actif, déterminant, tandis que Dieu qui l’exauce est passif et se laisse déterminer. « Plus nous supplions notre bon Dieu, comme de pauvres mendiants qui ne se laissent pas chasser, plus il nous écoute ; il aime à entendre les prières humaines ; il est bien moins dur que tes hommes (Luther, XVI, 150). »